Notes
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La décision politique en Belgique, sous la direction de J. Ladrière J. Meynaud et F. Perin, "Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques", n° 138, A. Colin, Paris, 1965. Diffusion pour la Belgique : CRISP.
Remarques préalables
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1. Le présent "Courrier" tente de faire le point sur la situation du système politique belge à la veille des élections communales d’octobre 1970. Rédigé avant les élections, il n’a évidemment pas pu tenir compte des indications fournies par les résultats de celles-ci.
22. L’analyse présentée ici est le résultat d’un travail collectif. Elle a été élaborée, au cours de deux réunions de travail dûment préparées, par l’ensemble des administrateurs et des conseillers scientifiques du CRISP. Le rédacteur n’a fait que systématiser, pour la présentation, les résultats de ce travail.
33. Ce "Courrier" s’écarte quelque peu de la tradition du "Courrier" du CRISP. Il ne se borne pas à une analyse des faits mais s’efforce d’en saisir la cohérence et d’en apercevoir l’incidence sur l’évolution du système politique belge. Dans cette mesure, il propose certaines interprétations et fait appel à certaines hypothèses qui sont évidemment discutables. Il ne se présente donc que comme un "essai" dont le seul but est de fournir des suggestions pour une meilleure compréhension du processus que nous vivons. En vue de faire apparaître le mieux possible la part de l’interprétation, on a divisé le texte en deux parties. La première partie est une tentation de reconstitution de l’évolution récente. La seconde partie s’interroge sur la portée de cette évolution ; elle se donne d’ailleurs essentiellement pour tâche de formuler certaines questions.
4On trouvera au début de la seconde partie des remarques méthodologiques destinées à faire le point, le plus clairement possible, sur la portée et les limites du présent "Courrier".
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Introduction
6Le but du présent "Courrier Hebdomadaire" est de tenter de faire le point sur la situation présente du système politique belge, à la lumière des évolutions récentes.
7On prendra comme point de départ, pour l’analyse à entreprendre, le schéma organisé dans La décision politique en Belgique [1]. Certes, ce schéma n’est plus utilisable tel quel à l’heure actuelle. La situation s’est modifiée au cours des dernières années ; il s’agit précisément de déterminer comment elle s’est modifiée. Mais il faut bien utiliser des points de repère, partir d’une situation donnée à un certain moment du temps. La référence à La décision politique en Belgique a pour but de fournir une caractérisation de la situation choisie ici comme situation initiale.
8Rappelons brièvement comment se présentait le schéma proposé par cet ouvrage pour la description du processus de décision politique en Belgique. La vie politique belge s’organise, en ordre principal, autour de trois problèmes fondamentaux : la forme de l’Etat (et corrélativement le statut des communautés), le pluralisme idéologique et institutionnel (et corrélativement les modalités des rapports entre les différentes "familles idéologiques" entre lesquelles se partage la population belge), la répartition du pouvoir économique. Chacun de ces problèmes donne lieu à une tension caractéristique. Chacune de ces tensions peut être définie par deux pôles opposés ; entre ces pôles se répartissent des positions intermédiaires, qui représentent soit des situations de compromis (plus ou moins provisoires) effectivement réalisées à un moment donné, soit des positions effectivement adoptées, en principe et de manière durable, par des partis ou des groupes, soit des positions simplement possibles qui pourraient devenir réelles dans certaines circonstances. Pour le premier problème, il y a une tendance centripète, qui vise à maintenir l’Etat unitaire, et une tendance centrifuge, qui vise au contraire à reconnaître la personnalité propre des communautés et à réorganiser l’Etat belge sur des bases nouvelles, assurant précisément aux communautés une vie politique propre. Pour le second problème, il y a la tendance à organiser les services collectifs (instruction, santé, assurances sociales, etc…) sur la base du pluralisme institutionnel, et la tendance à les organiser sous la forme d’institutions uniques, gérées, ou tout au moins contrôlées par l’Etat (sans supprimer pour autant le pluralisme des systèmes d’idées et de croyance). Pour le troisième problème, il y a la tendance à maintenir la propriété et la gestion privée des unités économiques et la tendance à transférer à la collectivité la propriété des moyens de production et la totalité du pouvoir de décision en matière économique.
9Les partis et les groupes sont les porteurs effectifs de ces trois tensions. Pour décrire le système des partis et des groupes, il faut préciser comment chacun de ceux-ci se situe par rapport à ces tensions. La situation globale existant à un moment donné peut être expliquée comme résultant des interactions qui se développent à l’intérieur de ce système. Elle peut être caractérisée par trois composantes, dont chacune fixe une position sur l’un des trois axes de tension. L’évolution du système politique (mécanismes de décision et forme des institutions) peut être analysée en termes d’équilibres transitoires et de transformations d’équilibres relativement aux tensions de base.
10Au moment ou a été écrit La décision politique en Belgique, on pouvait, d’une manière globale, caractériser le système existant des partis et des groupes comme un système plus propice au maintien des équilibres qu’au changement. Deux aspects du système en question agissaient principalement dans ce sens : d’une part, la distribution des forces politiques et sociales ne permettait pas une superposition des tensions, d’autre part, les partis et les grandes organisations socio-économiques présentaient un aspect fortement intégrateur. (On reviendra de façon plus détaillée sur ces points au début de la seconde partie).
11L’élément le plus remarquable du système, de ce point de vue, était la répartition des forces socio-politiques en "mondes" relativement stables et le mode d’organisation de ces "mondes". Le "monde catholique" en particulier, qui dans l’ensemble visait à maintenir le pluralisme institutionnel (et qui s’était d’ailleurs lui-même organisé sur cette base) avait un effet intégrateur relativement aux deux autres problèmes (structure unitaire par rapport au problème des communautés, intégration institutionnelle des tendances progressistes et des tendances conservatrices sur le plan socio-économique). Etant donné l’importance numérique du "monde catholique" dans la société belge et la force politique de sa projection institutionnelle, celle-ci constituait, dans le contexte du système politique belge, un facteur important de stabilité.
12Cependant, l’analyse proposée par La décision politique en Belgique a déjà dû tenir compte de l’apparition de nouveaux éléments dans le système des partis et des groupes, liés au problème communautaire : il s’agissait des groupements qui s’étaient fait ouvertement les porteurs de la thèse fédéraliste. Or, depuis le moment où cette analyse a été faite, l’influence de ces groupements n’a cessé de s’étendre. En même temps, du reste, le problème communautaire est redevenu prépondérant. Il avait déjà été un problème dominant dans les années qui ont précédé la deuxième guerre mondiale, mais la guerre l’avait en quelque sorte recouvert. On peut dire que, depuis les années 60, il a repris une position d’avant-plan et on peut présumer, puisqu’il n’est pas résolu, et est au contraire posé maintenant avec acuité, qu’il continuera à dominer la vie politique belge pendant un certain temps encore.
13Il faut donc tenter de comprendre comment il a pu ainsi passer de nouveau à l’avant-plan et de préciser comment il se trouve lié à l’évolution des deux autres problèmes. Ce sera l’objet de la première partie. On pourra ensuite se demander comment l’évolution des dernières années a affecté le système politique belge dans son ensemble et se poser certaines questions quant à son avenir. Ce sera l’objet de la deuxième partie.
Première partie : l’évolution des dernières années, essai de synthèse
1 – La montée du problème communautaire
14Comme on vient de le rappeler, le problème communautaire n’est pas nouveau. Il remonte en fait aux origines de l’Etat belge et se trouve en tout cas posé de façon explicite dès la naissance du mouvement flamand. Il se fait qu’il est entré à nouveau, depuis une dizaine d’années, dans une phase de radicalisation qui conduit à une remise en cause généralisée de la forme traditionnelle unitaire de l’Etat belge.
15Il y a bien entendu, dans ce problème, comme toujours, un ensemble de phénomènes sous-jacents, en grande partie de nature socio-économique, et d’autre part des phénomènes de conscience qui comportent des aspects affectifs et peuvent s’exprimer à travers des idées-forces.
16Ce qui apparaît très clairement à l’opinion depuis un certain temps, c’est que le problème communautaire n’est pas fondamentalement un problème linguistique. Il y a longtemps que cela a été dit. Ainsi, dès le début du siècle, Lodewyck De Raet avait montré que le "problème flamand" était essentiellement un problème social et économique et que le problème linguistique était seulement une des faces de la question, importante certes mais non décisive. Seulement l’opinion publique, du côté francophone, jusqu’à tout récemment, n’avait pas compris cela. Au reste, elle était fort mal informée, en général, sur ce qui se passait réellement dans la partie flamande du pays.
17Ce qui est vrai pour le "problème flamand" est vrai aussi pour le "problème communautaire" en général. La question linguistique existe ; des éléments culturels, liés à la langue, peuvent même prendre une signification très grande, parce qu’ils peuvent jouer le rôle de principe d’identification (permettant facilement aux membres d’une communauté de se reconnaître) et qu’ils ont une forte charge symbolique et affective. Mais cette question ne constitue qu’un aspect d’un problème global, qui concerne au fond les rapports de pouvoir entre deux communautés. Comme les rapports de pouvoir s’institutionnalisent dans l’Etat, il est naturel que ce soit en définitive la forme de l’Etat qui soit mise en cause.
18Si le problème, en lui-même, est déjà ancien, et a été aperçu depuis fort longtemps par certaines personnalités et certains groupes, il faut remarquer que, dans les dix dernières années, il a pris une ampleur qu’il n’avait jamais eue auparavant, en ce sens que le nombre de personnes qui se sentent concernées par ce problème a sensiblement augmenté. On pourrait parler d’une "massification" de la question. Certes le développement de l’instruction, les moyens de communication de masse ont pu jouer un rôle dans cette évolution. Mais sous les phénomènes d’opinion, il y a des réalités objectives. Or le jeu de ces réalités a provoqué une conjonction des évolutions dans les deux communautés. C’est cette conjonction qui est le fait décisif. Elle est le fruit d’une interaction remarquable entre les phénomènes de base, socio-économiques, et les phénomènes de conscience. Jusqu’à tout récemment, les représentations conscientes ont suivi des cheminements différents dans les deux communautés. Depuis 1960, un sentiment d’identification communautaire s’est fait jour dans la conscience wallonne, introduisant ainsi, dans la constellation belge, un élément de symétrie qui faisait défaut jusque-là et déterminant à partir de ce moment une évolution dans le sens de la radicalisation. (Naturellement, la symétrie n’est que partielle, car le sentiment communautaire se vit et s’exprime autrement de part et d’autre, provient de motivations différentes et se projette dans des idées politiques qui, même lorsqu’elles se ressemblent formellement, ont un contenu partiellement différent).
19Au XIXème siècle, il y a un problème social (à base économique naturellement) aussi bien en Flandre qu’en Wallonie. Mais en Wallonie, il y a le phénomène de l’industrialisation, qui ne se produira que plus tard en Flandre. C’est d’emblée dans le contexte de la société industrielle que le problème social est perçu en Wallonie. C’est, par contre, dans un contexte plus ancien, où les valeurs communautaires ont gardé une grande résonance, qu’il est perçu en Flandre. D’un côté, il y a des différences de niveau de vie qui sont liées à des différences culturelles, de l’autre il y a seulement les différences de niveau de vie. En Flandre, les différences sociales sont perçues à travers l’indicateur de la langue : la bourgeoisie parle le français. La prise de conscience s’effectue à travers une idée-force à connotation nationaliste, héritée du romantisme, basée sur le sentiment de l’appartenance au peuple, s’exprimant dans des contenus d’ordre culturel. Il y a bien une réalité sociale à la base, mais elle se manifeste sous des formes culturalistes, ce qui peut expliquer l’importance prise par les questions linguistiques et l’impression qu’on a pu avoir pendant longtemps que le problème communautaire était essentiellement un problème linguistique. En Wallonie, les différences sociales sont perçues en termes de conditions de vie et directement rapportées à leur substrat : le pouvoir économique. La prise de conscience s’effectue à travers l’idée-force socialiste de la transformation sociale, le projet d’une révolution sociale qui doit résoudre les problèmes posés par la condition des travailleurs dans la société industrielle.
