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Article de revue

La collaboration en Belgique (1940 – 1944) ou une révolution avortée

Pages 1 à 70

Notes

  • [1]
    Cf. à ce sujet, le manifeste pro-neutraliste de novembre 1939, dont R. Poulet, Figeys et G. Derijcker furent les promoteurs (N.D.L.R.)

PRESENTATION

1Le texte que nous publions ici est constitué des principaux extraits d’un essai rédigé, selon toute vraisemblance, par Raymond De Becker, publiciste belge, rédacteur en chef du Soir sous l’occupation (1940 - 1943), démissionnaire de ce poste et voué à la résidence surveillée dans le IIIième Reich, jusqu’à son arrestation en 1945 et sa condamnation, pour collaboration avec l’ennemi, par la justice belge.

2Au moment de la rédaction du document, R. De Becker était sous le coup d’une condamnation à mort à Bruxelles, sentence commuée ultérieurement.

3R. De Becker, issu de l’action catholique, belgiciste et neutraliste avant 1940, fut assez proche des socialistes nationaux P.H. Spaak et H. De Man pendant les années où la Belgique fut indépendante puis neutre. Il anima le groupe ESPRIT NOUVEAU et COMMUNAUTE puis, après un passage à l’Indépendance Belge, créa l’Ouest fin 1939, organe bénéficiant d’une aide financière allemande, ultra-neutraliste, auquel collaborait le journaliste maurrassien Robert Poulet.

4R. De Becker était lié aux Allemands Liebe et von Burgen, de l’Auswärtiges Amt Ribbentrop et fréquentait assidûment le Salon Didier en 1939 - 1940. Il publia, sous l’occupation, aux Editions de la Toison d’Or que dirigeaient les Didier, un livre de "mémoires", sous le titre : Le Livre des vivants et des morts.

5Les allégations de l’auteur ne sont pas toujours à prendre au pied de la lettre mais nous avons préféré respecter son texte, plutôt que d’y ajouter d’innombrables mises au point qui n’eussent rien enlevé à l’intérêt du témoignage mais l’eussent alourdi considérablement.

6Par contre, nous avons jugé utile de joindre en annexe une brève biographie de R. De Becker et la correspondance qu’il échangea en janvier 1943 avec les dirigeants de REX.

7***

LA COLLABORATION EN BELGIQUE OU UNE REVOLUTION AVORTEE

8(…) Nous avons pensé qu’il pouvait être intéressant de fixer brièvement quelles furent les causes historiques de la Collaboration, ses raisons idéologiques et psychologiques, quelles furent aussi, selon notre opinion, les causes de l’échec qu’elle rencontra, et cela indépendamment de la défaite, militaire allemande (…). Nous n’examinerons ici que la collaboration en Belgique, vu que nous la connaissons mieux que toute autre et qu’elle fut la plus importante de tous les pays de l’Ouest, mais il est évident qu’un grand nombre de considérations que nous émettrons à son propos s’appliquent également aux phénomènes analogues qui se produisirent dans les autres territoires occupés par l’Allemagne. L’auteur, lui-même condamné à mort par la justice belge après avoir été déporté deux années en Allemagne pour s’être opposé aux tendances annexionnistes des dirigeants nazis, ne peut sans doute s’abstraire complètement des convictions et de l’action qui furent siennes, ainsi que du fait particulier d’écrire dans une prison et dans l’ignorance complète de son destin. C’est la raison pour laquelle il considère que ces pages, outre la valeur objective qu’il a cherché à leur donner, peuvent également, pour ceux d’en face, représenter un témoignage significatif. Toutefois, sa situation particulière est de nature à leur donner un poids qu’elles ne pourraient posséder autrement :

9DEVANT LA MORT, IL EST PEU D’HOMMES QUI NE RECHERCHENT AVANT TOUT LA VERITE.

I – LES CAUSES HISTORIQUES DE LA COLLABORATION

10Il ne nous est pas possible d’examiner d’une manière approfondie et détaillée les causes historiques de la politique dite de "collaboration", et cela d’autant plus que nous ne sommes pas en possession des documents qui pourraient étayer nos affirmations. Cependant, l’on peut établir quelques points de repère qui convaincront chacun que cette politique n’est pas née au moment de la guerre, mais trouve sa source plusieurs années auparavant. La guerre n’a fait que précipiter un processus qui existait indépendamment d’elle et qui, même sans elle, serait un jour arrivé à maturité. On pourrait peut-être même suggérer que les événements militaires, en liant les aspirations et les réalisations de la minorité "collaborationniste" à celles d’un pouvoir occupant étranger, compromirent définitivement un mouvement dont les racines se trouvaient bel et bien dans le sol ancestral.

11La guerre a mêle des passions nationales à ce qui n’était, au début, qu’un phénomène idéologique et social et, de cette manière, elle a brouillé les cartes, tant pour les adversaires que pour les partisans de la démocratie. En recherchant brièvement ici les causes historiques de la collaboration, il faut nous efforcer de démêler cet écheveau et de faire apparaître la réalité sous les apparences.

LA CRISE DE LA DEMOCRATIE BOURGEOISE

12Le phénomène de la collaboration ne peut être séparé de celui du fascisme, quoiqu’il ne puisse s’identifier à lui. Plusieurs des causes qui, en Italie ou en Allemagne, avaient provoqué la chute de la démocratie bourgeoise et parlementaire existaient aussi en Belgique ou en France. Si ces mêmes causes n’avaient pas encore produit les mêmes effets, c’est que la jonction entre les sentiments démocratiques et les passions nationalistes, jonction qui s’était effectuée dans les pays de l’Axe, n’avait pu se réaliser encore d’une manière aussi étroite.

13En Belgique ou en France, les partisans d’une politique autoritaire et socialiste ne pouvaient agiter dans les masses des sentiments de revanche ou des ambitions impérialistes. Au contraire, le paradoxe fut que, malgré les convictions nationalistes de la plupart d’entre eux, ils n’obtinrent un succès momentané que par la défaite de leur propre pays et en liant leur sort à celui d’une nation étrangère. Les véritables conditions d’un fascisme analogue à celui des pays de l’Axe n’étaient donc pas nées dans les pays de l’Ouest avant la guerre, mais il existait sans aucun doute une atmosphère favorable à une sorte de préfascisme.

14Cette atmosphère résultait avant tout des carences de la démocratie parlementaire, des injustices de l’organisation sociale et économique, des erreurs et des faiblesses des anciennes classes dirigeantes. Pour les pays anglo-saxons, l’insurrection d’une partie des populations occidentales contre les institutions démocratiques est difficilement compréhensible. Elle apparaît aisément comme un phénomène pathologique, ou tout simplement comme une manifestation de perversité, car on s’imagine que ceux qui en furent les auteurs visaient systématiquement la destruction des libertés individuelles et l’instauration d’un régime policier.

15Cependant, ce n’est pas ainsi qu’à l’origine le problème s’est posé en France ou en Belgique. La seule question qui se posait réellement était celle de l’efficacité politique et sociale, du rendement pratique des institutions. (…)

16En Belgique ou en France, le pouvoir exécutif (…) est devenu le jouet des assemblées et celles-ci étant élues selon un système de représentation proportionnelle, elles ne parviennent jamais à dégager une majorité stable. Le gouvernement oscille donc du ministère de faible majorité, incapable de réaliser des réformes sérieuses par suite de la menace et du chantage que fait peser constamment sur lui une opposition trop puissante, au ministère d’uni en nationale, dont l’impuissance résulte au contraire de la présence au sein d’une même équipe de tendances et d’intérêts contradictoires. En France et en Belgique, l’hostilité à la démocratie n’est donc pas née d’une opposition aux libertés individuelles ou d’une volonté d’asservir la personnalité, mais de la constatation de l’impuissance de l’Etat à réaliser son objet propre et du gouvernement à gouverner. Cette impuissance, dont le changement constant de ministères est la manifestation la plus apparente, continue d’exister en France et en Belgique depuis la libération. Elle demeure une des causes permanentes qui, en Occident, peuvent conduire la démocratie à sa ruine.

17Certes, comme nous venons de le souligner, cette hostilité à la démocratie s’est développée sur le Continent bien moins contre le contenu de la démocratie que contre certaines de ses formes. Il n’est pas dit que, si un parti sincèrement attaché aux droits de la personnalité et aux libertés civiles avait combattu avec énergie et persévérance pour la réforme de la démocratie dans le sens d’une plus grande efficience politique et sociale, il n’est pas dit, répétons-le, qu’il n’eût pas évité le développement du fascisme et, ultérieurement, de la collaboration. Il est frappant de constater, en tout cas, que, dans les années qui virent naître le préfascisme en Belgique, ceux qui dans la suite collaborèrent avec le national-socialisme et avec le Reich, prétendaient tracer une troisième voie et accomplir une révolution pacifique aussi éloignée du Communisme que du Fascisme. Ils voulaient accomplir les réformes qu’ils jugeaient nécessaires tout en respectant les valeurs traditionnelles de l’Occident et la personnalité du citoyen. Les groupes qui incarnèrent un moment ces idées, comme l’Esprit Nouveau en 1932, l’Avant-Garde en 1934-35, le Mouvement Rexiste à cette époque, ne se considéraient pas comme fascistes. Et, de même, les "Socialistes-Nationaux" comme Henri de Man et Paul-Henri Spaak condamnaient aussi bien les régimes totalitaires que la démocratie bourgeoise et capitaliste.

