1Maryse Condé, professeur émérite de littérature française à l’université de Columbia (New York), préside le Comité pour la Mémoire de l’Esclavage. Son œuvre de fiction comprend une quinzaine de romans. Entre autres distinctions, elle a reçu le Grand Prix Littéraire de la Femme pour Moi, Tituba, sorcière noire de Salem (1987), le Prix de l’Académie Française pour La Vie scélérate (1988), le Prix Carbet de la Caraïbe pour Desirada (1997).
2Kassem sortit du ventre de la terre comme il était sorti de celui de sa mère, vingt ans plus tôt, couvert de sang, terrifié. Muet aussi. Il avait fallu que la matrone, négligeant Drasta qui, elle ne souffrait de rien, passé comme une lettre à la poste celui-là après six accouchements, lui meurtrisse les fesses à coups de taloches pendant une vingtaine de minutes pour qu’il laisse éclater son premier cri. Cri faiblard. Cri de souris qui laissait bien augurer somme toute du couac final. Un éclat de brique lui avait labouré le front et le liquide pissait, rouge, brûlant.
3Il était midi, heure de gloire du soleil sous ces latitudes qui ne sont pas « tempérées » comme l’Europe, et pourtant, le jour était noir. Des myriades de papillons qu’on aurait dit vomis par la nuit, l’obscurcissaient. À seconde vue, Kassem s’aperçut que ces papillons étaient en réalité, des lambeaux de chair, des débris d’os et de pierres qui voltigeaient. Aussi loin que le regard pouvait s’étendre, ce n’était sous cette calotte ténébreuse que constructions en miettes, béton déchiqueté, débris de verre, bois calciné, fumant. Après les trois explosions, un silence de mort pesait, à peine troublé par les râles, et les gémissements des blessés enfouis sous les décombres. Il ne restait rien de rien de l’orgueilleux complexe baptisé Dream Land. Pas de doute, c’était l’œuvre de terroristes. Mais de quel genre ? Dans un attentat-suicide, au moins, les responsables de l’horreur trouvent sur le champ la mort qu’ils méritent. On peut dire que croyant se sacrifier, ils se punissent eux-mêmes. Dans ce cas, les bombes avaient été placées par des lâches qui à cette heure, couraient encore, riant et se frottant les mains ?
4Détruits, les coquets pavillons disséminés dans la verdure. Détruit, les sept étages du bâtiment central. Ils s’étaient agenouillés d’un coup comme les funestes jumelles américaines sur le hall de réception avec ses vasques de marbre et sur les trois salles à manger : le Palais de Neptune, fruits de mer comme le nom le suggère, la Grotte du Minotaure, viandes cuites de mille manières, L’Absinthe, brasserie à la française. S’il n’avait pas obéi à l’ordre de Paolo, le chef italien qui ne le supportait pas et ne lui épargnait pas une corvée, d’aller chercher des tomates en dés Del Monte jusque dans la réserve, il serait passé de vie à trépas. Comme les autres. Comme tous les autres.
5Kassem était arrivé dans ce pays quelque huit mois plus tôt. À peine son diplôme de l’École Hôtelière en poche, il n’avait pas hésité à s’expatrier pour trouver du travail. Car, pour s’expatrier, il faut posséder une « patrie », n’est-ce pas ? Lui, n’en possédait pas. Il était né à Sussy, un petit bled non loin de Lille dont les mille habitants n’avaient pas arrêté de le considérer comme une terre rapportée. Cela mérite explication. Son père était un Guadeloupéen, sa mère, une Roumaine que les migrations des temps modernes dues aux nécessités de la survie avaient réunis là, qui s’y étaient mariés et y élevaient leurs sept enfants. Cinq garçons. Deux filles. Pourtant, allons plus avant. À ce départ inopiné à l’autre bout de la terre, il y avait sûrement d’autres raisons. Plus confuses. Kassem se serait fait tuer plutôt que de les avouer. Toutes les vérités ne sont pas bonnes à regarder dans les yeux.
6Mais, je vous entends, vous voulez en connaître davantage. Dans quel pays était-il venu travailler ? Où se passait l’attentat ? Je ne vous en dirai rien. Qu’il vous suffise seulement de savoir que c’était un de ces pays de soleil, assombri, hélas ! par la dictature, dont les habitants las de crever de faim à petit feu avec leurs bêtes viennent trouver une mort plus rapide dans les incendies des taudis de Paris. On les appelle pays du Tiers Monde ou encore Pays en voie de développement ou encore Pays du Sud. Moi, c’est l’expression que je préfère. Ce mot « Sud » est investi d’un pouvoir d’évocation singulier. Vous vous rappelez ce tube de Nino Ferrer ?
