Vers la fin de son dernier ouvrage, Nathalie Heinich rapporte deux anecdotes. La première est une déclaration d’artiste : « Les artistes devraient être dispensés d’impôt car ils apportent quelque chose à la société par leur art. » La seconde émane d’une adjointe à la culture d’une ville de province : « C’est un artiste, donc nous devons l’aider. » L’aspect le plus étonnant de ces deux déclarations est sans doute le fait qu’elles ne nous étonnent pas. Et pourtant, il suffirait de remplacer le terme « artiste » par celui de n’importe quelle autre catégorie socioprofessionnelle pour voir de multiples protestations s’élever.
S’il fallait résumer l’enjeu de L’Élite artiste en quelques mots, on pourrait dire que le livre se propose de nous montrer pourquoi ces deux déclarations ne nous étonnent pas. Elles ne le font pas, parce que l’artiste n’est pas réductible à une catégorie socioprofessionnelle : il est l’incarnation moderne et contemporaine de la figure du héros culturel.
Toutes les cultures ou presque ont développé des représentations centrées autour d’un ou des héros culturels. Au-delà des tâches concrètes qu’ils sont censés accomplir – apporter le feu à l’humanité, inventer l’agriculture ou l’écriture, fonder ou refonder les règles de la vie sociale, etc. –, ils permettent aux sociétés d’échapper au regressus ad infinitum lorsqu’elles s’interrogent sur leurs propres origines et au sentiment de contingence lorsqu’elles s’inquiètent de leurs règles ou valeurs. En effet, le héros culturel est un médiateur : il ancre la société dans une réalité qui est à la fois plus « fondamentale » que la réalité humaine et qui est néanmoins créée selon les voies d’un faire qui reste humain…