Notes
-
[1]
Parmi ses ouvrages : Esthétiques du xviiie siècle. Beaux-arts, Architecture, Art des jardins. Le modèle français, Paris, Ph. Sers, 1990 ; Fiat lux : une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993 ; trad., notes et commentaire de E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, Vrin, 1998 ; Les Monstres du sublime : Victor Hugo, le génie et la montagne, Paris, Paris-Méditerranée, 2005.
-
[2]
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 101.
-
[3]
Ibid., p. 39.
-
[4]
Fiat Lux. Une philosophie du sublime, op. cit., p. 334.
-
[5]
Ibid., p. 523-524.
-
[6]
Ibid., p. 11.
-
[7]
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 101.
-
[8]
Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996.
-
[9]
Voir le célèbre article de J. O. Urmson, « Saints and Heroes » (A. I. Melden, Essays in Moral Philosophy, Seattle, 1958) ; D. Heyd, Supererogation : Its Status in Ethical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; et le beau chapitre « The Power of Ideals » dans N. Rescher, Human Interests, Stanford, Stanford University Press, 1990, p. 138-150.
-
[10]
Londres, Verso, 1988.
-
[11]
P. Crowther, The Kantian Sublime : From Morality to Art, Oxford, Clarendon Press, 1993 ; The Language of Twentieth-century Art : A Conceptual History, New Haven, Yale University Press, 1997 ; Critical Aesthetics and Postmodernism, Oxford/New York, Clarendon Press, 1993 (reprint 2000).
Baldine Saint Girons Le Sublime de l’Antiquité à nos jours | Paris, Desjonquères, 2005, 247 p. |
1Les mots ne sont pas innocents et un regard à leur étymologie peut éblouir par les croisements de significations différentes. L’adjectif latin « sublime » (de sublimis) porte en lui une ambiguïté qui n’est qu’accrue par les théories du sublime depuis la découverte du traité du mystérieux Longin, traduit pour la première fois en anglais par John Hall en 1652, et plus tard en français par Boileau en 1674 (l’ouvrage est imprimé maintes fois au xviiie siècle et retraduit en anglais). Le terme latin sublimis vient-il de sub et limis, « de travers », ou limen, « limite » ? L’arbitre de l’ordre poétique, le défenseur des Anciens, l’auteur de L’Art poétique, n’a-t-il pas aggravé le cas du sublime en traduisant le Peri Hupsos de Longin par le mot latin ? La hauteur qui est signifiée par le substantif grec hupsos reste-t-elle dans les implications de limis, « adjectif qui qualifie le regard, lorsqu’il est indirect et porté à la dérobée », ou encore, explique Baldine Saint Girons dans Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, « un mouvement d’élévation complexe et en tout cas non orthogonal au sol » (p. 51) ? Quel parcours tortueux, quels méandres de sens, quelle accumulation d’histoire de la rhétorique, de la littérature, de la philosophie ! Car le sublime – élévation du style, de l’âme, du paysage naturel, de l’art – débute dans le domaine de la rhétorique antique, s’impose dans les débats esthétiques au xviiie siècle, traverse le romantisme, arrive jusqu’à aujourd’hui, et oscille entre tous les usages du substantif et de l’adjectif.
2C’est sur les vicissitudes du sublime que porte la recherche de Baldine Saint Girons, qui en a déjà étudié les manifestations les plus saisissantes chez Longin, dans la rhétorique antique, au Moyen Âge, chez Burke et Kant, ainsi que chez Vico, dans l’architecture, l’art des jardins, la peinture et la poésie [1]. Elle garde, dans son dernier livre, les qualités qui la distinguent : une grande érudition, un souci historique et philologique conjugués à une perspective herméneutique qui interroge le passé comme une matière vivante où germe l’avenir. Depuis sa belle édition et traduction de la Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau de Burke, elle lit, dans les aventures de cette catégorie essentielle pour notre perception de l’art, l’annonce de ce qui a hanté et continue de hanter la sensibilité moderne : le rapport déchiré entre les mots et le monde, et l’élan vers une dimension sacrée du langage. Le sublime est une énigme devenue sensible ; il est à la fois fulgurant et obscur.
