Notes
-
[1]
Bien que concerné au premier chef par le phénomène de résistance que nous visons, le clonage reproductif mériterait d’être traité pour lui-même, ce qui serait le sujet d’un autre article.
-
[2]
« Clonage, où allons-nous ? », Le Monde, 30 juin 2004.
-
[3]
Cité par J.-Y. Nau dans « Quand des cellules du cerveau se mettent à produire du sang », Le Monde, 23 janvier 1999.
-
[4]
J. Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p. 96.
-
[5]
Voir « Bataille américaine sur les cellules souches », Le Monde, 2 juin 2005.
-
[6]
Décret publié au Journal Officiel du 7 février 2006. Au terme de la loi française, qui révise en juillet 2004 les lois de bioéthique de 1994, « les recherches peuvent être autorisées sur l’embryon et les cellules embryonnaires lorsqu’elles sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d’efficacité comparable, en l’état des connaissances scientifiques ». Le décret du 7 février permet aux chercheurs de créer et de travailler sur les lignées de cellules souches embryonnaires humaines. Seuls pourront être utilisés les embryons surnuméraires conçus in vitro sur le sol français, conservés par congélation et ne faisant plus l’objet d’un projet parental.
-
[7]
Voir « La course au clonage humain s’accélère », Le Monde, 21 mai 2005. Le même jour, en première page « Deux percées sur la voie du clonage thérapeutique ». Voir également W.-S. Hwang et al., Science, n° 1669, 2004, p. 303. Précisons que le « blastocyste » est un stade du développement embryonnaire qui survient, chez les mammifères, environ 5 jours après la fécondation. Il a la forme d’une sphère creuse au fond de laquelle se trouve le « bouton embryonnaire » dont sont dérivées les cellules souches embryonnaires.
-
[8]
C. Klinger, « L’avenir du clonage humain », La Recherche, n° 394, février 2006, p. 32.
-
[9]
Coût lié, par exemple, à la possible constitution d’une « banque » de cellules souches.
-
[10]
« L’avenir du clonage humain », art. cit., p. 31.
-
[11]
L’abandon de la régénération au profit de la cicatrisation s’expliquerait par des nécessités adaptatives. « Chez les animaux terrestres, il n’est pas avantageux de rester avec une plaie ouverte ; la cicatrisation, plus rapide que la régénération, permet d’assurer la survie. » Propos de S. Roy, professeur au département de stomatologie de l’Université de Montréal, cités dans Le Secret de la salamandre, p. 70.
-
[12]
A. Turhan, « Des cellules souches adultes greffées sont reprogrammables », La Recherche, n° 365, juin 2003, p. 18.
-
[13]
J.-Y. Nau, « Des cellules souches contre la maladie de Parkinson », Le Monde, 15 juin 2005, p. 22. L’article rapporte les propos du professeur Lledo (CNRS, Institut Pasteur).
-
[14]
Voir en particulier, « Des chercheurs ont guéri des brûlures sur des enfants avec des cellules fœtales », Le Monde, 19 août 2005.
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[15]
Voir « The result of the various, quite unknown, or dimly seen laws of variation is infinitely complex and diversified. […] The whole organization seems to have become plastic, and tends to depart in some small degree from that of the parental type. » Darwin, The Origin of Species, London, Penguin, 1968, ch. I, p. 75.
Axel Kahn et Fabrice Papillon Le Secret de la salamandre La médecine en quête d’immortalité | Paris, Nil Éditions, 2005, 368 p. |
1Nous aimerions interroger ici, par le biais d’une enquête sur la médecine régénératrice – et donc nécessairement aussi sur l’utilisation des cellules souches, du clonage ou de la thérapie génique –, les motifs de la résistance au concept de régénération lui-même. Étudier cette résistance ne nous conduira pas à ajouter une contribution à la liste déjà longue des débats éthiques concernant la légitimité des interventions sur le génome humain ou sur l’embryon. Nous n’aborderons pas non plus, par conséquent, la question du clonage reproductif et nous en tiendrons au clonage thérapeutique, dit encore « scientifique [1] ».
2Sous le nom de résistance au concept de régénération, nous comprenons la difficulté à opérer une certaine mutation du regard, imposée par les découvertes spectaculaires de la biologie cellulaire et de la génétique qui bouleversent, à une vitesse vertigineuse, le champ de l’étude du vivant.