20Il y a eu cependant, dès le milieu du XIXème siècle, un mouvement socialiste en Flandre, et il n’a nullement été "culturaliste". Ce mouvement a eu une très grande influence dans les centres vitaux, à Gand notamment (A certains moments, il a même eu plus d’importance à Gand qu’en Wallonie). Mais dans l’ensemble, il n’a pas eu le même caractère dominant qu’en Wallonie. Il faut d’ailleurs tenir compte de l’influence négative qu’a eue à ce propos le cléricalisme, plus développé en Flandre qu’en Wallonie. (Il faut faire remarquer à ce propos que le mouvement flamand ne peut être analysé que partiellement dans les termes d’une opposition des masses populaires à la bourgeoisie. Il représente en partie une lutte entre deux fractions de la bourgeoisie : l’ancien patriciat et la couche sociale située immédiatement en-dessous de lui et qui conquiert une situation de plus en plus influente dans la vie politique et économique).
21Or le phénomène récent représente une sorte d’inversion parallèle dans les prises de conscience, provoquant précisément le phénomène de conjonction dont on vient de parler. Le mouvement flamand, à mesure même qu’il réalisait ses objectifs sur le plan linguistique, a été amené à se préoccuper de plus en plus des problèmes socio-économiques et à se donner par le fait même un contenu global, autrement dit à formuler un projet politique propre, à se forger une certaine conception de l’Etat et de ses rapports avec la société. Ici nous entrons dans l’histoire récente. Vers les années 50, on prend vivement conscience de l’existence d’un chômage structurel en Flandre. La réaction a été de faire appel à l’intervention de l’Etat. Certes les premières lois organisant l’aide de l’Etat à l’industrialisation datent de 1959. Mais dès les années 50 existait le sentiment, dans l’opinion flamande, que l’Etat pouvait être un instrument efficace d’intervention. Il s’agissait bien de l’Etat unitaire.
22Dans l’ensemble, le mouvement de l’industrialisation s’est développé plus tardivement en Flandre qu’en Wallonie. Au cours des vingt dernières années, il s’est poursuivi et a atteint les parties rurales des provinces flamandes. Dans le même temps, en Wallonie, se faisait durement sentir le vieillissement de l’équipement industriel et la nécessité d’une large reconversion. D’où un renversement des rapports anciens, en matière de puissance économique. On peut situer le renversement vers 1960, bien que le renversement du P.N.B. per capita n’intervienne qu’en 1967. Les Flamands ont réussi à s’assurer une position très forte dans l’appareil économico-financier et dans l’appareil de l’Etat. Il s’est d’ailleurs constitué, à la faveur du développement économique de l’après-guerre, une nouvelle bourgeoisie flamande qui a une part du pouvoir économique et un pouvoir politique dans le pays. Beaucoup de Wallons interprètent, à tort ou à raison, cette situation en pensant que les Flamands ont réussi à mobiliser à leur profit les possibilités de l’Etat unitaire.
23Le dynamisme même du mouvement flamand et ses réussites le placent dans une situation qui comporte une certaine ambivalence. D’un côté, l’influence que les Flamands ont acquise ou en tout cas sont en train d’acquérir dans l’Etat belge tel qu’il existe devrait logiquement les conduire à adopter une attitude nettement unitariste, en tout cas dans les secteurs importants et décisifs, le secteur culturel étant mis à part. Peut-être pourrait-on interpréter dans cette perspective certaines positions, en particulier celles qui sont relatives à la fixation de la frontière linguistique et à la détermination des limites de l’agglomération bruxelloise (les deux questions étant évidemment étroitement liées). Il s’agit là de positions qui ont acquis une valeur symbolique. Elles s’expliqueraient fort bien dans le cadre d’une politique qui viserait à affirmer sur le plan institutionnel à la fois l’intégrité et la prépondérance démographique de la communauté flamande.
24Mais d’autre part, la radicalisation du mouvement flamand doit logiquement conduire à une affirmation institutionnelle de la communauté flamande en ce qu’elle a de spécifique, autrement dit à une revendication d’autonomie. Or il ne peut s’agir seulement d’une autonomie culturelle. Comme on l’a indiqué, le mouvement a dépassé, depuis longtemps déjà, le cadre des valeurs culturelles ; il s’exprime désormais sous forme politique. La solution la plus extrême, dans cette ligne, serait naturellement la création d’un État flamand souverain. Mais cette solution paraît irréaliste. Si l’on veut maintenir les liens avec la Wallonie tout en donnant à la communauté flamande sa personnalité politique propre, il faut recourir au fédéralisme. C’est la position de la Volksunie et de bien d’autres organisations flamandes.
25La question qui se pose est de savoir si cette position s’explique par une sorte d’effet rémanent des formes idéologiques anciennes (centrées sur l’idée de la communauté populaire) ou si elle peut s’expliquer dans le cadre d’un calcul purement rationnel, ordonné aux intérêts (économiques et politiques) réels de la communauté flamande. Peut-être doit-on tenir compte ici d’une sorte d’inertie historique : il y a un décalage entre les situations effectivement vécues (sur le plan social, économique, politique) et les phénomènes de conscience, et l’action d’un mythe peut se prolonger alors que les circonstances historiques qui l’ont produit et justifié se sont modifiées.
26Quoi qu’il en soit, comme on l’a indiqué déjà, il y a maintenant un phénomène de convergence qui s’est créé. L’année 1961 marque probablement le tournant. Reprenant une idée qu’il avait déjà avancée en 1950 lors de l’"affaire royale" mais qui, à cette époque, n’avait pas eu d’impact (à cause de l’abdication de Léopold III et de la démobilisation du mouvement wallon qui lui avait fait suite), André Renard propose au syndicalisme socialiste wallon l’objectif du fédéralisme et crée le Mouvement Populaire Wallon. Les groupements wallons existants reprennent une nouvelle activité. Des formations politiques spécifiquement wallonnes apparaissent et viennent se fusionner dans le Rassemblement Wallon, qui devient un des éléments du système politique belge, et qui se fait le porteur, pour la Wallonie, au plan de la vie politique et parlementaire, des thèses fédéralistes. A Bruxelles se forme le Front de Défense des Francophones, dont les dirigeants adoptent également des positions fédéralistes. Ainsi l’idée du fédéralisme est assumée par des formations politiques, tant du côté francophone que du côté flamand (cela ne signifie pas pour autant que l’on puisse parler d’un projet fédéraliste bien déterminé. Le fédéralisme flamand et le fédéralisme wallon ne coïncident pas ; en particulier il n’y a pas, jusqu’à présent, de synthèse des points de vue au sujet du statut de Bruxelles. Il faut donc parler, jusqu’à nouvel ordre, soit des thèses fédéralistes soit de l’idée de fédéralisme, prise dans sa signification générale).
27Dans la prise de conscience wallonne, il y a, semble-t-il, trois éléments qui entrent en jeu. D’abord le déclin économique de la Wallonie, la nécessité d’une reconversion industrielle, et la conviction que celle-ci ne peut plus être uniquement l’affaire de l’initiative privée, qu’elle constitue un problème politique et appelle l’intervention des pouvoirs publics. Or le sentiment des Wallons, c’est qu’on ne peut s’en remettre à l’Etat unitaire, trop dominé par les Flamands et trop centralisateur, du soin de prendre les initiatives nécessaires. C’est la communauté intéressée elle-même qui doit disposer des moyens institutionnels nécessaires pour résoudre ses problèmes. Il y a ici à la fois la méfiance à l’égard de l’Etat unitaire et des administrations centrales et le souci d’assurer une démocratie plus réelle en établissant un pouvoir suffisamment proche de la base, et dès lors plus facilement contrôlable.
28En deuxième lieu, il y a la prise de conscience de la prépondérance flamande dans le pays, sur le plan politique, sur le plan économique et sur le plan démographique. (Remarquons que la "prépondérance économique" dont il est question ici ne signifie pas nécessairement un phénomène que l’on pourrait caractériser quantitativement, mais le poids que peuvent avoir les représentants de la communauté flamande dans les décisions économiques au niveau central, aussi bien dans des organismes privés que dans des organismes publics comme les parastataux).
29Quand on a disposé des études statistiques relatives aux effets des lois de relance économique de 1959, après 5 années d’application, et qu’on s’est aperçu que les 3/4 des investissements encouragés par l’Etat s’étaient faits en Flandre, ce fut un véritable traumatisme pour l’opinion wallonne. Les Wallons et les Bruxellois francophones ont dû se rendre compte qu’ils ne commandaient plus la situation comme par le passé.
30En troisième lieu, il y a, chez les syndicalistes wallons, chrétiens aussi bien que socialistes d’ailleurs, la conviction que les "réformes de structure" qu’ils préconisent et souhaitent, ne pourront se réaliser dans le cadre de l’Etat unitaire, à cause de la prédominance flamande et des tendances trop conservatrices de l’opinion flamande (même dans les milieux syndicaux), que le moyen le plus approprié pour les réaliser est de doter la Wallonie d’un pouvoir propre. Autrement dit, on doute que ces réformes puissent se réaliser dans un cadre législatif national ; on pense par contre qu’elles ont beaucoup de chances de se réaliser dans un cadre législatif régional.
31Certes, le mouvement wallon a recruté des adhérents dans tous les groupes sociaux et du reste cette diversité se répercute dans la stratégie politique du Rassemblement Wallon, qui met l’accent sur les problèmes institutionnels et non sur les réformes de structure à portée socio-économique. Mais il faut bien reconnaître que c’est le groupe syndicaliste qui a été, à l’origine, l’élément moteur du mouvement. Or, ce qui est remarquable, c’est qu’il y a une sorte de transfert qui s’est effectué, à l’occasion des événements de 1960-1961, mais pour des causes qui tiennent à toute l’évolution de la société belge depuis la guerre : le thème fédéraliste est venu en quelque sorte élargir et relayer le thème traditionnel du socialisme. Ce transfert s’est du reste effectué de façon parfaitement consciente et ceux qui en ont été les artisans l’ont ainsi justifié à cette époque. Les syndicalistes du Mouvement Populaire Wallon continuent à le justifier au nom d’un programme socialiste relativement radical.
32Ceci entraîne deux conséquences. D’une part ce transfert a permis – en tout cas pour l’aile syndicale du socialisme wallon et pour une fraction importante des syndicalistes chrétiens – une sorte de légitimation du thème fédéraliste à partir des perspectives traditionnelles du mouvement syndical et du socialisme. Et, par le fait même, s’est réalisée la conjonction signalée plus haut entre le mouvement flamand et le mouvement wallon. Ils viennent l’un et l’autre de passés différents et ont été portés par des motivations et des idéologies différentes, mais le point essentiel est que depuis dix ans il y a un effet de convergence.
33D’autre part, ce transfert introduit dans le mouvement wallon une certaine équivoque. Pour les syndicalistes, le fédéralisme n’est qu’un moyen qui doit conduire aux réformes de structure. Pour les membres des classes moyennes et de la petite bourgeoisie qui adhèrent au mouvement wallon, le fédéralisme est plutôt un moyen de se protéger contre la prédominance flamande et un certain "triomphalisme" que les Wallons croient percevoir à l’heure actuelle dans le comportement des dirigeants politiques flamands. C’est aussi, corrélativement, un moyen d’affirmer la personnalité wallonne, par un processus d’identification : dans la mesure où on ne peut plus s’identifier à l’Etat unitaire, trop accaparé par les représentants d’une communauté qui a voulu s’affirmer avec force dans sa spécificité, à laquelle on ne peut prétendre appartenir, il faut pouvoir s’identifier à une structure institutionnelle qui soit l’expression adéquate de la communauté wallonne. On peut percevoir cette ambiguïté dans les différences d’accent que l’on trouve entre le Rassemblement Wallon et le Mouvement Populaire Wallon. Le Rassemblement Wallon veut s’adresser à tous ceux qui vivent de leur activité, quelles que soient leurs traditions idéologiques, et donne la priorité aux problèmes politiques. Il affirme que sans instrument politique on ne peut rien faire et qu’il faut donc donner une expression institutionnelle à la communauté wallonne, sans préciser à quoi devront servir ultérieurement ces institutions. Le Mouvement Populaire Wallon, par contre, lie étroitement fédéralisme et réformes de structure et considère la poursuite de ces deux objectifs comme une action globale. (La recherche, par la communauté wallonne, de son expression propre, pose la question de la communauté bruxelloise et des rapports entre la Wallonie et Bruxelles. Il y a eu dans le mouvement wallon, en même temps qu’une réaction de défense contre la prédominance flamande, une certaine opposition à ce que représentait Bruxelles, qui apparaissait un peu comme le symbole du capitalisme unitariste. Selon les circonstances, l’accent a été mis sur l’une ou l’autre de ces deux tendances. Il faut remarquer que le Rassemblement Wallon n’a pas du tout repris la tendance anti-bruxelloise).
