Couverture de CRITI_709

Article de revue

Monstres et mutants prometteurs

Pages 493 à 503

Notes

  • [1]
    W. Bateson, Materials for the Study of Variation Treated with Especial Regard to Discontinuity in the Origin of Species, Londres, Macmillan, 1894.
  • [2]
    Voir par exemple H. De Vries, Espèces et variétés, leur naissance par mutations, trad. L. Blaringhem, Paris, Alcan, 1909.
  • [3]
    J. Wolfgang von Goethe, Versuch, die Metamorphose der Pflanzen zu Erklären, in Schriften zur Morphologie, D. Kuhn (éd.), Francfort/Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1987, p. 109-151.
  • [4]
    R. B. Goldschmidt, The Material Basis of Evolution, New Haven, Yale University Press, 1940 ; réédité en 1982 avec une introduction de S. J. Gould.
  • [5]
    L’on peut à cet égard consulter l’ouvrage de Th. Morgan, Embryologie et génétique (Paris, Gallimard, 1936), dans lequel, en dépit de ce qu’annonce son titre, les aspects génétiques et embryologiques sont traités de manière totalement indépendante.
  • [6]
    Th. Dobzhansky, « Catastrophism versus Evolution », Science, 92, 1940, p. 356-358.
  • [7]
    Voir la somme publiée par Gould peu de temps avant sa disparition : The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 2002.
  • [8]
    Pour des critiques scientifiques et historiques sur la position de la notion de gène dans la biologie contemporaine, voir en particulier M. Morange, La Part des gènes, Paris, Odile Jacob, 1998 ; J.-J. Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gène, Paris, Éd. du Seuil, 2000 ; E. Fox Keller, Le Siècle du gène, Paris, Gallimard, 2003.
  • [9]
    Voir en particulier, pour une réflexion sur ce point, M. Morange, La Part des gènes, op. cit.
Walter J. Gehring
La Drosophile aux yeux rouges
Gènes et développement
trad. par M. Blanc
Paris, Odile Jacob, 1999, 304 p.

1En 1995, à la suite de manipulations génétiques, l’équipe du professeur Walter Gehring, à l’Université de Bâle, est parvenue à obtenir des drosophiles (mouches du vinaigre) dotées d’yeux ectopiques, c’est-à-dire anormalement placés, par exemple sur les antennes ou sur les pattes. Cette apparition incongrue est le résultat de l’expression, provoquée par les biologistes, d’un gène de souris préalablement introduit dans le génome de l’insecte. Au-delà des sentiments de curiosité, de fascination et d’effroi que peuvent susciter une telle méthodologie et de telles conséquences, ils font naître, ou du moins ravivent des questionnements fondamentaux sur la nature du vivant et le pouvoir dont l’homme dispose à son égard. En effet, le fait qu’un gène de souris, au demeurant extrêmement proche de son équivalent humain, soit capable de déterminer la formation d’un œil chez un organisme a priori très différent et éloigné du point de vue de l’évolution, renvoie à l’interrogation séculaire des scientifiques et des philosophes sur l’identité et l’individualité des espèces vivantes, leur unité et leur diversité. D’autre part, le fait que l’homme soit en mesure d’accéder à ces ressorts intimes du développement et d’agir sur eux dans une direction voulue soulève évidemment des problèmes d’éthique : jusqu’où irons-nous, et ne sommes-nous pas déjà allés trop loin ?

2Dans son ouvrage, Walter Gehring revient sur l’histoire des travaux qui ont conduit aux avancées récentes, et en particulier sur l’étude de certains types de mutants. Son récit, qui est parfois à prendre avec les précautions requises par la juste appréciation du genre autobiographique, nous offre l’occasion d’évoquer l’importance du rôle des variants dans la biologie du dernier siècle et nous suggère quelques éléments de réflexion sur le rapport de l’homme et de la science à la monstruosité.

