Notes
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[1]
G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », L’Île déserte et autres textes, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 269.
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[2]
C’était d’ailleurs le programme que s’était donné le cartel « Théorie du Discours » constitué notamment par Jean-Claude Milner, Yves Duroux, et Jacques-Alain Miller, tel qu’on le trouve formulé dans un célèbre article de ce dernier : « tant que l’altération provoquée par l’exclusion du sujet parlant n’est pas annulée, les structures linguistiques ne valent pas hors de leur région d’origine. » (« L’action de la structure », Cahiers pour l’analyse, n° 9, 1968 ; repris dans Un début dans la vie, Paris, Gallimard, 2002, p. 61).
-
[3]
L’Être et l’évènement, Paris, Éd. du Seuil, 1988, p. 10-11.
-
[4]
Dans le détail, cette procédure complexe suit d’assez près les techniques mises au point par Cohen et connues sous le nom de « méthode du forcing ».
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[5]
Encore qu’il soit difficile de faire ici la part de ce qui, dans cet éphémère tournant « formaliste » revient à Lacan lui-même ou à l’initiative de Jacques-Alain Miller. Voyez « La suture », dans lequel était formulée l’hypothèse selon laquelle la théorie du sujet doit se fonder sur l’arithmétique, cherchant le sujet là où on l’attend le moins, comme une fonction ou un effet du compte, ainsi que « Matrice » qui situait déjà le problème dans un cadre ensembliste (voir Un début dans la vie, op. cit.).
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[6]
G. Deleuze, loc. cit., p. 243-246.
-
[7]
F. de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 153. Qu’on nous permette de renvoyer à P. Maniglier, La Vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Léo Scheer, 2006.
-
[8]
« L’étourdit », Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 490.
-
[9]
Même si sa « phénoménologie » est très évocatrice d’analyses « sémiologiques ». Voyez l’analyse du tableau d’Hubert Robert (Livre III, Section 1), qui cherche la « lisibilité » de cet espace pictural, ou encore celle de Brasilia (Livre VI, Section 1, § 3 sq.), dégagement progressif de la structure d’une ville selon de grands axes oppositifs globaux (travail/loisir, civil/militaire, etc.), à partir de petites variations qualitatives locales (plus ou moins haut, plus ou moins éclairé, etc.).
-
[10]
J.-T. Desanti, « Quelques remarques à propos de l’ontologie intrinsèque d’Alain Badiou », Les Temps Modernes, vol. 45, n° 526, 1990.
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[11]
A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Éd. du Seuil, 1998.
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[12]
Le traitement « point par point » suppose une redéfinition technique de la vérité comme possibilité de rapporter un certain transcendantal à un autre, plus simple, constitué simplement de deux valeurs (vrai/faux ; oui/non).
Alain Badiou Logiques des mondes L’Être et l’événement, 2 | Paris, Éd. du Seuil, 2006, 630 p. |
1On n’est jamais tenu de faire un livre, disait Bergson. A fortiori n’est-on jamais tenu d’en lire. Et surtout s’il s’agit de philosophie. À quoi reconnaît-on la philosophie, en effet, sinon à cette injustifiable revendication de déterminer par soi-même les problèmes auxquels on se sent engagé à répondre ? On reconnaît d’ailleurs peut-être une grande œuvre de philosophie à ce qu’elle met ses lecteurs face à ce dilemme simple : la lire pour elle-même, afin de se rendre adéquat à la possibilité de pensée qu’elle instruit, mais risquer alors de s’enfermer dans l’idiosyncrasie de son langage et de ses problèmes (on se met à parler l’hégélien, l’heideggérien, le deleuzien…) ; ou bien la replonger dans un espace de problèmes qu’elle ne se reconnaît pas forcément, que nous nous donnons parce que nous pensons qu’elle contribue à les travailler ; y chercher, en somme, un instrument pour penser, mais risquer d’y plaquer des questions qui ne sont pas les siennes, de lui faire une cotte mal taillée.
2Ne serait-ce qu’à cet inconfort dans lequel elle nous plonge, nous pouvons reconnaître dans l’œuvre qu’Alain Badiou achève avec Logiques des mondes l’accomplissement de ce qu’il faudra bien appeler une philosophie. On imagine déjà les regards dubitatifs (« un grand philosophe, aujourd’hui ? »), les sourires entendus (« les voilà dans la secte »), les procès d’intention (« avez-vous lu ce qu’il écrit dans le journal ? »), les interprétations basses (« toutes ces mathématiques, c’est pour épater les âmes simples »). À quoi il n’y a de réponse qu’en acte : c’est-à-dire en montrant ce qui, dans la lecture de Badiou, peut être efficace pour quelqu’un qui ne reconnaît pas nécessairement ses problèmes pour siens ; pourquoi il se tient en un lieu stratégique de la pensée contemporaine, où se posent et se décident les questions sur lesquelles, aujourd’hui, nous pouvons et voulons travailler.