34A partir du moment où s’opérait une conjonction entre le mouvement flamand et le mouvement wallon, on devait s’attendre évidemment à un développement rapide de la problématique communautaire et à une action dominante de cette problématique sur l’ensemble de la vie politique belge. On pourrait caractériser le processus de la façon suivante. De part et d’autre, certains groupes ont proposé clairement une solution dans les termes d’une idée politique qui rompt de façon tranchée avec l’unitarisme : celle du fédéralisme. Cette proposition a créé une sorte de cristallisation qui, de proche en proche, a gagné tout le système politique belge. Les effets de ce processus de propagation se sont exercés à deux niveaux : au niveau de l’organisation, au niveau des discussions sur la forme de l’Etat, c’est-à-dire de la réforme constitutionnelle. A ces deux niveaux, on assiste à un effort, de la part des formations traditionnelles, pour absorber en quelque sorte l’effet perturbant de la conjonction et trouver une solution au "contentieux communautaire" sans aller jusqu’au fédéralisme.
35Au niveau des organisations, on assiste à des phénomènes de distancement, voire de séparation, qui pourraient être qualifiés de "processus de fédéralisation de fait". On pourrait citer l’exemple de deux institutions privées : l’Université Catholique de Louvain et l’Université Libre de Bruxelles qui, l’une et l’autre, se sont transformées en deux universités distinctes ayant chacune leur personnalité juridique. (Il faut remarquer ici qu’il y a un exemple du même genre beaucoup plus ancien : celui de l’ordre des Jésuites, qui, dès la fin de la dernière guerre, a créé en Belgique une province flamande et une province wallonne).
36Mais l’évolution la plus décisive pour ce qui nous occupe est celle des partis. Dans les trois principaux partis traditionnels, on a pu observer des "cristallisations communautaires" accompagnées de tensions internes plus ou moins vives. C’est surtout dans le ?.S.C.-C.V.?. qur l’évolution a été marquée. Depuis la chute du gouvernement Vanden Boeynants, en février 1968, on a assisté à un éloignement progressif des deux ailes de ce parti, au point que l’on peut presque parler de deux partis distincts. La fait le plus significatif est qu’ils ont tenu, depuis 1968, des congrès distincts. (Voir Courrier Hebdomadaire n° 484, du 5 juin 1970). Mais il est vrai qu’il y a toujours un président national et un centre d’études commun. L’effet de distancement est relatif et mouvant ; selon les circonstances, les deux ailes agissent de façon conjointe ou séparée.
37Mais le P.S.B. a aussi connu des congrès séparés : un congrès des socialistes "flamands à Klemskerke en 1967, deux congrès des socialistes wallons, à Tournai et à Verviers, la même année. (Il faut rappeler d’ailleurs qu’il y avait déjà eu des congrès séparés des socialistes flamands et des socialistes wallons dans l’immédiat avant-guerre).
38A la suite des discussions relatives au statut de Bruxelles, on a vu les groupes bruxellois des trois principaux partis prendre leurs distances à l’égard des instances dirigeantes de leurs partis, ce qui vient encore accentuer le phénomène de distanciation interne amorcé antérieurement.
39Certes, tout cela reste plus ou moins ambigu. Ainsi, dans le cas du ?.S.C.-C.V.?., où la coupure est la plus marquée, on voit bien qu’il y a une double attitude : d’une part, quand il s’agit de la formation du gouvernement et surtout de la désignation du Premier ministre, le P.S.C. et le C.V.P. continuent à se présenter comme un seul parti, mais d’autre part, quand il s’agit de se présenter aux électeurs ou simplement à l’opinion publique, ils agissent séparément. (L’apparition de l’U.A.?.-U.?.?. et de "Démocratie bruxelloise" en fonction des élections communales d’octobre 1970 venant encore compliquer le schéma, mais sans modifier sa signification fondamentale). Mais il n’en reste pas moins que la problématique communautaire a eu un effet disruptif sur le système. Alors que, traditionnellement, grâce à leur forte structure unitaire, les principaux partis étaient capables de jouer un rôle intégrateur et d’absorber en quelque sorte les conflits entre communautés, ils sont actuellement déchirés par ces conflits et ne semblent plus en mesure, sur ce plan en tout cas, d’élaborer des formules d’accord, comme on le voit avec la plus grande netteté dans le problème de l’agglomération bruxelloise. Ceci représente donc une modification profonde du système politique belge et ôte à ce système, en tout cas dans la phase actuelle, une partie de sa stabilité.
40A côté des effets sur les organisations, nous avons les effets au niveau de la réforme constitutionnelle. Ici le fait le plus marquant est l’effort tenté par le gouvernement Eyskens pour proposer, et faire adopter par le Parlement, une solution globale et définitive du problème communautaire. Il a été reconnu officiellement que "l’Etat unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits". (Rapport des délibérations du groupe de travail pour les problèmes communautaires, dit "Groupe de travail des 28". Cette phrase a été reprise par le Premier ministre dans sa communication du 18 février 1970). D’autre part, il a été proposé de reconnaître l’existence de quatre "régions linguistiques" (la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande), de trois "communautés culturelles" (française, néerlandaise et allemande) et de trois "régions" (wallonne, flamande et bruxelloise). La signification des "régions" est essentiellement économique mais elle doit évidemment être entendue en un sens très large, incluant tous les aspects sociaux, administratifs et politiques liés aux problèmes économiques. Les propositions gouvernementales visaient essentiellement à organiser l’autonomie culturelle (des communautés culturelles) et la décentralisation en matière socio-économique et en matière administrative, en direction des régions. Il était entendu que la compétence législative devait rester l’apanage du Parlement national (qui devait cependant être divisé en deux groupes linguistiques) et que la décentralisation devait concerner seulement la compétence réglementaire, la compétence de décision et la compétence consultative. Un accord avait pu se réaliser entre les représentants des différents partis sur les principes de l’autonomie culturelle et de l’organisation régionale (décentralisée), et c’est a partir de cet accord qu’a été élaborée, du moins pour la partie qui ne concernait pas Bruxelles, la communication du Premier ministre du 18 février 1970, proposant au Parlement un ensemble de mesures constitutionnelles et législatives destinées à résoudre le problème communautaire. Mais l’accord n’avait pu se faire, ni au sein du "Groupe de travail des 28" ni au sein de la "Commission des 24" (commission "ad hoc" créée expressément pour tenter de trouver une solution au problème de Bruxelles), pour le statut des communes qui entourent l’agglomération bruxelloise, dans le domaine linguistique et culturel, et sur la délimitation et l’organisation de la région économique bruxelloise. Le gouvernement a proposé lui-même une solution limitant l’agglomération bruxelloise aux 19 communes de Bruxelles-Capitale, mais n’a pas réussi a la faire accepter par les deux Chambres (le Sénat ayant vote une disposition en ce sens, mais non la Chambre des Représentants).
41Bruxelles apparaît ainsi comme le nœud du problème, ce qui s’explique sans doute par les raisons suivantes : en tant que capitale du pays, la ville a une signification symbolique pour l’une et l’autre communauté –- les deux communautés y sont représentées, mais pas en même proportion – et enfin il ne s’agit pas seulement d’un centre administratif mais d’une agglomération fort étendue et fort peuplée qui a sa vie économique propre, qui a aussi son dynamisme propre, et qui se trouve située non pas exactement a la frontière des deux grandes régions linguistiques mais à l’intérieur de la région flamande.
42A l’heure actuelle, tout le projet de règlement communautaire reste donc en suspens. Il semble bien que l’option devant laquelle le pays se trouve placé puisse s’exprimer dans les termes suivants : régionalisation ou fédéralisme. La "régionalisation" est une solution du genre de celle qui est proposée par le gouvernement : elle consiste a aménager l’Etat unitaire en donnant aux communautés une large autonomie en matière culturelle et en opérant une certaine décentralisation qui doterait les régions d’un réel pouvoir politique, tout au moins au niveau réglementaire ou décisionnel. Le "fédéralisme" est une solution qui consiste à abandonner complètement la forme unitaire de l’Etat et à réorganiser l’Etat belge sur la base d’une fédération de deux (ou trois) régions dotées d’une personnalité politique propre. La situation actuelle comporte beaucoup d’ambiguïté, en ce sens que le projet présente par le gouvernement est accepté par ceux qui y souscrivent pour des raisons fort diverses, voire opposées (certains y voyant une étape préparatoire au fédéralisme, d’autres au contraire une parade efficace au fédéralisme) et est attaqué par ceux qui s’y opposent, également pour des raisons qui ne se recouvrent pas entièrement.
43Si le gouvernement réussit finalement à faire adopter par le Parlement la réforme constitutionnelle qu’il propose (éventuellement avec certains amendements), on peut se demander si cela conduira a une stabilisation durable, à un règlement effectif du problème communautaire et à un recul de l’idée fédéraliste ou si, au contraire, le résultat obtenu ne représentera qu’une étape transitoire, qui sera suivie de nouveaux développements du problème communautaire au terme desquels on aboutira à une autre solution, de type fédéraliste. Si le projet de réforme constitutionnelle échoue, on peut se demander si l’on verra, éventuellement après des élections législatives et la formation d’un nouveau gouvernement, réapparaître une proposition du type "régionalisation" ou si l’on passera directement à l’élaboration d’une solution fédéraliste. On pourrait aussi se demander si des événements actuellement imprévus ne pourraient pas brusquement bloquer tout le processus et faire passer, pour un temps, le problème communautaire à l’arrière-plan, le laissant provisoirement sans solution. (Il ne faut pas oublier qu’à la veille de la guerre le problème communautaire avait déjà revêtu une grande acuité).
2 – Les liaisons entre problèmes
44Si le problème communautaire a joué un rôle dominant dans les années récentes, il n’en reste pas moins que les autres problèmes majeurs ont continué à se poser. Il importe de voir comment, et de déterminer comment se sont effectués les interactions entre les trois problématiques de base. Il ne peut être question, semble-t-il, de raisonner en un tel contexte en termes de causalité linéaire, de dire par exemple que le problème communautaire a été causé essentiellement par des facteurs d’ordre économique (tels que le chômage structurel en Flandre ou le déclin des industries de base en Wallonie). Il faut plutôt invoquer une causalité circulaire, autrement dit des interactions d’ordre structural. S’il y a système, tout est lié ; des modifications dans une sphère entraînent des modifications dans les autres, mais réciproquement les modifications ainsi induites se répercutent par rétroaction sur le processus qui a été au point de départ de l’interaction. Examinons donc l’interaction entre la problématique communautaire et la problématique du pluralisme d’une part, la problématique du pouvoir économique d’autre part.
a – La problématique du pluralisme
45Dans le contexte de cette problématique, deux catégories de faits doivent surtout retenir l’attention : d’une part, le pacte scolaire et ses conséquences, d’autre part, ce qu’on pourrait appeler la crise interne des groupes.