3Le traité de Burke, de 1757, marque les débuts de l’esthétique comme branche séparée de la philosophie – le fondateur en fut Alexander Gottlieb Baumgarten dans la première moitié du xviiie siècle. Mais quelle différence entre l’un et l’autre ! L’auteur de l’Aesthetica s’efforce de définir les caractéristiques formelles et sensibles du beau en reprenant les catégories de la tradition humaniste, alors que le philosophe irlandais pose le problème du rapport entre l’objet et le sujet, et en conséquence analyse les passions et les émotions que l’objet provoque chez le sujet. Burke s’intéresse à la différence entre le beau et le sublime, distinguant entre les effets suscités par l’un et par l’autre, après avoir constaté le rôle du goût et des phénomènes affectifs chez les êtres humains. Le philosophe empiriste procède par arguments et contre-arguments : de raisonnement en raisonnement, il réfute les principes traditionnels et affirme, pour la première fois dans l’histoire, que le beau n’est pas réductible à une mathématique des mesures. La proportion n’étant pas la cause de la beauté ni chez les plantes, ni chez les animaux, ni chez les hommes, parfois elle empêche son surgissement, en nous laissant froids devant la perfection même. Il convient alors de remarquer que l’habitude et l’utilité dirigent notre entendement ; mais l’imagination et les passions jouent un rôle plus important pour nous faire apprécier la beauté, en nous donnant le sens du plaisir et de l’amour. Si le beau implique, pour Burke, une taille maîtrisable par l’œil humain, le sublime en revanche nécessite une grande dimension et produit un sentiment mixte fort étrange où cohabitent l’horreur et le délice. Le sublime dans la nature cause cette passion puissante qui est l’étonnement, « c’est-à-dire un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur [2] ». Le philosophe qui s’occupe du « comment », plutôt que de donner des définitions d’essence, étudie les nuances et les gradations des sentiments : étonnement, peur, terreur, admiration et awe (terme intraduisible en français, qui indique un mélange de terreur et de respect) – tous ces sentiments sont analysés ainsi que les circonstances de leur apparition (la nuit, l’obscurité, l’immensité). Mais Burke ne saurait restreindre son analyse au sublime naturel, même si celui-ci est la grande trouvaille du xviiie siècle, et en évoquant les idées d’éternité et d’infini comme celles qui nous affectent le plus, il renverse le système critique de l’abbé Du Bos. Celui-ci, à la suite d’Horace, croit que la peinture peut frapper notre imagination plus que la poésie ; Burke affirme le contraire et se plaît à citer le célèbre portrait de Satan fait par Milton pour prouver l’impact que les mots peuvent avoir sur notre esprit.