Sujet et structure
3Le contexte de problèmes dans lequel nous proposerons de replonger Badiou est tout simplement celui dont il vient, soit le « structuralisme ». Plus précisément, la question centrale dont il hérite nous paraît être celle de la place du « sujet » dans les « structures », question qui se posait alors à l’articulation des sciences humaines, des formalismes et de la philosophie. L’image du « structuralisme » étant trop souvent réduite à celle d’un repoussoir commode, cette proposition pourra d’abord paraître surprenante. Le structuralisme, entend-on partout, n’avait cure du « sujet » qu’il essayait d’exclure de la position de fondement dans laquelle le maintenaient les philosophies de tradition cartésienne (jusqu’à la phénoménologie). Mais si l’on s’était donné la peine de lire, on aurait aisément constaté que son impact n’avait été que dans un premier temps, et à la vérité très bref, celui du « procès sans sujet » (Althusser). Deleuze, avec son infaillible flair conceptuel, l’avait compris, qui concluait son article fondateur sur ce qu’il appelait les deux « critères d’avenir », quoique « les plus obscurs », ceux où allait donc se jouer le devenir du structuralisme : le sujet et la praxis [1]. Il ne faisait en cela que se tenir au point où Lacan un des maîtres avoués de Badiou avait laissé les philosophes à leur perplexité. Car c’est l’arrivée de Lacan à l’École Normale Supérieure en 1964 qui détermine ce qu’il y a ici à penser : non pas s’il fallait évincer ou conserver le « sujet », mais comprendre d’abord comment il se trouvait « altéré » dans les approches structurales. Car autant la linguistique peut toujours étudier la langue « en elle-même et pour elle-même », comme pur code, autant elle échouera par là même à saisir une culture, constituée d’hommes parlant et travaillant. Rien, en dehors du langage, ne se trouvera structuré, tant qu’on n’aura pas donné une conception de l’implication des sujets, de ces hommes parlant et travaillant, dans la structure censée les exclure [2]. De cette théorie du sujet dépendait la constitution même du structuralisme comme mouvement transversal.
4Ce préambule est aujourd’hui nécessaire pour comprendre l’entreprise philosophique d’Alain Badiou dans son intégralité, ou dans ce que Bergson aurait appelé son mouvement simple : « Que doit donc être l’être pour que du sujet y puisse advenir ? [3] ». Question qui se pose et se reprend de livre en livre depuis Théorie du sujet. Mais il est également nécessaire pour comprendre la double détente de cette œuvre. Car Logiques des mondes n’est pas une « suite » ou un complément de L’Être et l’événement. Il est plutôt une réécriture du système en réponse à une difficulté non réglée sur cette question précise du rapport entre « sujet » et « être ».
Une première solution : théorie des ensembles et ontologie
5Par « ontologie », on désigne traditionnellement en philosophie un hypothétique discours de « l’être en tant qu’être ». Il s’agira donc d’étudier cette chaise par exemple, non pas en tant que chaise, ni en tant que matière ou que forme, mais en tant qu’elle est, tout simplement. L’ontologie, c’est la métaphysique sans qualité : théorie de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire en tant que rien d’autre. Or, à la prendre dans son exigence la plus radicale, l’ontologie ne saurait donc subsumer ce qu’elle pense sous l’unité d’un concept donné (une chaise, un exemplaire du genre de la Chaise, etc.), bref passer par quelque « essence ». Badiou, en bon lecteur d’Heidegger, sait que le problème sur lequel s’est échouée la métaphysique classique est précisément d’avoir immédiatement rabattu « l’être » qu’elle visait sur « l’étant » qu’elle avait sous la main. Aussi, la possibilité de faire aujourd’hui une « ontologie » suppose-t-elle à ses yeux de pouvoir penser l’être sans un. Elle ne peut donc être qu’une pensée du « pur multiple », du « multiple sans un » et c’est pourquoi il propose de la chercher, non pas dans la philosophie où on l’a cherchée en vain depuis tant de siècles, mais dans les mathématiques : « les mathématiques, répète-t-il à qui veut l’entendre, c’est l’ontologie ». De fait, la théorie mathématique dite des « ensembles », formulée à la fin du dix-neuvième siècle à partir des travaux de Cantor et Dedekind, a indiqué que les objets mathématiques peuvent justement être pensés comme de « purs multiples ». Un ensemble n’est pas défini par une unité donnée sous laquelle tomberaient des choses (même s’il peut parfois l’être) : il n’a d’être, comme son nom l’indique, que de mettre ensemble. Il n’est pas avant ou au dessus de ce qu’il réunit. On doit même distinguer soigneusement entre l’ensemble en tant que multiplicité pure et l’ensemble en tant qu’unité totalisante de parties selon la différence, apprise par tout petit Français depuis la réforme des « maths modernes », entre appartenance et inclusion.
