Notes
-
[1]
Chez Malinowski, le « je » est présent, mais non le « tu » grâce à la répartie duquel le narrateur se constitue.
-
[2]
O. Ducrot, Les Mots du discours, Paris, Minuit, 1980, p. 92.
-
[3]
C. Geertz a ouvert la voie dans The Interpretation of Culture, New York, Basic Books, 1973, puis Works and Lives, the Anthropologist as Author, Stanford University Press, 1989.
-
[4]
J. Clifford et G. E. Marcus, Writing Culture. The Poetics and the Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
-
[5]
Voir M. Bakhtine, The Dialogic Imagination, Austin, University of Texas Press, 1994.
-
[6]
J. Allison, J. Hockey et A. Dawson (éds.), After Writing Culture : Epistemology and Praxis in Contemporary Anthropology, New York, Routledge, 1997.
-
[7]
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 48.
-
[8]
H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1967, p. 1.
-
[9]
G. Althabe et M. Sélim, Démarches ethnologiques au présent, Paris, L’Harmattan, 1998.
-
[10]
G. Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, préf. de G. Balandier, Paris, Éd. Maspéro, 1969 (2002).
-
[11]
R. J. Smith, in R. Sanjek (éd.), Fieldnotes: The Making of Anthropology, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 369.
-
[12]
J. Clifford, Routes. Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1997.
-
[13]
M. Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
-
[14]
G. E. Marcus, Ethnography through Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998.
-
[15]
M. Taussig, The Magic of the State, New York, Routledge, 1997.
-
[16]
G.E. Marcus (éd.), Perilous States : Conversations on Culture, Politics and Nations, Chicago University Press, « Late Editions », 1993.
-
[17]
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 59.
-
[18]
T. Todorov, Critique de la critique, Paris, Seuil, 1984.
Johannes Fabian | |
History from Below : the Vocabulary of Elisabethville by Andre Yav Texts, Translations and Interpretive Essay | Amsterdam, Philadelphie, John Benjamins Publishers, 1990, 236 p. |
Power and Performance. Ethnographic Explorations through Proverbial Wisdom and Theater in Shaba (Zaire) | Madison, Wis., University of Wisconsin Press, 1990, 320 p. |
Remembering the Present : Painting and Popular History in Zaire | Berkeley, University of California Press, 1996, 385 p. |
Marc Augé Les Guerres des rêves. Exercices d’ethno-fiction | Paris, Seuil, 1997, 180 p. |
1Dans le métier d’anthropologue, l’écriture, c’est un fait reconnu, occupe une position centrale. Jusque dans les années 1980, les textes d’anthropologie se conformaient sans trop se poser de questions au « réalisme ethnographique », en référence au réalisme positiviste du xixe siècle. Le recours à la troisième personne permettait de laisser croire que les choses se produisaient d’elles-mêmes, comme si c’était le monde lui-même qui écrivait, grâce au concours impartial de l’ethnographe. Le « je », le « tu », toutes les traces subjectives de l’intervention de l’auteur, étaient bannis d’un récit pourtant fondé sur des relations personnelles [1]. Il fallait à tout prix se distinguer des énoncés d’opinion au moyen d’une démodalisation « qui supprime la singularité des points de vue au profit d’une prédication absolue [2] ». Ces conventions narratives étaient si communément admises qu’elles constituaient un insu de la discipline.
2À partir de 1985, l’anthropologie américaine a pris la tête d’une remise en question épistémologique, grâce au succès public de ce que l’on a appelé le postmodernisme. Ce courant critique aux rives un peu floues, fondé sur l’intégration de la pensée de philosophes européens, prête un intérêt soutenu à l’étude des textes ; au point qu’on le qualifie parfois de « critique textualiste ». Pourquoi, en effet, n’étudierait-on pas les procédés d’écriture de Malinowski, Benedict, Evans-Pritchard ou Lévi-Strauss, alors qu’on examine à la loupe la rhétorique d’écrivains comme Dickens, Balzac, Flaubert, Dostoïevski ou Musil [3] ?