4Baldine Saint Girons insiste surtout sur les rapprochements entre le sublime de Longin et celui de Burke, pour arriver à la sublimation de Freud. Pour elle, la rhétorique de Longin, l’esthétique de Burke et de Kant prennent une tournure ontologique, et conduisent au cœur même de l’inconscient freudien et lacanien : « Le sublime arrache l’homme à lui-même : aussi, pas plus que nous ne pouvons vraiment retenir le sublime, nous n’arrivons à vouloir entièrement séjourner en lui [3]. » La préface à Burke confirme la direction de la recherche de Baldine Saint Girons, fortement influencée par la psychanalyse de Lacan. Dans Fiat Lux. Une Philosophie du sublime (1993), travail de grande envergure et riche de suggestions, elle reconstituait le débat complexe sur le sublime dans la rhétorique antique, chez Augustin et dans les nombreuses traductions et interprétations du xviiie siècle ; elle critiquait Burke, car « au lieu d’assigner une origine au sublime [4] », il en étudie les effets ; et elle exprimait les thèmes mystiques inhérents au sublime en langage et style lacaniens : « Or l’éblouissement du sublime ne peut naître que de l’acquiescement à ce qui fait saisir la gravité du manque [5]. »
5Le Sublime de l’Antiquité à nos jours reprend la tension de Fiat Lux. Il ne serait plus possible de refaire aujourd’hui une étude historique aussi circonstanciée que The Sublime. A Study of Critical Theories in Eighteenth-Century England de Samuel H. Monk (1935). Comment faire alors l’histoire du sublime depuis l’Antiquité ? Comment organiser une matière immense dans ce qui se veut le parcours d’une idée ou d’une valeur ? Le temps des histoires linéaires est révolu : qui s’attendrait aujourd’hui à un supposé ordre chronologique pur, à travers lequel l’historien retracerait la persistance d’un concept fixe et inaliénable à travers les siècles ? Certes, la théorie ou plutôt les différentes théorisations du sublime sont apparentées aux différentes conceptions de l’art et des arts. À l’instar de Longin, de son universalité strictement subjective, « qui concerne le rapport de la représentation non pas à l’objet mais au sujet » (p. 30), Baldine Saint Girons est convaincue de la « matrice subjective du sublime » (p. 11) et donc d’un rapport instable, toujours changeant entre le sujet et l’objet. Elle ne se contente pas, néanmoins, d’un relativisme historique ou géographique qui ne viserait qu’à établir une liste des théories depuis les Grecs et les Romains, mais, dans un élan phénoménologique toujours tendu vers la question de l’origine, elle fond en un seul principe des étapes et des aspects différents du sublime. Il est un sentiment proche du sacré, même s’il est né dans la sphère de la rhétorique et de la poésie, et passé à la philosophie esthétique ; il parle de l’élévation du corps et de l’esprit ; il figure tout ce qui, depuis l’âge romantique et sa fascination pour le raptus mystique, dit le risque existentiel de l’être humain.
6Encore plus que pour les ouvrages précédents, le défi du Sublime de l’Antiquité à nos jours consiste à relier le sublime du passé à des concepts freudiens et lacaniens, et à prouver la validité d’une perspective contemporaine touchée par les paradoxes du langage qui s’enivre de la collision des contraires : le sublime figure déjà et toujours « un saisissement qui s’accompagne d’un dessaisissement », un délire poétique qui libère le sujet « de son moi et de ses attaches imaginaires » (p. 182) et donne, le temps d’un éclair, la fulguration d’une rencontre bouleversante « qui fait surgir le signifiant dans le réel et, inversement, le réel dans le signifiant ». L’« Hymne au sublime », à la fin du livre, montre le rapport étroit que l’auteur établit entre mysticisme et psychanalyse lacanienne :
Lumière qui éblouit, séparée.Un éclat s’en détache, brûle les paupières,Élévation pour cueillir, relancerLa balle du signifiant.La pensée naît, effet de langage.Ou bien tressaillement, corps à corps :L’insoutenable fait chavirer.