3Il existe plusieurs niveaux, ou strates, de cette résistance – niveaux ou strates qui ne sont pas sans évoquer ceux que Breuer et Freud distinguent en 1895 dans l’édifice de l’hystérie. Nous ne nous référons pas par hasard à la psychanalyse. Rappelons l’enseignement principal des Études sur l’hystérie : l’hystérie est causée par la persistance d’un souvenir. Résister au traitement, c’est donc résister à la possibilité de regarder derrière soi. La situation est la même vis-à-vis de la régénération. La résistance s’explique par la réticence à admettre que le progrès scientifique exige, paradoxalement, un regard en arrière, un retour, une visée rétrospective. Il est difficile de comprendre en effet que le progrès puisse procéder d’une rétrogression. C’est pourtant ce qui a lieu aujourd’hui avec la possibilité de la régénération.
4Premièrement, l’avenir de la médecine régénératrice nécessite d’interroger le passé évolutif, sollicite la mémoire des espèces. En effet, la possibilité d’une telle médecine – dont le but est de parvenir à soigner par auto-réparation – repose pour l’essentiel sur la faculté de réactiver des fonctions perdues. La régénération désigne la capacité du vivant de trouver en lui-même, c’est-à-dire en marge des processus de reproduction, sexuée ou non, la possibilité d’engendrer l’une de ses parties lésées ou amputées. C’est là le « secret de la salamandre », qui peut régénérer membres, queue ou larges portions du cœur… Chez les mammifères, cette capacité a été évolutivement réduite. Il faut donc accepter de se retourner sur elle pour réactiver, dans ce qui reste d’elle, la promesse d’une médecine nouvelle.
5Deuxièmement, le clonage thérapeutique révèle lui aussi que l’auto-réparation passe moins par l’invention d’artifices que par l’utilisation d’un potentiel déjà présent dans l’organisme – les cellules souches –, demeuré longtemps ignoré. Le mutant-machine est une image qui s’efface un peu plus chaque jour. C’est le vivant, dans ses ressources les plus anciennes, non l’artefact technique, qui apparaît ainsi comme la meilleure réponse aux menaces de la pathologie. La technologie dirige le potentiel naturel mais ne s’y substitue pas. Les ressources vivantes du futur, la cause finale des biotechnologies sont ainsi, en un sens, derrière nous.
6Troisièmement, la thérapie génique suppose elle aussi une anticipation rétroactive. Cette thérapie « consiste à utiliser un gène en tant que médicament ou à corriger un gène dont l’altération est responsable d’une maladie » (p. 129). De cette pratique complexe, nous retiendrons le rôle qu’est appelée à y jouer l’utilisation de l’ARN interférent (ARNi). L’ARNi appartient à la famille plus large des micro-ARN. L’ARN, ou acide ribonu-cléique, est le messager du programme génétique : c’est lui qui « transcrit » le programme (ADN) en transportant ce dernier du noyau cellulaire vers le cytoplasme et permet ainsi l’élaboration des protéines à partir de ce programme. Or l’ARN interférent a cette propriété remarquable d’interférer sur la mise en œuvre du programme génétique. L’ARNi est ainsi susceptible de « commander à des gènes anormaux de se taire » (p. 151), de « bloquer les gènes d’agents infectieux, parasites, bactéries ou virus ». Voici le point important : « Cette exceptionnelle faculté, poursuivent Kahn et Papillon, n’est pas théorique : les recherches sur la question ont prouvé que l’ARNi œuvrait, il y a sans doute plus de 1,6 milliards d’années, comme système immunitaire ! » (p. 152).
7Les possibilités, contenues dans cette nouvelle classe d’ARN, de supprimer à volonté l’expression de n’importe quel gène ouvrent donc des perspectives radicalement nouvelles à partir de leur ancienneté même.
8Il est clair que nous assistons aujourd’hui, et c’est précisément cela qui crée la résistance, à la fin d’un certain dogme de l’irréversibilité. La mutation du regard qui s’accomplit tient à la libération hors de l’unilatéralité du sens. La médecine régénératrice prouve le caractère caduc de ce à quoi nous avons cru jusqu’à une période toute récente encore : l’irréversibilité de la différenciation cellulaire et de la programmation génétique.