8Kassem sursauta : Ana-Maria ! Il n’y avait pas songé.
9Il s’en voulut de ne penser à elle qu’à l’instant. Mais d’avoir passé si près de la fin, de l’avoir frôlée comme on dit, l’avait rendu oublieux, égoïste. Ana-Maria était morte, elle aussi. À vingt ans. Une grand-mère Italienne lui avait légué ce prénom charmeur. Mais cela s’arrêtait là. Ana-Maria n’était pas un prix de beauté. Assez quelconque à la vérité, à part ses longs cheveux bruns ! Ils s’étaient connus dans l’avion, un charter à bas prix de la Western Atlantic. Non, rassurez-vous, cette compagnie n’est pas sur la liste noire. Aucun crash à son passif. Sièges 68 C et 68 D. Aussi proximité oblige, ils avaient engagé la conversation. Rien d’original comme on va s’en apercevoir.
10– C’est la première fois que vous allez là où nous allons ?
11– Oui. Et vous ?
12– Moi aussi, c’est la première.
13– Vous avez fait vos études dans quelle École ?
14– À Paris ! Et vous ?
15– Moi, à Grenoble. Je suis de Grenoble.
16En treize heures de vol, tout y était passé. Leurs enfances solitaires. Leurs adolescences studieuses. Tant et si bien qu’au moment où l’avion commençait sa descente, on survolait un paysage de dunes de sable, il s’était laissé aller à lui proposer de faire un bout de trajet avec lui dans cette existence où il cheminait tristement tout seul. Elle avait accepté avec enthousiasme et, à l’arrivée, il s’était trouvé affublé d’une partenaire qu’il ne désirait qu’à moitié.
17À présent, dans un vacarme à assourdir un sourd, les policiers accourus de tous les commissariats, stoppaient leurs Jeeps tandis que les infirmiers, médecins urgentistes, secouristes, brancardiers sautaient des ambulances et que les hommes du feu braquaient leurs lances à eau.
18À vrai dire, cet attentat n’était pas une surprise. Des lettres de menace signées des associations les plus fantaisistes engorgeaient le courrier de deux Ministères : celui du Tourisme et celui de l’Intérieur. Effrayé par les forces de l’ordre, Kassem trouva plus prudent de courir s’enfermer chez lui. Avec la malchance qui le caractérisait, quelqu’un finirait par trouver quelque chose à lui reprocher.
19Il habitait au fond du parc. En attendant leur mariage qui se célébrerait à Grenoble pour répondre aux vœux d’Ana-Maria qui y avait de la famille, une vieille mère veuve d’un fonctionnaire des impôts, des tantes, des oncles, des cousins-cousines, ils partageaient avec trois autres gâte-sauce, un pavillon dans la Cité reservée au personnel. Leur appartement se trouvait au troisième étage. La vue imprenable donnait maintenant sur un champ de ruines. Brutalement, la douleur laboura le cœur de Kassem. Ana-Maria ! Il ne la verrait plus. Il n’entendrait plus sa voix cristalline. Il ne l’enlacerait plus au moment de l’amour. Désespéré, il se versa une rasade de vodka Smirnoff, alcool qu’il avait tendance à consommer sans modération.
20Ana-Maria était morte.
21Cela signifiait des rêves qui n’écloraient pas. Des biens matériels : automobile, appartement de trois pièces, résidence secondaire, éventuellement yacht pour des croisières en mer du Nord, qu’elle ne posséderait jamais. Enfant unique, elle rêvait d’une maisonnée pleine de gamins ainsi qu’au bon vieux temps d’avant la pilule. Lui que ses six frères et sœurs avaient blasé, ne souhaitait qu’une fille qu’il baptiserait Ophélia, prénom qu’il adorait depuis qu’il avait appris au lycée ce poème de Rimbaud :
23Il s’assit devant la télévision et tourna le bouton. En cas de catastrophes, rien ne l’égale. Elle vous fait palpiter en direct. Eye witness ! Précisément, CNN qu’on captait jusque dans ce coin perdu, était à son affaire. Gros plan sur les débris calcinés et toute cette désolation. On interviewait un survivant. Un vacancier américain qui remerciait Dieu de lui avoir laissé la vie. Cependant, il s’effondrait, sa femme et ses deux enfants semblaient avoir eu moins de chance que lui et étaient disparus. Gardons espoir ! lui recommandait le journaliste pressé de passer à une autre détresse. God bless America !