18Si donc un grand parti avait inscrit à son programme la réforme de la démocratie, il est probable qu’il eût rallié les jeunes énergies qui, dès cette époque, cherchaient une voie nouvelle. Bien significatif est, à ce propos, le fait qu’en 1937, lors du duel Van Zeeland - Degrelle, une bonne partie des éléments qui "collaborèrent" dans la suite avaient pris parti pour le chef du gouvernement contre le chef rexiste, et cela parce que tant M. Van Zeeland que MM. de Man et Spaak avaient proclamé leur volonté de procéder à la réforme de l’Etat et à la révision de la Constitution et s’étaient présentés comme des novateurs ralliés à un socialisme national.

19Si la "troïka" Van Zeeland - Spaak - de Man avait alors poursuivi ses objectifs sans coup férir, il est vraisemblable que le Rexisme, non seulement eût été battu ainsi qu’il le fut en 1937, mais n’eût plus jamais eu l’occasion de renaître. Malheureusement, il n’en fut pas ainsi, et de même qu’il ne se constitua aucun parti nouveau qui se proposât comme fin de réformer la démocratie, tout en demeurant attaché à ses revendications essentielles, aucun des partis traditionnels ne fut capable de répondre aux aspirations nouvelles.

20Le parti libéral, attaché à une conception manchestérienne de la liberté et aux grands intérêts capitalistes, pouvait, moins que tout autre, y répondre. Le parti catholique, fondé sur des critères confessionnels, était par là même limité à une partie de la population et ne pouvait dépasser un certain plafond ; sa formule même l’obligeait à concilier des tendances contradictoires et des groupes sociaux opposés. Quant au parti socialiste, il eût été le seul à pouvoir se renouveler et à attirer à lui les énergies réformatrices. Un moment, lorsqu’Henri de Man lui donna comme programme son fameux plan du Travail et, plus tard, lorsque P.H. Spaak proclama ses convictions socialistes-nationales et déclara que son parti devait se transformer dans le sens du labor Party anglais, de jeunes intellectuels libéraux et catholiques se tournèrent vers lui avec espoir. Mais, là aussi, les vieilles tendances anticléricales et le conformisme politicien l’emportèrent et maintinrent le P.O.B. dans les limites de l’orthodoxie marxiste.

21Dès lors, les éléments qui aspiraient à dépasser les vieilles barrières confessionnelles, à unir croyants et incroyants dans un programme social hardi pour la réalisation duquel une réforme de l’Etat était nécessaire, se trouvèrent sans cadres, sans chefs, sans maîtres capables de fixer une mesure à leurs revendications et à leurs espoirs. Dégoûtés des partis qui ne songeaient qu’à exploiter le pouvoir à leur profit et ne se préoccupaient pas de le réformer dans un sens reconnu nécessaire par tous les bons esprits, ils furent prêts à suivre des aventuriers, des chefs improvisés, ou à se rallier à l’Ordre Nouveau que leur présentaient des révolutionnaires étrangers dont ils connaissaient à peine la langue et ignoraient tout de la psychologie. (…)

LE DECLIN DES EGLISES

22Si la crise de la démocratie bourgeoise fut une des causes premières de l’"incivisme" en Belgique et en France, il faut ajouter comme cause non moins importante, quoique moins visible, la crise spirituelle de la jeune génération et le déclin des Eglises. Tout observateur consciencieux des fascismes et des milieux collaborateurs dans les pays occupés devra reconnaître, en effet, que, dans ses profondeurs, ce qui se produisait alors fut non seulement un phénomène politique, mais aussi un phénomène spirituel.

23De quoi s’agit-il en l’occurence ? La Belgique était considérée, jusqu’à la première guerre mondiale, comme une "nation catholique". Cependant cette expression, déjà à cette époque, ne correspondait plus à la réalité. Le suffrage universel qui fut instauré en 1921 révéla qu’une bonne moitié de la population échappait au contrôle des cadres confessionnels et se considérait comme d’obédience libérale ou socialiste. Encore, parmi tous ceux qui votaient pour le parti catholique, un grand nombre ne pratiquait pas fidèlement ou vivait dans un état de moralité absolument semblable à celui des incroyants. Les années qui suivirent montrèrent que le flot de l’incroyance montait lentement mais sûrement et que l’Eglise, avec ses organismes politiques et sociaux annexes, se trouvait sur la défensive en Belgique comme ailleurs.

24Cette constatation provoqua chez quelques jeunes laïcs et chez quelques pieux ecclésiastiques un état d’alarme qui fut à l’époque à l’origine d’un mouvement de renaissance confessionnelle qui se développa sous le nom de l’Action Catholique. L’A.C.J.B. (J.O.C, J.E.C., etc…) s’efforçait de combattre les tendances à la déchristianisation et de reconquérir les masses qui se détournaient de l’Eglise. Elle parvint entre les années 1925 - 1930 à mobiliser des foules importantes de la jeunesse catholique et le Pape Pie XI lui attacha assez d’attention que pour élever l’Action Catholique au rang d’institution de l’Eglise universelle. Toutefois, elle ne réussit pas à rayonner au-delà des milieux demeurés traditionnellement catholiques et elle aboutit seulement à développer chez les jeunes gens qu’elle groupait un esprit d’absolutisme et d’intransigeance que l’affaiblissement même des convictions religieuses tendait, en ces dernières années, à écarter de la vie publique.

25C’est un destin bien curieux que celui de l’Action Catholique et de ses chefs spirituels. Mgr Picard, qui en était l’aumônier général, possédait d’incontestables qualités de tribun et d’entraîneur d’hommes, mais il donna à la spiritualité de la jeunesse catholique un style "américain" tout orienté vers l’action extérieure et vers le succès, qui devait lui être fatal. Lui même avait d’ailleurs des sympathies pour le fascisme italien et exaltait devant ses disciples Mussolini et son œuvre de pacification sociale. Le résultat fut que presque tous ses collaborateurs devinrent, dans la suite, des chefs ou des dirigeants des mouvements d’ordre nouveau.

26Degrelle fut pendant de longues années son pénitent, ainsi que Victor Matthys, chef du mouvement rexiste a. i., José Streel, le philosophe officiel du Rexisme, fut également un de ses disciples. Henri Bauchau, qui fonda le Service du Travail, et Raymond De Becker, rédacteur en chef du "Soir", avaient été formés, eux aussi, par l’Action Catholique. En Flandre, la plupart des nationalistes flamands étaient catholiques, mais il est vrai qu’ils arrivèrent à la "collaboration" par un autre chemin, dont nous parlerons plus loin. Il n’en reste pas moins qu’en Belgique d’expression française, la "collaboration" recruta presque tous ses cadres dans l’Action Catholique. Seuls firent exception à cette règle les socialistes de l’entourage d’Henri de Man qui le suivirent dans la voie nouvelle qu’il s’était tracée en 1940 et, souvent, l’y dépassèrent.

27Certes, l’on pourra observer que l’Action Catholique désavoua rapidement ses militants qui s’engagèrent dans le fascisme et la collaboration. Mais ce désaveu formel n’enlève rien au fait de la filiation spirituelle. L’Action Catholique avait développé chez ses adeptes un sens de l’absolu qui s’était perdu dans la plupart des milieux catholiques ; elle avait fait renaître un dogmatisme et une intolérance qui devaient nécessairement avoir des conséquences dans la vie publique. Mais comme elle était incapable d’orienter les énergies qu’elles captait vers des fins réellement spirituelles et qu’elle les dirigeait uniquement vers un apostolat superficiel qui copiait les méthodes de la publicité américaine ou de la propagande totalitaire, comme, d’autre part, le processus déchristianisateur agit sur les disciples de l’Action Catholique autant que sur les masses dès qu’ils commencèrent d’entrer en contact avec celles-ci et avec la vie réelle, ils abandonnèrent à leur tour la foi dont ils s’étaient faits les apôtres ou, tout au moins, ses exigences les plus caractéristiques.

28Il n’y eut d’exception à cette règle que dans les milieux jocistes où une vie intérieure plus profonde et le sentiment ouvriériste maintinrent la plupart à l’écart des tentations fascistes. Parmi les intellectuels, beaucoup ne parvinrent pas à harmoniser les points de vue scientifiques qu’ils découvraient peu à peu avec les croyances transcendantales et ils arrivèrent à sacrifier les dernières au profit des premiers. Ceux que les idées n’intéressaient pas directement cortinuèrent à se proclamer catholiques mais répudièrent le magistère de l’Eglise en des domaines toujours plus étendus.

29Ces attitudes furent notamment celles de la plupart des dirigeants rexistes et de Degrelle en particulier. Les uns et les autres projetèrent dès lors dans le domaine de la vie publique le besoin absolu, le dogmatisme et l’intransigeance auxquels l’Action Catholique les avait habitués. Ils devinrent des idéologues fanatiques ou des militants cyniques et sans scrupules, partageant avec les autres incroyants l’indifférence ou l’hostilité à l’égard des croyances transcendantales, mais différant d’eux par une psychologie de sectaires tournée, cette fois, non plus vers les choses sacrées, mais vers les choses profanes. Ils furent ainsi prêts à rallier un système qui répondait aux besoins de cette même psychologie et réclamait d’eux un fanatisme et un don aussi complets que la Catholicisme, tout en les orientant vers des réalisations terrestres.

30Ainsi le déclin même de l’Eglise en Belgique comme ailleurs fut une autre cause de la collaboration, tout au moins dans la jeunesse. L’Action Catholique, loin de représenter un phénomène de renouvellement religieux, peut, au contraire, être considérée comme un phénomène de décadence. Elle ne contribua nullement à ranimer dans les âmes les valeurs chrétiennes authentiques telles que l’Evangile et le Sermon sur la montagne les révèlent… Elle parvint seulement à réveiller un sens de l’absolu qui ne trouva pas satisfaction dans les vieilles croyances transcendantales.