8Baldine Saint Girons veut que l’enveloppe divine du sublime arrive, par-delà toute religion déterminée, à la mystique de cette pensée moderne qui voit l’imbrication périlleuse de la vie et du langage – ce qu’elle appelle : le discours du signifiant, ou de la parole qui parle pour elle-même. Tout en étant occupée par des questions artistiques, Baldine Saint Girons fait sortir le sublime du champ strictement esthétique pour mettre à nu son aspect sacré et fuyant. Dans Fiat Lux, elle doute de la possibilité même de le considérer comme une catégorie, car le sublime s’explique par le sublime, il est « concept opératoire et résultat [6] ». Pour elle, il est « un objet évanescent et rebelle à tout canon », fiat lux, et elle prononce la phrase prophétique qui porte les traces à la fois de la phénoménologie et du mysticisme – et du mysticisme de la phénoménologie : « Le sublime n’est pas : il advient. »
9La vision de Baldine Saint Girons reste attachée à une expérience mystico-religieuse du romantisme qui se poursuit, exacerbée et modernisée, dans la tradition phénoménologique de Merleau-Ponty, dans l’expérience intérieure de Bataille et dans ce qu’il y a d’oraculaire et de surréaliste chez Lacan. Sans doute le Peri Hupsos de Longin peut-il s’offrir à une interprétation proche de l’absolu romantique et de son élan sacré, car, dès les premières pages adressées à son ami Postumius Térentien, l’auteur parle du sublime comme de ce langage dont l’effet ne vise pas à persuader le public, mais à le transporter en dehors de lui-même. Le sublime est comparé à la foudre, à sa lumière aveuglante. Néanmoins la lecture lacanienne de Longin sacrifie ce qui permettrait aussi une interprétation liée au fondement même de la rhétorique, c’est-à-dire l’art du discours qui montre le pouvoir du parlant. Car ce que Longin appelle « l’excellence achevée et la distinction du langage » des plus grands écrivains, en prose et en poésie, contient l’idée de l’habilité de l’artiste, qui est difficilement identifiable au « dessaisissement » déjà et toujours implicite dans le sublime selon Baldine Saint Girons.
10De la même manière, on peut objecter que l’étonnement et la terreur dont parle Burke ne mettent pas totalement en cause la capacité rationnelle, même si le philosophe affirme l’aspect violent et immédiat du sublime. Car si l’on considère par exemple l’effet provoqué par les vers de Milton, qui nous font pénétrer obscurément dans la zone dangereuse de la volupté dans la souffrance, on ne peut pas négliger la présupposition logique d’un tel effet : la maîtrise poétique de l’artiste, sa capacité consommée de malaxer les images en les composant dans un ensemble d’abord perçu synthétiquement par le lecteur, mais analysable après coup (ce que Burke fait en explicitant les figures poétiques de ce passage sublime du Paradis perdu). Quant à l’expérience du sublime naturel, assurément, comme le signale Burke, notre esprit est « si complètement rempli de son objet qu’il ne peut en concevoir d’autre ni par conséquence raisonner sur celui qui l’occupe [7] » ; néanmoins la confiance dans la raison n’est pas fêlée. Nous ressentons le choc du sublime dans l’immédiat, mais nous le comprenons par la suite et nous pouvons le traduire en termes rationnels : le sublime ne serait même pas reconnu comme tel s’il n’y avait pas un second temps, qui est celui où nous prenons conscience de notre expérience et pouvons donc l’analyser.
11*
12Engagée à retracer un parcours à travers les âges, Baldine Saint Girons suppose un principe agissant dans le sublime qui, dès son apparition, empêche toute quiétude, celle qui viendrait d’une prétendue autonomie du beau ou celle qui surgirait des certitudes de la science. Le sublime met en cause la trinité des célèbres valeurs de la philosophie grecque : le beau, le vrai et le bon. Il échappe à toute logique et touche à l’absolu du langage. Par un mouvement paradoxal qui est celui même de la modernité depuis le romantisme et la philosophie idéaliste allemande, le sublime est déplacé du vaste espace qu’il avait conquis entre le style littéraire et le lien entre l’art et la nature, pour s’ouvrir à l’insondable de l’inconscient freudien et lacanien. Le Sublime de l’Antiquité à nos jours trouve le noyau de cet épanchement du sublime dès le traité de Longin, « auteur antique qui est au fond un moderne » (p. 36), et que l’auteur lit « contre Aristote » et avec Lacan.
