Esthétique contemporaine Art, représentation et fiction textes réunis par J.-P. Cometti, J. Morizot, R. Pouivet | Paris, Vrin, coll. « Textes clés d’esthétique contemporaine », 2005, 480 p. |
1Depuis les années 1970, l’esthétique analytique a commencé à rejoindre les grands courants philosophiques, par le biais de ses investigations dans des domaines de recherche qu’elle partage avec d’autres disciplines : les émotions, la perception, la nature de la signification, le raisonnement et la théorie des valeurs. Au sujet de la représentation, de la fiction, de l’interprétation, des valeurs et propriétés esthétiques, il existe aujourd’hui en esthétique plusieurs hypothèses concurrentes. L’anthologie que publient les éditions Vrin, soigneusement établie et thématiquement organisée, est la première à présenter ce corpus récent en France. À une exception près (la postface à l’édition 1981 de l’Esthétique de Beardsley), les textes réunis ont été initialement publiés sous forme d’articles ou de contributions à des volumes collectifs ; le résultat est une anthologie très dense, qui représente suffisamment de positions et d’argumentations pour que le lecteur puisse s’immerger profondément dans l’esthétique contemporaine. Ne fût-ce que pour ces raisons, le recueil sera d’un grand secours dans l’enseignement universitaire ; mais il représente également la première traduction française de douze textes clés, ajoutant ainsi à la bibliographie esthétique francophone un important corpus.
2Le livre permet de parcourir deux domaines centraux de l’esthétique actuelle, la représentation (partie II) et la fiction (partie III). Il s’ouvre avec une recension dense et informative, intitulée « Évolutions et perspectives » (partie I), qui montre la continuité entre les textes anthologisés et l’esthétique antérieure de Beardsley, Goodman et Danto. Cette première partie étudie également les limites de la pertinence du concept d’expérience esthétique pour une étude philosophique de l’art (contributions de Beardsley et, surtout, de Carroll).
Évolutions et perspectives
3D’emblée, la Postface de Beardsley donne au lecteur une idée précise des évolutions en esthétique analytique entre 1958 et 1980, avant la période dont traite l’anthologie (1975-2001). En résumant et révisant ses positions à la lumière de celles de ses contemporains, Beardsley concède dans la Postface plusieurs points de détail, mais réaffirme néanmoins les positions centrales de son Esthétique. L’ouvrage de 1958 accordait plus d’importance qu’on n’en donne aujourd’hui à la dimension purement esthétique des œuvres d’art, et moins d’importance à la capacité qu’ont les œuvres de causer des états doués d’un contenu représentationnel. (Goodman et Danto, réagissant contre la démarche de Beardsley, sont parmi les premiers à avoir privilégié la dimension représentationnelle.) D’abord implicite, et référant à une expérience de type spécifique, la définition du genre œuvre d’art a ensuite été explicitée par Beardsley : « un arrangement de conditions susceptibles de donner lieu à une expérience comportant un caractère esthétique marqué » (p. 37 ; nous soulignons).
4D’où la nécessité d’élucider le concept d’expérience esthétique. Beardsley prétend, par exemple, que la valeur d’une œuvre d’art est une forme de valeur proprement esthétique, affirmant aussi qu’une fois ce pas franchi, « cette valeur doit […] essentiellement inclure la capacité d’offrir des expériences d’un genre particulièrement intéressant et désirable » (p. 92). Pourtant, aucun de ces deux points ne va de soi. D’une part, la valeur des œuvres d’art n’est pas nécessairement esthétique ; d’autre part, la présence d’une valeur esthétique n’implique pas nécessairement celle d’une expérience à valeur intrinsèque.
5Certaines tendances qui ne devaient pas encore apparaître clairement en 1981, lorsque Beardsley ajoutait sa Postface, ont pris forme entre-temps. Les questions de la valeur et de l’expérience esthétique gravitent de plus en plus autour de celles du jugement et surtout des relations conceptuelles entre jugements et justifications, tout en laissant ouvert le contenu même des concepts d’expérience et de valeur esthétique. L’un des facteurs qui nous ont conduits à cette situation est peut-être la découverte de la portée du « paradoxe du goût » formulé par Hume, qui montre combien il est difficile d’assigner des fondements à la valeur esthétique. Un autre facteur est sûrement l’impact des travaux de Sibley, qui semblent avoir restructuré la formulation même du problème des propriétés et des valeurs esthétiques (en séparant logiquement les attributions de valeur et les attributions de propriétés).