31Les jeunes gens qui sentaient en eux cette soif d’action et de sacrifice, aspiraient à lutter et à mourir pour une cause plus efficace et plus progressive que le Christianisme confessionnel. Plusieurs d’entre eux crurent trouver cette cause dans le fascisme et le national-socialisme. Là aussi, il est vraisemblable que si l’Eglise en Belgique avait eu une attitude moins conservatrice, si l’Action Catholique avait attaché plus d’importance aux valeurs spirituelles authentiques et en avait développé le culte au lieu d’orienter ses adeptes vers le succès extérieur, si elle avait offert des points de vue intellectuels plus solides et moins contestables, elles auraient pu retenir une grande partie des éléments qui s’engagèrent par après dans la collaboration (…)

L’EFFONDREMENT DE LA SECURITE COLLECTIVE

32Les causes historiques internes dont nous venons de parler ne sont évidemment pas les seules qui provoquèrent la collaboration. Des causes externes vinrent s’y ajouter, qui permettent d’expliquer comment un phénomène purement idéologique et social à ses débuts se transforme en un facteur actif de la politique internationale et militaire.

33Il ne faut pas oublier, en effet, que, si l’on fait exception des nationalistes flamands, naturellement portés vers l’Allemagne par des sympathies de race et de culture, la plupart des autres "collaborateurs" avaient été élevés dans un milieu anti-allemand, se considéraient plutôt comme des Latins redevables à la France et au monde roman de leur formation et de leurs aspirations. Un journaliste comme Robert Poulet, qui exerça une influence intellectuelle prépondérante dans le monde de la collaboration, avait combattu héroïquement contre les Allemands dans la première guerre mondiale et avait conservé à leur égard une répugnance quasi physique. Alors même qu’il avait préconisé la politique de collaboration, il continua de se considérer comme un héritier de Maurras et un adversaire des formes de la pensée et de la sensibilité germaniques.

34A son origine, le mouvement rexiste fit preuve, lui aussi, des sentiments anti-allemands qui dominaient dans la bourgeoisie catholique belge d’expression française.

35Dans l’hebdomadaire "Soirées" qu’il lança alors qu’il appartenait encore au cercle de l’Action Catholique, Degrelle publia personnellement des articles virulents contre l’Allemagne nationale-socialiste et la persécution des catholiques allemands par le régime nazi. Le philosophe officiel du rexisme, José Streel, se considérait, lui aussi, comme un maurassien et avait une répugnance instinctive pour toutes les formes de germanisme. Pendant la guerre, il éprouvait un dégoût physique véritable à côtoyer des Allemands et, ses fonctions l’ayant amené à se rendre un jour à Berlin, il en était revenu quasiment malade et muni de la conviction qu’aucun contact humain et vraiment profond n’était possible avec nos voisins de l’Est.

36Cette hostilité à l’égard du germanisme n’existait pas, il est vrai, dans d’autres milieux de la collaboration qui, tels Henri de Man et son entourage, manifestaient au contraire une sympathie naturelle et un intérêt particulier pour toutes les formes de la vie et de la pensée allemandes. Mais il n’en est pas moins vrai que la pente naturelle de la plupart des collaborateurs d’expression française eût du les porter, au nom même de leur nationalisme, à se dresser contre le Reich. S’il en fut autrement, c’est que des événements imprévisibles pour la génération de la première guerre mondiale survinrent entre-temps.

37Le premier d’entre eux est sans conteste l’échec de la Société des Nations et l’effondrement de la sécurité collective. (…)

38Ce fait eut une influence considérable sur les esprits. D’une part, les milieux nationalistes qui, pour des raisons de principe, critiquaient avec plaisir les institutions internationales et ne souhaitaient pas sincèrement leur réussite, se convainquirent davantage que seule était efficace la politique de l’égoïsme sacré et que l’on ne pouvait régler sa conduite que sur la considération réaliste du rapport des forces entre les grandes puissances. C’est le raisonnement qui triompha notamment dans les groupes qui subissaient l’influence de la Nation Belge et de Robert Poulet. D’autre part, un grand nombre de ceux qui avaient attaché une valeur aux idées de sécurité collective et d’internationalisme furent découragés et inclinèrent de plus en plus à l’idée que la paix ne pouvait être sauvée que par une entente directe avec les nations ascendantes qui étaient parvenues à mettre en échec la Société des Nations et les Etats défenseurs de l’ordre établi à Versailles. C’est l’opinion qu’adoptèrent des groupes comme Jeune Europe et de nombreux socialistes de l’entourage d’Henri de Man.

LE DECLIN DE LA FRANCE ET LE RAPPROCHEMENT ITALO-ALLEMAND

39C’est qu’en effet, l’effondrement de la sécurité collective s’accompagna d’un déclin du prestige des nations qui en avaient défendu jusque-là les principes et garantissaient en quelque sorte l’ordre issu de Versailles.

40Cela était particulièrement vrai pour la France, à laquelle la population belge d’expression française était liée par une amitié sentimentale, depuis la grande guerre. Sans doute des tendances profondes s’étaient manifestées en Flandre contre la politique d’alliance avec nos voisins du Sud et même contre l’hégémonie de la culture française en Belgique. Mais, si puissantes qu’elles fussent dans les milieux nationalistes flamands et même dans d’importants secteurs de l’opinion socialiste et catholique flamande, elles n’étaient pas parvenues, jusqu’à l’avènement du national-socialisme allemand, à influencer la politique étrangère du pays.

41Au contraire, l’accession d’Hitler au pouvoir, la passivité des gouvernements français face au raz-de-marée allemand, notamment lors de la remilitarisation de la rive gauche du Rhin, convainquirent un nombre toujours plus grand de gens que la France ne représentait pas un principe de sécurité aussi ferme qu’on avait pu l’imaginer jusqu’alors. On ne manquait pas de constater, en France même, des tendances favorables à une conciliation avec l’Allemagne et la politique officielle du quai d’Orsay oscilla entre celles-ci et l’expression du vieux chauvinisme antiallemand. L’attitude française parut dès lors incohérente et dangereuse, trop faible pour constituer un rempart efficace contre les ambitions allemandes et trop chauvine cependant pour permettre une entente réelle et durable.

42Ce sentiment de malaise et d’incertitude envers la France qu’un nombre toujours croissant de Belges ressentirent dans les années 1933-1940 trouvait de plus un aliment dans l’antidémocratisme des milieux de droite, dans la crainte du Front Populaire et du Communisme auxquels la France républicaine semblait s’abandonner. Mais, plus encore, l’impression que notre voisine du Sud était entrée en décadence et que sa force démographique s’abaissait de telle sorte qu’elle n’était plus capable de soutenir le rôle de grande puissance, tous ces faits contribuèrent à créer dans la jeune génération un sentiment d’indifférence, sinon d’hostilité, à l’égard d’une nation qui, pendant longtemps, était apparue comme la première du continent. Les événements qui précédèrent les hostilités, et spécialement les accords de Munich, la lassitude visible avec laquelle les Français s’engagèrent dans la guerre, la manière peu glorieuse dont ils se battirent en 1940 et, enfin, l’avènement même du maréchal Pétain et du régime de Vichy convainquirent définitivement un grand nombre qu’il n’y avait plus rien à attendre de Paris et qu’il fallait tourner les yeux ailleurs.

43Précisément, la répugnance que pouvaient éprouver envers le Germanisme les milieux nationalistes de formation catholique avait été fortement entamée par le rapprochement de l’Italie et de l’Allemagne. Depuis longtemps, les milieux catholiques belges, même ceux attachés aux institutions parlementaires, envisageaient la personnalité de Mussolini et l’expérience italienne avec intérêt et sympathie. La signature des accords de Latran avait provoqué dans les milieux ecclésiastiques une satisfaction non dissimulée…. L’Italie continuait de représenter, aux yeux de larges secteurs de l’opinion belge, le siège de la Catholicité, le centre de la culture latine et des idéaux méditerranéens. Son prestige, loin d’avoir été affaibli par le fascisme, avait augmenté. Son orientation vers l’Allemagne eut une importance considérable. Elle tendit à mettre, au-dessus des oppositions entre la Latinité et le Germanisme, une nouvelle opposition entre ce que l’on considérait déjà comme deux formes de civilisation. Bien avant la guerre, Degrelle, avec le sens des expressions imagées qui lui appartenait, voyait dans la lutte qui s’esquissait entre les fascismes et la démocratie "une nouvelle guerre de religion".

44Pour beaucoup de milieux de droite, ce n’était point l’Italie qui se mettait à la remorque de l’Allemagne mais celle-ci qui se mettait à l’école de la Latinité et se ralliait au camp de l’ordre et de la tradition. Ces milieux voyaient d’ailleurs plus dans le fascisme une expérience politique et institutionnelle qu’une révolution embrassant tous les domaines de la vie et, par certains côtés, foncièrement antitraditionnelle, ainsi que le concevaient sans aucun doute les théoriciens et les chefs du national-socialisme allemand. Ils continuèrent de croire qu’il était possible de suivre l’idéal politique du fascisme italien sans subir l’influence de la "Weltanschauung" allemande. Pendant toute la guerre, Robert Poulet opposa les principes du fascisme italien à ceux du national-socialisme allemand, dans la mesure où ceux-ci étaient spécifiquement germaniques, et il cessa son activité de journaliste lorsque ces derniers s’imposèrent définitivement aux milieux belges de la collaboration.

45Il n’en reste pas moins que c’est grâce à la constitution de l’Axe Rome-Berlin que d’importants milieux nationalistes de formation catholique envisagèrent désormais sans répugnance le rapprochement avec l’Allemagne et avec le national-socialisme. Pour eux, en se ralliant à l’Axe, il ne s’agissait plus de se mettre à la remorque du Germanisme, mais de prendre sa place dans une formation européenne nouvelle, où les forces latines et germaniques paraissaient s’entendre et s’équilibrer en vue de la réalisation de réformes politiques et sociales respectant les traditions de l’Occident.

