La Dominicaine Rita Indiana Hernández est une des romancières les plus originales de l’aire caraïbe hispanophone. Les pages qui suivent sont tirées de La Stratégie de Chochueca, paru en 2000 (Isla Negra, Santo Domingo) et inédit en français. L’héroïne et narratrice est une adolescente déboussolée de la bourgeoisie dominicaine. Dans le brouillard de musique grunge et de cocktails rhum-valium où elle se traîne avec sa bande, une ombre surgit, tel un revenant des massacres de coupeurs de canne de 1937 : celle du Haïtien – hier travailleur agricole, aujourd’hui ouvrier du bâtiment, méprisé, redouté.
Quelqu’un, dehors, avait été tué. On pouvait entendre les cris et le bruit des pas de la foule qui courait. Folle d’envie de savoir, je me mis à courir aussi.
Un camion livreur de bière avait écrasé un jeune garçon, laissant sur l’autoroute une traînée de viscères et de sang. Les gens étaient sur le point de se jeter des balcons, ils se précipitaient, poussés par le désir morbide d’être témoins du sale boulot de la mort. Je jouais des coudes entre des maîtresses de maison en peignoir et des enfants qui expliquaient l’accident avec grand luxe de détails, j’avançai jusqu’où c’était possible mais lorsque j’arrivais à m’approcher, un autre mouvement de foule m’arrêtait et me renvoyait des clameurs de dégoût. Ce que j’entendis cette nuit-là surpeupla mes rêves pour pas mal de temps. Le corps déformé du mort et ses trente-six mille versions surgissaient au beau milieu de la conversation la plus anodine, le vrai cadavre était resté au-delà du cercle que les voisins et les badauds avaient construit tout autour…