3Les sciences humaines demeurent en partie solidaires des Lettres, car une problématique commune liée à l’écriture unit tous les penseurs du social, qu’ils soient écrivains, philosophes, historiens, sociologues ou anthropologues. L’analyse de cette problématique n’a pas été inaugurée par les sciences humaines, freinées par le caractère apparemment fonctionnel de leur écriture, mais par la critique littéraire. Ce n’est que dans un second temps que les sciences humaines, par la médiation des cultural studies anglo-américaines, ont intégré l’analyse de leurs propres procédés rhétoriques, ce qui a modifié leur posture scientifique. En anthropologie, cette remise en question s’est révélée d’autant plus déstabilisatrice que la domination coloniale et l’aplomb scientifique qui l’accompagnait avaient pris fin. Certains intellectuels des nations nouvellement indépendantes contestaient le portrait archaïque d’une ethnographie qui, dans sa défense et illustration de l’exotisme, était accusée d’avoir, en ignorant leur actualité et leur désir de changement, caricaturé les groupes qu’elle étudiait.
4Il est vrai que l’écriture est toujours bien plus que l’écriture, car un genre, avec son style et ses figures, postule une théorie (parfois inconsciente), c’est-à-dire une conception générale de ce dont il est question, une mémoire des travaux antérieurs et un engagement éthique, même si a priori la science n’est pas, sur ce plan, normative. Le livre dirigé par Clifford et Marcus, Writing Culture [4] a marqué un tournant en érigeant en paradigme une critique jusqu’alors demeurée diffuse. Cette critique, qui mettait en question l’objet de l’ethnographie (l’Autre), son mode d’exposition (la monographie), ses méthodes (le terrain, l’observation participante) et ses enjeux intellectuels, n’a pas fini de faire sentir ses effets et un bon nombre de publications actuelles en prolongent les débats. Elle a donné naissance à un nouveau vocabulaire, établi des priorités, favorisé une reconnaissance mutuelle entre des auteurs dispersés dans le monde et dénoncé l’usure des conventions du genre. Un torrent de publications, pour et contre, s’ensuivit, qui a changé la manière d’envisager la profession d’anthropologue.
5Que s’est-il passé depuis ? Comment peut-on écrire aujourd’hui de l’ethnographie ? Comment les anthropologues répondent-ils concrètement, y compris littérairement, aux questions qui ont été soulevées par ces critiques ? Le réalisme, avec ses effets de vérité, a-t-il fait son temps ? Et au profit de quoi ? Tentons de répondre à ces questions en convoquant à la fois quelques expériences récentes et des réflexions anciennes trop vite oubliées ou curieusement ignorées.
6On a pu craindre que la question « comment écrire l’ethnographie ? » débouche sur un constat de faillite décrétant l’incapacité de l’anthropologie à définir son objet et à en découdre avec le réel. Heureusement, il n’en est rien et les critiques ont plutôt incité les anthropologues à mieux étudier les déterminations historiques qui pèsent sur leurs idées et leurs modes d’expression, afin de dégager des possibilités de changement. En l’absence de méthode scientifique souveraine, les formes d’écriture doivent nécessairement briser les conventions d’un réalisme sans point de vue.
La voix au chapitre
7L’anthropologie reste très fortement tributaire de la médiation de la parole. Or, sur le terrain, un énoncé est relatif à un contexte, fonction de la personnalité de l’enquêteur et de ses interlocuteurs, sujet à des variantes, soumis aux aléas de la performance et de la performativité. La transposition écrite d’une expérience de terrain évanescente en un corpus de données séparées de leurs conditions de production a contribué à dresser des portraits de cultures parfaitement intégrées, dont on a dénoncé le caractère fictionnel. Par la transposition écrite, l’informateur – dont l’instrumentalisation est suggérée par le terme même dont on le désigne – est abstrait du contexte dans lequel il s’exprime et, très rapidement, les données cessent d’apparaître comme le produit d’actes de communication. Pour parer à cette critique, un programme s’est imposé : repartir du sujet, de ses réactions, sans nier son inscription dans le monde tel qu’il existe.