6L’ontologie va se jouer en grande partie dans l’approfondissement de cette distinction apparemment anodine. Car on peut montrer qu’il y a toujours plus de parties que d’éléments dans un ensemble. Entre l’appartenance et l’inclusion, entre l’immanence de la multiplicité et la transcendance de la totalité, quelque chose fuit par en haut. Certes, on pourrait espérer capturer cet écart dans un point de vue de surplomb qui mesurerait précisément l’excès d’un ensemble de parties sur l’ensemble dont il s’extrait. Mais la chose est loin d’aller de soi dès qu’on prend en considération des ensembles infinis. Mesurer l’écart voudrait dire, en effet, que l’on sait au moins évaluer ce qui sépare le premier type d’ensemble infini (que nous connaissons familièrement sous la forme de la suite des nombres entiers et qui se trouve donc référé à la puissance du « dénombrable ») de celui que forme l’ensemble de ses parties (que nous connaissons familièrement sous la forme des nombres réels et qui se trouve donc naturellement référé à la puissance du « continu »). Tel était d’ailleurs un des rêves de Cantor, qui pensait pouvoir établir qu’entre ces deux infinis, il n’y a pas de degré intermédiaire (« Hypothèse du continu »). Or un résultat décisif du mathématicien Paul Cohen a établi en 1963 qu’une telle hypothèse se devait de rester « indécidable » c’est-à-dire qu’on ne peut la démontrer ou la réfuter de l’intérieur de l’axiomatique standard de la théorie des ensembles.
7C’est sur cette indécidabilité que Badiou va faire fond pour régler son problème initial. Il en tire tout d’abord l’idée que quelque chose de l’être échappe irréductiblement à la manière dont nous cherchons à l’organiser (en y discernant des parties, en y construisant des « unités ») ; dans les ensembles infinis, dont l’être est censé se tisser ici, toute organisation suppose un excès que nous ne pourrons jamais maîtriser ; l’action du sujet se définira alors de prendre pied dans cette zone d’indiscernabilité, d’y décider de l’indécidable par sa fidélité à un multiple indiscernable dans la situation donnée [4]. Le sujet ne préexiste donc pas à la décision comme un moi empirique ; il n’existe que pour autant qu’il opère. Asubstantiel, puisqu’il est purement opératoire, clivé, puisqu’il ne se définit pas par son intériorité et sa maîtrise, mais par le fait d’être traversé par un possible qu’il ne maîtrise pas, transparent enfin, puisqu’on peut en rendre compte formellement en le définissant par les objets au sein desquels il évolue, il a toutes les propriétés du sujet lacanien. Mais il s’en distingue également par deux traits essentiels : tout d’abord, ce n’est pas du côté du langage qu’on le trouve (c’est-à-dire de la logique et de la théorie des systèmes formels où le cherchait le Lacan des années 1960 [5]) ; ensuite, et Badiou insiste beaucoup sur ce point, il est rare en ce sens qu’il ne suffit pas simplement d’avoir accès à du symbolique pour pouvoir être un sujet.
Un paradoxe
8Quoi qu’il en soit de la pertinence interne à cette solution proposée par L’Être et l’événement, sur laquelle il serait trop long de revenir, on ne peut manquer d’en souligner un paradoxe. Admettons que la solution proposée rende compte formellement de la possibilité de constituer ce qu’on peut bien appeler des « sujets », en quoi vaudrait-elle pour nous, si l’être dont elle parle est entièrement étranger à l’être des étants au milieu desquels nous sommes censés devenir des sujets ? Ces êtres, en effet, ne se trouvent nullement dans la pureté cristalline des structures mathématiques, mais dans le bruissement confus des régimes de signes : langues, systèmes de parenté, matrices mythologiques, discours politiques, etc. Or l’ontologie ensembliste et sa métaphysique générale semblent d’emblée incompatible avec la métaphysique spéciale qu’appellent ces mystérieux « signes ». Le propre d’un signe, en effet telle fut précisément la leçon du structuralisme est de n’être constitué que de différences, de n’être jamais identifié que par sa plus ou moins grande distance à telles ou telles autres réalisations possibles. Un signe n’est jamais que tout ce que les autres ne sont pas. Il n’a d’être, selon la belle formule de Deleuze, que de position [6]. À l’inverse, la théorie mathématique des ensembles repose sur un axiome dit d’« extensionalité » qui stipule que deux ensembles sont distincts dans la mesure, et dans la mesure seule, où ne leur appartiennent pas les mêmes éléments. L’identité d’un ensemble est intrinsèque ; celle du signe extrinsèque.