LA POSITION EXTRAEUROPEENNE DE LA GRANDE-BRETAGNE

46A ces faits, il faut ajouter l’impression produite en Belgique et dans un grand nombre d’autres pays européens par l’attitude ambivalente et équivoque de la Grande-Bretagne. La Société des Nations et la sécurité collective au service desquelles on avait été incapable de mettre une force coërcitive propre, reposaient en fait sur la puissance militaire de la France et de la Grande-Bretagne, auxquelles l’Italie était d’ailleurs ralliée avant d’adhérer à l’Axe. Mais, lorsqu’il apparût que les grandes puissances ne soutenaient pas réellement les institutions internationales, on se convainquit que la paix de l’Europe reposait exclusivement sur l’équilibre des forces militaires. Or, celui-ci se transformait chaque jour au détriment des anciens Alliés. L’affaiblissement de la France, l’orientation de l’Italie vers l’Allemagne faisaient peser, aux yeux des esprits clairvoyants, tout le système du statu-quo européen sur la Grande-Bretagne. Mais l’attitude de celle-ci était loin d’être claire depuis 1918.

47En Belgique, on ne peut pas dire qu’il existait dans la population un mouvement sentimental en faveur de la Grande-Bretagne analogue à celui qui existait pour la France. Les Anglais n’étaient pas aimés. Plus exactement, ils étaient ignorés. Alors qu’une masse de Belges se rendaient quotidiennement en France pour affaires ou pour les vacances, fort peu se rendaient en Angleterre. Il n’existait de snobisme pro-britannique que dans la minorité aristocratique et bourgeoise qui lisait le "Times" et allait chercher à Londres les lois de l’élégance vestimentaire. Mais la véritable mentalité britannique et les formes de la vie sociale britannique demeuraient inconnues et profondément étrangères à la mentalité belge. Celle-ci restait continentale et relativement imperméable aux idéaux et aux attitudes insulaires. Il ne serait même pas exagéré de dire que l’influence anglo-saxonne en Belgique s’exerça bien davantage sous sa forme américaine que sous sa forme britannique (…)

48Les milieux déjà favorables, par principe, aux régimes autoritaires et qui cherchaient un rapprochement avec l’Axe estimèrent que l’attitude britannique résultait directement de sa position extra-européenne et qu’il était nécessaire de tenter un accord des peuples européens sans la Grande-Bretagne et au besoin contre elle. Si cette position ne fut celle que de la minorité qui "collabora" dans la suite, il faut cependant noter qu’elle ne fut pas entravée par des sentiments contraires de la majorité. (…) Les Belges ne connaissaient pas les Anglais et, dans la mesure où ils les connaissaient, ils n’éprouvaient pour eux qu’une sympathie mitigée. L’anglophilie qui se développa plus tard dans la population ne naquit ni en 1938, ni en 1940, mais plusieurs mois plus tard, lorsque les premiers inconvénients de l’occupation allemande et la résistance héroïque de la Grande-Bretagne démontrèrent qu’il n’y avait plus qu’une seule force capable de s’opposer à l’Allemagne et que cette force était précisément la force britannique. Mais cette anglophilie résulta bien moins d’une sympathie consciente pour le peuple britannique que d’une opposition à l’occupant, opposition qui eût été prête à acclamer tous ses alliés, quels qu’ils fussent, pourvu qu’ils fussent capables de la libérer. Par contre, ce sentiment d’indifférence, voire d’hostilité envers la Grande-Bretagne, persista chez ceux qui considéraient le problème allemand d’une autre manière et fut, lui aussi, une des causes de la collaboration.

LA POLITIQUE DE NEUTRALITE DES PETITS ETATS

49L’ensemble des faits que nous venons de mentionner avait déjà produit dans les années qui précédèrent la guerre un phénomène que l’on pourrait qualifier de pré-collaborationniste et qui, à son tour, exerça une influence déterminante sur les événements ultérieurs. Ce phénomène fut celui de la politique de neutralité à laquelle se rallia la Belgique en 1936 et que pratiquèrent avec elle la plupart des petits Etats.

50Il faut noter ici que l’adhésion de la Belgique à cette politique revêtait une signification fort différente de l’attitude neutraliste de pays comme la Suisse, la Norvège ou la Suède. Ces dernières nations n’avaient pas participé à la première guerre mondiale. Leur statut de neutralité était permanent. Elles n’avaient jamais été liées, par des accords militaires ou politiques, avec la France ou la Grande-Bretagne. En maintenant vis-à-vis du Reich national-socialiste une attitude neutre, elles ne faisaient que persévérer dans leur politique traditionnelle. Mais la situation était différente pour la Belgique. Celle-ci s’était considérée comme une des nations victorieuses de Versailles. Elle s’était liée par des engagements réciproques aux grands Alliés. En déliant ces liens, elle se rapprochait du Reich, quelles que soient les interprétations théoriques que l’on pouvait donner de son attitude. (…)

51La politique de neutralité fut adoptée en partie sous la pression de l’opinion flamande qui se révélait toujours plus antifrançaise et elle fut saluée dans la plupart des manifestations publiques flamandes au cri de "Los van Frankrijk!" Si la plupart des politiciens d’expression française, de nombreux socialistes et libéraux s’y rallièrent sans conviction et sans enthousiasme, d’autres secteurs de l’opinion y virent une orientation vraiment nouvelle de la politique belge et crurent qu’elle exprimait la vocation même de la Belgique en Europe, c’est-à-dire une tâche de médiation et de synthèse entre le monde latin et le monde germanique et, plus particulièrement, entre la France et l’Allemagne.

52La neutralité devint ainsi l’expression d’un nouveau nationalisme belge qui, au lieu de trouver ses raisons en des sentiments de haine à l’égard de l’Allemagne, s’identifiait à une fonction européenne. Le ministre des Affaires Etrangères, M. Paul-Henri Spaak, qui, dans le domaine de la politique intérieure, avait en 1936 proclamé ses convictions "socialistes-nationales", prononça plusieurs discours et publia divers articles dans lesquels il témoignait son hostilité à la formation de blocs idéologiques, se déclarait opposé à une alliance des démocraties avec l’Union Soviétique et affirmait que l’ordre issu de Versailles ne pouvait être maintenu et que les revendications allemandes devaient être satisfaites. Il ajouta que la politique de neutralité ne constituait pas un pis-aller mais correspondait à la vocation permanente de la Belgique en Europe.

53Sans aucun doute, cette opinion était également celle du roi Léopold, que l’ascendance allemande et les tendances autoritaires personnelles portaient à envisager l’expérience nationale-socialiste avec une sympathie dépourvue de préjugés. Certes, le roi Léopold voyait avant tout dans la politique de neutralité et d’indépendance un moyen pour tenir la Belgique à l’écart de la guerre mais il n’en est pas moins vrai que son opinion était influencée, peut-être inconsciemment, par des affinités secrètes avec le Reich et le national-socialisme. Comme l’a suggéré M. Gafenco, le roi Léopold fut, comme le prince Paul de Yougoslavie et le roi Carol de Roumanie, un des souverains d’Europe que des goûts secrets pour l’autocratie portaient naturellement à envisager avec réserve l’action des démocraties.

54Cette politique de neutralité eut une influence décisive sur les événements ultérieurs. Elle habitua les esprits à ne plus considérer le sort de la Belgique comme étant nécessairement lié à celui de la France ou de la Grande-Bretagne. Elle les porta à considérer que, dans un pays neutre, les sympathies pour l’Axe étaient aussi légitimes que celles pour les anciens Alliés. Certes, il ne manquait pas de gens, comme H. Rolin, pour affirmer que la neutralité juridique n’impliquait pas la neutralité morale et que les Belges devaient soutenir les démocraties de toutes les manières, sans pour cela aller jusqu’à participer à leur côté à une guerre éventuelle.

55Mais les porte-parole officiels du gouvernement se gardèrent bien de faire des distinctions de ce genre. Ils feignaient, au contraire, de mettre sur le même pied les démocraties et les dictatures. La conséquence en fut qu’un parti proallemand put se développer à côté d’un parti favorable aux Alliés et qu’en dehors de l’opinion émise par des personnalités privées, sans mandat officiel, tous ceux qui le désiraient purent croire qu’il était moralement indifférent de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Cette mentalité provoqua les équivoques de la capitulation et de l’entourage royal à l’égard de l’occupant, car si le Roi considéra, le 28 mai 1940, que la Belgique avait rempli tous ses engagements envers les Alliés dès qu’elle avait défendu son territoire national et que la guerre était terminée pour elle, cela résulta directement de la politique de neutralité comprise telle que nous venons de l’indiquer. M. Spaak et les membres du cabinet Pierlot demeurèrent eux-mêmes dans l’hésitation jusque fin 1940, tandis qu’en Belgique occupée, des personnalités comme MM. Devèse, Lippens ou Nayoit de Termicourt envisageaient la constitution d un gouvernement sous le contrôle de l’occupant et que les membres de l’entourage royal, comme le comte Capelle, secrétaire du Roi, le vicomte Davignon, ancien ambassadeur à Berlin ou M. Paul Heymans, ancien ministre des Affaires Economiques, recevaient des "collaborateurs" caractérisés, leur donnaient des conseils, les encourageaient par les propos et les écrits et estimaient, à tout le moins, que la carte de la collaboration avec l’Allemagne devait être réservée et envisagée avec sympathie (…)