8Le problème du partage du pouvoir au niveau de l’énonciation n’est pas seulement d’ordre narratif. S’y mêlent des préoccupations éthiques. En littérature, le droit divin de l’auteur à camper ses décors dans lesquels il fait jouer ses personnages a été remis en question, notamment par Bakhtine [5] : au monologisme, sur le mode « je-cela » qui caractérise cette posture, s’oppose le dialogisme qui assimile les relations entre auteur et personnage aux relations de type « je-tu ». La critique du monologisme est encore plus dure et plus pertinente quand elle s’adresse à l’anthropologie et non plus à la littérature, où l’auteur crée de toutes pièces ses personnages. En effet, si l’anthropologue reste le maître d’œuvre de ses livres, ses interlocuteurs, à la différence des héros de la fiction, ont noué avec lui un vrai dialogue qui mérite d’être assumé et non dénié. Avec l’introduction d’un « tu » en face du « je », le statut de la personne se précise, elle n’est plus un informateur anonyme ; la dimension intersubjective de la situation ethnographique se révèle, le savoir surgit non des faits bruts, mais d’un effort commun.
9Dans un livre appelé After Writing Culture [6], Lisette Josephides compare de manière critique différents essais d’écriture récemment tentés dans le champ de l’ethnographie : ceux d’Anna Tsing à propos des Dayak de Bornéo, de Nadia Seremetakis décrivant la construction de l’identité féminine dans le sud de la Grèce, de Kamaka Visweswaran traitant de la lutte pour l’indépendance en Inde, et d’elle-même, à propos des Kewa de Papouasie Nouvelle-Guinée. Dans le même recueil, Nigel Rapport discute en profondeur le modèle de la conversation pris tantôt dans son sens empirique, tantôt dans son sens métaphorique. Parmi ceux qui « expérimentent » de nouvelles façons d’écrire, se trouve également Johannes Fabian.
10Les recherches de Fabian portent sur les mouvements religieux, le langage et la culture populaire au Shaba, la province minière la plus riche de l’ancien Zaïre. Il s’est efforcé de respecter les formulations de ses interlocuteurs tout d’abord en publiant un grand nombre d’extraits en Swahili du Shaba, ensuite en recourant à un véritable montage dans lequel ses interlocuteurs ne sont plus strictement contrôlés par une instance savante chargée de la narration – instaurant ainsi un nouveau mode de partage du statut d’auteur. History from Below retrace l’histoire de Lumumbashi, du début de la colonisation belge jusqu’en 1965. C’est en quelque sorte une histoire de la colonisation vue du côté des colonisés. Le texte original avait été commandé par une association d’anciens domestiques à un de ses membres, André Yav. Fabian, avec l’assistance de Kalundi Mango, Directeur du Musée National du Zaïre et d’un linguiste, Walter Schicho de l’Université de Vienne, a publié le fac simile du texte de Yav, les notes linguistiques indispensables, une traduction en Swahili du Shaba actuel, une traduction anglaise et une analyse des conditions historiques et des enjeux de cette « histoire vue d’en bas ». Power and Performance est un texte d’un autre type, plus complexe, qui raconte plusieurs histoires liées à l’enquête ethnographique, aux répétitions d’une troupe de théâtre cherchant à élucider le sens d’un proverbe, aux histoires de vie des acteurs, à l’histoire du Shaba. Fabian s’intéresse aussi à l’image, dont il a fait un usage original dans Remembering the Present, où l’ethnographie et le récit historique sont combinés aux œuvres du peintre congolais Tshibumba Kanda Matulu. L’anthropologue a encouragé l’artiste à peindre la chronique de l’histoire du Zaïre et a enregistré les explications orales du peintre ainsi que leurs dialogues. La reproduction des toiles et la transcription des textes forment la première partie du livre. Dans la seconde, Fabian analyse ce corpus et, au-delà, l’évolution de la culture populaire au Zaïre.