13Baldine Saint Girons affiche sa position anti-rationaliste : Aristote semble loin, avec son idée d’une nature humaine et d’un souverain bien, tandis que toute une partie du premier chapitre est consacrée à Platon, dont le projet éducatif est de se laisser guider par « un maître intérieur, le démon » (p. 19), et de chercher l’élévation du savoir « sublime » dans l’incertitude et le risque. Inattendu, multiforme, instable, toujours à réinventer, le sublime que Baldine Saint Girons voit blotti dans la paideia de Platon, attiré par l’aspect absurde et contradictoire de l’ironie socratique, s’apparente à l’unheimlich freudien, « l’étranger dans la familiarité même, ce qu’on reconnaît sans le reconnaître – à condition, toutefois, de ne pas le faire glisser dans le pathologique » (p. 21). À la suite de Jean-François Mattéi [8], le mythe de la caverne est lu, via Lacan, comme ce qui fait entendre la puissance de symbolisation du langage : la caverne est l’image productrice d’images et fondatrice de toute activité réfléchissante. Le mythe de la caverne est capable de dénoncer les préjugés – encore actuels – des Lumières, selon lesquels l’éducation rendrait clairvoyants des aveugles.
14Le Sublime de l’Antiquité à nos jours parle de l’étonnement comme d’un élément essentiel de l’éducation, mais, encore une fois, il ne s’agit pas de ce sentiment envisagé par Aristote dans le premier chapitre de sa Métaphysique : l’émotion qui est à la base de toute connaissance et qui ouvre la voie de la raison humaine. Non, l’étonnement platonicien est la pensée soumise à Éros « qui manque éternellement de ce à quoi il vise » ; il est la parole traumatique et traumatisante de Socrate « qui retentit dans les tréfonds du sujet et engendre le trouble physique et moral » chez ses disciples (p. 19).
15Une étude portant sur des valeurs esthétiques ne saurait négliger le rapport entre le tragique et le sublime : pour Baldine Saint Girons, les diverses conceptions de la tragédie chez Aristote et chez Longin montrent la modernité de ce dernier qui loin de donner un rôle central à l’intrigue ou à l’action dramatique suit l’imagination visionnaire déclenchée par les mots. Ce sont les mots qui « parviennent à mettre sous les yeux de l’esprit ce qui échappe au régime des sensations » (p. 43). De plus, Longin parle d’un choc (ekplèxis) provoqué par les images qui ne sont pas seulement reproductives mais productives, car l’imagination a le pouvoir de voir ce que l’on ne voit pas, de réaliser ce que l’on n’a pas vu. Grand est l’attrait que le débat sur la tragédie grecque a suscité chez les modernes : dans un survol où les époques et les genres s’amalgament, où la séparation entre littérature et philosophie semble une supercherie de la raison et de l’académisme, Hölderlin, Nietzsche, Heidegger, Freud, Lacan sont convoqués – enfin tous ceux qui, directement ou indirectement contre Aristote et sa rationalisation de la tragédie, n’ont pas subordonné le langage à l’action, mais l’ont doté d’une efficacité propre. Longin, qui cite des vers entiers des auteurs tragiques (à la différence d’Aristote, lequel ne cite jamais), aurait déjà pressenti la fibre du moderne, la force des mots comme signifiants : les mots sont pour lui la lumière de la pensée ; ils voient, sont des yeux, instillent « dans les choses comme une âme parlante », écrit-il dans un beau passage que Baldine Saint Girons aime à citer.
16Un des avantages d’une étude à travers les âges, nécessairement sélective, est de faire rêver à ce qu’on pourrait ajouter. D’autres expériences de la littérature et de la pensée moderne, de leur passion pour la tragédie classique, auraient pu être incluses : par exemple celle de l’écrivain viennois Hugo von Hofmannsthal, influencé par Freud dans son Elektra, livret de 1906 pour l’opéra de Strauss. Hofmannsthal, si érudit dans la culture classique, semble avoir fait sienne l’image saisissante des mots comme yeux : le narrateur d’un de ses récits, La Lettre du voyageur à son retour, terrassé par une crise épouvantable à son retour en Europe après plusieurs années d’absence, perd le sens de la réalité jusqu’à voir les mots comme s’ils étaient de grands yeux qui le fixent. Pourtant, grâce à l’effet foudroyant, sublime de l’art, en l’occurrence de tableaux qui se révèlent être de Van Gogh, ce voyageur retrouve une vigueur et une présence au monde inattendues – et donc la capacité d’agir.