9Les concepts de dédifférenciation, de déprogrammation, de reprogrammation sont ainsi de plus en plus fréquemment employés, qui offrent, selon les mots d’Henri Atlan et de Mireille Delmas-Marty, « la démonstration d’une plasticité du vivant absolument insoupçonnée [2] ». Aujourd’hui, écrit Axel Kahn, « la plasticité de reprogrammation du génome est beaucoup plus importante qu’on ne le croyait jusqu’alors [3] ». La plasticité cellulaire est elle aussi remarquable, qui concerne la « capacité d’une cellule souche d’engendrer non seulement le type de cellules de l’organe dont elle est issue, mais aussi d’autres types d’organes » (p. 359).
10Ainsi le concept de « plasticité » biologique est-il en charge aujourd’hui de désigner la réversibilité de l’empreinte. Non pas son effacement, mais sa transformation. La plasticité du vivant signifie ainsi la possibilité, inimaginable encore il y a quelques années, de changer de différence. De déprogrammer pour programmer autrement, de dédifférencier pour s’engager autrement dans l’aventure de la différence, de régénérer la rigidité téléologique. Toutes ces possibilités sont au départ celles du vivant lui-même, de sa mémoire, et non le résultat d’une violence technique.
11La résistance à un tel bouleversement du regard, de la pensée, de la pratique, tient donc selon nous d’abord à l’impossibilité idéologique d’admettre que les progrès de la biologie aujourd’hui soient le fruit des « enseignements puisés dans l’histoire de la vie et de l’évolution des espèces » (p. 167), que le retour sur cette histoire, seul, génère des possibilités d’avenir. Habermas, l’un des rares philosophes à s’intéresser aux nouveaux défis lancés par la biologie, a fort bien vu que l’un des problèmes posés par le clonage était qu’il conduisait nécessairement l’individu à se retourner vers son origine. C’est ce qu’il appelle le « réexamen de la naissance [4] ». Cette façon de rebrousser chemin propre au nouveau « pouvoir être soi-même », que l’auteur examine dans sa dimension éthique, il convient, pensons-nous, de l’élargir et de la définir comme champ perceptif actuel de la biologie. Ce champ est à la fois le cadre de la recherche et le contexte dans lequel se posent tous les problèmes, éthiques et non éthiques, qui y sont liés.
12Le rejet éthique de la médecine régénératrice, du clonage thérapeutique ou des thérapies géniques n’est pas le fond de la résistance que nous visons, il n’en est qu’une strate, ou qu’un étage. On s’aperçoit vite que la diabolisation de la médecine régénératrice, opérée par Georges Bush par exemple, a peu de fondements dans la simple mesure où elle est susceptible de sauver des milliers de vies [5]. Comment ne pas voir que le recours aux cellules souches embryonnaires est devenu une nécessité thérapeutique, que ne pas l’autoriser est irresponsable, voire criminel ? La France, longtemps en retard, vient de promulguer un décret précisant les modalités d’autorisation des recherches sur l’embryon humain et les cellules qui peuvent en être issues [6]. Enfin, comment comprendre le rejet éthique lorsqu’on sait en outre que de nombreuses techniques de clonage se passent aujourd’hui du recours aux embryons ?
13Encore une fois, la résistance éthique n’est pas la raison dernière de la résistance. Un exemple permet de le montrer. Il s’agit du scandale provoqué par l’« imposture » du professeur Woo-suk Hwang et de son équipe, de l’université de Séoul, qui avaient affirmé avoir réussi à cultiver onze lignées de cellules souches obtenues à partir d’embryons humains obtenus par clonage somatique, c’est-à-dire par fusion entre une cellule adulte (somatique) munie de son noyau et un ovocyte énucléé. C’était le 20 mai 2005. Le même jour, le Times annonçait que des scientifiques de l’université de Newcastle avaient réussi à créer un embryon humain par transfert nucléaire et à le développer jusqu’au stade du blastocyste, toujours dans le but d’obtenir des cellules souches à visée thérapeutique [7]. Or l’équipe de Woo-suk Hwang a finalement été convaincue de fraude scientifique : l’enquête diligentée par l’université de Séoul a révélé, le 29 décembre 2005, que les lignées de cellules souches obtenues ne provenaient pas en réalité d’embryons clonés, mais d’embryons conçus par fécondation in vitro.