3Depuis la diffusion des théories de l’évolution, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, les biologistes ont été amenés à repenser le statut des variations et des formes « anormales », ou anomales, au sein des espèces vivantes, puisque, quelle que soit la théorie particulière envisagée, ce sont précisément ces variations qui, en dernière analyse, constituent le matériau de base du changement évolutif. Cependant, tous les courants de pensée transformistes n’ont pas accordé une importance équivalente aux différentes amplitudes de variation possibles. De fait, l’un des principaux débats qui a agité la communauté des savants, dès l’époque de Darwin, concerne le rythme de l’évolution. Pour Darwin, suivi en cela par une grande partie de ses confrères, les variations apparues aléatoirement dans une population peuvent être de divers degrés, mais celles qui revêtent un intérêt sélectif, et qui seront par conséquent favorisées au cours des générations, sont toujours de faible ampleur. L’évolution naturelle est par conséquent un processus d’une extrême lenteur, qui sur un temps très long est susceptible de produire des différences considérables, mais qui à l’échelle de quelques générations n’est que très faiblement, voire pas du tout perceptible. Dans cette perspective, la « bonne » variation, celle qui a des chances d’être retenue au cours du processus de sélection naturelle, n’est jamais une monstruosité, ni au sens étymologique, ni au sens courant : elle n’est pas spectaculaire, l’individu qui la porte ne diffère guère de la norme de l’espèce, et en tout cas pas au point que sa spécificité puisse apparaître comme une « malformation ».

4Ce modèle connaît alors les faveurs d’une majorité de biologistes, pour des raisons de divers ordres. D’une part, d’un point de vue purement scientifique, il offre plusieurs avantages, l’un des plus saillants étant d’expliquer l’absence de toute évolution attestée à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Mais d’autre part, il prolonge une longue tradition de visions continuistes de la nature, tradition qu’illustre par exemple le natura non facit saltum leibnizien. Cependant, ce gradualisme est rapidement mis en cause par un certain nombre de naturalistes, jusque dans les rangs des darwiniens les plus convaincus. Thomas Huxley lui-même, fidèle partisan de Darwin (au point d’être surnommé son « bouledogue »), ne voit pas de nécessité à ce que la nature ne fasse pas de sauts, et l’on assiste au cours des dernières décennies du XIXe siècle au développement de plusieurs courants « saltationnistes ». William Bateson, notamment, estime que la variation discontinue revêt probablement une importance considérable dans l’évolution, et il prône une étude systématique des anomalies spontanées observées dans la nature [1]. Il en établit toute une classification et introduit en particulier le terme d’« homéose » (homœosis) pour désigner les cas dans lesquels une partie du corps est remplacée par une autre, comme par exemple chez certains insectes qui présentent des pattes à la place des antennes. Vers la même époque, Hugo De Vries propose une théorie mutationniste de l’évolution, qui elle aussi met l’accent sur la discontinuité des transformations [2]. Ces courants vont jouer un rôle déterminant dans la naissance de la génétique à partir de 1900, et d’ailleurs des auteurs comme Bateson ont participé très directement à l’émergence de cette discipline.

5Avec la génétique, apparaît une nouvelle dimension du rapport du scientifique à la monstruosité naturelle. En effet, depuis longtemps l’idée était fréquente en biologie selon laquelle l’étude des monstres pouvait apporter à la connaissance des êtres normaux. Goethe avait invoqué des fleurs dont les étamines étaient transformées en pétales, ou d’autres cas du même type, pour démontrer l’identité primitive qui existait selon lui entre les différentes pièces florales : les monstres, sortes d’expériences de la nature, révélaient dès lors au naturaliste ce qui ce produit lorsque les processus normaux sont défaillants [3]. Pour Bateson, ces monstres montraient au biologiste comment peut se dérouler concrètement l’évolution. Mais pour les généticiens, et particulièrement ceux de l’école de Thomas Morgan, qui va dominer à partir des années 1910, les monstres, désormais appelés mutants quand il s’agit d’anomalies transmissibles de génération en génération, constituent l’unique accès à l’étude des gènes normaux, qualifiés de « sauvages ». En effet, le principe de la génétique morganienne consiste à repérer au sein d’élevages d’un organisme modèle, en l’occurrence la drosophile, des lignées d’individus présentant des particularités ou mutations remarquables. Celles-ci sont alors considérées comme le résultat de transformations ayant affecté un ou plusieurs gènes, eux-mêmes considérés comme des structures dont on ignore la nature exacte mais que l’on suppose alignées sur les chromosomes, à l’intérieur du noyau des cellules. Par une série d’expériences de croisements entre des lignées mutantes et « sauvages », on parvient à localiser chaque mutation, et par conséquent le gène correspondant, sur un chromosome, de sorte que l’on établit peu à peu une carte chromosomique de plus en plus précise. Ainsi, toutes les informations que l’on possède sur le gène, à savoir quel caractère il détermine et où il se trouve, proviennent exclusivement de l’étude de ses anomalies, dans la mesure où elles provoquent des monstruosités.