6Une des thèses originales de l’Esthétique était son analyse phénoméniste des objets esthétiques (Aesthetics, Ch. I, §§ 2-4). Cette analyse disparaît dans la Postface (p. 45), la raison invoquée étant que les approches phénoménistes de la perception sont inadéquates. Pourtant, Beardsley avait raison d’explorer et de défendre l’utilité d’un principe phénoméniste en matière d’esthétique. Bien que le phénoménisme soit inadéquat comme analyse de la perception, il serait circulaire d’affirmer qu’il en va de même pour son rôle dans une analyse de l’expérience esthétique : car l’affirmation impliquerait que les expériences esthétiques sont en dernière instance améliorables par des procédures qui servent normalement à améliorer la connaissance, et cette dernière proposition a de grandes chances d’être fausse. Ce qui rend problématique l’emploi fait du phénoménisme dans l’Esthétique, c’est le fait que Beardsley s’en sert pour analyser les œuvres d’art en particulier, plutôt que l’expérience esthétique per se.
7L’article de Noël Carroll, « Quatre concepts de l’expérience esthétique », présente justement une critique du rôle du concept d’expérience esthétique dans l’analyse philosophique des œuvres d’art. L’auteur élimine trois conceptions de l’expérience esthétique en faveur d’un concept non substantif (sans critères nécessaires). Selon l’une des conceptions rejetées, l’expérience des œuvres d’art a une valeur allégorique ; ainsi Kant soutient-il que la relation des facultés mentales au moment du jugement du beau nous donne une image du bien moral. Cependant, Carroll pense surtout aux théories, comme celle de la dissonance chez Adorno, selon lesquelles l’expérience de l’art recèle un message idéologique. Il répond par une critique interne à ces théories, qui sont issues de la tradition allemande ; chose plutôt rare pour un philosophe qui a fait ses preuves dans la tradition dite analytique. Selon lui, la conception de l’expérience de l’art chez Adorno est mal fondée, parce que des conceptions alternatives qui la contredisent sont facilement imaginables ; elle reposerait donc « sur une idée de désintéressement et de libre jeu de l’imagination qui ne peut elle-même se réclamer d’une nécessité philosophique » (p. 135). À la différence de la théorie de Kant, qui était construite à partir du dénominateur commun des structures minimales requises pour la connaissance, les théories allégoriques du xxe siècle tâchent, selon Carroll, de conserver la portée de la théorie transcendantale sans fournir les fondements qui seraient capables de la garantir.
8Chez le même auteur, on trouve une critique des concepts de l’expérience esthétique qui confèrent à celle-ci une valeur intrinsèque. Carroll rejette d’une manière plutôt hâtive l’idée que l’expérience esthétique est une forme de plaisir, en présentant le contre-exemple bien connu de l’horreur ressentie devant certaines représentations artistiques ; des objections évidentes à cet argument peuvent être fournies tant par Aristote que par Burke, dont Carroll choisit de ne pas tenir compte ici. Cependant, les raisons de ce rejet deviennent plus claires quand Carroll défend un concept non substantif de l’expérience esthétique (p. 138) : l’auteur considère que le discernement d’une propriété esthétique (nommable par un prédicat comme élégant, gracieux, joli, laid, mièvre, sublime, et ainsi de suite) compte déjà comme expérience esthétique. Ainsi, pour le concept unique d’« expérience esthétique », nous obtiendrions une liste ouverte de conditions suffisantes. Assez libre peut-être, mon interprétation est compatible avec le souci dont fait preuve Carroll d’éviter des définitions du concept qui comportent des conditions nécessaires mais sont en fin de compte réductrices et surtout réfutables.