14Le dossier consacré à cette aventure par la revue La Recherche, intitulé « L’avenir du clonage humain, après le scandale coréen », est très significatif de la résistance que nous tentons ici de thématiser. La production, par clonage, d’embryons humains, y est déclarée « hypothétique », voire chimérique. Tous les pas accomplis dans cette direction sont réduits à néant, comme si l’événement coréen avait déçu, à lui seul et durablement, toutes les promesses. Revenant sur les résultats obtenus par l’équipe de Newcastle, la journaliste écrit que le blastocyste obtenu par les chercheurs « s’est désagrégé avant qu’ils puissent en extraire des cellules souches. […] L’avenir s’annonce [donc] incertain [8] ».
15Mais le diagnostic négatif ne s’arrête pas là et toutes les techniques de clonage, y compris, donc, celles qui se passent d’embryons, se voient soupçonnées d’inefficacité. Il existe quatre de ces techniques, qui consistent : 1) à prélever une cellule sur un embryon lors d’une fécondation in vitro, 2) à créer des embryons non viables, 3) à utiliser des cellules adultes pour les reprogrammer génétiquement et leur faire retrouver leur état de cellules souches embryonnaires, 4) à travailler sur des ovocytes seuls en les poussant à se diviser, comme s’ils avaient été fécondés par un spermatozoïde. La journaliste, tout en reconnaissant les promesses thérapeutiques de ces techniques, insiste sur leur caractère « balbutiant » et peu sûr. Mais au-delà des problèmes d’efficacité, de coût [9] – première strate de la résistance –, au-delà des problèmes éthiques – seconde strate de la résistance –, vient le fond du problème : la résistance au concept de régénération lui-même. Ce qui est visé est bien, en fin de compte, « le fantasme d’auto-réparation qui plane autour de cette technique [le clonage] [10] ». L’essentiel est dit : la régénération, l’auto-réparation sont des « fantasmes ». Cette attaque-là constitue la racine la plus profonde, la plus difficile à extirper, de la résistance. Or pourquoi résiste-t-on à la régénération ? Tentons de comprendre.
16Le vocabulaire de la perte est omniprésent dans le Secret de la salamandre. Sans aucune nostalgie cependant, dans la mesure où l’évolution n’a pas de sens ni de but. La perte renvoie ici à des ressources du vivant qui se sont raréfiées ou qui ont pratiquement disparu au cours de l’histoire de la vie. « En quête de la régénération perdue », « la régénération, un paradis perdu » : tels sont les têtes de chapitre qui annoncent les développements consacrés au phénomène fascinant des animaux autorégénérateurs : l’hydre qui, « coupée en deux, s’avère capable de régénérer un animal entier à partir de chacune des deux parties sectionnées » ; la salamandre ; la planaire, petit ver plat, dont n’importe quelle coupe engendre un nouvel organisme identique à l’original (« il s’agit d’un clonage, comme chez nombre de végétaux, une sorte de bouturage animal » [p. 63]).
17Quelques rares souvenirs de ces capacités régénératrices subsistent chez l’homme, comme la possibilité de reconstituer une partie de l’épiderme. Les vaisseaux sanguins sont eux aussi susceptibles de se reconstituer. Dans certains cas, le foie peut se régénérer. Enfin, la dernière phalange peut, si elle est sectionnée, repousser chez les enfants ou les adolescents. La régénération « est bien une faculté largement partagée par le monde vivant, et qui laisse des traces, y compris chez les espèces incapables de se régénérer » (p. 58). Reste qu’elle apparaît comme un trait « archaïque dans le monde animal » (p. 59).
18Pourquoi la régénération s’est-elle éteinte ? En fait, c’est la cicatrisation qui l’a remplacée : « l’évolution aurait écarté la régénération chez les animaux complexes, au profit d’une technique plus adaptée aux espèces actuelles », la cicatrisation. Ce point mérite qu’on s’y attarde. Du point de vue de la régénération, la cicatrice est vue « comme un obstacle physique », qui forme une croûte ou une coque fibreuse empêchant la reconstitution du membre ou de la partie lésée. Si l’on sectionne le membre d’un animal qui se régénère, que se passe-t-il ? « la section […] est d’abord suivie d’une rapide cicatrisation assurée par la migration des cellules épidermiques à la surface du moignon. Lorsque la surface amputée est totalement recouverte, débute une seconde phase de “dé-différenciation” : les cellules sous-jacentes, de type musculaire, nerveux ou vascu-laire, perdent les caractéristiques différenciées des tissus auxquels elles appartenaient. Leur programme se trouve donc en partie effacé puis remplacé par celui de cellules multipotentes qui régénèrent toute la structure amputée à partir du “blastème de régénération”, c’est-à-dire du bourgeon formé par l’amas de cellules dédifférenciées » (p. 69). Or chez les mammifères, ce « blastème » ne se forme pas, à sa place apparaît la cicatrice [11].