17Quelques pages du Sublime de l’Antiquité à nos jours sont consacrées à Van Gogh, à travers la lecture d’Artaud, pour faire miroiter l’inébranlable pluralité de l’être humain : « Je est un autre », rappelle Baldine Saint Girons dans un mot conclusif (p. 148). Toutefois, si l’on suivait le parcours indiqué par Hofmannsthal, il faudrait ajouter : « mais il dépasse le choc, grâce à l’art ». Pourquoi faut-il penser qu’il y a une identification totale entre Van Gogh et son spectateur ? Quelque chose de l’ordre de la contemplation ne pourrait-il pas exister même lorsqu’on est profondément ébranlé ? On peut penser que l’art moderne, dans sa violence, n’est pas seulement une fièvre dionysiaque, une déprise de soi, « insaisissable dans l’immanence », selon la phrase de Paul Klee citée à plusieurs reprises par Baldine Saint Girons. Oserait-on dire que Hofmannsthal ébauche une conception de l’art moderne qui échappe aux mythes mêmes du moderne et de l’avant-garde ? Car, vis-à-vis du sublime, on peut avoir un autre type d’approche philosophique, précisément celle que condamne Le Sublime de l’Antiquité à nos jours.
18On pourrait objecter, par exemple, que le point de contact le plus pertinent entre le sublime et le tragique est la noblesse du héros. Il faudrait alors faire référence au débat de l’éthique contemporaine qui a repris la conception chrétienne de la « surérogation », c’est-à-dire de l’action des héros et des saints qui ne se conçoit pas en termes de devoir mais de dévouement à un idéal [9]. Les catégories esthétiques – tragique et sublime – accueilleraient un aspect éthique, qui est un choix et non pas l’impératif dont parle Baldine Saint Girons, exprimé par cette phrase qui séduit tant et appelle le sujet à entrer dans l’inconscient : « il faut y aller » (p. 161). Il s’agit plutôt de l’éthique de l’âme sublime comme au xviiie siècle, de l’éthiqueesthétique chère à Stendhal et à un des plus grands écrivains modernes, qui n’a jamais intéressé la tradition phénoménologique française : Robert Musil. Celui-ci s’interroge sur la dimension sacrée et sublime de la pensée et de l’expérience humaines, en comprenant et traduisant la mystique en termes laïques – ce qu’il appelle : l’autre état. Musil représente une pensée propre à l’Autriche et à l’Europe centrale qui se démarque de l’idéalisme allemand, du kantisme, de la psychanalyse freudienne et de l’opposition entre intellect et sentiment : pour lui la raison n’est pas l’ennemie de l’âme, comme il l’explique si souvent dans ses articles ainsi que dans un petit traité sur le sentiment dans L’Homme sans qualités, rédigé par le protagoniste Ulrich. Ce personnage est le type même de l’homme de la possibilité, l’homme « analytique » ; il met à l’épreuve tout système de croyance et met en garde, par l’ironie et le goût de la précision, contre toute tentation d’obscurantisme. Musil assigne à l’art et à la littérature le rôle d’exprimer l’exception et d’amener à une connaissance, différente de la connaissance scientifique, mais capable d’éclairer sur les émotions, les comportements et les motivations humaines.