9Si tout cela conduit à quelques apories concernant le statut des œuvres d’art en dehors de leurs propriétés esthétiques, l’article de Margolis se veut plus concret et concentre l’attention sur les propriétés historiques, actionnelles et représentationnelles des œuvres. Employant les critères de Strawson pour l’identification de particuliers, Margolis insiste, contra Danto, sur l’idée que les œuvres d’art ne constituent pas seulement des fonctions d’entités physiques, mais des entités culturelles à part entière (des entités émergentes sur la base d’entités physiques). Il prétend que rendre compte des œuvres uniquement par le biais de descriptions de leurs effets et fonctions, c’est nier leur statut ontologique. Or on peut avoir quelques réserves sur la façon dont Margolis emploie ici ces concepts : à la différence des entités morales, qui agissent, les entités culturelles sont des choses que quelqu’un doit faire fonctionner, comme l’admet Margolis lui-même (p. 170). Si l’on admettait les œuvres comme entités à titre indépendant, à quel sujet logique pourrait-on attribuer leur « action » ? On a envie de répondre qu’il n’y a pas d’entités de statut proprement culturel, plutôt que simplement physique : car si les œuvres ont une efficacité causale, c’est parce qu’en tant que représentations elles influent sur les croyances et désirs des agents qui, eux, agissent sur le monde.
Les émotions fictionnelles
10La partie de l’anthologie consacrée aux fictions se concentre sur le problème des émotions qu’elles suscitent. Ces « émotions fictionnelles » sont de prime abord incompatibles avec la théorie cognitive des émotions, selon laquelle les causes des émotions incluent nécessairement des croyances et des jugements évaluatifs portant sur les objets de ces émotions. Ressentir de la pitié, par exemple, requiert d’avoir des croyances à propos de l’individu envers lequel on ressent de la pitié. Or nous n’avons pas de telles croyances impliquant l’existence des personnages fictionnels. Néanmoins nous ressentons, apparemment, des émotions pour eux. Prises ensemble, les trois dernières propositions constituent le « paradoxe de la fiction ». Ce paradoxe ne concerne pas seulement le statut des émotions fictionnelles, mais aussi la rationalité des émotions en général : devons-nous avoir des croyances ou d’autres attitudes mentales, et alors lesquelles, sous quelles formes, avec quels types précis de contenu, pour avoir des émotions ? Puisque les émotions ressenties dans les contextes fictionnels sont réelles (comment décrire les expériences d’anxiété, de déception ou de pitié éprouvées pendant l’expérience des fictions, sinon comme des émotions ?), cela n’implique-t-il pas que la théorie cognitive des émotions soit fausse ? Et si elle est fausse, cela n’implique-t-il pas que les émotions sont potentiellement irrationnelles en général, c’est-à-dire même dans les contextes non fictionnels ?
11L’article de Colin Radford propose, et rejette, six solutions possibles au paradoxe. L’une d’elles, la quatrième, consiste à remettre en cause la théorie cognitive, en demandant si nous n’avons pas également des émotions sans croyances dans des contextes non fictionnels : par exemple, un individu peut craindre pour la sécurité de ses proches même quand il est hautement improbable que ses proches soient mis en péril d’une manière qu’il puisse imaginer. Objectant que « la souffrance et l’angoisse auxquelles cet homme pense, même si elles sont improbables, concernent l’expérience réelle d’une personne réelle », Radford fait appel à la croyance pour différencier ces cas, non fictionnels, des cas fictionnels. Mais, ce faisant, il ne construit pas le contre-exemple de la manière annoncée : il ne fournit pas d’argument contre la condition de croyance, posée par la théorie cognitive des émotions, alors que son exemple pourrait être ainsi construit. Dans la jalousie amoureuse et les phobies, le sujet n’est-il pas conscient que les situations qu’il craint sont improbables, sans que cela l’empêche de ressentir de la jalousie ou de la peur ? Et même si le sujet croit en l’existence du référent de sa peur (son amante), cela n’équivaut-il pas néanmoins à une émotion sans croyance au sens substantiel à savoir, sans croyance à propos de l’état de choses ou de la situation imaginée ?