19Pourra-t-on alors, demandent les auteurs, accéder au « secret de la salamandre » (p. 70) ? Pour ce faire, il est nécessaire d’inhiber le processus de cicatrisation : en favorisant la dédifférenciation des cellules souches et/ou en neutralisant les gènes cicatrisants. Il s’agit donc bien, encore une fois, de remonter en deçà de la trace, de l’effacer, d’accéder à sa mémoire plus ancienne, de revenir vers cette mémoire que la cicatrisation n’a pas (tout à fait) cicatrisée. Même si l’inhibition de la cicatrisation ne concerne qu’une partie du potentiel de la médecine régénératrice, ce phénomène nous paraît paradigma-tique. Il révèle à lui seul en effet que le renouvellement provient d’un archaïsme.
20Les cellules souches embryonnaires se caractérisent par une double propriété : elles peuvent se reproduire infiniment à l’identique et, d’autre part, se différencier de manière à donner naissance à l’ensemble des cellules qui composent les différents tissus, solides et liquides, de l’organisme. Elles sont, pour cette raison, dites totipotentes. Les cellules souches adultes quant à elles sont des cellules non spécialisées qui se trouvent dans des tissus spécialisés (le cerveau, la moelle osseuse, le sang, les vaisseaux sanguins, la rétine, le foie…). Elles se renouvellent et la plupart d’entre elles se différencient pour produire tous les types de cellules du tissu d’origine. Mais alors que la plus grande partie des cellules souches adultes génère des cellules semblables à celles du tissu dont elles proviennent, on a découvert que certaines d’entre elles (cellules souches du derme notamment) pouvaient se transformer en différents types de cellules (par exemple nerveuses ou musculaires). On dit alors qu’elles se « trans-différencient [12] ». Dans le premier cas – capacité à se différencier en cellules du même tissu – les cellules souches sont dites multipotentes. Dans le second cas – capacité de se développer en types de cellules spécifiques à d’autres tissus – les cellules souches sont dites pluripotentes.
[…] Avant 1998, écrivent nos auteurs, l’utilisation des propriétés de différenciation de l’œuf et de l’embryon humain à des fins de médecine régénératrice n’était pas encore concevable. Par ailleurs, on a cru jusqu’à il y a peu que les cellules perdaient l’essentiel de leur plasticité (et donc leur capacité de régénération de structures complexes) au-delà de la période embryonnaire. Tout a changé – ou presque – depuis la fin des années 1990 sous l’effet de coups de boutoir scientifiques successifs : le clonage des mammifères, la mise en culture des cellules souches embryonnaires humaines, la découverte d’une plasticité insoupçonnée, et controversée, de certaines cellules adultes (p. 170).
22Cette plasticité implique donc la possibilité d’un retour en arrière, d’un effacement de la marque, de la différence, de la spécialisation, effacement dont il faut, paradoxalement, retrouver la piste. Il s’agit de retrouver la trace du processus même d’effacement de la trace. Prenons quelques exemples de cette étonnante stratégie.
23Spécialisés dans le traitement de la maladie de Parkinson, des chercheurs français et allemands ont réussi à détourner des neurones destinés au bulbe olfactif vers la région du cerveau responsable de la maladie et à y rétablir la production déficiente de dopamine. Le bulbe olfactif est le siège d’une production constante de nouveaux neurones à partir de cellules souches, et ce y compris chez l’homme de plus de 70 ans : « Ces nouveaux neurones proviennent de cellules souches présentes au cœur du cerveau, dans la zone sous-ventriculaire. En 2003, nous avions démontré qu’elles donnaient bien naissance à de véritables neurones capables de s’intégrer et d’établir de nouvelles connexions cérébrales. Une propriété prouvant que le cerveau adulte n’est nullement “figé” et qu’il est bien doté de facultés d’adaptation. De nouvelles perspectives fondées sur l’utilisation de cette plasticité neuronale à des fins thérapeutiques sont alors apparues [13]. » Il s’agit de mettre au point une stratégie visant à détourner des neurones nouvellement formés depuis leur zone germinative vers les régions lésées dans le but de les régénérer. Or « les chercheurs sont parvenus, chez la souris, à obtenir la différenciation de cellules souches neuronales en neurones producteurs de dopamine (neurones dit “dopaminergiques”) ». En d’autres termes, les chercheurs ont réussi à orienter la maturation des néoneurones et ainsi à diriger la différenciation cellulaire.