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II – LES RAISONS IDEOLOGIQUES DE LA COLLABORATION

57Notre effort pour classer les causes de la "collaboration" en causes historiques, raisons idéologiques et raisons psychologiques est évidemment en grande partie arbitraire. Il correspond à une vue de l’esprit qui cherche à isoler des éléments qui, dans la réalité, sont inséparables. Les phénomènes idéologiques et psychologiques n’existent pas indépendamment des causes historiques ou, tout au moins, ne trouvent pas sans elles l’occasion de se manifester. Ces causes elles-mêmes produisent des effets différents selon le terrain idéologique et psychologique sur lequel elles agissent. Enfin, les raisons que les hommes se donnent pour agir ne sont rien sans les sentiments, les instincts et, d’une façon générale, sans la structure organique qui leur sert de support. (…)

L’OPINION NATIONALISTE EN FLANDRE

58Parmi les facteurs idéologiques qui exercèrent une grande influence sur le mouvement collaborationniste en Belgique, il faut mentionner en premier lieu l’opinion nationaliste en Flandre. A vrai dire, il est difficile, ici plus encore qu’ailleurs, d’isoler dans l’aspect flamand l’aspect idéologique des aspects idéologiques et sociaux. On ne peut prétendre, en effet, qu’à ses origines, le mouvement flamand ait été délibérément antibelge. Mais il est juste de dire qu’il est né et qu’il s’est développé dans une atmosphère foncièrement étrangère aux idéaux et à la mentalité de ceux qui furent les fondateurs et les dirigeants de l’Etat belge. Purement culturel et linguistique à ses débuts, cherchant à restaurer le flamand comme langue littéraire et à l’imposer comme seule langue officielle en pays flamand, il trouva ses premiers succès grâce à la centralisation excessive du gouvernement de Bruxelles et aux injustices incontestables dont furent victimes les Belges ne connaissant que le flamand.

59Le mouvement flamand, lancé par des intellectuels, recueillit ainsi les suffrages de ceux qui, pour une raison ou l’autre, désiraient s’opposer à l’influence française. Il rencontra notamment l’approbation du clergé, et surtout du petit clergé, qui voyait dans cette influence un agent de la déchristianisation des masses. Or, en Flandre, l’aristocratie et la haute bourgeoisie avaient abandonné l’usage du flamand et s’étaient en grande partie francisées. Le mouvement flamand, d’origine linguistique et culturelle, devint ainsi rapidement un mouvement de révolte sociale et de résistance religieuse. A ce titre, il ne pouvait s’identifier à un milieu déterminé mais trouvait des adhérents et des sympathisants dans les milieux populaires ou petits bourgeois de tous les partis. Le parti le moins mordu par l’idéologie flamande était sans aucun doute le parti libéral car, en Flandre, il était surtout constitué des membres de la bourgeoisie francisée. Par contre, la large base paysanne et populaire du parti catholique dans les provinces flamandes devait le rendre particulièrement accessible aux sentiments et aux opinions des milieux extrémistes.

60Pendant la première guerre mondiale, des intellectuels flamands, ayant à leur tête le Dr Borms, profitèrent de l’occupation du pays par les troupes allemandes pour tenter de réaliser un Etat flamand et de détruire la Belgique. Avec l’appui de l’Allemagne, ils constituèrent en 1917 un "Conseil des Flandres" qui proclama la séparation administrative du pays et devait constituer le nouveau noyau directeur de la Flandre indépendante. Le Dr Borms qui, après avoir été condamné à mort et gracié après l’écroulement de l’Allemagne, récidiva en 1940, fut une seconde fois condamné à mort et exécuté en 1946. C’était un idéaliste, à l’esprit étroit mais religieux, fanatiquement dévoué à l’idée de l’autonomie flamande. Tous ceux qui ont pu l’observer à la prison de St-Gilles, pendant les semaines qui précédèrent sa mort, peuvent témoigner de son détachement des contingences terrestres et de son idéalisme exalté. Le Dr Borms vit dans le destin qui le brisa l’accomplissement de ses voeux les plus intimes et le sacre du martyre.

61En 1914 - 18 cependant, les membres du Conseil des Flandres n’avaient été suivis que par une infime minorité de Flamands. Dans l’ensemble, la population flamande était demeurée loyale à l’Etat belge, à l’armée et au Roi.

62C’est qu’en effet, contrairement à ce que prétend aujourd’hui la justice militaire, le mouvement "activiste" de la guerre 1914 - 18 était foncièrement différent du mouvement "collaborationniste" de la guerre 1940 - 45. Alors que ce dernier peut invoquer la capitulation du Roi et le fait que celle-ci terminait la guerre pour la Belgique, alors que, sauf en ses formes extrémistes, il ne se proposa jamais la destruction de l’Etat belge, le mouvement activiste, au contraire, s’était constitué alors que le Roi et le gouvernement unanime poursuivaient la guerre sur le sol national. Aussi, quels qu’aient été leurs mobiles idéalistes, les activistes flamands les plus purs avaient encouragé la trahison militaire, au sens réel de cette expression.

63Si la majorité des Flamands ne suivit pas le Dr Borms durant la première guerre mondiale, elle éprouva cependant à son égard une sorte de solidarité lorsque la justice belge, après l’avoir condamné ainsi que ses collaborateurs, fut lente à les libérer et à s’engager dans la voie de l’amnistie. De multiples facteurs jouèrent ici, parmi lesquels il faut mentionner également la mauvaise volonté avec laquelle le gouvernement de Bruxelles adopta et appliqua les lois linguistiques qui devaient assurer aux Flamands une égalité de traitement dans la communauté belge. Un grand nombre de Flamands, cependant loyaux envers l’idée nationale belge, considérèrent les activistes comme des sortes de martyrs et témoignèrent en leur faveur, tant au cours des fameux pèlerinages de Dixmude qui réunirent jusqu’à cent cinquante mille personnes qu’à l’occasion d’autres manifestations. C’est ainsi que le Dr Borms, privé cependant de ses droits civils et politiques.recueillit à Anvers, aux élections de 1928, 80.000 voix de préférence. Un sentiment de solidarité flamande pénétrait ainsi l’ensemble des partis en Flandre et l’on vit s’y développer une idéologie qui, débordant le cadre des revendications linguistiques et culturelles, prit progressivement un aspect nationaliste.

64Dans tous les milieux, l’on défendait l’idée d’une communauté populaire flamande qui devait disposer de ses propres organes d’expression et d’exécution. Les plus modérés se contentaient de réclamer la décentralisation administrative, tandis que d’autres revendiquaient l’autonomie flamande dans un Etat fédéral belge et d’autres encore le séparatisme pur et simple ou la constitution d’un Etat thiois dont devaient faire partie la Hollande, les provinces belges d’expression flamande et les départements du Nord de la France. L’idéologie de la communauté populaire ou Volksgerneenschap s’inspirait sans aucun doute de l’idée correspondante de la Volksgemeinschaft du national-socialisme. Elle s’opposait, sinon dans sa formulation théorique, du moins dans ses tendances les plus manifestes, à l’idéologie étatiste défendue par les partisans du gouvernement de Bruxelles et de l’Etat unitaire. Cette idéologie, diffuse dans tous les partis flamands, devint la doctrine officielle du parti nationaliste flamand ou V.N.V. (Vlaamsch Nationaal verbond) qui, sans s’opposer officiellement à l’Etat belge, cherchait cependant en toute occasion à mettre en valeur ce qui pouvait dresser la communauté flamande contre la Belgique.

65Le V.N.V. qui, aux élections législatives précédant l’éclosion du conflit mondial, avait obtenu 12 % des voix du corps électoral flamand, adopta pendant la mobilisation une attitude pleine d’équivoques. Tout en approuvant la politique officielle de neutralité, il entreprit dans l’armée une campagne de démoralisation et certains l’accusent mime aujourd’hui d’avoir entamé des cette époque une action d’espionnage militaire au profit de l’Allemagne. Peu après la capitulation belge, le chef du V.N.V., M. Staf Declercq, en un discours prononcé à Anvers, fit allusion aux services rendus par son parti à l’Allemagne et, malgré l’obscurité de ses paroles, il est légitime d’y voir une affirmation des accusations d’espionnage portées aujourd’hui contre ce parti. Quoiqu’il en soit, les nationalistes flamands virent dans la défaite de 1940 et dans la victoire allemande l’occasion de détruire l’Etat belge centralisateur et, grâce à l’appui de l’Allemagne, de réaliser leur programme "thiois"(…) Ce qu’ils visaient, c’était moins de se mettre au service des Allemands que de réaliser ce qu’ils considéraient comme étant leurs buts nationaux.

66Le programme "thiois" du V.N.V. manquait cependant de clarté. Tout en réclamant pour les Flamands le droit de disposer d’organes politiques autonomes et en déclamant contre l’Etat belge unitaire, la formule d’un Etat belge réformé sur une base fédérale n’était pas rejetée à priori, quoique les extrémistes du parti tombaient malades à la seule audition du terme "belge" ; il en était ainsi des rédacteurs du journal Volk en Staat. Des éléments sérieux, comme MM. Romsée et Leemans, qui furent respectivement, pendant la guerre, secrétaire général au ministère belge de l’Intérieur et secrétaire général au ministère des Affaires Economiques, étaient sans aucun doute ralliés au fait de l’Etat belge et il en était de mime sans doute pour le Dr Elias qui, fin 1942, succéda à M. Staf Declercq à la direction du parti.

67C’est vraisemblablement en raison de cette position que le Comte Capelle, secrétaire du Roi, entretint pendant la guerre des relations suivies avec M. Romsée et, en 1940, avait interrogé M. Elias sur sa participation éventuelle à un gouvernement. L’on sait d’ailleurs qu’à cette époque, des personnalités comme le comte Lippens, dont personne ne met en doute les sentiments patriotiques, avaient eu des contacts analogues avec le futur leader du V.N.V..Tout en jouant à fond la carte allemande, les chefs nationalistes flamands ne rejetaient pas à priori l’idée d’une Belgique réorganisée sur une base fédérale, dirigée par le Roi et intégrée dans un complexe de nations germaniques.