46Chose remarquable, le pacte scolaire se situe en 1958, donc à peu près au moment où le mouvement wallon se cristallise et lance le mot d’ordre du fédéralisme. Certes il s’agit là de deux événements indépendants ; le fait qu’ils se produisent à peu près en même temps est donc fortuit. Cependant ces deux phénomènes ont des effets convergents en ce qui concerne le comportement politique des catholiques. Le pacte scolaire supprime, en tout cas jusqu’à nouvel ordre, l’une des principales motivations qui étaient invoquées en faveur de l’unité politique des catholiques : la défense de l’enseignement confessionnel. Certes il y a d’autres problèmes que le problème scolaire ; en fait, le "monde catholique" est intéressé, politiquement, à la défense de tout son réseau institutionnel. Mais le rôle historique joué en Belgique par la question scolaire, le caractère fort affectif des problèmes liés à l’éducation des enfants, la position de la hiérarchie catholique en ce domaine expliquent que le problème scolaire ait joué un rôle particulièrement important. Sans doute le pacte scolaire n’a-t-il été signé que pour une durée limitée. Mais sa reconduction était envisagée dès le départ. En tout cas, beaucoup ont le sentiment que, d’une manière ou d’une autre, le problème scolaire sera réglé désormais par voie de négociations, qu’il n’y aura plus de "mobilisation" sur ce problème. En tout cas, l’existence du pacte scolaire favorise une attitude qui pourrait être décrite comme suit : maintenant que la "paix scolaire" est établie, il n’y a plus de raison grave de conscience qui oblige les catholiques à soutenir un parti explicitement chrétien, et à supposer que la "guerre scolaire" se rallume un jour, il sera toujours temps alors de réagir – du reste il n’est pas nécessaire d’avoir une organisation politique permanente pour soutenir un éventuel affrontement en matière scolaire, on peut très bien recourir à la formation d’un groupe de pression "ad hoc".
47Maintenant il faut remarquer que, dans les milieux catholiques, l’opinion a évolué à propos du problème scolaire et n’est plus comparable à ce qu’elle était au moment de l’opposition à la "loi Collard". La perspective du renouvellement du pacte scolaire a suscité beaucoup de discutions et de prises de position dans divers groupes catholiques, même trois militants, qui vont dans le sens d’un assouplissement des positions traditionnelles. Peu à peu se forge d’opinion qu’il faudrait aboutir non à une absorption du réseau libre dans le réseau officiel mais à un régime d’autonomie des établissements, tant dans le secteur libre que dans le secteur officiel – l’idée de base étant qu’il faut s’efforcer d’une part de briser le cloisonnement créé dans la société belge par le double réseau d’enseignement et qu’il faut d’autre part se libérer des contraintes administratives, décentraliser la gestion des services éducatifs, favoriser la diversité des expériences, les initiatives locales, la personnalisation des institutions et la gestion de celles-ci par les diverses catégories d’intéressés. Par ailleurs certains groupes ont lancé l’idée de l’"école pluraliste". Il faut mentionner ici tout particulièrement le manifeste des C.V.P.–Jongeren, qui a suscité beaucoup d’intérêt non seulement dans le monde catholique mais dans tous les milieux politiques et qui préconise précisément un mode d’organisation pluraliste de l’enseignement.
48L’évolution de l’opinion catholique renforce évidemment l’effet créé dès le début par le pacte scolaire.
49On peut dire que celui-ci rend "disponible" politiquement une certaine portion de l’électorat catholique, en supprimant une des motivations traditionnelles du soutien au parti chrétien. Reste à savoir vers quelles formations politiques vont se tourner les catholiques qui abandonnent le C.V.?.-P.S.C. A part quelques exceptions, on peut dire qu’il y a deux grandes orientations : vers le P.L.P. d’une part, vers les partis fédéralistes d’autre part. L’orientation vers le P.L.P. peut s’expliquer très facilement par les tendances de ce parti en matière politique et économique et par le nouveau style qu’il a réussi à se donner, en rompant avec les traditions d’anticléricalisme de l’ancien parti libéral. Il y a en somme une translation d’une partie de la fraction conservatrice (bourgeoisie et classes moyennes) du C.V.?.-P.S.C. vers le P.L.P. L’orientation vers les partis fédéralistes s’explique par l’évolution de la problématique communautaire. Il faut noter qu’en Flandre le mouvement nationaliste a été porté au grande partie (mais non exclusivement) par des milieux catholiques ou en tout cas d’origine catholique. Par conséquent, l’attirance que peut exercer la Volksunie sur un catholique répond à un facteur de tradition. En Wallonie, par contre, le mouvement fédéraliste a été porté, surtout au début, par des groupes socialistes. Mais il y avait depuis longtemps des groupes catholiques de tendance fédéralisante et le mouvement wallon a rapidement réussi à étendre son audience à tous les groupes idéologiques, en mettant l’accent essentiellement sur le thème de la communauté wallonne et des institutions politiques.
50Il est possible que le phénomène de translation vers le P.L.P. se soit manifesté plus tôt que le phénomène de translation vers les partis fédéralistes, du moins pour la partie francophone, et en tout cas soit devenue moins importante relativement à celui-ci dans les derniers temps. Par ailleurs, il est possible aussi que dans une fraction du monde catholique, se dessine un mouvement vers le P.S.B..
51En tout cas, l’apparition des nouvelles formations politiques, liées au projet fédéraliste, a pour effet d’élargir l’éventail du choix pour les catholiques. On peut dire qu’il y a désormais pour ceux-ci une réelle liberté de choix en matière d’adhésion politique. Il faut ajouter à cela que depuis une dizaine d’années, il n’y a plus eu d’interventions de la hiérarchie en faveur de l’unité politique des catholiques. Le thème de la "liberté politique des chrétiens" passe de plus en plus dans la réalité.
52Mais ceci nous conduit bien au-delà du pacte scolaire. De proche en proche, c’est le principe même de l’existence d’un parti chrétien qui pourrait être mis en cause. On ne peut cependant pas dire qu’il soit effectivement mis en cause de façon massive à l’heure actuelle. Mais on peut constater que le C.V.?.-P.S.C. commence à éprouver une certaine difficulté à définir son identité. Il est assez significatif qu’il ait été sérieusement question d’abandonner l’étiquette chrétienne lors du Congrès du P.S.C. à Liège, en décembre 1969. Dans la mesure où la référence chrétienne perd de son importance, quelle pourra être la force intégratrice d’un parti comme le C.V.?.-P.S.C. ? Il y a évidemment les traditions, les solidarités familiales et personnelles, le réseau institutionnel catholique, mais tout cela pourrait progressivement s’effriter si le principe fondamental d’identification perd de sa signification ou même disparaît complètement.
53Ces considérations nous amènent à la deuxième catégorie de faits mentionnée plus haut : la crise interne des groupes.
54Il y a une crise évidente dans le monde catholique. Elle trouve son centre non pas sur le plan politique mais sur le plan religieux. Il y a un certain ébranlement du monde catholique dans son aspect institutionnel, mais il doit être rattaché à la crise interne qui traverse l’Eglise catholique, considérée comme groupement religieux. Cette crise, qui commence pratiquement avec la fin du Concile de Vatican II, revêt bien des aspects. Mais celui qui paraît le plus significatif pour le comportement politique des catholiques est l’ébranlement du principe d’autorité. Sur le plan de l’organisation interne de l’Eglise, on assiste à un grand mouvement qui va dans le sens de la décentralisation : sans nier la primauté du Pape, les Eglises locales revendiquent une plus grande autonomie et une part plus active dans la conduite des affaires de l’Eglise universelle. Sur le plan des attitudes vécues au niveau des individus et des petits groupes, on assiste à une mise en cause, parfois modérée, parfois virulente, des prérogatives de la hiérarchie. Certains vont jusqu’à rejeter complètement celle-ci et se réclament d’une sorte d’Eglise informelle, spontanéiste, sans organisation ni dogmes, sans structures et sans rites extérieurs. D’autres réinterprètent le christianisme dans un sens entièrement sécularisé, identifiant des thèmes chrétiens fondamentaux avec le thème purement humaniste de la progression historique de l’humanité et vidant ainsi complètement la religion chrétienne de tout contenu spécifique. Il est difficile de prévoir ce que sera la catholicisme dans vingt ans. Mais il paraît en tout cas certain qu’il sera fort différent du catholicisme traditionnel à tendance centralisatrice, institutionnelle et autoritaire. L’évolution en cours ne va certainement pas dans le sens d’un renforcement du réseau institutionnel catholique et ce qu’on peut observer déjà à propos du pacte scolaire indique bien que la tendance est d’assouplir progressivement les positions et d’en arriver finalement à intégrer les institutions catholiques dans un réseau national (conçu, il est vrai, dans un style très décentralisé et non étatique).
55Mais il faut bien reconnaître que cette crise interne de l’Eglise ne prend pas du tout la même signification selon qu’on la voit de l’intérieur ou de l’extérieur. Ceux qui vivent cette évolution de l’intérieur ont le sentiment qu’il s’agit là d’un mouvement très profond, qui ne peut manquer d’avoir très rapidement des effets visibles spectaculaires et d’entraîner une modification profonde du comportement des catholiques (de ceux qui resteront catholiques) dans la vie publique. Mais ceux qui assistent à cette évolution de l’extérieur ont le sentiment qu’elle n’est pas tellement décisive, que les modifications d’attitude dont on parle ne touchent en réalité que des groupes restreints, que la discipline catholique demeure ce qu’elle était et qu’on ne doit pas du tout s’attendre à une sorte de sabordage prochain des institutions chrétiennes. Certains considèrent même cette évolution du monde catholique avec la plus extrême méfiance, et pensent que "l’Eglise s’adapte toujours", qu’il n’y a donc rien de bien neuf dans ce qu’on aperçoit aujourd’hui.
56Il faut remarquer d’ailleurs que le pacte scolaire n’est au fond qu’un armistice, pas une paix véritable, et que, du reste, à supposer même qu’il n’y ait plus d’affrontement sur le plan scolaire, il y en aura d’autres dans le secteur hospitalier, ou dans celui de l’enseignement spécial, ou dans d’autres encore. Bref, la réalité sociologique catholique apparaît relativement peu entamée par les remous internes de l’Eglise, qui n’apparaissent que comme des disputes théologiques ou des affaires de discipline ecclésiastique. Il paraît vraisemblable que les catholiques se méprennent sur la portée réelle de l’évolution de l’Eglise et surtout sur les incidences, à échéance relativement brève, de la "crise" proprement religieuse au niveau sociologique. Il y a peut-être une inertie des comportements, un poids des traditions et surtout une solidité des institutions qu’ils ont tendance à sous-estimer. Et certains prennent peut-être leurs désirs pour des réalités. Il faudra sans doute un temps très long pour que l’évolution en cours dans la sphère de la mentalité religieuse engendre des conséquences décisives dans la sphère des institutions. Néanmoins, dès maintenant un nouvel esprit apparaît. Il y a certainement, chez les plus jeunes surtout, un désir sincère de "décloisonnement", un souci d’"ouverture", une volonté de "dialogue" qui peuvent introduire dans la vie publique un style différent de celui du passé.
57Il serait intéressant de se demander si, dans l’ensemble, le réseau institutionnel catholique a été favorable ou défavorable à la radicalisation des problèmes communautaires, et, corrélativement, si celle-ci joue dans un sens favorable ou défavorable à l’égard du réseau institutionnel catholique. La réponse, semble-t-il, doit être différente, pour les deux questions, selon qu’on considère le cas de la Flandre ou celui de la Wallonie. Pour la Wallonie, la réponse semble devoir être négative pour les deux questions posées. Pour la Flandre, les réponses doivent être plus nuancées. On sait que le mouvement flamand a été fort lié aux milieux catholiques et que de nombreux prêtres ont joué un rôle important dans ce mouvement. Et il ne paraît pas évident que la prise de conscience flamande ait eu un effet négatif sur les institutions chrétiennes. Il y a certainement en Flandre comme en Wallonie, une mise en question de celles-ci, mais cette mise en question n’est pas nécessairement liée à l’évolution du problème communautaire.