9Pour ne rien arranger, il se trouve que l’identité des signes est relative et variable. Comme disait merveilleusement Saussure : « Le français ne vient pas du latin ; il est le latin [7]. » Une « ontologie » des signes devrait donc rendre compte de cette propriété curieuse qui fait que leur répétition même entraîne leur variation. Mais cette variation est aussi interne au système lui-même. Il n’est pas vrai, en effet, qu’un système linguistique puisse être représenté comme un réseau homogène où chaque terme serait défini une fois pour toutes par sa position relative aux autres (en quoi il ne diffèrerait guère effectivement d’une « structure » mathématique). En réalité, il appartient toujours à plusieurs réseaux à la fois ; il est surdéterminé. Lacan l’avait, au demeurant, fort bien compris : « Une langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister [8]. » C’était là une voix de l’être barrée à Badiou, qui tenait au contraire avec force que l’être ne saurait être séparé en un fond « virtuel », constitué par cette multiplicité « structurale », intensive, et une forme différenciée qui s’y actualise (un des ressorts de sa querelle avec Deleuze et ses épigones). Dans les ensembles, tout est actuel, déterminé non par ce qu’il pourrait être, mais par ce qu’il est. Le platonisme de Badiou a beau être du « multiple sans un », il reste un platonisme.
10Or comment exporter une telle conception du sujet en dehors des mathématiques, sans donner le sentiment d’user finalement d’une métaphore ? Comment passer, si les régimes d’identification des objets n’y sont pas les mêmes, des « situations » décrites en mathématiques à celles dans lesquelles nous vivons ? Ce soupçon d’un usage métaphorique des mathématiques naissait au cœur même du système, dans la définition de « l’événement », posé en regard de « l’être ». Badiou, sous sa conception singulière de l’ontologie comme théorie du pur multiple, ne pouvait en effet rendre compte du « changement » qu’en termes de transgression. L’événement se devait alors d’être ce que la théorie standard des ensembles interdit, soit un ensemble qui s’appartient à lui-même et que le sujet peut, sous certaines conditions, « forcer » dans la situation. Pour une part, la chose peut sembler intuitive : Qu’est-ce par exemple que « Mai 68 » ? Assurément une situation qui se réfère immédiatement à elle-même : au lieu de pouvoir être nommé par des mots déjà donnés (« les mots de la tribu » : des grèves, des manifestations, etc.), au lieu qu’on puisse en prédiquer quelque chose, c’est « Mai 68 » qui devient immédiatement un prédicable et partie intégrante de l’événement. Soit, mais cette conception formelle de l’événement a pour dangereuse contrepartie que la question du diagnostic n’y a plus aucune importance. Rien, s’il est pure transgression, ne permet de repérer ne serait-ce que le lieu d’un événement dans la situation. Seuls comptent désormais la militance et le pari sur la possibilité des vérités. Contrairement à ce que Foucault s’efforça d’indiquer toute sa vie, jamais l’analyse de la situation ne vous dira là où vous avez des chances de discerner, dans le présent, l’entaille par où passe une légère brise, qui n’est pas le souffle de l’Histoire, mais de l’histoire.
11Il y a sans doute là quelque chose du volontarisme mao, dont on trouve aussi des traces précises dans Théorie du sujet : la politique n’est ni une fonction ou une conséquence des « contradictions » internes des infrastructures économiques, ni une expression des tendances spontanées des masses. Elle est une discipline strictement politique, qui parie sur l’existence d’une communauté en révolution et s’y tient fidèlement. Tout comme Rancière, Badiou propose une pensée de la politique, qui se veut d’autant plus pure qu’elle sera plus étrangère à toutes les expertises. Mais le risque, c’est alors de congédier tout à fait le savoir de la question politique et de réduire le discours effectif à de simples fonctions d’édification (« il faut décider ! » : on vous a démontré que c’était possible), quand ce n’est pas à une pure incantation qui dénonce des objets si énormes (le capitalisme, l’État, l’Inégalité, l’Exclusion) qu’elle ne peut avoir d’autre fonction que de constitution rituelle et d’identification imaginaire. Or à quoi bon parler d’un sujet décentré, éternellement divisé et incapable de se rapporter à lui-même comme plénitude, si c’est pour retomber à la fin des fins sur cette conception furieusement fichtéenne, dans laquelle c’est bien le sujet qui seul décide ? Cercle bien connu de toute fondation subjective, où le sujet ne peut advenir que dans sa fidélité à un événement, qui n’a d’existence qu’à être préalablement désigné par… un sujet.