68C’est qu’au cours de l’occupation, en effet, les Allemands cherchèrent de plus en plus à faire dévier l’idéologie flamande, fondée sur la langue et sur la culture, vers des conceptions germaniques où la solidarité dite de sang devait jouer un rôle prépondérant. Et, de fait, l’on vit de plus en plus les journaux flamands célébrer la communauté d’origine germanique qui reliait la Flandre à l’Allemagne. Cependant, cette tendance nouvelle suscita aux Allemands leurs premières difficultés dans les milieux nationalistes flamands. Ceux-ci, en effet, voulaient bien adhérer à un complexe germanique mais à condition que ce fut comme communauté autonome. Ils ne voulaient pas renoncer à la langue néerlandaise au profit de l’allemand et ils espéraient trouver chez les N.S.B, de Mussert, en Hollande, une volonté analogue qui leur eût permis de réaliser, au sein du monde germanique, un Etat thiois de langue néerlandaise. Au contraire, en mettant l’accent sur la communauté de race, les Allemands cherchaient à convaincre les Flamands qu’ils devaient s’intégrer directement dans le Reich, où ils jouiraient d’une place analogue à celle des Bavarois, des Rhénans, des Wurtembergeois, etc… C’était suggérer l’Anschluss.

69Les milieux nationalistes flamands, malgré leur hostilité sentimentale à l’Etat belge, comprirent le danger. Ils refusèrent systématiquement d’admettre une formule d’intégration au Reich qui, en pratique, eût signifié l’annexion. Le provincialisme de leurs aspirations qui, si souvent, les avait dressés d’une manière mesquine et ridicule contre l’Etat belge, les sauva de la tentation d’adhérer sans réserve à l’"Empire" national-socialiste. Les Allemands, qui rencontrèrent auprès d’eux une résistance toujours plus grande, accordèrent des appuis plus étendus à un organisme qui était entièrement à leur service, la DE.VLA. G. (Communauté de travail germano-flamande). Ce groupement, dirigé par Jef Vande Wiele, prôna ouvertement des buts annexionistes et engagea une guerre au couteau contre le V.N.V.. Sa situation auprès des Allemands devint prépondérante en 1943 - 44 lorsqu’en Allemagne même, les milieux de la SS l’emportèrent sur ceux de la Wehrmacht qui, jusque là, avaient soutenu le V.N.V.. Mais il ne parvint jamais à acquérir dans les milieux populaires flamands l’audience et le rayonnement du parti nationaliste et demeura un petit groupe complètement asservi à l’Allemagne.

70Le fait que les dirigeants nazis dévoilaient leurs visées annexionnistes provoqua dans le parti nationaliste flamand une profonde crise de conscience. Dès 1942, des dirigeants nationalistes flamands qui, deux années auparavant, avaient chanté les louanges de l’Allemagne et voué la Belgique aux gémonies, revisaient leur position et se demandaient comment organiser une résistance â la menace qui se dessinait.

71Je me souviens à ce propos que, des journalistes bruxellois ayant cherché à cette époque à nouer des rapports avec les milieux flamands dirigeants afin de réaliser, au sein même de la collaboration, un front solide en faveur de l’indépendance nationale, ils rencontrèrent le Dr Jan Brans, rédacteur en chef de Volk en Staat. En 1940 - 41, celui-ci avait attaqué, avec une violence extrême, les journalistes belgicistes qui défendaient l’idée de l’Etat belge et il les avait dénoncés auprès de l’autorité allemande d’occupation. Or, lors de leur premier entretien de 1942, M. Brans leur déclara en réponse à la question qui lui était posée sur les possibilités d’entente entre les collaborateurs des deux parties du pays : "un terrain d’accord ?", dit-il, "mais il est tout trouvé : c’est la lutte contre les Allemands". Le Dr Brans se faisait d’ailleurs expulser peu après de Berlin par la Gestapo qui le menaçait d’arrestation.

72De même, à la mort du "leider" Staf Declercq, la désignation de son successeur, le Dr Elias, se fit à l’insu des Allemands et prit l’allure d’un geste hostile à ceux-ci. Le nouveau chef nationaliste adopta aussitôt une attitude de combat à l’égard des tendances annexionnistes de la De.Vla. G. et de la SS. Il prononça plusieurs discours ou il s’efforçait de réconcilier ses partisans avec l’idée de l’Etat belge et préconisait une position plus modérée dans les problèmes de Bruxelles et de la Wallonie. Il cherchait visiblement des alliés dans la partie romane du pays pour pouvoir mieux résister aux prétentions allemandes mais, confiant dans la force populaire de son parti, il s’imaginait que les Allemands n’oseraient jamais toucher à lui et qu’il était possible d’exercer cette résistance tout en continuant de demeurer favorable à une victoire de l’Allemagne ainsi qu’à ses idéaux européens et germaniques. Toutefois, ces divergences de vue développèrent, de 1943 à 1945, un sentiment de plus en plus antiallemand au sein du V.N.V..

73Le V.N.V. cessa pratiquement de collaborer dès 1944. Lorsque, à la libération du territoire, le Dr Elias et son état-major se réfugièrent en Allemagne, ils refusèrent de se livrer encore à quelque activité politique. Tandis que Degrelle et Vandewiele fondaient un soi-disant "Comité de Libération" et attendaient le succès de l’offensive von Runstedt pour reprendre le pouvoir en Belgique, le Dr Elias s’opposa aux visées de Himmler et, en conséquence, fut arrêté par lui. En captivité, il rédigea son testament politique où il invitait ses partisans à renoncer à toute action antibelge et à adhérer à la formule d’un Etat belge qui ne devait même pas être fédéral mais seulement décentralisé.

74Ainsi l’expérience de la collaboration se terminait pour les nationalistes flamands par un retour à la Belgique et une immunisation à l’égard des tentatives allemandes. Il ne fait pas de doute que ces sentiments se fussent maintenus et qu’un des plus graves problèmes de la politique intérieure de ce pays eût été ainsi résolu si la répression entreprise depuis la libération n’avaient pas rejeté les anciens adhérents du V.N.V. vers leurs anciennes erreurs. C’est que ceux-ci, quelle que soit leur hostilité à la Belgique, ne sont pas et n’ont jamais été des partisans de l’annexion à l’Allemagne, c’est-à-dire des traîtres véritables. Leur trahison concernait l’Etat mais non le peuple, auquel ils demeuraient attachés par des liens profonds et solides. Le sentiment régionaliste et, pour tout dire, provincial, qui les dressa contre l’Etat belge les empêcha également de se fourvoyer dans les sentiers où se perdirent les dirigeants de Rex ou de la De.Vla. G. C’est dire combien ce sentiment ne put s’égarer en des voies dangereuses que par les erreurs qui furent commises et continuent d’être commises à leur égard.

L’OPINION ANTIDEMOCRATIQUE

75Si l’opinion nationaliste fut, en Flandre, un des facteurs idéologiques essentiels qui menèrent à la collaboration, il faut lui ajouter l’opinion antidémocratique qui fut surtout prépondérante dans les milieux d’expression française qui se rallièrent à l’Allemagne.

76Dans la première partie de cet exposé, nous avons rappelé quelle était la crise de la démocratie parlementaire dans les pays de l’Ouest européen, et particulièrement en Belgique. Cette crise provoqua la naissance et le développement d’une opinion antidémocratique qui chercha une partie de ses mots d’ordre dans le fascisme italien et, plus encore, dans le maurrassisme français.

77Ce fut le cas notamment des milieux de La Nation Belge, dont Robert Poulet était le théoricien et du mouvement rexiste, dont José Streel exprima la philosophie. Ces milieux ne désiraient nullement imposer une idéologie totalitaire, au sens où le national socialisme le prétendait ouvertement. Ils estimaient que la liberté de conscience devait être respectée et que les principes chrétiens qui se trouvaient à la base de la civilisation occidentale devaient continuer d’inspirer l’Etat et la vie publique. Ils s’opposaient seulement au parlementarisme et au système des partis, arguant que ceux-ci enlevaient au pouvoir coûte efficience et constituaient une sorte d’organisation légale de la guerre civile. Ils préconisaient donc le remplacement de la représentation parlementaire par une représentation corporative, groupant les grandes forces sociales et économiques du pays et destinée à collaborer avec un pouvoir exécutif renforcé et à le contrôler. L’autorité gouvernementale ne devait plus être soumise aux désignations aléatoires des majorités parlementaires, mais résulter du pouvoir royal, soutenu dans l’opinion par un parti unique.

78Ces points de vue théoriques, pour discutables qu’ils soient, ne manquaient pas cependant d’être dépassés dans la pratique par la mentalité affective que des groupements comme le rexisme développaient parmi leurs adhérents. A l’instar de ce qui se passait en Italie ou en Allemagne, le rexisme avait créé une mystique du chef qui était bien davantage que la mise en valeur d’un principe d’autorité et de responsabilité. Il s’agissait de l’adhésion sentimentale à un leader considéré comme infaillible. Dans les milieux rexistes, la mystique du chef donna lieu aux mêmes phénomènes d’hystérie qu’en Italie ou en Allemagne. C’est elle qui permit à beaucoup d’adhérents de ce parti, cependant sincèrement patriotes, de s’aveugler sur les qualités réelles de Degrelle et sur l’évolution antinationale de sa politique.