58Mais s’il y a ainsi un certain ébranlement du monde catholique, il y a aussi un malaise dans le monde socialiste. Il s’est manifesté à la fois au plan doctrinal et au plan des organisations. Au plan doctrinal s’est fait jour, depuis la guerre, le sentiment d’un certain vide et on a assisté à différentes tentatives pour redonner au mouvement socialiste une base théorique à la fois inspirée des traditions du mouvement et adaptée aux circonstances actuelles. Il faudrait évoquer la tentative des Cahiers Socialistes (qui représentaient une gauche révisionniste). Mais, pour la période plus proche, il y a essentiellement deux tentatives, de type très opposé : d’une part, celle qui est liée à "La Gauche", d’autre part celle qui est représentée par le livre de Henri Simonet et les rapports préparés par Henri Janne et Guy Spitaels pour le Congrès de la F.G.T.B. de décembre 1970. La première tentative est franchement néo-marxiste. Elle représente un effort de pureté doctrinale qui s’oppose au pragmatisme de style social-démocrate du parti socialiste. Le livre de Ernest Mandel, "Traité d’économie marxiste" paraît en 1962. La Gauche est fondée en 1957. André Renard en est en quelque sorte la caution syndicale et lui apporte du reste aussi un soutien matériel jusqu’en janvier 1961. A la fin de 1964, c’est la rupture avec le P.S.B., à la suite de la procédure d’expulsion entamée par celui-ci. A la suite de cette rupture, intervient la fondation du Parti Wallon des Travailleurs, en Wallonie et de l’Union de la Gauche Socialiste, à Bruxelles.
59La deuxième tentative doctrinale, dans la ligne de H. Simonet, H. Janne et G. Spitaels, représente au contraire une tendance adaptative franchement réformiste. Il est difficile de dire si elle a des chances d’infléchir la ligne politique du parti socialiste. Il faut remarquer en tout cas que dès maintenant elle suscite de vives résistances au sein de la F.G.T.B., où se dessine tout un courant qui conteste radicalement les analyses de H. Janne et G. Spitaels.
60Quant aux difficultés au plan de l’organisation, il faut signaler les difficultés de l’Action Commune, les difficultés qui se sont manifestées entre les socialistes bruxellois et l’ensemble du parti, et la création, dans l’agglomération bruxelloise, de deux fédérations sur le même territoire (la Fédération socialiste bilingue de Bruxelles et la "Vlaamse ?.S.?. Federatie" de Bruxelles-Hal-Vilvorde)
b – La problématique du pouvoir économique
61En ce qui concerne la question des pouvoirs économiques, deux phénomènes semblent devoir particulièrement retenir l’attention : d’une part, le déplacement des centres de décision vers l’extérieur, d’autre part le caractère particulier des grèves en 1970.
62Le premier de ces phénomènes est dû à la création d’entreprises par des firmes étrangères (européennes ou américaines) ou à l’absorption d’entreprises belges par des firmes étrangères. Il apparaît lié aux formes actuelles du développement technologique d’une part (imposant de grandes concentrations de moyens en capital, un degré élevé d’intégration industrielle et de vastes capacités de production par unité) et à un certain effacement du capitalisme belge d’autre part. Il faut remarquer du reste qu’il ne s’agit pas tellement d’une incapacité à réunir le capital nécessaire que d’une incapacité à l’utiliser adéquatement. La supériorité des entreprises américaines paraît due essentiellement à l’organisation systématique de la recherche en vue du progrès technologique et à l’utilisation de méthodes modernes, à base de recherche opérationnelle, dans la gestion et l’organisation administrative.
63Le fait que les sociétés extérieures opèrent dans plusieurs pays à la fois leur donne une indépendance accrue à l’égard des pouvoirs nationaux. Elles peuvent en effet concentrer leurs moyens dans les régions où elles trouvent les conditions les plus favorables (en termes d’infrastructure, d’exemption fiscale, de main-d’œuvre, etc…..) et peuvent ainsi exercer, par une sorte d’effet de concurrence, une pression potentielle sur les pouvoirs nationaux. Or les problèmes économiques sont vécus à la base surtout comme des problèmes d’emploi. Comme ces problèmes intéressent avant tout les régions concernées (touchées par des fermetures d’entreprises par exemple), on voit s’établir des contacts directs entre les centres d’initiative étrangers et les pouvoirs locaux.
64Les premiers sont à la recherche de conditions favorables à leurs investissements, les seconds sont à la recherche d’investisseurs. Et c’est bien souvent après seulement l’établissement de ces contacts que l’Etat intervient, les pouvoirs locaux faisant pression sur lui pour obtenir les avantages qui décideront les investissements souhaités à se faire.
65Il y a là, du point de vue de la problématique communautaire, une double incidence. D’une part, il apparaît que les problèmes de reconversion ou de développement économique ne prennent toute leur réalité qu’au niveau régional et doivent pouvoir être résolus à ce niveau, que les régions doivent donc disposer de pouvoirs et de moyens suffisants pour prendre au moment voulu les mesures qui s’imposent. Mais, d’autre part, il apparaît que certains types de décision échappent à l’Etat et a fortiori aux régions. La question du contrôle du pouvoir économique par la collectivité se trouve donc posée en partie dans des termes nouveaux. On peut se demander si elle ne doit pas être déplacée, du moins en partie, du plan national vers un plan européen, voire sur un plan plus vaste encore. En réalité, il y a différents niveaux de la décision : selon le type de problème, il y a des décisions qui doivent pouvoir être prises au plan régional, il y en a qui se situent au niveau de l’Etat et il y en a qui se situent à un plan supra-national. Chaque niveau pose ses problèmes propres d’intervention et de contrôle. Mais il n’y a évidemment pas de contradictions entre la régionalisation et la structuration supra-nationale. Il s’agit là de mouvements conjoints, non opposés.
66L’autre phénomène à retenir dans ce contexte est celui des grèves dites "sauvages" de l’hiver et du printemps 1970. Ce qui frappe dans ces grèves, c’est qu’elles se sont faites en dehors des syndicats et partiellement contre eux, que les revendications mises en avant ont porté, dans plusieurs cas, davantage sur les conditions de travail et les relations humaines que sur les revendications salariales, et qu’elles ont été largement commentées par les grands moyens de diffusion, à la différence des grèves "normales" qui se sont déroulées dans la même période. On peut se demander si elles constituent un phénomène réellement nouveau et destiné à s’amplifier ou si elles ne font que reproduire un schéma devenu classique (à différentes époques, il y a eu des grèves qui ont échappé aux syndicats et il y a de façon presque continue des grèves "spontanées"). Il semble qu’elles ont fait apparaître un type de stratégie nouveau, visant en partie à déconsidérer les syndicats traditionnels et à leur substituer des "comités ouvriers", préfiguration, sans doute, dans l’esprit de leurs promoteurs, des noyaux futurs de l’auto-gestion. Le fait que cette stratégie ait remporté déjà certains succès pourrait indiquer qu’elle a trouvé un terrain favorable et continuera à s’amplifier. Il y a en effet des revendications latentes (portant notamment sur les conditions de travail et, plus profondément, sur les relations dans l’entreprise) auxquelles la stratégie syndicale classique ne donne pas le moyen de s’exprimer et que la nouvelle stratégie "sauvage" fait au contraire passer à l’expression.
67Ou bien les syndicats réussiront à adapter leur action à ces revendications latentes et à "récupérer" ainsi le potentiel qui s’est manifesté dans les grèves sauvages, ou bien ils perdront effectivement une partie de leur emprise sur le mouvement ouvrier. Dans les deux cas, on doit s’attendre à des modifications dans le système de décision. Dans le premier cas, ils vont se préoccuper de suivre davantage la base et vont devenir très hésitants à s’engager dans des conventions à long terme. Cela introduira un certain élément d’imprévisibilité et d’instabilité dans le système de décision. Dans le second cas, ils perdront en représentativité et par le fait même aussi en pouvoir de négociation. Et cela introduira une imprévisibilité encore plus grande dans le système.
68Ce phénomène n’a sans doute pas de lien direct avec le problème communautaire. On peut toutefois se demander s’il n’y a pas une liaison indirecte. En effet, dans la mesure où les syndicats contrôlent très bien leur base, étant donné leur forte centralisation, ils auront probablement tendance à développer une stratégie aussi globale que possible, donc à souhaiter se trouver en face d’un pouvoir fortement centralisé. Et cela jouerait donc en faveur de la centralisation. Dans la mesure au contraire où ils perdent, du moins en partie, le contrôle de la base, et où ils deviennent incapables d’imposer des mesures générales, les problèmes pourraient avoir tendance à se poser et à se résoudre à un échelon plus régional, ce qui jouerait dans le sens d’un renforcement des pouvoirs régionaux.
69* * *
Deuxième partie : incidence de l’évolution récente sur le système politique belge. essai d’interprétation
1 – Remarques méthodologiques
70La première partie de cette étude a tenté de décrire, à grands traits, l’évolution du système politique belge au cours des dernières années. La description proposée n’est certainement pas complète ; elle est limitée par la quantité des informations disponibles et par les capacités intégratrices du langage utilisé.
71D’autre part, toute description fait intervenir une certaine sélection, basée sur des jugements d’importance. Or on court le risque de se laisser guider, fût-ce inconsciemment, dans l’attribution d’un coefficient d’importance, par des attitudes affectives ou des choix de valeurs, ou tout simplement par l’expérience vécue que l’on peut avoir des phénomènes considérés.
72Il faut bien reconnaître, par ailleurs, qu’il n’y a pas de description pure, parce qu’il n’y a pas de faits bruts. Les faits, en matière socio-politique, ont toujours une signification, pour les acteurs comme pour les témoins. Quand on essaye de comprendre comment les faits se sont produits, comment ils se conditionnent mutuellement, comment ils s’organisent entre eux, on doit nécessairement tenir compte des significations qui leur sont associées. Mais comme ces significations ne sont pas données de façon objective, à la manière d’un résultat de mesure, on ne peut que les conjecturer. Autrement dit, tenter de faire apparaître la signification des faits, c’est les interpréter. Et l’interprétation est aussi de nature subjective ; l’observateur ne peut pas occuper tous les points de vue à la fois, il est lié lui-même à une perspective particulière.
73On peut cependant porter remède à cette relativité des points de vue en faisant intervenir des perspectives différentes, des interprétations variées. Le travail d’équipe, qui permet la multiplication des points de vue, neutralise en quelque sorte les effets de subjectivité, sinon de façon absolue, en tout cas dans une mesure satisfaisante.
74On aboutit ainsi à une description qui n’est pas complète, qui comporte des choix et des interprétations, mais qui peut néanmoins être considérée comme proposant un schéma acceptable de lecture.
75Si l’on essaye d’aller plus loin, d’extrapoler la description et d’élaborer des hypothèses au sujet de l’évolution ultérieure du système considéré, on se trouve devant une telle masse d’indéterminations qu’on risque presque certainement de proposer, en guise de "prospective", quelque version plus ou moins camouflée de "wishful thinking". On ne peut perdre de vue en effet qu’on se trouve devant un système extraordinairement complexe, fait d’une multitude d’acteurs, dont les interactions sont conditionnées par de nombreux appareils, par des systèmes d’idées en constante évolution et par des facteurs affectifs difficilement analysables. Pour faire des prévisions critiquement fondées, il faudrait d’abord émettre des hypothèses sur les prises de position possibles des différents facteurs, à différents moments du temps, ensuite sur les interactions entre facteurs (entraînant des modifications des prises de position), et enfin sur les conséquences de ces interactions quant au système lui-même (composition des groupes, rapports entre eux, nature des institutions, mode d’insertion des groupes dans les institutions). C’est là une tâche qui est sans doute à la portée d’un ordinateur, mais qui dépasse certainement de loin les possibilités des cerveaux humains, même en association.
76On peut se demander d’ailleurs si une "prospective" de ce genre aurait un intérêt quelconque. Elle aboutirait à la formulation d’un nombre d’issues extrêmement élevé. Peut-être pourrait-on déterminer la probabilité de chacune de ces issues. Mais on n’aurait ainsi, tout au plus, que des indications conjecturales. L’indétermination demeurerait très grande.
77Mais s’il faut renoncer à une prospective, on peut néanmoins tenter de dégager la signification d’une évolution constatée pour le moment présent. La question qu’on aurait à se poser serait la suivante : comment les faits retenus par la description affectent-ils le système politique belge ?
78Il s’agirait de déterminer dans quelle mesure ils l’ont déjà modifié, dans quelle direction s’est faite cette modification et quelles sont les possibilités d’évolution qu’ils introduisent. Il ne s’agit plus ici de reconstituer un processus, mais d’apprécier l’impact d’un processus sur un système, c’est-à-dire sur la configuration d’ensemble à l’intérieur de laquelle se produit le processus. Bien entendu, la méthode de la confrontation des points de vue, ici comme au niveau de la description, permet de limiter les effets de subjectivité. Il n’en reste pas moins que l’on se trouve ici à un niveau d’analyse très particulier, essentiellement conjectural. Ce qu’on pourra dire à ce sujet n’aura donc pas du tout la même portée que ce qui a été présenté dans la partie descriptive.