24Cependant, un branle-bas à la porte interrompit Kassem. Des policiers firent irruption. Casquettes plates. Uniformes bleu nuit. Mines chargées de malfaisance.
25– Je n’ai rien fait, bégaya-t-il, exécutant néanmoins un impeccable « haut les mains », on ne sait jamais.
26Sa protestation se perdit dans un déluge de coups de pied, de coups de poing ponctués d’éructations brutales. En fait, on lui reprochait d’être en vie quand plus personne des cuisines ne l’était. Des témoins l’avaient remarqué, rodant avec l’œil sec d’un criminel sur les lieux de son forfait. Plus grave, on lui reprochait de se nommer Kassem.
27Habitué à cette confusion, aggravée par sa complexion et sa tignasse de berger berbère, Kassem plaqua un sourire sur sa bouche tuméfiée :
28– Ce n’est qu’un prénom. Je ne suis ni Arabe ni musulman. C’est mon pater qui m’a baptisé comme cela. Un authentique Français de Guadeloupe.
29– Qu’est-ce qu’il raconte ? l’interrompit un policier, intrigué par ce rébus.
30– Il donnait, poursuivit Kassem, refusant de se laisser démonter, des prénoms commençant par K comme le sien à tous ses enfants. Comme il s’appelait Kellerman, nous avons eu Kellerman Jr, Kléophas, Karloman, Klodomir. Les filles, Kuméta et Katrina. Et pour finir le dernier, moi, Kassem.
31Cette histoire peut paraître abracadabrante à qui ignore la mégalomanie des pères guadeloupéens. Le Larousse nous renseigne : « Kellerman François duc de Valmy, maréchal de France. »
32Kellerman Mayoumbe avait reçu ce prénom sonore de son père qui sur le plan matériel ne possédait peut-être que la peau de ses fesses, mais avait de l’orgueil. Au début des années soixante-dix, il avait dû quitter les abords de l’Usine Bonne-Mère qui après une longue agonie, s’apprêtait à fermer ses portes sur ses ouvriers. Comme il avait toujours été bon à l’école, il avait été reçu à un Concours National des P.T.T. et atterri à Sussy où la figure d’un Noir était du jamais vue. Il y avait position de facteur. Les gamins et les chiens poursuivaient son vélo à chacune de ses tournées, en ce temps-là, il n’y avait pas de camionnettes jaunes de la poste, les premiers pour l’insulter, les seconds pour essayer de déchirer à belles dents ses mollets.
33Les policiers ne crurent pas un mot de ce boniment, peu crédible, avouons-le, et poussèrent Kassem à travers le parc jusqu’à une de leur Jeeps.
34Ils traversèrent Samarssa en diagonale. Samarssa n’était pas la capitale.
35Dans le temps, cette bourgade reculée ne comptait même pas parmi les premières agglomérations du pays. Sa fortune était née du lac Abrégo, s’ouvrant tel un magnifique œil bleu, dans un paysage aride et déchiqueté. Des promoteurs avaient eu l’idée de vaincre artificiellement le désert. Ils avaient fait pousser des palmiers royaux, des cocotiers, des araucarias, des lauriers-roses, des bauhinias, déroulé des kilomètres de gazons anglais. Depuis, les Jets et les Boeings y vomissaient chaque jour des Suédois, des Danois, des Finlandais, des Allemands, des Américains, bref des natifs natals de nations à devise forte et soleil faible. C’est la règle, hélas ! Ce qu’on n’avait pu empêcher c’est que du coup, des hordes de miséreux accourent aussi de tous les coins du pays pour profiter comme ils pouvaient de cette manne touristique. Pour juger et punir cet afflux d’indésirables, le gouvernement avait édifié des postes de police, des tribunaux, des prisons, ce qui fait que Samarssa était devenue la ville la plus policée qu’on puisse imaginer.
36La Jeep s’arrêta devant le commissariat central, une redoutable bâtisse dont on ressortait rarement pareil qu’on était rentré.
37À la différence de ses frères, mauvais sujets notoires, ils s’étaient baptisés « La Bande des Quatre », Kassem n’avait jamais eu affaire à la police, à part quelques contrôles d’identité pour délit de faciès et des tracasseries à l’aéroport. En fait, il était le chéri de son papa à cause de ses bonnes manières. Bien noté à l’école. Toujours le tableau d’Honneur. Soliste à la chorale. Une raie bien droite, tracée dans ses cheveux brillantinés. Il découvrit avec stupeur la brutalité de cette engeance. La réalité dépassait la fiction. Encore une volée de coups de pied, de coups de poing aux bons endroits. Repus, ils s’en allèrent.