Les logiques des mondes
12Une telle conception de « l’être » et de « l’événement » paraissait donc condamnée à ne pouvoir jamais retrouver le monde tel qu’il nous apparaît. N’est-ce pas le prix à payer dans tout platonisme, contraint à traiter le sensible bariolé comme simulacre ? Un prix qui pouvait sembler exorbitant pour tous ceux qui s’intéressaient à la dimension politique et éthique de ces notions d’« événement » et de « sujet ». Badiou ne semblait pouvoir échapper ici à la vieille question platonicienne de la « participation », de la manière dont le monde de l’être communique (ou non) avec ceux dans lesquels nous vivons.
13Ce n’est pas un hasard si Logiques des mondes engage en ce point une « phénoménologie ». Tout le début du livre est précisément consacré à répondre à ce défi : proposer une description des « mondes » suffisamment riche pour rendre compte des phénomènes que nous expérimentons, et pourtant redevable d’une description strictement mathématique. Or, sans surprise, cette phénoménologie s’appuie sur une théorie extrinsèque de l’identité. Dans les phénomènes, l’identité d’une chose n’est plus donnée une fois pour toutes par ce qu’elle contient : elle dépend de la manière dont l’élément se différencie latéralement de ses voisins. La clef de la construction consiste donc à proposer une théorie intensive de l’identité, au sens où celle-ci peut être affaire de degré (on peut être plus ou moins identique, même à soi). Techniquement, un « objet » d’un monde se définit alors par une sorte de « grille d’évaluation », que Badiou appelle un « transcendantal » (et que les mathématiciens appellent, à cause des contraintes opératoires qu’une telle grille doit satisfaire, une « algèbre de Heyting complète »), ainsi que par une « fonction d’apparaître » qui assigne à l’identité de deux éléments une certaine valeur dans le transcendantal. Un « monde » sera un système de tels objets reliés entre eux selon un principe de clôture ontologique et de complétude logique (ce que les mathématiciens appellent un « topos »). Là où la philosophie française s’est grisée avec plus ou moins de talent de formules paradoxales comme « entités constituées uniquement de différences », Badiou en propose ici une formulation mathématique relativement transparente. Et ce n’est pas rien.
14Pourtant, l’objection qui le conduisit à évoluer ainsi au-delà du paradigme ensembliste, Badiou ne l’a pas reçu de l’exigence de se tenir plus fidèlement au contexte dans lequel se posait la question du sujet (celui des univers symboliques) [9]. Elle lui est parvenue par l’intermédiaire de ceux qui, comme Jean-Toussaint Desanti, avait pointé les limites de son ontologie « intrinsèque » des mathématiques [10]. Qui aurait pu ignorer, en effet, au moment où L’Être et l’événement paraissait, que la « théorie des catégories » était venue complètement relancer la vieille question des « fondements des mathématiques » et offrait un instrument autrement puissant pour y décrire le fonctionnement des objets ? Pourquoi le rapport à l’être devrait-il être considéré comme fixé une fois pour toutes par l’axiomatisation standard de la théorie des ensembles proposée par Zermelo et Fraenkel un demi-siècle auparavant ? Et comment tenir d’ailleurs, au vu du développement de cette discipline, qu’il puisse exister quelque chose comme une « ontologie intrinsèque » des mathématiques ?
15Une des singularités de la « Théorie des catégories » est que les objets y sont décrits à partir des transformations qui permettent de passer de l’un à l’autre et non à partir de ce qu’ils contiennent. On se donne ainsi un répertoire d’« objets » et de « flèches » satisfaisant des contraintes minimales (qu’il y ait, par exemple, toujours une flèche « identité » transformant un objet en lui-même). On peut alors décrire des situations survenant dans des domaines très différents des mathématiques sous la forme de diagrammes, étudier la manière dont un diagramme va se transformer en un autre (« foncteurs »), etc. Même en restant à ce niveau de généralité, on voit immédiatement qu’une telle théorie ne pouvait qu’heurter les convictions philosophiques de Badiou et soutenir l’objection de Desanti. Premièrement les objets n’y acquièrent leur identité que par les relations de transformation au sein des diagrammes ; l’être n’y est donc que de relation. Deuxièmement, la théorie se présente moins comme un nouveau « fondement » des mathématiques que comme une manière de décrire des formes possibles de théories mathématiques les ensembles n’y apparaissant plus que comme une région parmi d’autres d’univers mathématiques possibles. On était donc fondé à reprocher au philosophe d’avoir confondu une fois de plus sa petite prairie avec la clairière de l’être tout entier…
16Sa réponse fut d’ailleurs d’abord de refus poli : il ne s’agissait nullement d’une nouvelle ontologie, répliqua Badiou, mais d’une logique de la diversité des langages mathématiques sauf, ajoutait-il, à appeler « ontologie » la désastreuse interprétation d’Aristote, qui consiste à en faire un simple relevé des différentes manières de « dire l’être ». Badiou se sentait fondé à tenir bon sur son platonisme et à ne pas se tenir pour désavoué par l’évolution des mathématiques [11]. Reste que le problème soulevé par l’émergence de ce nouveau paradigme était de taille. Il exhibait, en effet, une représentation de l’unité des mathématiques qui non seulement n’était pas donnée univoquement par la théorie des ensembles, mais qui, plus profondément, ne permettait plus qu’on se fonde sur la mathématique pour en tirer quelques leçons univoques. Le pluriel des mathématiques y semblait posé constitutivement. Cela, on pouvait avoir de bonnes raisons de le soutenir, indépendamment des querelles de « fondement », au seul vu du développement des mathématiques à travers les âges.