2 – Le système de la décision politique en Belgique. Rappel de quelques données de base
79Le système de la décision politique, en Belgique, tel qu’il existait il y a une dizaine d’années, était caractérisé par une capacité relativement élevée d’absorption des tensions. Deux facteurs jouaient principalement dans ce sens : d’une part, l’existence de partis peu nombreux, à structure unitaire et relativement (quoique inégalement) disciplinés ; d’autre part, le fait que la distribution des partis et des groupes rendait peu probable, sinon impossible, une superposition des tensions.
80La tension relative au statut des communautés était absorbée, en tout cas partiellement, par l’organisation unitaire des principaux partis.
81La tension relative au pluralisme institutionnel était atténuée par le fait qu’elle se développait non entre deux partis antagonistes mais entre un parti et une coalition, qui était d’ailleurs assez fragile puisqu’elle recouvrait une opposition profonde dans les domaines les plus essentiels et ne pouvait se former précisément que sur le thème de l’anticléricalisme. Enfin, la tension relative à la distribution du pouvoir économique était partiellement absorbée en raison de la structure particulière du P.S.C.-C.V.P. qui, trouvant son unité dans sa référence confessionnelle, réunissait des éléments conservateurs et des éléments progressistes.
82Aucune coalition ne permettait le développement simultané des trois tensions ni même l’intensification de l’une des tensions. Une coalition des trois principaux partis signifiait nécessairement une neutralisation des trois tensions. Une coalition du Parti socialiste et du Parti libéral neutralisait la tension conservatisme-progressisme ; en même temps elle permettait une certaine intensification de la tension cléricalisme-anticléricalisme, mais de manière relative seulement, à cause du peu d’homogénéité d’une telle coalition.
83Une coalition du Parti libéral et du Parti chrétien neutralisait la tension précédente ; en même temps elle signifiait une prépondérance de la tendance conservatrice, mais de façon modérée seulement, à cause de la pression des éléments progressistes dans le parti chrétien. Et une coalition du Parti socialiste et du Parti chrétien neutralisait également la tension cléricalisme-anticléricalisme ; en même temps, elle signifiait une prépondérance de la tendance progressiste, mais de façon modérée seulement, à cause de la pression des éléments conservateurs dans le Parti chrétien.
84Il faut ajouter que la liaison des deux principales confédérations syndicales avec le Parti socialiste d’une part (pour ce qui concerne la F.G.T.B.), le Parti chrétien d’autre part (pour ce qui concerne la C.S.C.), jouait en général dans un sens défavorable à la radicalisation de l’action syndicale. Sauf en cas de coalition entre le Parti socialiste et le Parti chrétien, l’une des confédérations se trouvait liée à un parti au pouvoir, l’autre à un parti d’opposition, et cela les conduisait dans bien des cas à adopter des stratégies différentes.
85Cette formulation est évidemment très schématique, car elle néglige les tensions internes dans les partis, l’action des partis autres que les trois partis "gouvernementaux", les interactions entre groupes divers et partis. Elle est destinée seulement à rappeler les traits principaux qui assuraient une relative stabilité au système.
86Il semble bien que, dans ce système, le P.S.C. ait joué un rôle clef, en ce sens que, par son existence même, il empêchait une polarisation des complexes groupes-partis en deux blocs antagonistes, organisés selon un axe conservateurs-progressistes.
87Le développement apporté par la radicalisation du problème communautaire a d’ores et déjà modifié profondément ce système. Comme le processus est toujours en cours, la situation actuelle est extrêmement fluide et le restera sans doute encore pour un temps. Il serait vain de tenter de préciser comment elle pourrait se stabiliser. Mais on peut essayer de déterminer quel a été l’impact, jusqu’ici, des processus en question sur les tensions fondamentales de la société belge.
3 – La tension relative à la forme de l’Etat
88La tension relative à la forme de l’Etat opposait une tendance centralisatrice, unitariste, à une tendance de décentralisation. Le sens du mouvement actuel est clair : c’est visiblement la tendance décentralisatrice qui l’emporte.
89Mais il n’est pas encore possible de dire jusqu’où ira le mouvement. L’effet de centrifugation est devenu visible à deux niveaux, tous deux essentiels pour la configuration du système politique : l’organisation des partis et des groupes, les institutions. Dans les partis et dans certains groupes traditionnels, on voit se manifester des phénomènes de distanciement (plus ou moins accusés selon les partis) qui ont une signification évidente : c’est que les partis ne sont plus capable de jouer, entre les deux communautés (ou entre les trois "régions" entre lesquelles se partage actuellement le pays), dans la même mesure que dans le passé en tout cas, le rôle intégrateur qu’ils ont joué jusqu’ici. En même temps, sont apparus de nouveaux partis, non unitaires, dont l’audience n’a cessé de croître et qui jouent dès maintenant un rôle très important, soit par leur influence directe, soit par leur action sur les partis traditionnels (action qui va dans le sens de la radicalisation). On ne peut perdre de vue cependant que des groupes fort importants, et parmi eux les groupes industriels et les groupements patronaux, gardent une structure unitaire et maintiennent une stratégie unitariste. Cependant, même à l’intérieur de ces groupes, le problème n’est pas sans influence. En tout cas, au niveau de l’expression politique, nous trouvons des structures déjà très décentralisées.
90En ce qui concerne les institutions, il est devenu maintenant évident que nous allons vers une nouvelle organisation de l’Etat belge et des mécanismes de la décision politique. Le projet gouvernemental reconnaît l’existence de communautés culturelles et de régions distinctes et propose, pour l’essentiel, une décentralisation basée sur l’instauration d’institutions régionales dotées de pouvoirs réglementaires et de pouvoir de décision. La loi organisant la planification et la décentralisation économique, constitue du reste déjà une première étape dans le sens de l’organisation des régions. Des difficultés, restées sans solution jusqu’ici, sont apparues en ce qui concerne le statut de Bruxelles, et même plus exactement la délimitation de l’agglomération bruxelloise. Mais les partis qui préconisent une solution fédéraliste s’opposent au projet gouvernemental pour une raison plus fondamentale : ils jugent la solution proposée insuffisante et souhaitent réorganiser l’Etat belge sur la base d’une véritable structure fédérale, dotant les régions d’un exécutif et d’un législatif propres. Le projet gouvernemental représente donc une tentative pour arrêter le mouvement centrifuge en un certain point, selon un modèle qu’on pourrait caractériser comme celui de la décentralisation régionale. Les thèses fédéralistes expriment une vision politique qui entend porter le mouvement centrifuge au-delà de ce point, selon le modèle d’un État fédéral.
91A quel palier de stabilisation va-t-on finalement aboutir ? Trois possibilités existent : décentralisation régionale stable, phase de décentralisation régionale suivie d’un processus de fédéralisation, évolution directe vers une solution fédéraliste.
92De toute manière, le jeu politique est appelé à se dérouler, dans l’avenir, dans un cadre institutionnel qui ne sera plus que partiellement ou qui ne sera plus du tout unitaire.
93La question qui se posera alors, du point de vue de l’évolution du système, sera de savoir comment la transformation institutionnelle va réagir sur les formations politiques et sur l’organisation des groupes. On peut s’attendre, évidemment, à ce que les partis et les groupes adaptent leur organisation aux nouvelles institutions, donc se définissent davantage en fonction des régions (et cela que l’on soit en régime fédéraliste ou seulement en régime de décentralisation). Cela ne pourra qu’accentuer les cassures qui se sont produites à l’intérieur des partis traditionnels. Quant aux nouveaux partis, une fois le problème communautaire résolu (d’une manière ou d’une autre), ils seront, amenés sans doute à redéfinir leurs objectifs, à se donner un nouveau contenu, peut-être à prendre une signification toute nouvelle, par exemple en servant de base à de nouveaux regroupements.
94Par ailleurs, même dans une structure fédérale, il y aura toujours des problèmes qui se poseront au niveau central. L’existence même de tels problèmes entraînera vraisemblablement des regroupements politiques au niveau national. Mais comment s’effectueront-ils ? Selon la ligne des partis traditionnels, éventuellement transformés, qui pourraient avoir des raisons de renouer les liens entre leurs "ailes" régionales ? Ou à partir de nouveaux regroupements ? Et comment les partis à base régionale vont-ils agir par rapport aux problèmes centraux ? Verra-t-on se former des alliances de région à région ? Ce sont là des questions qui restent évidemment ouvertes pour l’instant. Ce qui paraît presque évident, c’est qu’il y aura une réorganisation du système des partis et des groupes en fonction des nouvelles institutions, que le système va évoluer dans un cadre soit semi-fédéralisant soit franchement fédéraliste.
4 – La tension relative au clivage religieux
95Un deuxième élément fort important de modification est l’évolution des "mondes" qui s’organisent autour du clivage religieux. Comme on l’a indiqué dans la partie descriptive, il y a des interrogations et des tensions internes qui se manifestent dans le "monde socialiste", tant au plan national qu’au plan des organisations. Mais ces mises en question et ces difficultés ne paraissent pas de nature, jusqu’ici, à modifier profondément la force politique du monde socialiste. Les débats en cours sont évidemment très importants en ce qui concerne la détermination des grandes orientations d’avenir du socialisme belge, les droits stratégiques qu’il va effectuer. Ils ne remettent pas en cause, semble-t-il, la situation du "monde socialiste" dans l’ensemble du système politique belge.
96Par contre, l’évolution du monde catholique pourrait bien avoir une incidence profonde sur la projection politique du catholicisme belge. Étant donné la position-charnière du P.S.C.-C.V.P. dans la constellation politique belge, il importe d’examiner comment se présente l’avenir de ce parti. Le fait central qu’il faut prendre en considération, c’est la dislocation du monolithisme politique du monde catholique. Désormais, les catholiques auront un comportement politique beaucoup plus différencié et ne se sentiront plus liés à un parti déterminé. Certes, dans le passé, un certain nombre de catholiques, même pratiquants, votaient soit pour le Parti libéral, soit pour le Parti socialiste. Mais ce phénomène de "dissidence" politique restait au niveau du comportement individuel. Au niveau des comportements de groupe, il y avait une très forte identification entre l’appartenance religieuse et le soutien au Parti chrétien. C’est cette identification qui est en train de se défaire, du moins partiellement. Il est intéressant, à ce point de vue, de noter qu’une enquête récente effectuée dans la région de Namur conduit ses auteurs à conclure qu’il n’y a pas moyen d’isoler (par les méthodes d’analyse factorielle mises en œuvre dans l’exploitation des résultats de l’enquête) une structure caractéristique de l’électoral populaire chrétien. (Daniel Seiler et Jean Raes, Idéologie et citoyens, Analyse d’un échantillon de l’électorat wallon, Bruxelles, Éditions Vie Ouvrière 1970, 219 p., V. p. 155). Il s’agit là bien entendu d’un résultat de portée limitée, puisque l’enquête ne porte que sur une région, mais il a sans doute une valeur d’indice, du moins pour la Wallonie. Étant donné le rôle joué traditionnellement par le Parti chrétien dans le système politique belge, cette évolution est évidemment très significative. Elle doit conduire à un affaiblissement du rôle du Parti chrétien en tant que facteur neutralisant de la tension conservatisme-progressisme.