6L’un des enjeux majeurs de la biologie de l’Entre-deux-guerres est de concilier cette génétique, fondamentalement discontinuiste, et une théorie de l’évolution qui demeure dans l’ensemble fidèle à la vision darwinienne d’un changement graduel. Cette synthèse, dite « néo-darwinienne », sera l’ouvrage de plusieurs auteurs, parmi lesquels Ernst Mayr et Theodosius Dobzhansky. Ce dernier reprend le schéma classique (variation suivie de sélection), mais en identifiant la variation à la mutation des généticiens. Pour autant, il n’adopte nullement un point de vue saltationniste : au contraire, le « bon » mutant, évolutivement parlant, n’est pas un monstre, et sa différence n’est qu’à peine perceptible. La discontinuité du changement évolutif est donc reconnue, mais l’ampleur de chacun des « pas » accomplis au cours de ce processus est si faible que leur sommation apparaît pratiquement comme une transformation continue. C’est cette vision de l’évolution qui dominera largement chez les biologistes jusqu’aux années 1980.

7Il existe cependant, au cours de cette période, des théories alternatives qui accordent davantage d’importance aux modifications brutales survenues au cours de l’évolution. L’une d’entre elles mérite quelque attention, d’une part parce qu’elle a fait l’objet ces dernières années d’un certain regain d’intérêt de la part des biologistes, d’autre part en raison des implications philosophiques qu’elle suggère. Il s’agit de la tentative réalisée par le biologiste allemand Richard Goldschmidt (1878-1958), qui vise à édifier une synthèse entre génétique, biologie du développement et biologie de l’évolution. Elle est exposée en particulier dans un ouvrage de 1940, La Base matérielle de l’évolution[4]. Goldschmidt admet que le schéma néo-darwinien s’applique relativement bien dans certains cas, pour rendre compte des phénomènes de microévolution, c’est-à-dire l’apparition des races ou des variétés au sein d’une même espèce ; mais il rejette totalement l’idée qu’un mécanisme de ce type puisse expliquer l’apparition de nouvelles espèces, et encore moins des différences de plans d’organisations semblables à celles qui existent, par exemple, entre les insectes et les mammifères, ou même entre les différentes classes d’un phylum tel que les arthropodes. Ces différences relèvent selon lui d’un autre type d’évolution, la macroévolution, reposant sur une autre sorte de transformations génétiques, les « mutations systémiques ». Celles-ci, à la différence des micromutations qui n’entraînent que l’altération ponctuelle d’un gène unique, affectent le matériel génétique de l’organisme à grande échelle, par exemple sous la forme de remaniements chromosomiques de grande ampleur (inversions, translocations, etc.), ou de la modification d’un gène dont le rôle est de contrôler le développement de l’organisme. Ces modifications produisent généralement des monstruosités, par exemple des homéoses, qui dans la plupart des cas se traduisent chez les organismes concernés par une totale incapacité à subsister. Mais le point essentiel est qu’elles ne sont nullement chaotiques, mais obéissent à une certaine logique : ainsi, les transformations homéotiques n’affectent pas n’importe quel organe, et il existe des relations strictes entre les organes remplacés et remplaçants. D’une manière générale, les transformations s’effectuent d’une manière coordonnée à l’échelle de l’organisme : un organe surnuméraire, par exemple, possède souvent la même organisation que les organes normaux, il est innervé, irrigué de la même manière, etc. Aussi, bien que ces monstres soient le plus souvent inadaptés, et donc rapidement éliminés par la sélection naturelle, il arrive que, dans certaines circonstances, les individus atteints se trouvent mieux adaptés à leur milieu que les individus « normaux » : c’est ce que Goldschmidt appelle des « monstres prometteurs » (hopeful monsters). Et à l’appui de sa théorie, il évoque le cas de certaines espèces animales, dont l’état « normal », adapté à leur mode de vie, ressemble à des mutations monstrueuses survenues chez des espèces voisines. Par exemple, la mouche Termitoxenia, qui vit à l’intérieur des termitières, possède deux paires de balanciers alors que les diptères ont en général une paire d’ailes et une de balanciers. Or cette particularité de l’espèce termitophile se retrouve dans la mutation tetraltera de la drosophile ; l’on peut dès lors supposer que le diptère ancêtre de Termitoxenia, plus ou moins commensal des termites, possédait deux ailes et deux balanciers, et qu’il a subi une macromutation dont le résultat a été le passage à une structure à quatre balanciers. Celle-ci s’étant révélée plus favorable à l’exploitation des termitières, elle a été sélectionnée et est devenue la norme de l’espèce.