17La réponse auquel parvient Logiques des mondes est assez inattendue. Finalement, Badiou consent à intégrer une partie du dispositif catégoriel dans son système, en faisant de l’identité extrinsèque, qualitative, intensive, le principe d’une théorie de « l’apparaître » (ou « phénoménologie »). Mais il continue à refuser obstinément qu’une telle logique puisse avoir d’autre validité que de décrire l’apparaître de ce qui est. Tout le nerf de la construction, dans ses détails techniques comme dans ses enjeux spéculatifs, consiste alors à réduire la théorie de l’identité extrinsèque à une théorie de la localisation des ensembles, comme si l’identité de ceux-ci pouvait obéir à deux régimes : un régime purement extensionnel, celui des multiples purs (« l’être »), et un régime relationnel, évalué dans leurs variations réciproques (« l’apparaître »). Solution habile, assurément, mais qui, comme nous le verrons, n’est pas sans soulever de nouvelles difficultés quant au statut de « l’ontologie », si l’on veut garder l’idée forte selon laquelle « les mathématiques, c’est l’ontologie ».
18Ainsi Badiou se donne la possibilité de récupérer toute la puissance de l’instrument catégoriel, en le limitant à une théorie des ensembles variables (ce que les mathématiciens appellent la théorie des « ?-ensembles », c’est-à-dire des ensembles variant par rapport à une algèbre de Heyting ?). À vrai dire, une telle théorie est encore trop générale d’un point de vue catégoriel et n’autorise pas à se rapporter à tout coup à des ensembles de référence lorsque l’on part du régime proliférant des identifications extrinsèques. Il faut alors ajouter un postulat, qui permet de se placer dans un cadre plus restreint (celui des « ?-ensembles complets »). Au bout du compte un « objet », au sens de Badiou, sera donc défini par la donnée d’un transcendantal et d’une « fonction d’apparaître », telle que l’on puisse toujours revenir de l’analyse des indexations transcendantales à des ensembles (ce que Badiou nomme des « atomes réels »). Le détail de la construction est assez complexe, puisqu’il faut alors pouvoir disposer d’instruments d’analyse des indexations transcendantales (et parvenir à ces fameux « atomes »). À cette fin est introduite toute la machinerie mathématique des « faisceaux », outil puissant qui permet de disposer à la fois d’une vue locale sur la situation et de critères réglant un passage au global. Autant L’Être et l’événement était sous le signe de Cantor, autant Logiques des mondes se place ici sous celui de Grothendieck.
19L’infléchissement que connaît dans le sillage de cette « phénoménologie » le traitement de l’événement est décisif. Il n’est plus question de laisser l’événement à son indiscernabilité constitutive et à la décision du sujet. Il s’agit désormais d’en repérer et d’en suivre la « trace » dans les mondes. Un événement, ce n’est plus tant l’apparition de quelque chose en particulier, qu’un renversement structural par rapport auquel ce qui n’apparaissait pas dans un transcendantal devient maximalement apparaissant dans un autre. Quelque chose bouge dans la hiérarchie du possible et de l’impossible. Les valeurs se renversent. Ce n’est que par ces effets de surface que se saisit l’événement, et non pas dans quelque épiphanie révolutionnaire et aurorale. C’est par rapport à eux que va se constituer désormais le sujet, à travers ce que Badiou appelle un corps (et même plus précisément un organe d’un corps), défini par sa capacité à traiter « point par point » les choix qu’un tel renversement fait apparaître dans le monde (éventuellement aucun) [12]. Le cercle malicieux du sujet constitué (par la procédure de vérité) et constituant (pour autant qu’il nomme l’événement) est désormais sinon rompu, du moins largement desserré.