24Mentionnons également les greffes de peau [14], les greffes de cellules hépatiques, la transplantation de cellules pancréatiques sécrétrices d’insuline pour soigner le diabète. Les succès obtenus par ailleurs dans le traitement des infarctus du myocarde sont incontestés. Il est aujourd’hui possible de fabriquer « du cœur, du sang, des neurones, du foie, du muscle » (p. 192). L’espoir suscité par l’utilisation thérapeutique des cellules souches dans le but de soigner les cancers, les maladies génétiques, les affections neurodégénératives, est bien réel, qui implique de savoir réveiller le potentiel cellulaire endormi (p. 218).
25Ce réveil est bien sûr, pour l’essentiel, l’œuvre du clonage. La création par clonage de mammifères à partir de noyaux de cellules adultes démontre en effet que le noyau de cellules de différentes origines peut, dans certaines circonstances expérimentales, être reprogrammé et redevenir totipotent après son transfert dans le cytoplasme d’un ovocyte. Rappelons que le clonage consiste à « transférer l’ensemble des caractères génétiques d’un être, c’est-à-dire le noyau d’une simple cellule lui appartenant, dans un “œuf” (ou ovule) préalablement débarrassé de ses propre gènes. Le transfert du nouveau noyau dans l’ovule (ou ovocyte) doit permettre de reconstituer un nouvel embryon comportant le même patrimoine génétique nucléaire que son “original” » (p. 249-250). On peut ainsi obtenir des embryons clonés comme source de cellules souches embryonnaires. Mais des cellules adultes peuvent être reconverties en cellules souches, sans avoir recours à des embryons humains (p. 314). Ce n’est donc pas, encore une fois, et comme on le croit trop souvent, la légitimité éthique du clonage qui pose problème mais le fait que celui-ci renoue avec le temps perdu : « Les biologistes durent ainsi résoudre une équation de taille : faire raconter l’histoire de toute une vie à une cellule capable d’une seule et unique tâche. Comment lui faire retrouver la mémoire de ses origines ? » (p. 254).
26Le lexique de la perte est également omniprésent lorsque nos auteurs analysent les thérapies géniques. Nous retrouvons ainsi la formule : « à la recherche des gènes perdus ». C’est surtout l’interférence de l’ARN, comme nous l’avons indiqué pour commencer, qui est étudiée ici et nous reconduit au temps où « les êtres vivants comptaient sur des acides ribonucléiques interférents afin de venir à bout d’envahissants virus » (p. 152). Les auteurs poursuivent : « peut-être est-il possible d’utiliser l’ARNi en thérapeutique, comme cela fut démontré avec les virus de la poliomyélite et du sida. L’idée consiste à “revivifier” en quelque sorte une antique fonction biologique permettant de lutter efficacement contre les virus, sans passer par les systèmes immunitaires habituels » (p. 156). Cette « revivification » ouvre des perspectives inattendues sur le génome : « aux côtés des quelques 25 000 gènes codant des protéines, il existe sans doute des milliers de séquences codant des ARN régulateurs de l’expression des gènes, un rôle que l’on réservait jusqu’à peu aux seules protéines. Lorsqu’un fragment d’ADN code une protéine capable de régler l’expression d’un autre gène, on l’appelle un “gène de régulation”. Pourquoi, dès lors, ne pas utiliser le même vocable pour un fragment transcrit en un ARN régulateur, par exemple un micro-ARN ? À ce compte-là, ce ne sont plus 25 000 gènes que compte le génome humain, mais un nombre significativement supérieur ! » (p. 163)… Comment penser alors cette étonnante plasticité du génome ?
27Si l’on part du sens que Darwin donne au concept de plasticité dans l’Origine des espèces, qui concerne la possibilité des variations – c’est-à-dire de l’ensemble des différences qu’un individu végétal ou animal présente avec ses parents ou autres ascendants – on constate qu’aujourd’hui, la plasticité désigne la possibilité de faire varier la variation, d’intervenir sur la différence, de la démultiplier [15]. Ne faut-il pas dès lors ajouter une signification nouvelle au concept de mutation ? Si celui-ci désigne une variation transmissible par hérédité, ne doit-il pas pouvoir caractériser aussi, aujourd’hui, une variation obtenue par déprogrammation, ou, ce qui revient au même, par reprogrammation ?