8L’un des aspects les plus intéressants de la théorie de Goldschmidt est le fait qu’elle considère l’individu dans toute sa dimension ontogénétique, c’est-à-dire en tenant compte de l’histoire de son développement. La génétique morganienne s’attachait avant tout à l’étude de la transmission des mutations et laissait volontairement de côté le problème du mode d’action des gènes, c’est-à-dire du passage du génotype (ensemble des gènes) au phénotype (ensemble des caractères), jugeant prématurée une telle étude [5]. En conséquence, elle s’était construite, pour une large part, indépendamment de l’embryologie. Dans son prolongement, la théorie néo-darwinienne avait très largement négligé les questions morphologiques, et notamment celle de la formation des êtres, qui ne paraissait effectivement pas centrale dans la mesure où les processus de développement n’étaient supposés subir que des variations extrêmement lentes au cours de l’évolution. En tentant de réhabiliter la notion de variation brusque, Goldschmidt redonne toute leur place aux mécanismes de la morphogenèse. C’est pourquoi une grande partie de son travail est consacré à l’étude du rôle des gènes dans le développement embryonnaire et aux conséquences des mutations, notamment homéotiques (c’est-à-dire provoquant des homéoses), sur ces processus. Mais corrélativement, il rejette l’essentiel de la génétique morganienne et la conception particulaire des gènes : selon lui, on ne peut rendre compte de certains phénomènes tels que l’effet de position (un gène donné produit un phénotype différent suivant l’emplacement qu’il occupe sur un chromosome) en invoquant une relation simple, bijective, entre un gène et un caractère. Il introduit un modèle plus holiste, dans lequel la structure globale des chromosomes joue un rôle plus important que la somme de leurs éléments pris indépendamment.

9Compte tenu de son hétérodoxie, cette théorie est assez largement marginalisée dès les années 1940, et plus encore au cours des deux décennies suivantes, alors que triomphe la synthèse néo-darwinienne, dont les partisans, tel Dobzhansky, voient dans les conceptions de Goldschmidt un retour au catastrophisme, voire au créationnisme [6]. Faute d’une connaissance suffisante des mécanismes génétiques du développement (et donc des conséquences potentielles de leurs altérations), la plupart des biologistes ont des difficultés à concevoir cette notion de « monstre prometteur », qui apparaît davantage comme une rêverie que comme une étape plausible de l’évolution. Mais la situation commence à changer vers les années 1970. En premier lieu, certains spécialistes de l’évolution, tout en restant fidèles au cadre néo-darwinien, mettent en cause le gradualisme et envisagent des modèles alternatifs. Stephen Jay Gould, en particulier, propose à cette époque sa théorie des équilibres ponctués, selon laquelle le rythme évolutif n’est pas constant mais fait alterner pour une espèce donnée des périodes longues de stabilité (« stases »), au cours desquelles les fluctuations restent de faible amplitude, et des périodes brèves (à l’échelle des temps géologiques) durant lesquelles les changements sont beaucoup plus rapides et considérables [7]. Corrélativement, il témoigne d’un surcroît d’intérêt pour la morphologie, relativement négligée par la théorie synthétique, et il montre en particulier l’importance des contraintes anatomiques et embryologiques sur la forme des organismes. L’image, désormais fameuse chez les biologistes de l’évolution, qu’il utilise pour illustrer cette idée est empruntée à l’architecture : les quatre pendentifs triangulaires qui soutiennent la coupole de la basilique Saint-Marc de Venise et sur lesquels sont représentés les quatre évangélistes n’ont pas pour fonction première de décorer l’édifice, mais ils sont nécessaires pour supporter la voûte ; ce n’est que secondairement que les surfaces ainsi disponibles sont exploitées par les artistes. Diverses variantes sont possibles, mais une suppression, ou même une modification importante de ces structures ne saurait être effectuée sans un profond remaniement de l’ensemble du bâtiment. De même, le plan d’organisation (c’est-à-dire l’agencement général des parties) qui caractérise chaque groupe animal peut subir de petites variations quasiment continues, mais il n’est pas possible que le changement dépasse une certaine amplitude dans le cadre de ce plan d’organisation : au-delà, seule une réorganisation totale de l’anatomie (et donc de l’embryogenèse) est susceptible de produire un individu viable.