Questions ouvertes
20C’est peu dire que l’ensemble constitué par les deux volumes de L’Être et l’événement a une solidité et une puissance que le premier opus ne laissait nullement soupçonner. La manière dont Badiou est finalement parvenu à intégrer les limites de sa systématique est impressionnante. Mais on peut également se demander si cet achèvement n’est pas en un sens trop réussi. Comme on a essayé de le montrer, Logiques des mondes répond, entre autres choses, à des critiques qui objectaient au caractère éthéré de « l’événement » et du « sujet ». Un appareil logique est mis à disposition pour décrire des « mondes » et une analyse beaucoup plus détaillée de ce que sont un événement ou un sujet « dans un monde » sont désormais proposées. Mais on ne peut s’empêcher de se demander alors : puisqu’il est possible de développer une analyse intrinsèque des mondes, d’y discerner les traces des événements, d’y constituer des corps subjectivables, à quoi sert donc l’ontologie ? Pourquoi ne pas prendre place directement dans une logique des identités extrinsèques, où il apparaît finalement possible de régler le problème initial du rapport sujet/structure ? Pourquoi ne pas abandonner le slogan selon lequel « les mathématiques, c’est l’ontologie », qui prête le flanc à toutes les critiques, pour une approche plus modeste où le répertoire des théories mathématiques autoriserait à prélever une certaine « logique » modélisant le fonctionnement des régimes de signes ?
21À vrai dire, la préface du livre répond d’avance à ces questions : il s’agit d’affirmer l’éternité des vérités, en tant qu’elle est compatible avec leur caractère créé (conformément à une thèse reprise ici explicitement à Descartes). Bien qu’elles apparaissent dans un monde, à travers un langage ou, si l’on veut, dans une culture particulière, les « vérités » doivent aussi pour Badiou pouvoir échapper à ce monde. La démonstration de l’infinité des nombres premiers, telle qu’elle apparaît chez Euclide, peut bien avoir été « créée » dans l’antiquité grecque, elle sera tout aussi effective, c’est-à-dire qu’elle imposera tout autant la constitution d’un « corps de vérité » capable d’en faire valoir les conséquences, dans quelque monde que ce soit. De ce point de vue, argumente Badiou, la théorie ontologique des vérités comme étant un certain type d’ensembles (les multiplicités génériques à la Cohen) est toujours pertinente : en tout monde il sera vrai que l’apparition d’une multiplicité générique ne peut se faire qu’au prix d’un changement de « transcendantal », c’est-à-dire d’un bouleversement des proximités et des distances dans ce monde. Ainsi des vérités peuvent-elles être « ressuscitées » (au sens où l’universalisme de Saint-Paul, ne dépend en rien des communautés juives et chrétiennes de l’Empire romain oriental). Badiou a un ennemi déclaré : le relativisme sous toutes ses formes. Son message pourrait être : ce n’est pas parce qu’on pense que les valeurs sont créées, et que l’on refuse en conséquence de juger le monde, c’est-à-dire de le rapporter à des critères d’évaluation supposés donnés, qu’on doit croire que le périmètre impératif de ces valeurs est fini.
22Mais la question est de savoir s’il est nécessaire d’affirmer pour autant l’éternité de ces valeurs. Pourquoi ne pas s’en tenir au constat, déjà en soi non-relativiste, qu’il existe des connexions entre les mondes ? Pourquoi vouloir hypostasier de telles connexions en « éternité » ? Pourquoi chercher un « point de vue de surplomb » pour embrasser d’un seul regard tous les mondes possibles alors qu’au fond nous n’avons jamais besoin que de passer de l’un à l’autre ? Que m’importe de savoir que l’universalisme de Saint-Paul soit l’expression locale d’une vérité qui s’imposera identiquement dans tous les mondes imaginables ? Ce qui m’importe, c’est de pouvoir récupérer cette vérité et donc, métaphysiquement, de savoir que le monde de Saint-Paul et le mien sont ainsi faits que je peux prolonger dans l’un ce qui précisément fait sortir de l’autre. Notre vrai problème n’est pas de savoir si nos vérités existent dans l’absolu c’est-à-dire dans tous les mondes possibles, mais plutôt comment opérer les raccords d’un monde à l’autre pour que ces vérités puissent s’y transporter, et continuer leur travail de subversion du régime des identifications dans ce nouveau « monde » qu’elles ont elles-mêmes contribué à faire advenir. Or n’a-t-on pas avec la théorie des ensembles variables et des faisceaux tout ce qu’il nous faut pour penser métaphysiquement ce que doit être l’être pour qu’il accueille des vérités et donc des sujets ? Pourquoi ne pas appeler « être » le système complet de ce que Badiou sépare en être et apparence ? Badiou ne parle-t-il pas lui-même d’un niveau « onto-logique » ? Dans ces conditions, ne fallait-il pas franchir le pas et constater qu’il n’y a d’« ontologie » qu’« onto-logique » ?