19Baldine Saint Girons épouse la cause de l’inconscient freudien, annonçant à maintes reprises la visée de son livre, dont l’effort est « de lutter contre la confusion du sublime avec un idéal déterminé devenu pleinement appropriable » (p. 18), mais sans expliquer en quoi cet idéal serait fautif. Un livre qui étudie le sublime à travers le temps pourrait renseigner ses lecteurs sur différentes approches et leur portée philosophique. Pourquoi faut-il soumettre toutes les époques et les variantes du sublime au même mouvement lacanien ? Si les passions et les émotions sont involontaires, cela ne veut pas dire qu’elles soient toujours obscures et inconscientes. Mais, pour Baldine Saint Girons, l’Antiquité, les premiers Pères de l’Église, saint Augustin et la tradition médiévale, Vico et ses différents types de sublime dont elle donne une belle lecture, les romantiques et l’art moderne, enfin l’inconscient et la sublimation de Freud – tout converge à partir du même préjugé antirationaliste. Les nuances, les différentiations et les contrastes sont utilisés très souvent dans Le Sublime de l’Antiquité à nos jours, mais de manière pour ainsi dire locale, comme ressort rhétorique et érudit qui fait avancer le déroulement des paragraphes et des chapitres : parmi les nombreux exemples, la critique par Herder de l’assimilation kantienne du sublime à la grandeur absolue, les visions de l’art de Schopenhauer et de Kierkegaard confrontées avec celle de Chateaubriand, l’écart entre Wordsworth et Baudelaire, etc. Pourtant, Le Sublime de l’Antiquité à nos jours se fonde sur une seule et unique différence opérante, celle qui oppose la pensée mystique de l’inconscient, comme « savoir global qu’ignore la conscience claire et distincte », au « discours logico-rationnel » (p. 161). L’une est éblouissante et bouleversante ; l’autre serait coupable de tout ce dont on accuse depuis longtemps la science et « son discours universel » qui « tend à évacuer la singularité désirante » (p. 181).
20Comme l’élan mystique, Le Sublime de l’Antiquité à nos jours demande à son interlocuteur une adhésion préalable et complète, exigeant que son lecteur soit charmé par les mêmes idées. On pense, certes, comme l’auteur de ce livre, que Boileau trahit la pensée de Longin : le champion de la raison et de la clarté du Grand Siècle ne saurait comprendre le kairos, le goût de l’extase chez Longin. On est fasciné avec Baldine Saint Girons par l’extraordinaire pensée de Vico, et nous avons tous aimé le soleil noir de l’âme romantique, le ciel et l’enfer de Baudelaire, la poésie de Rilke, et même le nihilisme de la fin du xxe siècle. Mais on veut aussi qu’un essai soit différent d’un acte de foi ou d’un raptus. Ne pourrait-on, en modernes, traiter l’histoire du sublime en donnant un ordre à la pluralité étourdissante des modèles ? Ne conviendrait-il pas aujourd’hui de créer des distinctions ? Non seulement pour la matière du passé, mais aussi pour le présent. Par exemple, au cours des dernières années, l’intérêt pour le sublime s’est manifesté dans une autre direction, qui ne se réclame pas de la tradition rationaliste sans pour autant s’inscrire dans la lignée de l’élan sacré. On pense à Jean Baudrillard, à sa conception de l’art contemporain comme objet de consommation, à l’idée que le sens du sublime est fortement mis en cause aujourd’hui par le spectaculaire et le sensationnel. On pense encore à des critiques lacaniens postmodernes, tel Slavoj Žižek : dans The Sublime Object of Ideology [10], celui-ci parcourt tous les aspects possibles du sublime, de la politique aux avant-gardes artistiques, reprenant les réflexions de Jean-François Lyotard sur Kant. Il reste attaché à l’élément kantien du spectacle naturel pour trouver l’expérience du sublime dans notre monde du spectacle, dans le rythme vertigineux et accéléré de la société contemporaine. Sans le sérieux de Baldine Saint Girons, Žižek ne craint pas d’explorer les déformations anti-sublimes du kitsch contemporain, d’analyser le ridicule en tant que tel, sans qu’il soit repris dans le dépassement tragique typique de la perspective mystique.