12Quant à la solution descriptiviste, rejetée elle aussi par Radford, elle consiste à soutenir que ressentir de la pitié pour Anna Karénine, c’est ressentir de la pitié pour tout individu se trouvant dans une situation du même type : si Anna Karénine « n’était pas dans une situation de cette sorte [nous soulignons], nous ne serions pas émus ». La façon dont Radford rejette cette solution soulève des questions intéressantes et profondes. Il objecte que c’est sur elle, Anna Karénine, que nous versons des larmes (p. 339) ; pas sur tout individu se trouvant dans une situation comparable. Approche attrayante d’un point de vue phénoménologique, mais radicale et difficile à défendre. Car afin de ressentir de la pitié pour quelque chose en particulier, je dois croire qu’il y a un tel particulier. Pour être substantielle, la réponse de Radford doit opposer le référent d’« elle » aux pensées descriptives à propos d’« elle » (comment « elle » est, « son » histoire personnelle, et ainsi de suite). Ce qui individualise la pensée exprimée par « elle », une fois que nous soustrayons ces descriptions, ne peut être qu’une pure croyance existentielle du type « Il y a un individu particulier qui en l’occurrence satisfait toutes ces descriptions ». Mais si nous avions une telle croyance existentielle fausse en lisant Anna Karénine, notre expérience de la fiction serait une illusion. Ailleurs, Radford refuse d’admettre une telle position ; il affirme, par exemple, que les émotions fictionnelles et les émotions réelles doivent différer d’un point de vue fonctionnel, puisque nous n’agissons pas sur la base des premières (nous n’essayons pas d’aider Mercutio sur scène, par exemple, p. 341). Puisque cette différence doit être imputée à l’absence de croyance, il semblerait que Radford ne se rende pas compte de la radicalité de son argument contre le descriptivisme. En rejetant la solution descriptiviste, mais aussi la solution de l’« irrationalité généralisée » vue plus haut, il conclut que les émotions causées par fictions mais elles seules sont irrationnelles.
13Suivant une démarche opposée, Lamarque propose de montrer que les fictions causent des émotions parce que nous « faisons entrer dans le monde réel » les personnages fictionnels. Comment les personnages fictionnels « entrent-ils dans le monde ? » « Sous la forme terre-à-terre […] du sens des descriptions ». L’intuition substantielle qui sous-tend l’approche de Lamarque est frégéenne ; il s’agit, en effet, de la solution descriptiviste rejetée précédemment par Radford. On peut distinguer trois moments de l’analyse. D’abord, Lamarque distingue les descriptions des personnages fictionnels (qui ont un sens) de leur référence vide. Ensuite, il affirme qu’à la différence de l’état mental de croyance, celui de penser à un fait n’implique pas l’existence d’un tel fait en tant que référent de la pensée. Ainsi, le statut mental des personnages, lieux ou situations fictionnelles est celui de pensées, de simples représentations mentales, sans adoption d’une attitude envers ces représentations. Enfin, Lamarque affirme que des émotions peuvent être causées par de telles pensées sans objet : je peux non seulement être effrayé par quelque chose, mais aussi être effrayé à la pensée de quelque chose état qui n’implique pas de croire en l’existence de cette chose.
14Cette théorie est susceptible de deux interprétations très différentes. La première découle de l’insistance, chez Lamarque, sur l’émotion de la peur (p. 384, 386-7), qui sert chez lui à illustrer la distinction entre être effrayé par un objet et être effrayé par une simple pensée. La théorie de Lamarque viserait alors principalement à réfuter la théorie cognitive des émotions (selon laquelle les émotions sont causalement reliées à des croyances à propos de leur objet). Pensons à l’émotion du dégoût : une simple pensée peut suffire à la provoquer, et l’absence de toute croyance en la réalité de la situation dégoûtante imaginée n’empêche en rien que le sentiment soit effectivement ressenti. Selon cette interprétation, la théorie de Lamarque bien que je doute que ce soit son intention est compatible avec l’idée que les émotions seraient indépendantes du raisonnement. La théorie expliquerait alors les émotions d’effroi et de dégoût mieux que les émotions dont il faudrait tenir compte pour expliquer comment on participe psychologiquement aux narrations puisque la narration dépend bien du raisonnement. Pourtant, il serait évidemment faux de dire que seules les émotions qui n’impliquent pas de raisonnements sont causées par les fictions. Cela a du sens de dire que j’ai peur que Dmitri Karamazov soit condamné parce que Ivan Karamazov est trop malade pour témoigner et que Smerdyakov est un scélérat : ce type de peur est sujet à des contraintes rationelles. Écartons donc cette interprétation de la théorie des émotions-sans-objet, et considérons la seconde interprétation, qui est suggérée par des passages comme ceux-ci :
Les fictions sont constituées par des ensembles d’idées dont beaucoup ont des corrélats dans la réalité ; ces idées invitent à une supplémentation et une exploration imaginatives. Par ce processus d’ « investissement imaginatif » ce en quoi consiste de connaître un autre être humain est assez proche d’un tel processus les personnages fictionnels acquièrent de l’« étoffe », une certaine « complétude » et une certaine « objectivité ».