23Cela voudrait dire, au fond, que la tâche de la métaphysique n’est pas de penser l’éternité des vérités mais l’être du mutable ou du local en tant que tel. Si l’on n’a pas simplement à enregistrer ce qui se présente, si on n’est pas condamné à s’en tenir à ce qui est là, ce n’est pas parce qu’il y a quelque chose au-delà, dont ce que nous percevons n’est finalement que l’apparition conditionnée et locale, mais parce que rien n’est là qui ne puisse être aussi à côté, puis à côté encore, ailleurs, donc, mais de proche en proche. Le sentiment que nous avons de la contingence de ce qu’il y a ne tient pas à ce qu’il est divisé entre son être et son apparaître, mais à ce qu’il est traversé par ce qu’il pourrait être, par ses propres virtualités locales. Tout ce dont nous avons besoin, ce sont d’instruments pour traiter ces jeux complexes de l’identité et de la variation, du local et du global. À la recherche d’un point de vue de surplomb dans une ontologie corrélative d’une définition restrictive de la mathématique, on nous permettra de préférer l’effort pour penser, et avec les mathématiques, des vérités qui se transportent de monde en monde, des vérités sans Dieu et sans éternité. Nous n’avons pas besoin de thèses ultimes (« les vérités sont éternelles ») ; nous avons besoin de méthodes (« que doit être l’être des mondes pour qu’on puisse trouver les gonds sur lesquels ils basculent ? »). C’était, au fond, la réponse de Newton à Descartes : hypotheses non fingo.
Notes
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[1]
G. Deleuze, « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », L’Île déserte et autres textes, Paris, Éd. de Minuit, 2002, p. 269.
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[2]
C’était d’ailleurs le programme que s’était donné le cartel « Théorie du Discours » constitué notamment par Jean-Claude Milner, Yves Duroux, et Jacques-Alain Miller, tel qu’on le trouve formulé dans un célèbre article de ce dernier : « tant que l’altération provoquée par l’exclusion du sujet parlant n’est pas annulée, les structures linguistiques ne valent pas hors de leur région d’origine. » (« L’action de la structure », Cahiers pour l’analyse, n° 9, 1968 ; repris dans Un début dans la vie, Paris, Gallimard, 2002, p. 61).
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[3]
L’Être et l’évènement, Paris, Éd. du Seuil, 1988, p. 10-11.
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[4]
Dans le détail, cette procédure complexe suit d’assez près les techniques mises au point par Cohen et connues sous le nom de « méthode du forcing ».
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[5]
Encore qu’il soit difficile de faire ici la part de ce qui, dans cet éphémère tournant « formaliste » revient à Lacan lui-même ou à l’initiative de Jacques-Alain Miller. Voyez « La suture », dans lequel était formulée l’hypothèse selon laquelle la théorie du sujet doit se fonder sur l’arithmétique, cherchant le sujet là où on l’attend le moins, comme une fonction ou un effet du compte, ainsi que « Matrice » qui situait déjà le problème dans un cadre ensembliste (voir Un début dans la vie, op. cit.).
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[6]
G. Deleuze, loc. cit., p. 243-246.
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[7]
F. de Saussure, Écrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002, p. 153. Qu’on nous permette de renvoyer à P. Maniglier, La Vie énigmatique des signes, Saussure et la naissance du structuralisme, Paris, Léo Scheer, 2006.
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[8]
« L’étourdit », Autres écrits, Paris, Éd. du Seuil, 2001, p. 490.
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[9]
Même si sa « phénoménologie » est très évocatrice d’analyses « sémiologiques ». Voyez l’analyse du tableau d’Hubert Robert (Livre III, Section 1), qui cherche la « lisibilité » de cet espace pictural, ou encore celle de Brasilia (Livre VI, Section 1, § 3 sq.), dégagement progressif de la structure d’une ville selon de grands axes oppositifs globaux (travail/loisir, civil/militaire, etc.), à partir de petites variations qualitatives locales (plus ou moins haut, plus ou moins éclairé, etc.).
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[10]
J.-T. Desanti, « Quelques remarques à propos de l’ontologie intrinsèque d’Alain Badiou », Les Temps Modernes, vol. 45, n° 526, 1990.
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[11]
A. Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Éd. du Seuil, 1998.
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[12]
Le traitement « point par point » suppose une redéfinition technique de la vérité comme possibilité de rapporter un certain transcendantal à un autre, plus simple, constitué simplement de deux valeurs (vrai/faux ; oui/non).