79En Flandre, une même mystique du chef fut créée par le V.N.V., mais elle n’acquit jamais un développement aussi considérable que dans les milieux rexistes. La raison en fut que la nature individualiste et critique du Flamand est plus développée que celle du Wallon et que le chef, du V.N.V., dont la personnalité était plus sérieuse et plus équilibrée que celle de Degrelle, considérait sa propre action avec un scepticisme et une modération que ce dernier ne posséda jamais.

80Dans les milieux socialistes qui adhérèrent à la collaboration, l’opinion antidémocratique prit des voies quelque peu différentes mais finit par aboutir au même point. Pour de nombreux socialistes, en effet, la destruction de la société capitaliste demeurait l’objectif fondamental, vis-à-vis duquel les structures politiques ne revêtaient qu’une importance secondaire.(…) Henri de Man et (…) ses disciples cherchèrent à se libérer des schèmes de la pensée marxiste et suggérèrent que l’anticapitalisme socialiste ne visait pas la destruction de toute propriété privée et était de nature à rallier tous ceux dont l’activité était fondée sur le travail et qui avaient intérêt à détruire la dictature des grandes banques, des trusts et des monopoles. Certes, la politique officielle du P.O.B., dont de Man fut le vice-président avant d’en devenir le président, demeurait attachée au système démocratique. Mais déjà en 1933, lorsque Henri de Man lui imposa son fameux Plan du Travail, il était parvenu à faire admettre l’idée que les institutions parlementaires et la structure de l’Etat libéral n’étaient pas adéquates aux réformes sociales et économiques préconisées par les socialistes. Le P.O.B. avait alors admis la nécessité d’un renforcement du pouvoir exécutif, la suppression du Sénat et son remplacement par un Conseil économique, fondé sur la représentation des grandes forces corporatives et qui eût dû assister la Chambre, sinon la remplacer dans sa tâche de direction et de contrôle de la vie économique. Mais ces points de vue ne furent jamais admis que théoriquement par le P.O.B., qui continua d’évoluer dans les voies dé la politique traditionnelle.

81En 1940, lorsque les Allemands occupèrent le pays, Henri de Man en profita pour dissoudre le P.O.B. et dans un manifeste qui eut à l’époque un grand retentissement, il préconisa la constitution d’un parti unique dont la mission eût été de réaliser, sous l’égide du Roi, les objectifs socialistes esquissés autrefois par le Plan du Travail. Il faut ajouter toutefois que l’opinion antidémocratique des socialistes de la tendance de Henri de Man se distinguait de celle des communistes russes ou des nationaux-socialistes allemands en ce qu’elle prétendait demeurer fidèle aux principes chrétiens et humanistes de la civilisation occidentale. Dans ses livres, "Au delà du marxisme" et "L’Idée socialiste", l’ancien président du P.O.B. avait présenté le socialisme comme l’héritier du christianisme et considérait la liberté de pensée et la liberté de conscience comme des valeurs que devait respecter toute société et qui dominaient les nécessités politiques et sociales les plus légitimes.

82Dans quelle mesure ces convictions pouvaient-elles s’harmoniser avec le fait que ces libertés n’étaient guère respectées en Allemagne, c’est ce qui reste difficile à comprendre. Il semble toutefois que les "collaborateurs" d’origine socialiste ou catholique, qui demeuraient fidèles aux traditions humanistes de la civilisation occidentale, imaginèrent qu’ils avaient la force de réaliser dans l’Ouest européen une forme de fascisme très différente du national-socialisme allemand ; de plus, l’existence d’un concordat entre le Reich et le Vatican ainsi que la liberté du culte en Allemagne étaient de nature à développer leurs illusions sur le national-socialisme lui-même, dont le fanatisme extrémiste ne s’était pas encore révélé à l’époque.

L’OPINION ANTIBOLCHEVIQUE CHEZ LES CATHOLIQUES

83Un troisième facteur idéologique qui eut une influence prépondérante dans le développement de la collaboration fut le complexe antibolchevique répandu dans de larges secteurs de la population belge. Cet antibolchevisme, quoique diffus également dans les milieux libéraux et socialistes, existait plus particulièrement dans les masses catholiques.

84Chez les libéraux, il n’était en ordre principal que la réaction des forces capitalistes contre une expérience de socialisation intégrale ; chez les socialistes, il n’était que condamnation anecdotique des méthodes antidémocratiques ou antihumanistes employées par les Soviets, condamnation mitigée par un sentiment de solidarité pour un système dont les sources idéologiques étaient communes.

85Par contre, pour les catholiques, le bolchevisme représentait l’antithèse de toute pensée chrétienne et de tout régime social ou politique inspiré par des principes chrétiens. Les masses catholiques et la jeunesse catholique avaient été éduquées par leurs pasteurs et leurs politiciens dans le sens d’une opposition absolue et radicale au régime des Soviets. Celui-ci n’était autre que le Royaume de l’Antéchrist, l’inversion de tout ordre humain et éternel. Les encycliques pontificales, les lettres pastorales, l’éducation dans les collèges et dans les organisations de jeunesse, tout poussait le catholique à adopter une attitude militante et combattive à l’égard de l’athéisme soviétique.

86Cette attitude remplaçait aisément tout effort pour atteindre une vie spirituelle authentique et satisfaisait des instincts de violence et de conservation sociale, en donnant l’impression à celui qui l’adoptait d’être un grand défenseur des valeurs spirituelles. Or, les fascismes se présentaient, eux aussi, comme des adversaires irréductibles du communisme russe et beaucoup de catholiques furent naturellement portés à les considérer comme des alliés naturels dans la lutte commune.

87Le pacte germano-russe n’avait pas essentiellement troublé ces convictions. Les gens qui voyaient dans le fascisme un rempart contre le communisme n’attachaient pas une importance excessive à des événements de la politique internationale auxquels ils attribuaient une simple portée tactique. (…) Lorsque la guerre éclata entre la Russie et l’Allemagne, ils estimèrent que la lutte prenait son sens réel et que les affinités profondes entre le désordre démocratique et l’inversion soviétique se révélaient enfin. Aussi, beaucoup de jeunes catholiques qui avaient été élevés dans les sentiments que nous venons de décrire ne comprirent pas par quel miracle leurs pasteurs et leurs maîtres, jusque là fanatiquement antibolchevistes, s’enfoncèrent soudain dans un silence qui faisait le jeu de la Russie. Ils crurent demeurer fidèles à l’enseignement qui leur avait été donné en considérant la guerre contre la Russie comme une croisade sainte et en s’engageant dans les légions antibolcheviques qui se constituèrent dans tous les pays européens à la demande de l’Allemagne. Plus des trois quarts de ces Légions étaient de formation et de religion catholiques. Elles groupèrent sans aucun doute ce qu’il y eut de plus pur et de plus entreprenant dans les troupes de la collaboration. Alors même qu’elle fut versée dans la Waffen - SS, la légion "WALLONIE" continua de réclamer et d’obtenir un aumônier catholique. Le refus des autorités ecclésiastiques belges d’autoriser toute cérémonie officielle à l’enterrement religieux des Légionnaires tombés au Front de l’Est suscita une tragédie spirituelle et une amertume profonde dans les familles et chez les camarades de ceux qui s’étaient engagés dans la lutte antibolchevique par idéalisme confessionnel. (…)

88Les jeunes gens qui s’engagèrent n’eurent jamais le sentiment qu’ils allaient combattre contre leur pays. Non seulement ils estimaient que la guerre était finie contre la Belgique mais ils n’ignoraient pas qu’aucun traité d’alliance n’unissait la Russie à leur pays. Dans l’entourage royal, on leur avait fait savoir que le chef de l’Etat envisageait leur initiative avec sympathie et qu’en ce qui concerne notamment les officiers de l’armée belge, il n’existait aucune incompatibilité entre leur serment de fidélité au Roi et le serment qu’ils devaient prêter à Hitler, non comme chef du Reich ou de l’Etat national-socialiste, mais comme chef des armées alliées contre le bolchevisme. Ils portaient les couleurs tricolores sur leurs uniformes et croyaient sincèrement lutter pour leur pays dans l’Europe Nouvelle. Il n’y en a pas un qui, au moment de son engagement, imaginait que celui-ci put le conduire un jour devant les Conseils de guerre et lui valoir la détention perpétuelle ou la peine de mort.

89Certes, à mesure que les événements évoluèrent, le caractère des Légions changea également. Ce fut vrai spécialement pour la Légion "WALLONIE". La force et la faiblesse de celle-ci était d’être liée au mouvement rexiste et à la personnalité de Degrelle. Ce dernier n’hésita pas à la considérer comme un instrument au service de son ambition personnelle. En juin 1943, il transforma la Légion en Brigade, puis en Division SS et les Légionnaires qui s’étaient engagés pour la lutte contre le bolchevisme devinrent "les soldats politiques du Fürher", qui devaient être prêts à remplir toutes les tâches que le Reich leur assignait. C’est à ce titre que Degrelle envisagea de faire participer la Légion à l’offensive von Runstedt, ce qui, si la chose s’était réalisée, eût entraîné les Légionnaires à pratiquer la véritable trahison militaire et à porter les armes contre leur propre pays. En fait, la Légion ne participa pas à cette offensive et seuls pénétrèrent alors sur le territoire belge à la suite des troupes allemandes, Degrelle et quelques hommes de sa garde personnelle. Il faut toutefois souligner que ce développement de la politique légionnaire se fit en quelque sorte à l’insu de la majorité de ceux qui s’y étaient engagés. Tout au moins, ceux-ci n’en perçurent guère la signification. (…)

L’OPINION ANTICLERICALE

90Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, les mêmes personnes qui furent poussées à la collaboration par leur opinion antibolchevique, y furent également entraînées par un sentiment anticlérical.