28Nous avons montré que ce sens nouveau de la mutation impliquait lui-même une mutation du regard. La résistance à ces transformations tient à la difficulté qu’il y a à se retourner. En effet, se retourner ne signifie en aucun cas revenir en arrière. Tout le problème est précisément d’arriver à dégager un sens non régressif de la régression, un sens non rétrograde du retour. Or c’est bien là l’épreuve que les progrès dans l’étude du vivant nous imposent : éviter la réaction, qui se retourne nécessairement contre ces progrès mêmes alors qu’elle en procède, couper court aux positions attardées. Il existe une rétrogression prospective, non réactionnaire, et c’est elle qu’il faut continuer de conquérir. La différence entre retour et réaction est fort mince. Elle ne tient qu’à une lettre, peut-être. Mais cette lettre compte, qui sépare « régénéré » de « dégénéré ». L’enjeu, c’est de ne jamais les confondre.
Notes
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[1]
Bien que concerné au premier chef par le phénomène de résistance que nous visons, le clonage reproductif mériterait d’être traité pour lui-même, ce qui serait le sujet d’un autre article.
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[2]
« Clonage, où allons-nous ? », Le Monde, 30 juin 2004.
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[3]
Cité par J.-Y. Nau dans « Quand des cellules du cerveau se mettent à produire du sang », Le Monde, 23 janvier 1999.
-
[4]
J. Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, trad. Ch. Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2002, p. 96.
-
[5]
Voir « Bataille américaine sur les cellules souches », Le Monde, 2 juin 2005.
-
[6]
Décret publié au Journal Officiel du 7 février 2006. Au terme de la loi française, qui révise en juillet 2004 les lois de bioéthique de 1994, « les recherches peuvent être autorisées sur l’embryon et les cellules embryonnaires lorsqu’elles sont susceptibles de permettre des progrès thérapeutiques majeurs et à condition de ne pouvoir être poursuivies par une méthode alternative d’efficacité comparable, en l’état des connaissances scientifiques ». Le décret du 7 février permet aux chercheurs de créer et de travailler sur les lignées de cellules souches embryonnaires humaines. Seuls pourront être utilisés les embryons surnuméraires conçus in vitro sur le sol français, conservés par congélation et ne faisant plus l’objet d’un projet parental.
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[7]
Voir « La course au clonage humain s’accélère », Le Monde, 21 mai 2005. Le même jour, en première page « Deux percées sur la voie du clonage thérapeutique ». Voir également W.-S. Hwang et al., Science, n° 1669, 2004, p. 303. Précisons que le « blastocyste » est un stade du développement embryonnaire qui survient, chez les mammifères, environ 5 jours après la fécondation. Il a la forme d’une sphère creuse au fond de laquelle se trouve le « bouton embryonnaire » dont sont dérivées les cellules souches embryonnaires.
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[8]
C. Klinger, « L’avenir du clonage humain », La Recherche, n° 394, février 2006, p. 32.
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[9]
Coût lié, par exemple, à la possible constitution d’une « banque » de cellules souches.
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[10]
« L’avenir du clonage humain », art. cit., p. 31.
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[11]
L’abandon de la régénération au profit de la cicatrisation s’expliquerait par des nécessités adaptatives. « Chez les animaux terrestres, il n’est pas avantageux de rester avec une plaie ouverte ; la cicatrisation, plus rapide que la régénération, permet d’assurer la survie. » Propos de S. Roy, professeur au département de stomatologie de l’Université de Montréal, cités dans Le Secret de la salamandre, p. 70.
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[12]
A. Turhan, « Des cellules souches adultes greffées sont reprogrammables », La Recherche, n° 365, juin 2003, p. 18.
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[13]
J.-Y. Nau, « Des cellules souches contre la maladie de Parkinson », Le Monde, 15 juin 2005, p. 22. L’article rapporte les propos du professeur Lledo (CNRS, Institut Pasteur).
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[14]
Voir en particulier, « Des chercheurs ont guéri des brûlures sur des enfants avec des cellules fœtales », Le Monde, 19 août 2005.
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[15]
Voir « The result of the various, quite unknown, or dimly seen laws of variation is infinitely complex and diversified. […] The whole organization seems to have become plastic, and tends to depart in some small degree from that of the parental type. » Darwin, The Origin of Species, London, Penguin, 1968, ch. I, p. 75.