21On voudrait qu’un essai sur le sublime n’occulte pas qu’a existé et existe aujourd’hui une orientation fidèle à la philosophie du xviiie siècle en langue anglaise et ouverte à l’esthétique analytique. Telle est la recherche de Paul Crowther (cité, du reste, dans la bibliographie du Sublime de l’Antiquité à nos jours). Ce critique contemporain, qui a consacré plusieurs ouvrages au sublime et à ce qu’il appelle l’esthétique postmoderne de la transcendance et du choc [11], pense qu’un objet peut être compris en termes rationnels, en dépit de son caractère exorbitant et de son empire sur l’imagination. Cette conviction ne renie pas l’éblouissement mystique et poétique, mais indique que l’intellect, s’il n’est pas considéré comme l’antagoniste du sentiment, permet de saisir l’émotion vive du sublime et d’analyser les affects et les passions. Il en était ainsi pour Stendhal, grand absent du Sublime de l’Antiquité à nos jours, qui a toujours préféré le romantisme anglais au romantisme allemand, sans cesser d’étudier la sensibilité humaine, de montrer le lien entre les sentiments et l’intelligence, d’exprimer le rapport entre les émotions et les actions, et enfin de faire sentir le sublime des lieux naturels, de l’âme belle, de l’art et de l’amour.
22Dans un passage du Rouge et le Noir qui embrasse en un seul mouvement la sensibilité des trois personnages principaux, Mathilde, âme supérieure, devient aussi sublime que Madame de Rênal et vit la même exaltation amoureuse que Julien. Emportée par la musique et le chant, elle est à la fois éblouie dans l’extase et capable d’analyser sa situation :
Du moment qu’elle eut entendu cette cantilène sublime, tout ce qui existait au monde disparut pour Mathilde. On lui parlait, elle ne répondait pas ; sa mère la grondait, à peine pouvait-elle prendre sur elle de la regarder. Son extase arriva à un état d’exaltation et de passion comparable aux mouvements les plus violents que depuis quelques jours Julien avait éprouvés pour elle. La cantilène, pleine d’une grâce divine sur laquelle était chantée la maxime qui lui semblait faire une application si frappante à sa position, occupait tous les instants où elle ne songeait pas directement à Julien. Grâce à son amour pour la musique, elle fut ce soir-là comme Mme de Rênal était toujours en pensant à Julien.
24Proche de Burke, tout en étant moins convaincu d’une différence fondamentale entre le beau et le sublime, Stendhal sait que le sublime touche, saisit, bouleverse, mais aussi permet de se comprendre soi-même et de connaître l’âme humaine.
Notes
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[1]
Parmi ses ouvrages : Esthétiques du xviiie siècle. Beaux-arts, Architecture, Art des jardins. Le modèle français, Paris, Ph. Sers, 1990 ; Fiat lux : une philosophie du sublime, Paris, Quai Voltaire, 1993 ; trad., notes et commentaire de E. Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, Vrin, 1998 ; Les Monstres du sublime : Victor Hugo, le génie et la montagne, Paris, Paris-Méditerranée, 2005.
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[2]
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 101.
-
[3]
Ibid., p. 39.
-
[4]
Fiat Lux. Une philosophie du sublime, op. cit., p. 334.
-
[5]
Ibid., p. 523-524.
-
[6]
Ibid., p. 11.
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[7]
Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, op. cit., p. 101.
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[8]
Platon et le miroir du mythe, Paris, PUF, 1996.
-
[9]
Voir le célèbre article de J. O. Urmson, « Saints and Heroes » (A. I. Melden, Essays in Moral Philosophy, Seattle, 1958) ; D. Heyd, Supererogation : Its Status in Ethical Theory, Cambridge, Cambridge University Press, 1984 ; et le beau chapitre « The Power of Ideals » dans N. Rescher, Human Interests, Stanford, Stanford University Press, 1990, p. 138-150.
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[10]
Londres, Verso, 1988.
-
[11]
P. Crowther, The Kantian Sublime : From Morality to Art, Oxford, Clarendon Press, 1993 ; The Language of Twentieth-century Art : A Conceptual History, New Haven, Yale University Press, 1997 ; Critical Aesthetics and Postmodernism, Oxford/New York, Clarendon Press, 1993 (reprint 2000).