16Ici, Lamarque donne une portée authentique à l’intuition descriptiviste. La « complétude » est, dans le cas idéal, la satisfaction des représentations mentales que causent les fictions par des individus réels. Les individus fictionnels entrent dans le monde réel, pour reprendre la métaphore initiale de Lamarque, en devenant les objets de descriptions complexes. Il s’agit là, bien sûr, d’un projet plutôt que d’un fait accompli ; les descriptions fictionnelles sont trop particularisées pour s’appliquer telles quelles à des individus du monde réel. Néanmoins, Lamarque désigne ici deux ingrédients essentiels de la psychologie de la fiction. Premièrement, le type de processus mental qui donne aux fictions leur pertinence pour les lecteurs : la complémentation et, faudrait-il ajouter, la sélection de descriptions fictionnelles afin de les rapprocher des individus du monde réel. Deuxièmement, le fait que les émotions fictionnelles sont vécues par les lecteurs dans le cadre d’une certaine tension modale, quand ils se préoccupent de savoir combien sont proches du monde réel les individus et événements fictionnels.
17Le quatrième essai sur la fiction, celui de David Novitz, s’inscrit dans une perspective plus globale en opposant l’attitude d’immersion psychologique à la prise d’une distance critique. Il rappelle que malgré leurs différences, les théories qui précèdent s’efforcent toutes d’expliquer le comment de la fiction, et de la participation en particulier ; à cet égard, elles font partie du projet philosophique inauguré par Aristote. Novitz, en prenant suffisamment de recul par rapport à ce projet, rejoint les interrogations plus holistes de Platon :
D’une part, une réponse appropriée à la littérature de fiction […] exige notre ignorance de la subversion, par ces œuvres, de nos croyances et de nos valeurs fondamentales. D’autre part, il est simplement irresponsable de fermer les yeux sur les effets que certaines œuvres ont sur nos attitudes et nos croyances et, donc, sur la structure de notre société […] une réponse […] inappropriée à certaines œuvres est appropriée d’un point de vue critique.
19Demander comment s’articulent ces deux attitudes, c’est poser une question sur le pourquoi de la fiction. Novitz choisit, je crois, le bon type de réponse : il avance que les lecteurs sont capables de tirer profit de la fiction en termes de participation imaginative dans un monde fictionnel, et simultanément de prendre suffisamment de recul pour pouvoir tirer, de leur expérience de la fiction, des conclusions à propos de leur propre monde (p. 443). Or, que cela soit possible ou non est une question à laquelle on peut répondre par les méthodes plus rigoureuses exemplifiées dans les articles de Radford, Neill et Lamarque. La valeur d’une pensée comme celle de Novitz est qu’elle nous permet de redéfinir les enjeux de ce type d’enquête philosophique. Le descriptivisme de Lamarque laisse entrevoir, sinon les mécanismes précis qui nous permettent d’« entrer et sortir » (comme le voudrait Novitz) du monde de la fiction, du moins un principe de compatibilité entre les attitudes internes et externes envers les fictions. Montrer qu’une migration des individus et événements fictionnels vers le monde réel est en principe possible serait un accomplissement important, puisqu’il nous permettrait enfin de répondre au défi posé par Platon : montrer la pertinence cognitive et morale des fictions, justement dans ce qu’elles ont d’imaginatif, et expliquer enfin pourquoi on s’intéresse à elles.
La représentation
20La partie de l’anthologie consacrée à la représentation est plus spécialisée et technique que les autres. L’étude philosophique des représentations (externes et non langagières) se concentre majoritairement sur les images, aux dépens du théâtre, des simulations, des sculptures ou des maquettes. Ainsi traite-t-elle souvent d’un problème propre aux images : étant bi-dimensionnelles, comment causent-elles l’expérience perceptuelle de la profondeur ? Le recueil contient quatre articles sur la dépiction (la représentation par image externe), dont deux (de Wollheim et de Hyman) se concentrent sur la perception de la profondeur. Le texte de Robinson traite du problème de la référence dans les images ; celui de Lopes tâche de concilier réalisme perceptualiste et relativisme culturel en défendant un concept d’« informativité systémique ».