38Kassem passa trois jours et trois nuits, en pleurs, recroquevillé sur le lit-banquette, suffoquant de la puanteur des latrines. Deux fois par jour, la porte s’ouvrait et une main lui tendait une gamelle, remplie d’un infâme brouet qui était peut-être de la soupe.
39Enfin, un matin, des policiers le jetèrent sur le trottoir. Le maire de Sussy, joint par e-mail, avait juré que depuis petit, malgré sa fâcheuse couleur, il était l’honneur de la bourgade. Quant au curé, joint sur son portable, il assurait que nul ne chantait aussi bien que lui le Beatus vir de Vivaldi.
40Samarssa semblait une ville morte.
41Les policiers avaient profité de l’attentat pour boucler les habituels suspects : chômeurs, s.d.f., putains, bana-bana Sénégalais, Arabes marchands de tapis. Dans les rues désertes, on ne rencontrait que des chiens qu’on ne peut empêcher ni de rôder ni de copuler là où ils le veulent. Dans son désarroi, Kassem décida de retourner à Dream Land.
42Quel spectacle ! Cet Éden tropical à $350 américains la nuit, n’était plus qu’un Gethsémani de terre retournée. Dans des effluves nauséabonds, pompiers et sauveteurs fouillaient encore obstinément les décombres. À défaut de survivants, ils espéraient trouver des cadavres. Installés sous un auvent, les avocats de la Compagnie Internationale Dreamfields, propriétaire de Dream Land remettaient des lettres aux derniers employés. À l’évidence, Dream Land n’était pas l’oiseau-Phénix et ne renaîtrait pas de ses cendres. Ce que le personnel pouvait espérer, c’est être recasé dans un autre coin d’un Paradis Terrestre qui se rétrécissait comme une peau de chagrin Que restait-il ? La Thaïlande ? Singapour ? la Malaisie ?
43Les avocats se mirent à trois pour examiner le dossier de Kassem, car malheureusement, il constituait un cas. D’abord, ce prénom suspect. Et puis, il n’était employé à Dream Land que depuis huit mois. Ils conclurent qu’ils ne pouvaient rien pour lui.
44Il hasarda :
45– Au moins, puis-je espérer un passage de retour pour la France ?
46– Un des avocats le toisa :
47– Tu es Français, toi ?
48– Oui, affirma-t-il.
49Il s’efforçait de sembler plein d’assurance. Pourquoi toujours trembler comme s’il débitait un mensonge ? Il est vrai que dans son cas aussi, la réalité dépassait la fiction.
50– Ma mère est Roumaine. Mais, mon père, martela-t-il, est de la Guadeloupe et je suis né à Lille !
51Quelle salade ! Les avocats ne l’apprécièrent pas du tout. D’un commun accord, ils hochèrent négativement la tête et répétèrent qu’ils ne pouvaient rien pour lui ! Découragé, Kassem reprit le chemin de son pavillon. Arrivé là cependant, deux gardes postés devant l’entrée, l’arrêtèrent.
52– C’est là que j’habite ! balbutia Kassem.
53Ils se mirent à rire et lui intimèrent l’ordre de ramasser ses affaires en vitesse, puis d’évacuer les lieux.
54Où irait-il ?
55Visiblement, les gardes s’en foutaient. Un sentiment de fatalisme l’envahit. Advienne que pourra ! Qu’il sombre comme le Titanic s’il devait sombrer. Ou alors qu’une main, venue on ne sait d’où, le sauve. En poussant la porte, il s’aperçut qu’une feuille de papier était glissée par en dessous. Décorée d’un soleil levant, elle émanait d’une association qui invitait tous les musulmans à se réunir le soir à l’Immeuble Nasiri.
56– C’est idiot ! Je ne suis pas musulman, s’exclama Kassem.
57Protestation ridicule ! D’une part, aucune oreille ne pouvait l’entendre. L’appartement était désert. D’autre part, il avait en poche l’équivalent d’une centaine d’euros. En pareil cas, personne n’est très regardant sur les religions ! Si les musulmans pouvaient le secourir, qu’ils le fassent ! Il empila ses vêtements dans son sac au dos, ramassa une photographie d’Ana-Maria qui souriait sur une table basse et reprit le chemin de la ville.