97Cependant, cette évolution ne signifie pas la disparition du Parti chrétien. Celui-ci peut être amené à changer son étiquette (il en a déjà été question), mais il gardera une "inspiration chrétienne". Il verra se modifier en partie la composition de sa base électorale et cela l’entraînera sans doute à modifier ses orientations, ou tout au moins certaines d’entre elles. Mais dans quel sens ? Il faut très probablement traiter à part le cas du C.V.P. et celui du P.S.C. Et même en ce qui concerne le P.S.C., il faut très probablement traiter à part le cas de Bruxelles et celui du pays wallon. Et d’autre part, il faut tenir compte de l’évolution du réseau institutionnel catholique. Car il y a une interaction fort étroite entre le Parti chrétien et ce réseau institutionnel. S’il y a des indices de changement en ce qui concerne le problème scolaire, il ne semble pas qu’il en soit de même dans les autres secteurs, et en particulier dans le secteur des organisations sociales. Sur le plan scolaire, il y a le pacte scolaire, il y a les discussions actuelles suscitées par la perspective du renouvellement de ce pacte, il y a les idées relatives à un réseau unique de type pluraliste. Mais sur les autres plans, on ne trouve pas les mêmes signes d’évolution. Il est vrai que la nature des enjeux est fort différente, on accorde aujourd’hui, à tort ou à raison, beaucoup d’importance aux facteurs culturels. Il est possible qu’une modification des situations existantes dans le domaine scolaire ait, à moyen terme et surtout à long terme, des conséquences plus profondes que des modifications se produisant par exemple dans le domaine hospitalier ou dans celui des assurances.
98Il faut en tout cas tenir compte de l’importance des organisations sociales catholiques et du rôle considérable que joue le Mouvement Ouvrier Chrétien dans le monde catholique. Or ce mouvement présente beaucoup plus de cohérence, de solidité et de dynamisme que les autres parties du monde catholique. On pourrait du reste émettre l’hypothèse que la crise religieuse de l’Eglise catholique et la mise en question des "institutions chrétiennes" est beaucoup plus l’affaire de la bourgeoisie catholique que des groupes sociaux qui portent la "démocratie chrétienne".
99En Flandre, le C.V.P. s’est traditionnellement fort appuyé sur les organisations sociales chrétiennes. Au cours des derniers mois, et en particulier à l’occasion de la préparation des élections communales, les jeunes (C.V.?.-Jongeren) ont réussi à conquérir au sein du parti une influence importante, en tout cas dans certaines régions. Ils apportent des optiques nouvelles, qui vont en partie dans le sens d’un décloisonnement de la société belge. Leurs positions en matière scolaire (réseau unique pluraliste) ont suscité déjà beaucoup d’échos. Or le décloisonnement peut favoriser une accentuation des thèmes progressistes. Il est vrai qu’il peut, en même temps, entraîner une sorte de cristallisation d’une tendance conservatrice antagoniste.
100En Wallonie, divers indices donnent à penser que le M.O.C. pourrait devenir la force prépondérante au sein du P.S.C. Mais ici un certain nombre d’inconnues se présentent. A supposer que l’hypothèse suggérée par ces indices se confirme, comment va réagir la base ? Elle ne suivra pas nécessairement les cadres et les dirigeants, sur le plan électoral en tout cas. Il est vraisemblable du reste que, dès maintenant, une partie des affiliés des organisations ouvrières chrétiennes vote pour d’autres partis que pour le P.S.C.. Si un jour celui-ci était entièrement dominé par le M.O.C., ce comportement électoral se modifierait-il ? D’autre part, comment réagiraient les dirigeants actuels du P.S.C. et les autres groupes (classes moyennes, agriculteurs, indépendants, bourgeoisie) ? Dans le sens d’un abandon du P.S.C. (au profit du P.L.P., éventuellement aussi du R.W.) ? Ou dans le sens d’une opposition ? Ou dans le sens de la recherche d’un certain compromis ? Et enfin, l’évolution sera-t-elle la même à Bruxelles et en Wallonie ?
101Dans la mesure où les organisations sociales chrétiennes et surtout les organisations syndicales pèseront d’un poids de plus en plus décisif dans le C.V.P. d’une part, dans le P.S.C. d’autre part, ceux-ci seraient amenés à évoluer plutôt dans le sens de la tendance progressiste. Mais, comme on l’a indiqué, la situation n’est pas du tout la même au C.V.P. et au P.S.C. et on ne peut prévoir dès maintenant comment elle va évoluer, surtout pour ce qui concerne le P.S.C.. On ne peut donc que se poser la question de cette évolution.
102Quoi qu’il en soit, de manière générale, on peut dire que l’évolution des mentalités dans le monde catholique doit conduire à une modification assez profonde du comportement politique des catholiques, en ce sens qu’il y a de moins en moins identification à un parti chrétien. Cela ne signifie pas qu’il y ait une diminution de la conscience politique, bien au contraire. Chez beaucoup de catholiques, surtout parmi les jeunes et dans les milieux liés au M.O.C., il y a une prise de conscience très nette de l’importance de l’engagement politique. Mais il y a en même temps une très grande méfiance et même une opposition à l’égard du P.S.C. qui, dans son état actuel en tout cas, leur paraît un parti d’orientation bourgeoise. Ils désirent participer à la vie politique mais en fonction de leur situation sociale et de leurs options politiques fondamentales. Cette évolution des mentalités doit jouer dans le sens d’une accentuation de la tension conservatisme-progressisme.
103Il y a donc un ébranlement des "mondes" soci?logiques traditionnels, plus accentué peut-être dans le cas du "monde" catholique que dans le cas du "monde" socialiste et dans celui du "monde" libéral (où les difficultés se situent surtout au niveau de l’organisation). Ce phénomène doit logiquement conduire à une redistribution des forces politiques et sans doute à un renforcement de la projection politique du monde du travail. Mais ébranlement ne signifie pas disparition. On peut très bien même assister, après une phase de modification qui ne fera que déplacer les équilibres, à une recons?lidation des univers sociologiques traditionnels (quoique sur la base de regroupements un peu différents). Il y a cependant une évolution certaine des mentalités, il y a l’aspiration, dans les couches les plus jeunes en tout cas, au décloisonnement, à l’ouverture, au regroupement sur des bases dégagées du poids idéologique traditionnel. Tout cela peut conduire à la longue à une sorte d’érosion progressive des univers sociologiques actuels et, corrélativement, à une transformation profonde de la société belge et donc des comportements politiques. Mais le mouvement prendra-t-il réellement de l’ampleur ? Sera-t-il durable ? Et à supposer qu’il le soit, combien de temps faudra-t-il pour qu’il conduise la société belge à un autre palier de configuration ?
5 – La tension relative à la distribution du pouvoir économique
104Ces considérations nous amènent à une autre série de problèmes : quelle sera l’incidence de l’évolution en cours sur la tension relative à la distribution du pouvoir économique (qui fait l’enjeu principal de l’opposition entre "conservateurs" et "progressistes") ? Comme, en fait, il ne s’agit pas seulement de rapports de force entre groupes mais aussi de transformations institutionnelles affectant les mécanismes de décision (sur le plan politique mais aussi sur le plan économique), il faut sans doute élargir la question et considérer à la fois les problèmes de la croissance économique et ceux du pouvoir économique.
105Le problème de la croissance économique a pris, à l’heure actuelle une dimension régionale qui s’affirme de plus en plus importante, depuis que sont apparues les exigences, d’abord d’une industrialisation destinée à résorber le chômage structurel, ensuite d’une reconversion industrielle, et aussi depuis qu’on a pris conscience du développement inégal des régions. Le but principal des réformes qui sont actuellement en discussion est précisément de doter les régions de moyens institutionnels adéquats, leur permettant d’assumer par elles-mêmes leur développement, et cela selon les modalités qu’elles choisiront. En même temps que la dimension régionale de la problématique de la croissance passe ainsi à l’avant-plan, le processus de l’intégration industrielle se poursuit à des niveaux de plus en plus élevés et on s’aperçoit qu’il ne peut plus y avoir de contrôle effectif des grands mouvements qu’à l’échelon des très grands ensembles. Ici se situe la problématique européenne : le jeu spontané des forces économiques, favorisé par l’instauration du Marché Commun, a déjà fait de l’Europe un grand ensemble, mais il n’y a pas encore, au niveau européen, un pouvoir politique capable d’orienter cet ensemble, de définir une véritable politique économique, a fortiori n’y a-t-il pas un pouvoir politique capable de prendre des initiatives en matière industrielle. Apparemment, on se trouve donc en présence de deux tendances contradictoires. En réalité, elles sont complémentaires : d’un côté, comme les régions sont des unités trop petites à l’échelle des économies modernes (en ce sens qu’elles ne pourraient, dans les circonstances présentes, vivre en autarcie), elles doivent pouvoir s’articuler à un grand espace économique (organisé de façon appropriée), et d’autre part l’organisation de l’espace européen risquerait de conduire à de graves distorsions et à de grandes inégalités de développement si elle ne s’appuyait pas sur une organisation appropriée des régions.
106Par ailleurs, quel que soit le système institutionnel auquel on aboutira, pour autant que l’Etat belge subsiste, un certain nombre de questions continueront à relever de l’Etat (qu’il soit explicitement fédéral ou pas). Au minimum, à cause de l’interdépendance géographique et économique des régions, des concertations seront nécessaires. On s’achemine donc vers un système de décision qui comportera, sur le plan public, trois paliers principaux : la région, l’Etat, l’autorité supranationale. Il est vraisemblable qu’on aboutira à l’organisation du palier régional avant que l’on soit en mesure de mettre sur pied une organisation politique supra-nationale.
107Mais à côté des questions qui concernent les conditions globales de la croissance économique, il y a celles qui concernent le destin de ce qu’on pourrait appeler, en bref, l’idée-force de la "démocratie économique". C’est à cette idée que sont liés les projets de "réformes de structure" dont il est question depuis fort longtemps. On ne peut oublier que pour beaucoup de fédéralistes, en Wallonie, et en tout cas pour les syndicalistes qui sont en faveur du fédéralisme, le thème fédéraliste a été lié dès le début à celui des réformes de structure. En Flandre, le mouvement fédéraliste n’a pas eu les mêmes origines qu’en Wallonie mais il y a, semble-t-il, une fraction de l’opinion fédéraliste, surtout parmi les jeunes, qui est en faveur d’une orientation de type socialiste.
108La question de l’incidence du mouvement fédéraliste sur le thème de la "démocratie économique" est donc une question réelle.
109L’idée générale qui est sous-jacente à tous les projets de "réformes structurelles" dont il a été question jusqu’ici est qu’il faut assurer un contrôle effectif de la collectivité sur les décisions économiques et mettre ainsi l’économie "au service de l’homme". Mais ce projet très général recouvre en réalité des problèmes différents. On pourrait retenir au moins les suivants : fixation des objectifs globaux (c’est-à-dire choix des orientations à long terme, impliquant des jugements de préférence sur la nature des besoins à satisfaire), orientation des investissements (en vue de réaliser les objectifs choisis), initiative industrielle (et commerciale), développement économique des régions, participation des collectivités intéressées aux décisions, démocratisation du mode de fonctionnement des entreprises, et contrôle de celles-ci par les travailleurs.
110A propos de chacun de ces problèmes, il faudrait se demander quelle sera l’incidence de l’évolution en cours, d’une part au plan des mécanismes institutionnels, d’autre part au plan des interactions entre les partis et les groupes.
111En ce qui concerne les mécanismes institutionnels, on retrouvera à peu près la même problématique qu’à propos de la croissance économique. Les questions sont d’ailleurs extrêmement enchevêtrées. Ainsi le thème "développement des régions" peut être envisagé à la fois du point de vue de la croissance et du point de vue de la démocratisation.
112Ceux qui veulent doter les régions de véritables pouvoirs de décision envisagent les deux aspects à la fois : il s’agit non seulement de donner aux régions les armes institutionnelles qui leur permettront d’avoir des garanties quant à leur avenir économique, mais aussi, en même temps, de rapprocher les centres de décision des intéressés et des usagers, de rendre ainsi un contrôle démocratique plus réalisable et plus effectif. En général, la décentralisation (quelle que soit son ampleur) n’est pas conçue comme une simple réorganisation administrative, avec renforcement des pouvoirs des instances subordonnées, mais dans une optique démocratique : on prévoit des assemblées formées de mandataires politiques élus (cas du projet gouvernemental) ou même de véritables assemblées à pouvoir législatif élues au suffrage direct (cas des projets fédéralistes).
