Cinéphile de longue date, chroniqueur aux Cahiers du cinéma, philosophe connu pour ses travaux touchant à la politique, à l’histoire et à l’esthétique, Jacques Rancière montre dans La Fable cinématographique que le cinéma, même le plus « classique », n’a jamais cessé de jouer contradictoirement de ses moyens, de diviser ses effets pour mieux les intensifier. « Le jeu des ombres et des lumières sur les corps qui occupent le plan sert la fable et l’arrête en même temps. Le corps qui reçoit les paroles et accomplit les actions absorbe les unes et dévie les autres. » Il fallait être passé « par la cinéphilie pour percevoir la généralité de ce double jeu qui unit secrètement l’austérité d’un Bresson ou d’un Rossellini aux fastes du western ou la parataxe godardienne à la rigueur des enchaînements hitchcockiens ». Mais il fallait être passé par une réflexion sur l’esthétique, et plus généralement sur le « partage du sensible », pour dégager en toute clarté ce que la pratique du cinéma doit à une idée de l’art et de ses puissances. La logique du cinéma est celle de la « fable contrariée ». Jacques Rancière la situe au croisement de deux grandes poétiques : une poétique de l’action et de la représentation, du caractère et du discours, et une poétique des signes et de la « parole muette ». La poétique classique, aristotélicienne, lie le développement de l’action à un changement de fortune ou à une révélation qui vient affecter des personnages. La poétique romantique, qui se formule par exemple dans l’idée schlégelienne du « poème du poème », caractérise le « régime esthétique » des arts : elle fait de l’assemblage des signes et du jeu de leurs correspondances le vecteur d’une puissance d’expression, de métamorphose et de réflexion déjà manifeste dans la vie du langage, dans l’esprit d’une communauté ou dans les replis de la matière…