21Les structures possibles de la référence iconique, étudiées dans l’article de Robinson, seront familières aux adeptes de la philosophie du langage : elles peuvent être descriptivistes ou causales. Robinson commence par souligner l’attrait que pourrait avoir un concept frégéen de la référence iconique : si une image fait référence à une scène qu’elle dépeint, alors elle semblerait nécessairement décrire cette scène. Les images semblent donc constituer des cas idéaux de « référence-par-description ». Voici l’une des objections que propose Robinson : supposons une caricature de la tête de Chirac en forme d’hexagone ; comment la description est-l’-Hexagone peut-elle déterminer la référence de la caricature à Chirac, qui n’est ni un hexagone ni l’Hexagone ? L’auteur estime que la théorie causale de Kripke ne saurait pas davantage expliquer la référence picturale, parce qu’elle serait incompatible avec une analyse de la représentation-en (la représentation de Bush en lapin, de Chirac en Hexagone). Robinson finit par proposer une théorie hybride, qui combine la causalité (pour assurer la référence) et les sens descriptifs. Sa présentation simple et claire souligne les particularités qui distinguent représentations et langages, et constitue une excellente introduction au problème difficile du sens des images, enrichissant considérablement l’anthologie.
22L’article de Wollheim est la première de deux contributions consacrées à la perception de la profondeur dans les images. L’objectif déclaré est de définir les conditions phénoménologiques de l’expérience visuelle que causent les images ; il faut expliquer pourquoi une image qui représente un F (p. ex. un homme) cause une expérience visuelle d’un F (d’un homme) (p. 227). Wollheim exclut au fur et à mesure toutes les explications concurrentes afin de retenir uniquement la sienne, celle du « voir-dans ». Selon une des théories critiquées, les images causent l’expérience d’une ressemblance (entre la perception de l’image, et la perception que j’aurais si je me trouvais devant la chose représentée). Pour Wollheim, cette thèse ne tient pas compte d’une donnée phénoménologique : le fait que devant les images, nous faisons l’expérience visuelle de ce qui est représenté (et pas seulement l’expérience d’une ressemblance). Mais pourquoi devrions-nous accepter que les images causent une expérience de ce type ? Il est certain que les trompe-l’œil la causent, mais l’expérience des trompe-l’œil est phénoménalement différente de celle des autres images. Wollheim objecte également que la thèse d’une « expérience d’une ressemblance » ne garantit pas de compréhension de quel type de chose représente l’image (p. 231). Mais on peut lui opposer que devant plusieurs images, cubistes par exemple, la perception de la profondeur requiert d’abord l’application de concepts, et donc une idée du type de chose représentée. Généralement, la perception de la profondeur dans les images dépend plus de l’application de concepts que ne le fait la perception de la profondeur dans la perception ordinaire, parce que la première n’est pas stéréoscopique (et ne permet pas d’avoir une vision « en deux dimensions et demi », selon l’expression de David Marr).
23L’article de Hyman offre une critique méthodologique exhaustive (I) des projets qui (comme celui de Wollheim) cherchent à fournir un definiens psychologique pour la dépiction, et (II) des théories de la ressemblance objective (de la ressemblance conçue comme une relation entre l’image et des choses dans le monde). Hyman soutient qu’on ne peut définir ni de relation perceptive qui serait propre aux images, ni de relation de ressemblance objective ; mais que nous pouvons, néanmoins, « dire quelles espèces d’objets une image représente parce que nous pouvons voir leurs tailles, leurs formes et leurs couleurs je veux dire exactement de la même manière que nous pouvons dire quels sont les objets visibles dans l’environnement » (p. 291). Admettons avec l’auteur que la perception des images est identique, sous tous les égards pertinents, à la perception des objets ; cependant cette thèse, prise en elle-même, rencontre exactement la même objection que celle que Hyman oppose à la théorie de la ressemblance. Selon sa thèse, en percevant la caricature de Chirac-à-tête-hexagonale, j’extrais le concept récognitionnel Chirac « exactement de la même manière » que je peux dire, en percevant Chirac en personne, que c’est Chirac qui est visible dans mon environnement. Mais puisque la caricature ne présente pas de forme qui activerait normalement le concept récognitionnel Chirac, on ne devrait pas pouvoir faire cela. Pourquoi n’extrait-on pas plutôt le concept tête hexagonale, comme on le ferait si on voyait vraiment quelqu’un avec une tête à six côtés ?