Exotopie et réflexivité
11Prendre de la distance pour analyser le sens de ses propres actions et de celles d’autrui, n’a, en soi, rien d’« expérimental » ou de nouveau. Ce qui est nouveau dans ces expériences d’écriture de l’anthropologie, c’est la prise en considération de la variabilité des conceptions mises en œuvres et/ou énoncées par les sujets individuels rencontrés sur le terrain. Nous ne croyons plus qu’un individu « représente » intégralement sa culture, qu’il en est une sorte de métonymie, un échantillon représentatif dans toutes ses actions et opinions. Celles-ci ne peuvent être envisagées sans porter une attention à leur diversité, à la variabilité de leurs modes d’expression selon les contextes. En ce sens, on peut parler d’ethnographie « expérimentale ».
12Toutefois, l’égalité proclamée entre l’écrivain et ses héros, puis, par analogie, entre l’anthropologue et ses hôtes, apparaît davantage comme un procédé narratif que comme un principe logique. Car un projet d’écriture ne se partage pas aussi aisément qu’un plat de lentilles ; c’est toujours le projet de quelqu’un. Si généreuse qu’elle soit, l’idée du partage connaît ses limites, liées à ce que Bakhtine appelle l’exotopie. Par là, il faut entendre le fait qu’une vie ne trouve son sens que si elle est vue de l’extérieur. Évidemment, la notion d’exotopie intéresse l’ethnographe plus encore que l’écrivain de fiction.
13De fait, la contestation du monologisme est plus qu’une simple exigence de partage. Elle est installée au cœur même de la recherche de l’anthropologue, dans la mesure où elle affirme le caractère intersubjectif de la définition que se donnent d’eux-mêmes les êtres humains. La forme du texte en découle inévitablement et prend l’allure itérative de la recherche : la quête d’une vérité humaine à travers l’échange de savoirs, en dépit des partialités ethnocentriques.
14De cette écriture qui retrace le cheminement du chercheur, on dira qu’elle est « réflexive ». Bien que Claude Lévi-Strauss ait, déjà il y a trente ans, énoncé que « chaque carrière ethnographique trouve son principe dans des “confessions ”, écrites ou inavouées [7] », le terme de « réflexivité » n’est apparu dans les manuels d’anthropologie qu’à partir de 1985. D’abord emprunté à la phénoménologie par Garfinkel [8] pour désigner la prise de conscience, par lui-même, du rôle de l’agent dans son action, il a vu son sens s’élargir jusqu’à désigner le retour critique de la réflexion que l’anthropologue effectue sur lui-même au cours du processus d’interprétation d’une culture différente. Avec la contestation de l’objectivisme, cet exercice d’auto-critique du chercheur est devenu une exigence de la recherche même.