10Gould rejoint ici une autre grande avancée de la biologie des années 1970 et surtout 1980. À cette époque, les mécanismes moléculaires du développement commencent à être élucidés, et en particulier des gènes de développement sont identifiés et caractérisés. Parmi eux, les gènes dont les mutations provoquent des homéoses (qualifiés par raccourci de « gènes homéotiques ») font l’objet d’études approfondies, et l’on parvient ainsi à comprendre partiellement leur fonctionnement, et la manière dont ils déterminent la nature de telle ou telle partie de l’organisme. L’équipe de Walter Gehring, entre autres, joue à cet égard un rôle capital par ses travaux sur la drosophile. Or, peu après, l’on découvre que des gènes extrêmement proches existent chez la souris, et surtout que leur mode d’action semble y être sensiblement identique. Dès lors s’ouvre une nouvelle voie de recherche, et même une nouvelle discipline associant biologie du développement et évolution, nommée en anglais evolutionary developmental biology (certains spécialistes l’ont familièrement désignée par l’abréviation « évo-dévo ») et dont l’un des buts est de reconstituer, à partir de l’étude des mécanismes du développement des espèces actuelles, la manière dont les différents plans d’organisation ont pu apparaître au cours de l’évolution.

11Ces travaux confèrent une importance évolutive nouvelle à la variation discontinue, et donc à la monstruosité. On constate d’ailleurs à partir des années 1980 un regain d’intérêt, de la part de certains biologistes, pour l’œuvre de personnages tels que Bateson et Goldschmidt, qui retrouvent dans les bibliographies de fin d’articles une place depuis longtemps perdue. D’autre part, la notion de « monstre prometteur » invite évidemment à reconsidérer l’éternel problème du rapport entre normal et pathologique. Certes, l’idée même d’évolution des espèces, et particulièrement d’évolution discontinue, supposait que la frontière était floue, ou du moins relative au milieu et à ses modifications. Mais la floraison des théories saltationnistes à la fin du XIXe siècle avait eu lieu dans l’ignorance totale des modalités de la transmission et de la variation héréditaire, et quand celles-ci commencèrent à être connues, le gradualisme triomphait. Ce n’est donc qu’assez récemment, au cours des vingt dernières années, que les biologistes ont commencé d’admettre assez largement l’importance évolutive de mutations entraînant un phénotype très déviant par rapport à la norme de l’espèce. Or la notion de mutant, à la différence de celle de monstre, possède deux caractéristiques à la fois inquiétantes et fascinantes. D’une part, la transformation qu’a subie le mutant affecte le gène, c’est-à-dire, dans la biologie actuelle [8], la partie à la fois la plus intime et la plus fondamentale de l’être, celle qui définit son identité spécifique et individuelle. Elle peut d’ailleurs attendre assez longtemps, au cours de la vie de l’individu, pour se manifester : si la monstruosité peut naître progressivement, la mutation est quant à elle présente, immuable, dès la conception (et même avant), et il est impossible d’y rien changer. On pourrait rendre presque normal, par une simple amputation, un mouton à cinq pattes dont la malformation n’aurait pas de cause génétique, mais la mutation, elle, est indélébile : on ne peut, à la rigueur, qu’en atténuer les effets, dans quelques rares cas, mais pour la faire disparaître il faudrait pouvoir modifier le génome de toutes les cellules de l’organisme. De plus, la mutation revêt un caractère potentiellement éternel puisqu’elle peut être transmise de génération en génération : détruire une mutation revient par conséquent à exterminer l’ensemble d’une lignée, avec toute l’incertitude que cela suppose : comment savoir si quelques individus ne subsistent pas, cachés quelque part, n’attendant que l’occasion de proliférer et de réduire à néant le travail de l’exterminateur ? Ces propriétés sont de nature à marquer profondément l’imaginaire et ne sont pas sans rappeler celles des métastases cancéreuses au sein de l’organisme. Elles ont, depuis plusieurs décennies déjà, contribué à donner au mutant une place de choix dans l’imaginaire du public et dans les œuvres de science-fiction. Les développements récents de l’« évo-dévo » leur apportent une dimension supplémentaire, non seulement en suggérant que l’évolution des espèces (et particulièrement celle de l’être humain) a réellement pu s’effectuer au moyen de mutations-monstruosités semblables à celles que des écrivains ou des scénaristes ont pu concevoir, mais aussi en démontrant qu’il est possible d’en produire artificiellement grâce aux nouvelles technologies du génie génétique.