24La question du réalisme qui est, à plusieurs égards, sous-jacente dans le débat qui précède est abordée par Lopes. Pour expliquer le fait que les images non réalistes semblent avoir une valeur informative, autant et parfois plus que les images réalistes, l’auteur définit le concept d’« informativité systémique » ; il entend par là le degré relatif de déterminité de l’information à quoi s’engage un système pictural. Par exemple, le dessin d’une femme assise sur le bord d’un lit tend à nous informer de moins de propriétés que ne le ferait une peinture de Hopper sur le même sujet. Or, Lopes rejette l’idée, à première vue attrayante, que plus un système s’engage, plus il est réaliste, citant à cet égard le contre-exemple goodmanien de la perspective inversée. Il soutient plutôt la thèse que certaines formes d’informativité systémique sont appropriées dans certains contextes d’usage ; par exemple, dans une icône orthodoxe, la taille d’une forme nous informe de l’importance théologique de son référent, mais ce type d’informativité serait inapproprié pour un dessin technique. On pourrait faire l’objection suivante à Lopes : il devrait y avoir quelque contexte dans lequel tout système pictural reconnu est réaliste à savoir, le contexte où son mode d’informativité est approprié. Mais alors que nous pouvons penser à plusieurs cas dans lesquels le cubisme, par exemple, serait plus informatif que la photographie (puisqu’il montre les objets sous plusieurs angles simultanément), il est difficile de penser à des contextes où on le qualifierait de réaliste. Autrement dit, bien que le degré d’informativité d’un système de représentation varie avec le contexte, il semble que son degré de réalisme ne varie pas. Par conséquent, l’informativité systémique et le réalisme ne sont pas la même chose.
25*
26Aucune des critiques qui précèdent ne vise à remettre en cause la valeur de l’anthologie. Il est légitime qu’un tel recueil présente une pluralité de positions concurrentes et, si possible, de manière à les faire comprendre en profondeur. Les éditeurs s’acquittent admirablement de ces deux tâches, en donnant au lecteur non seulement une perception équilibrée et pertinente des enjeux, mais aussi des outils pour les saisir.
27Un dernier mot sur certains points qui sont soulevés dans la préface générale de Jean-Pierre Cometti, Jacques Morizot et Roger Pouivet. Ils soulignent la contribution cruciale de la génération de Beardsley, Goodman et Danto à l’esthétique, affirmant que contre certains dogmes du positivisme logique (mais aussi, je crois, de Wittgenstein), ces philosophes ont montré que les problèmes esthétiques sont bien à la portée d’une investigation philosophique fructueuse, et que nous pouvons « parvenir à un minimum d’intelligibilité dans un domaine où cela paraissait exclu » (p. 17). Simultanément, ils soulignent le fait que l’esthétique aujourd’hui ne réclame pas de « facultés spéciales » qui nous feraient « transcender les frontières du langage ou de l’entendement communs » afin d’expliquer les phénomènes esthétiques et artistiques (p. 16-17). Voilà qui peut nous laisser entrevoir une comparaison historique plus large : de même que l’esthétique a avancé dans les années 1960 en empruntant de nouveaux concepts à la logique (Goodman et Beardsley), à l’épistémologie (Goodman) et à la philosophie de l’action (Danto), elle peut aujourd’hui s’occuper de problèmes tels que la représentation et la fiction, parce qu’elle emprunte ses outils à la philosophie de l’esprit et du langage. L’interaction de l’esthétique avec les problèmes fondamentaux de la philosophie n’est certes pas une nouveauté songeons à la théorie aristotélicienne du théâtre, à la théorie kantienne du jugement, ou à l’analogon de la raison chez Leibniz. Aujourd’hui, dans l’esthétique dite « analytique », les problèmes de la croyance, de la rationalité, du raisonnement et de la référence confèrent au problème de la fiction tout son intérêt ; ceux de la perception et de la métaphysique des valeurs donnent à la question de la beauté sa profondeur ; et ceux de la perception, de la connaissance et de la signification nous permettent d’entrevoir le pourquoi et le comment des représentations plastiques.