113En ce qui concerne les interactions entre partis et groupes, on retrouve une question qui a déjà été évoquée : selon quelle configuration, et autour de quel axe privilégié, les forces politiques vont-elles se redistribuer ? Si, dans un avenir relativement proche, le problème communautaire est amené à perdre de son importance (ce qui ne veut pas dire qu’il aura complètement disparu, car le problème des relations entre communautés continuerait à se poser même dans le cadre d’un État fédéral), si d’autre part l’opposition cléricalisme-anticléricalisme continue à s’atténuer et si, corrélativement, le Parti chrétien se réorganise sur des bases nouvelles (qui ne seront plus celles de la représentation politique exclusive du "monde catholique" et de son réseau institutionnel), on doit s’attendre à ce que la problématique de la démocratie économique passe à l’avant-plan et devienne explicitement dominante (elle l’est sans doute déjà implicitement). Autrement dit, on doit s’attendre à une cristallisation des tensions politiques en termes de l’opposition majeure conservateurs-progressistes.
114Mais il n’est pas exclu que de nouvelles tensions puissent apparaître, qui pourraient venir en quelque sorte relayer les tensions déclinantes et marquer en partie cette opposition (par exemple à propos de l’Europe, ou du système des assurances sociales, ou de la politique culturelle). Et d’autre part, toute la question est de savoir comment cette opposition sera représentée dans les interactions entre groupes. Or la situation, à cet égard, est extrêmement complexe.
115Un des problèmes les plus importants qui relèvent de cette opposition est celui de la distribution du pouvoir économique. Et ici on songe naturellement au couple organisations patronales-organisations syndicales. Mais l’expérience montre que les organisations syndicales ne peuvent être considérées purement et simplement comme l’expression directe et immédiate des forces du travail. Pour toutes sortes de raisons (surtout, semble-t-il, parce que les organisations syndicales assument à la fois une fonction de revendication et une fonction de gestion), il y a une certaine distance (plus ou moins grande selon les circonstances) entre les organisations syndicales et les forces réelles qu’elles représentent. De telle sorte que certaines seraient portés à croire qu’il y a en réalité, dans ce contexte, trois partenaires et non deux : les groupements patronaux, les organisations syndicales et la classe ouvrière. Les interactions qui interviennent ici sont fort complexes. Dans la mesure par exemple où les organisations syndicales cherchent à établir des accords à long terme, elles peuvent apparaître aux yeux d’une partie de leur base comme trop inféodées aux intérêts patronaux et dès lors perdre, du moins en partie, le soutien de leurs adhérents. Dans la mesure au contraire où elles tentent de se modeler étroitement sur les aspirations de leur base, elles risquent de perdre (du moins en partie) le contrôle des évolutions à long terme, etc…..
116Mais il faut tenir compte aussi des positions et intérêts des classes moyennes, des agriculteurs, des indépendants, qui n’interviennent pas directement dans les conflits dont les grandes entreprises sont le lieu, mais qui, en raison même de leur situation dans le champ économique, sont amenés sur bien des points à adopter des attitudes opposées à celles du groupe ouvrier.
117Si le problème du pouvoir économique est important, il n’est pas le seul en cause dans l’opposition progressisme-conservatisme. De plus en plus, dans les sociétés modernes, l’organisation des services (santé, éducation, loisirs, etc…..) prend une place importante et pose des problèmes spécifiques : mode de collecte des ressources, montant de ces ressources, modes de gestion, définition des objectifs, etc….. Bien entendu, ces questions sont en partie liées à celle du pouvoir économique mais en partie seulement. Or, sur tous ces points, on voit aussi s’opposer les attitudes conservatrices et les attitudes qui favorisent le changement. Il faut tenir compte non seulement des interactions entre groupes mais aussi des interactions entre problèmes.
118Mais du point de vue de l’analyse socio-politique, la question peut-être la plus intéressante est celle de savoir comment va se dessiner, du point de vue de l’opposition qui nous occupe ici, la configuration des partis dans la Belgique de demain. Dès maintenant, les tensions internes apparues dans les partis traditionnels d’une part, le développement des partis fédéralistes d’autre part, ont entraîné une modification de la configuration. Mais on s’attend généralement à ce que le processus évolutif se poursuive. De différents côtés, on parle de "regroupements". Il y a eu l’appel à l’union des progressistes du président Collard, il y a eu l’opération "Démocratie vivante" du P.L.P., il y a la tentative de l’U.A.B. à Bruxelles. Ce ne sont là que des indices ; rien ne permet de dire que ces appels ou ces tentatives auront un effet réel et durable. Mais puisque certains facteurs fondamentaux ont déjà changé ou sont en train de changer, il paraît raisonnable de supposer qu’une nouvelle configuration des formations politiques va s’établir, sinon à bref délai, du moins à moyen terme. Mais la question est de savoir si elle va s’établir sur la base d’un regroupement entre deux pôles opposés, un "regroupement conservateur" faisant face à un "regroupement progressiste", ou sur d’autres bases. Et s’il y a effectivement polarisation autour du thème de la démocratie économique, comment s’opérera-t-elle ? Sous la forme d’une opposition entre deux grands partis, ou sous la forme d’une opposition entre deux groupes de partis, constitués sur la base d’alliances plus ou moins durables ? Ou bien y aura-t-il une sorte de redistribution complète, brouillant tout à fait le panorama actuel ? Un champ de possibilités partiellement nouveau s’ouvre devant les acteurs politiques en présence, mais chacun a sans doute à sa disposition des stratégies multiples.
6 – Les transformations culturelles
119Si l’on essaye de saisir la nature des forces évolutives qui sont à l’œuvre dans une société, il ne faut pas considérer seulement les faits les plus visibles et l’évolution des organisations, mais aussi les transformations d’ordre culturel, c’est-à-dire celles qui affectent les idées et les modes de comportement.
120Il faut tenir compte ici tout spécialement de ce qui se passe dans les couches les plus jeunes de la population, dans les universités, les mouvements de jeunesse, les groupes de jeunes affiliés aux partis ou aux syndicats. Le milieu universitaire belge a été très sensibilisé aux événements de mai 1968 en France. Des mouvements ont eu lieu, des processus de transformation ont été amorcés, les "idées de mai" (où il entre à la fois du marxisme classique, de l’utopisme, des tendances anarchisantes, des réactions anti-autoritaires, des idées marcusiennes, et sans doute d’autres composantes encore) ont une influence certaine et font leur chemin. Les mouvements étudiants organisés proclament ouvertement qu’ils poursuivent non pas simplement la réforme de l’université mais la transformation de la société. Des idées-forces nouvelles apparaissent ou plus exactement réapparaissent et conquièrent une audience qu’elles n’avaient pas eue jusqu’ici, aussi bien chez les jeunes travailleurs que chez les étudiants. Ainsi l’idée de "contrôle ouvrier" fait son chemin et va probablement se substituer comme idée-force à celle des nationalisations qui a pourtant joué un grand rôle pendant toute une période.
121En même temps, les comportements politiques se transforment, et corrélativement l’attitude à l’égard des partis. On tend à considérer ceux-ci plutôt comme des instruments que l’on peut utiliser, en fonction des circonstances et des objectifs qu’on poursuit, que comme des formations à portée idéologique dans lesquelles on s’engage de façon inconditionnelle, au nom d’un projet total. Mais, par ailleurs, il y a un déplacement du champ de l’activité politique. Il y a un désinvestissement relatif par rapport au champ d’activité des partis et un réinvestissement dans d’autres champs d’activité (action syndicale, maisons communautaires, animation culturelle, aménagement de la vie communale, etc…..) qui ainsi se politisent et en même temps donnent à la vie politique un contenu et un sens nouveaux.
122Ces remarques sont susceptibles d’être généralisées. Certains considèrent que l’évolution de la société industrielle fait passer de plus en plus à l’avant-plan des problèmes que l’on pourrait appeler "culturels". Ce qui serait en cause, ce ne serait pas uniquement des problèmes de contrôle et de pouvoir mais aussi des problèmes de rapports vécus, de style de gestion, de capacité expressive, de mode de participation. Les véritables enjeux de la vie politique ne pourraient plus se laisser définir dans le cadre limité des "réformes de structure" (telles qu’il en a été question jusqu’ici, c’est-à-dire avant tout dans des termes institutionnels) ni, à fortiori, dans les termes politiques traditionnels, présentant la vie politique comme incarnée dans des partis, eux-mêmes définis par des projets et proposant des programmes bien définis et soigneusement établis à l’avance. En somme, la notion même d’un "projet global" perdrait sa validité et même son sens. Il faudrait y substituer la vertu de la "praxis" : c’est par des actions multiples et variées, menées à la base, dans les entreprises, les écoles, les communes, les collectivités diverses, que seront élaborées progressivement, selon un processus non prévisible à l’avance, les structures nouvelles. Il s’agirait du reste d’un mouvement de transformation permanent, non du passage d’une situation stable donnée à une autre situation stable.
123Si cette interprétation du devenir des mentalités est correcte, cela signifierait qu’il y a un décalage considérable entre la réalité sociale effective, telle qu’elle est vécue, surtout par les plus jeunes, et les projets dans lesquels la vie politique trouve son expression et sa rationalisation. Cela signifie-t-il que d’autres projets vont s’élaborer et remplacer ceux qui s’affrontent aujourd’hui, vidant par là même de leur sens les controverses actuelles, ou bien que l’action politique se définira de moins en moins par référence à des projets mais plutôt sous la forme d’orientations pragmatiques, de conduites de rétroaction, de styles de comportement, ou l’intuition et le jeu des valeurs vécues jouera un rôle beaucoup plus décisif que les idées programmatiques et les rationalisations justificatrices ?
124Et, en définitive, comment apprécier l’impact qu’aura l’évolution des mentalités et des styles de comportement politique sur le système des partis et des groupes dans lequel on peut supposer que la vie politique continuera malgré tout à s’exprimer, ne fût-ce que partiellement ? Encore une fois, on ne peut guère, pour l’instant, que poser la question.
125* * *
126La multiplicité des questions qui ont été soulevées dans les pages qui précèdent peut paraître décevante, car elle semple impliquer que l’on se trouve dans l’indétermination la plus extrême et que l’on peut s’attendre à n’importe quoi. Mais on peut à la fois estimer qu’une prédiction critiquement fondée est difficile, voire impossible, et penser que, dans la réalité, des lignes d’évolution bien définies sont tracées ; il y a sans doute des possibilités multiples, mais tout n’est pas également probable, ni même possible.
127Quoi qu’il en soit, les questions que l’on peut poser ont tout de mime un certain intérêt : elles indiquent quels sont les facteurs qui apparaissent comme les plus chargés d’un potentiel de changement, quelles sont les zones où se manifestent davantage les indéterminations, quels sont les éléments d’appréciation dont il faut tenir compte lorsqu’on s’efforce de comprendre l’ensemble de la situation et le sens global de son évolution.
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Notice biographique
129Ladrière Jean
130né le 7 septembre 1921
131Études : Licencié en sciences mathématiques (Université de Louvain)
132Doctorat en philosophie (Université de Louvain)
133Professeur ordinaire (depuis 1959) à l’Université Catholique de Louvain (Rattaché à la Faculté des Sciences)
Cours professés à l’Université de Louvain
134Notions de mathématiques (pour étudiants en philosophie)
135Philosophie de la nature
136Philosophie des sciences de la nature
137Questions spéciales de philosophie de la nature et des sciences de la nature
138Philosophie des sciences
139Philosophie du langage
140Philosophie sociale
Principales publications
141– Les limitations internes des formalismes
142Paris, Gauthier-Villars Louvain, E. Nauwelaerts, 1957.
143– L’articulation du sens. Discours scientifique et parole de la foi
144Paris, Aubier Montaigne, Ed. du Cerf, Delachaux et Niestlé, Desclée De Brouwer, 1970.
145– Articles, surtout dans le domaine de la philosophie des sciences, dans diverses revues, en particulier la Revue Philosophique de Louvain
146Divers :
147A Louvain, responsable du Centre de philosophie des sciences
148Membre de l’Académie Internationale de Philosophie des Sciences
149Membre de la Libre Académie de Belgique.
Notes
-
[1]
La décision politique en Belgique, sous la direction de J. Ladrière J. Meynaud et F. Perin, "Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques", n° 138, A. Colin, Paris, 1965. Diffusion pour la Belgique : CRISP.