15En France, bien avant la tempête déconstructiviste, Gérard Althabe, comme il l’explique dans une mise au point récente [9], avait, à l’encontre de Lévi-Strauss, choisi d’abolir la distance comme méthode et d’utiliser sa propre présence en tant que chercheur comme moyen d’investigation. La réimpression récente du livre d’Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire [10], fait apparaître à quel point il était en avance sur son temps. À partir d’un travail de terrain mené en 1967 chez les paysans de la côte Est de Madagascar, Althabe détaille avec minutie non seulement les forces co-présentes dans un univers villageois postcolonial, mais également les relations intersubjectives entre « sujets » observés et observateur. Il faut ici faire une mise au point, et distinguer la réflexivité qui rapporte les états d’âme du héros à la première personne, de celle qui retrace le cheminement du chercheur au travail, les effets de son intrusion sur le milieu d’accueil et les conditions de production de son savoir. Car comme l’écrit Robert J. Smith : « The subjects of ethnographies, it should never be forgotten, are always more interesting than their author [11]. »
Anthropologie et fiction. Le mélange des genres
16L’anthropologie contemporaine est tentée d’abolir les frontières entre les écritures universitaires et d’autres genres, comme les récits de voyage ou les créations artistiques. La monographie – description exhaustive d’une société localisée – représente par excellence l’anthropologie de l’âge classique (de 1920 à 1975 environ). Depuis, de nombreux écrits ont tenté de remettre en question ce que l’on peut appeler le localisme de l’ethnographie classique. Ce n’est sans doute pas un hasard si les articles réédités par James Clifford dans Routes [12] et les Non-lieux de Marc Augé [13] datent de la même période – le début des années 90. Tous deux réexaminent l’ancrage local des enquêtes au regard d’un monde contemporain dont ils proposent un exercice de lecture, chacun dans son style : Clifford en réaffirmant son goût du collage et des citations, Augé sur un mode fictif qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Jacques Tati. Ces essais d’écriture signifieraient-ils qu’en ces temps de voyages, de dislocation, de transports en tous sens, de cultures hétérogènes et d’identités complexes, la monographie a vécu ? Sans doute pas, car il s’en publie plus aujourd’hui qu’à l’âge « classique », même si l’essai correspond mieux à notre époque. Plus conforme au vœu formulé par Marcus [14], d’une multi-sited ethnography – prenant en compte les migrations, les réseaux, les représentations véhiculées par les médias – l’essai, point de vue argumenté sur un thème confrontant les réalités locales à des vérités de plus grande ampleur spatiale et/ou temporelle, reste tributaire de l’observation et de la description. Dans La Guerre des rêves, Marc Augé tente de mesurer l’évolution des régimes de la fiction, son incidence sur celle des imaginaires collectifs et individuels et ses répercussions sur l’écriture de l’anthropologie contemporaine. En ce sens, cette entreprise d’analyse des recouvrements des fictions des uns et des autres diffère de celle de Michael Taussig créateur d’un genre, qu’il appelle ficto-criticism, qui mélange, à des fins de prise de conscience, le documentaire (selon lui toujours inventé) et la fiction documentée [15].
17En créant Late Editions en 1993, George Marcus invitait à envisager non un champ disciplinaire particulier, mais un « paysage culturel ». La revue couvre plusieurs disciplines – l’anthropologie, les sciences politiques, l’histoire, la littérature comparée, la philosophie et les cultural studies, qui se situent au carrefour de tout cela. Il s’agissait de traiter des problèmes majeurs qui se posaient à toutes ces disciplines à la fin du xxe siècle, de pousser à leurs limites les conventions universitaires, pour trouver de nouvelles manières de traiter des faits culturels. Le premier numéro, Perilous States : Conversations on Culture, Politics, and Nation [16], est constitué d’entretiens entre des universitaires américains et des personnalités situées au cœur de la tourmente : écrivains russes, chercheurs hongrois, politiciens arméniens, deux chamanes sibériens, un dirigeant tsigane, un poète polonais, un politicien français et un musicien blanc d’Afrique du Sud. Tous parlent de la démocratie, de l’économie de marché, des droits de l’homme et du réveil des identités. Sur le fond, on a affaire à une intéressante tentative visant à démontrer que l’anthropologie peut contribuer à l’explication d’un monde en plein changement. Sur la forme, il faut souligner l’originalité d’une ligne éditoriale qui mêle astucieusement une pluralité de points de vue et de voix émanant d’acteurs sociaux très différents.
18Grâce aux électrochocs administrés par Geertz, Clifford et Marcus, les anthropologues ont donc été amenés à se livrer à une critique littéraire portant sur la prose de leurs collègues d’hier et d’aujourd’hui. Ces analyses « textuelles » ont contribué à ce que l’attention se porte aussi sur la narration elle-même comme acte créatif. Comme l’écrivain, tel que l’analyse Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? [17], l’ethnographe, l’ethnologue et l’anthropologue – classés ici du plus particulariste au plus universalisant – sont engagés dans leur culture propre, qui détermine la manière dont ils envisagent ceux qu’ils définissent comme Autres. Ils visent néanmoins une vérité plus générale, voire universelle, à laquelle ils accèdent éventuellement, malgré les contraintes de situation qui pèsent sur leur pensée et leur écriture.