12De fait, les possibilités de l’action humaine sur le génome n’ont pas cessé de progresser au cours du xxe siècle. Dans les années 1930 et 1940, on était parvenu à produire des mutants en irradiant des organismes ou en les exposant à des substances chimiques, mais ces techniques ne faisaient qu’accélérer (certes considérablement) le processus naturel de variation aléatoire. Or, avec la naissance de la biologie moléculaire, l’élu-cidation du code génétique et la mise au point de nouvelles technologies permettant de connaître exactement le génome d’un organisme et d’accéder directement à ses gènes, on peut désormais agir sur un gène précis, par exemple le supprimer, le transformer dans un sens voulu, ou le remplacer par un autre (éventuellement prélevé chez une autre espèce). Il convient de noter que les résultats ne sont, bien souvent, pas à la hauteur des espérances. La relation entre les gènes et les caractères qu’ils sont supposés déterminer est généralement très complexe : ils agissent en réseau, il faut tenir compte de facteurs non génétiques, etc., de sorte que les biologistes sont bien loin de faire ce qu’ils veulent avec les gènes. Par exemple, des souris auxquelles on retranche un gène supposé particulièrement important pour le développement se portent quelquefois très bien, ou ne sont affligées que de malformations relativement mineures [9]. À cet égard, si un résultat comme celui de Gehring, a connu un tel retentissement dans les milieux scientifiques, c’est qu’il n’était pas si fréquent.

13Il n’en demeure pas moins que, sans être aussi spectaculaires que les scientifiques et le public pourraient le souhaiter (ou le craindre), les résultats obtenus soulèvent de considérables interrogations sur l’opportunité d’interventions de ce genre. Aux problèmes posés par la mutagenèse en général, s’ajoutent ici les questions liées au fait que c’est la forme même des êtres qui est affectée, c’est-à-dire ce qui, pour le sens commun, représente la manière la plus évidente de définir les espèces. Une drosophile dotée d’yeux véritables sur les pattes, produits qui plus est par un gène de souris, viole à la fois les limites de la normalité et celles de la spécificité, d’une manière beaucoup plus frappante que, par exemple, des modifications purement métaboliques. Elle réunit ainsi, plus que toutes les autres productions artificielles, l’image traditionnelle du monstre et de la chimère et les phantasmes plus récents associés aux mutants.


Date de mise en ligne : 25/02/2012

https://doi.org/10.3917/criti.709.0493

Notes

  • [1]
    W. Bateson, Materials for the Study of Variation Treated with Especial Regard to Discontinuity in the Origin of Species, Londres, Macmillan, 1894.
  • [2]
    Voir par exemple H. De Vries, Espèces et variétés, leur naissance par mutations, trad. L. Blaringhem, Paris, Alcan, 1909.
  • [3]
    J. Wolfgang von Goethe, Versuch, die Metamorphose der Pflanzen zu Erklären, in Schriften zur Morphologie, D. Kuhn (éd.), Francfort/Main, Deutscher Klassiker Verlag, 1987, p. 109-151.
  • [4]
    R. B. Goldschmidt, The Material Basis of Evolution, New Haven, Yale University Press, 1940 ; réédité en 1982 avec une introduction de S. J. Gould.
  • [5]
    L’on peut à cet égard consulter l’ouvrage de Th. Morgan, Embryologie et génétique (Paris, Gallimard, 1936), dans lequel, en dépit de ce qu’annonce son titre, les aspects génétiques et embryologiques sont traités de manière totalement indépendante.
  • [6]
    Th. Dobzhansky, « Catastrophism versus Evolution », Science, 92, 1940, p. 356-358.
  • [7]
    Voir la somme publiée par Gould peu de temps avant sa disparition : The Structure of Evolutionary Theory, Cambridge (Mass.), Belknap Press of Harvard University Press, 2002.
  • [8]
    Pour des critiques scientifiques et historiques sur la position de la notion de gène dans la biologie contemporaine, voir en particulier M. Morange, La Part des gènes, Paris, Odile Jacob, 1998 ; J.-J. Kupiec et P. Sonigo, Ni Dieu ni gène, Paris, Éd. du Seuil, 2000 ; E. Fox Keller, Le Siècle du gène, Paris, Gallimard, 2003.
  • [9]
    Voir en particulier, pour une réflexion sur ce point, M. Morange, La Part des gènes, op. cit.

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