19Mais Sartre posait aussi la question de la réception, se demandant si le lecteur n’est pas celui qui fait passer à « l’existence objective » le dévoilement entrepris par l’auteur au moyen du langage. On pourrait, dans cette perspective, mettre en doute la vérité universelle des textes anthropologiques, majoritairement destinés à un public cultivé occidental. Mais on peut penser, à l’inverse, avec Bakhtine et Todorov [18], que tout écrivain imagine et postule un lecteur universel, au-delà de son destinataire du moment. L’anthropologie, en outre, n’est concernée par ce débat que si on la réduit à un exercice d’écriture.
20Or, personne n’envisage de se passer d’enquêtes, de collectes d’informations ni de descriptions, car elles resteront toujours à la base de toute élaboration d’un savoir. À partir de la méthode qui consiste pour le chercheur à s’immerger dans une culture différente, se maintient donc un ambitieux projet intellectuel de portée universelle : dégager, par la comparaison des usages, des pratiques et des discours, la logique des médiations qui règlent les relations des hommes entre eux dans le cours de leur vie sociale. En dehors d’un tel projet, l’anthropologie n’a guère de sens. Nul doute qu’une telle ambition oblige à repenser l’écriture de l’anthropologie. Dans l’avenir, les effets de tissage linéaires et créateurs de continuité, céderont sans doute le pas à des effets de montage entre blocs entrant en collision plus ou moins violente. De nouvelles formes d’écriture émergeront, plus risquées sans doute, mais certainement moins liées à la croyance en des systèmes sociaux bien intégrés et fonctionnels.
Notes
-
[1]
Chez Malinowski, le « je » est présent, mais non le « tu » grâce à la répartie duquel le narrateur se constitue.
-
[2]
O. Ducrot, Les Mots du discours, Paris, Minuit, 1980, p. 92.
-
[3]
C. Geertz a ouvert la voie dans The Interpretation of Culture, New York, Basic Books, 1973, puis Works and Lives, the Anthropologist as Author, Stanford University Press, 1989.
-
[4]
J. Clifford et G. E. Marcus, Writing Culture. The Poetics and the Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
-
[5]
Voir M. Bakhtine, The Dialogic Imagination, Austin, University of Texas Press, 1994.
-
[6]
J. Allison, J. Hockey et A. Dawson (éds.), After Writing Culture : Epistemology and Praxis in Contemporary Anthropology, New York, Routledge, 1997.
-
[7]
C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale II, Paris, Plon, 1973, p. 48.
-
[8]
H. Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, N.J., Prentice Hall, 1967, p. 1.
-
[9]
G. Althabe et M. Sélim, Démarches ethnologiques au présent, Paris, L’Harmattan, 1998.
-
[10]
G. Althabe, Oppression et libération dans l’imaginaire. Les communautés villageoises de la côte orientale de Madagascar, préf. de G. Balandier, Paris, Éd. Maspéro, 1969 (2002).
-
[11]
R. J. Smith, in R. Sanjek (éd.), Fieldnotes: The Making of Anthropology, Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 369.
-
[12]
J. Clifford, Routes. Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1997.
-
[13]
M. Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
-
[14]
G. E. Marcus, Ethnography through Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998.
-
[15]
M. Taussig, The Magic of the State, New York, Routledge, 1997.
-
[16]
G.E. Marcus (éd.), Perilous States : Conversations on Culture, Politics and Nations, Chicago University Press, « Late Editions », 1993.
-
[17]
J.-P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, p. 59.
-
[18]
T. Todorov, Critique de la critique, Paris, Seuil, 1984.