91Nous avons déjà dit tout ce qu’eut de superficiel la formation donnée par l’Action catholique à la jeunesse. Toute tournée vers l’action et le succès, attachant plus d’importance à une certaine efficacité extérieure qu’au lent travail de maturation spirituelle, dans tous les domaines, elle feignait d’être "moderne" et d’avoir les idées larges. De même que l’action antibolchevique donnait facilement à celui qui s’y consacrait l’impression d’être un fidèle paladin de la civilisation chrétienne, sans que pour cela il lui soit nécessaire d’effectuer le travail de transformation intérieure que requiert l’Evangile, de même les dirigeants de l’Action catholique prétendaient qu’il était possible d’être bons chrétiens et anticléricaux.

92Il y avait, certes, beaucoup de phraséologie dans ces affirmations mais il ne fait pas de doute que beaucoup de jeunes catholiques prirent au sérieux la tâche du laïcat et s’habituèrent à ne plus considérer avec le même respect les directives et les actes du clergé. Pour quelques uns d’entre eux, cette attitude fut un des éléments psychologiques qui leur facilita le départ du catholicisme, tandis que pour ceux qui demeurèrent attachés à la foi, elle eut pour conséquence de développer un anticléricalisme pratique qui, en certaines circonstances, prit un aspect violent.

93C’est ainsi que des catholiques comme Degrelle, Poulet, Streel ou Mathijs prétendaient demeurer des fidèles sincères tout en rejetant les directives de l’Eglise dans ce qu’ils considéraient comme le domaine temporel. En somme, ils rejetaient le magistère indirect de l’Eglise sur la vie profane et n’acceptaient sans réserve son autorité que dans les domaines du dogme et de la vie proprement religieuse. Ils croyaient trouver des justifications dans l’attitude de bien des princes médiévaux qui, tout en demeurant profondément attachés à l’Eglise, combattirent avec énergie les intrusions des papes et des évêques dans la vie temporelle.

94C’est ainsi qu’en 1937, lorsque le cardinal Van Roey, archevâque de Malines, prit parti dans le duel Van Zeeland-Degrelle en interdisant aux catholiques de voter pour ce dernier, les rexistes estimèrent qu’il s’agissait là d’un intolérable abus de pouvoir spirituel et ce geste épiscopal contribua à développer encore leur sentiment anticlerical. Pendant la guerre, Victor Mathijs, chef de Rex a.i., attaqua violemment le Cardinal en des discours publics, le traitant même de "vieux rhinocéros" et menaça, dans le Pays Réel, de publier contre lui un dossier accablant qui devait prouver ses interventions et sa collusion dans les scandales politico-financiers du Boerenbond, la grande organisation des paysans catholiques flamands.

95En 1943, Degrelle, revenu du front, passa quelques jours à Bouillon, sa ville natale. Un dimanche, il prétendit communier dans l’église paroissiale, en compagnie de quelques-uns de ses gardes du corps, quoique les autorités ecclésiastiques aient interdit aux membres des formations politiques en uniforme de se présenter ainsi aux officiers religieux. Lorsque Degrelle s’agenouilla au banc de communion, le curé passa devant lui à diverses reprises sans lui accorder le sacrement. Le chef rexiste l’ayant interpellé sur les raisons de son attitude, le prêtre lui répliqua qu’il ne faisait qu’appliquer les instructions de ses supérieurs. Sur ce, Degrelle enjamba le banc de communion, empoigna l’officiant, le força à remettre le ciboire dans le tabernacle, puis, avec ses séides, l’emmena hors de l’église et l’enferma dans une cave où il fut délivré par la Feldgendarmerie allemande. Cet incident eut le retentissement que l’on devine ; l’evêque de Namur prononça l’excommunication mineure contre le chef rexiste qui, néanmoins, continua de se considérer comme un catholique fervent.

96Dans les milieux nationalistes flamands, un anticlérical analogue s’était développé. Alors qu’à l’origine, le petit clergé avait soutenu le mouvement flamand, le haut clergé condamna bientôt l’activité antibelge et prêcha la loyauté à l’égard d’un Etat dont, par ailleurs, ses membres étaient les fonctionnaires rétribués. Cet anticléricalisme eut toutefois chez certains des conséquences plus profondes et les amena progressivement à abandonner la foi chrétienne elle-même.

97Le leider du V.N.V., le Dr Elias, qui, en Belgique, avait continué d’assister aux offices religieux afin de ne pas scandaliser les masses paysannes flamandes demeurées catholiques, abandonna toute pratique religieuse lorsqu’il se réfugia en Allemagne après la libération du territoire et il y avoua qu’il avait en réalité quitté la catholicisme depuis plusieurs années déjà. Chez un certain nombre de jeunes Flamands, cet anticléricalisme les orienta vers la SS où ils cherchèrent un substitut à leurs aspirations religieuses. Le nouveau paganisme nazi, avec sa mythologie germanique, ses idéaux nietzschéens, son sens élevé du sacrifice et de la mort leur parut mériter davantage leur adhésion qu’une religion qui leur apparaissait surtout sous une forme anémiée et disposée à tous les compromis.

98Cette orientation vers le nouveau paganisme allemand, pour être plus exceptionnelle dans les milieux d’expression française de la collaboration, ne leur fut cependant pas complètement étrangère. Elle toucha quelques intellectuels, la plupart d’origine socialiste, qui se groupèrent dans un organisme appelé Le Cercle Wallon qui se rallia aux idéaux spirituels et politiques de la SS. Dans l’ensemble, les socialistes ralliés à la collaboration et qui demeuraient fidèles à la pensée humaniste et chrétienne d’Henri de Man, étaient cependant animés par un anticléricalisme qui visait avant tout à expulser l’Eglise des différents secteurs de la vie publique. Ces socialistes désiraient avant tout la suppression définitive du parti catholique, des syndicats chrétiens et des écoles confessionnelles. Ils ne voulaient pas persécuter l’Eglise, ils estimaient même que la vie politique et sociale devait s’inspirer des principes chrétiens et humanistes mais ils voulaient éliminer le pouvoir temporel de l’Eglise et donner à toutes les organisations de la vie sociale un caractère neutre et purement national. (…)

L’OPINION ANTICAPITALISTE

99A ces différents facteurs, il convient d’ajouter encore l’opinion anticapitaliste qui s’était développée dans les secteurs les plus larges de la population. A l’origine, issue des milieux socialistes où elle revêtait un caractère nettement ouvriériste, cette opinion avait nettement débordé dans les milieux catholiques. Non seulement les démocrates-chrétiens, suivant les enseignements des encycliques Rerum Novarum et Quadragesimo Anno défendaient une conception de la propriété qui s’écartait sensiblement de la conception libérale, mais encore une forme spéciale d’anticapitalisme était née dans les classes moyennes et chez les jeunes intellectuels.

100Cet anticapitalisme, loin de revêtir le caractère ouvriériste des revendications socialistes ou démocrates-chrétiennes, s’adressait aux artisans, aux commerçants ou aux industriels victimes des grandes banques, des trusts et des monopoles. Un des premiers, le sénateur Paul Crockaert en avait exprimé les revendications en entamant sa campagne contre "le mur d’argent" et "les menottes d’or". En 1934, les jeunes catholiques de l’Avant-Garde avaient, de leur côté, pris parti en faveur du Plan du Travail de Henri de Man qui, précisément, cherchait à dépasser l’ancien ouvriérisme socialiste pour réaliser "un front du travail" auquel les classes moyennes eussent pu adhérer. Vers la même époque, Degrelle déclancha ses vastes campagnes contre les scandales politico-financiers, campagnes qui fondèrent sa popularité et recueillirent un succès incontestable dans la masse des petits bourgeois qui désiraient se dresser contre le haut capitalisme, sans cependant condescendre à prendre place dans les rangs d’un parti ouvrier. (…)

L’ASPIRATION EUROPEENNE

101Tous les facteurs dont nous venons de parler n’eussent pu cependant produire les fruits qu’ils produisirent dans la réalité si une partie de l’opinion belge n’avait pas été prête à rencontrer les idéaux de l’Allemagne en matière internationale.

102Dans la première partie de cet exposé, nous avons dit quelle mentalité était née de l’effondrement des institutions internationales et de la sécurité collective, du déclin de la France et du rapprochement italo-allemand, de la position extra-européenne de la Grande-Bretagne et de la politique de neutralité. Dans une minorité, ces faits avaient provoqué la naissance d’un idéal européen qu’on imaginait pouvoir être réalisé par l’Allemagne.

103Dans la jeune génération spécialement, on ne possédait pas à l’égard du Reich les mêmes sentiments d’hostilité que dans la génération qui avait fait la première guerre mondiale. On estimait qu’il y avait un effroyable destin pour les pays de l’Ouest à s’entre-déchirer tous les vingt ans et qu’il s’imposait d’y trouver un remède définitif. L’on admettait que la clef du problème européen se trouvait en Allemagne et que pour établir une paix solide sur le continent, il fallait détruire le Reich ou le satisfaire.

104La génération précédente avait voulu réaliser sa destruction et n’avait pas été capable de la réaliser ; dès lors, certains avaient été prêts à réaliser l’entente, même au prix de larges concessions.

105On ne voyait pas d’inconvénient à laisser à l’Allemagne les mains libres à l’Est[1] pourvu qu’elle reconnût la liberté nécessaire des peuples de l’Ouest. On commençait à faire une distinction entre l’Est et l’Ouest, estimant qu’au-delà d’une certaine ligne l’Europe finissait et que les règles qui devaient présider d’un côté aux relations entre les peuples n’étaient pas nécessairement valables de l’autre. L’idée d’une certaine solidarité européenne, d’une unité politique et économique, voire militaire, qui se fût substituée à l’ancienne conception de la souveraineté absolue des Etats, naissait chez de jeunes esprits dégoûtés du provincialisme dans lequel continuaient à vivre les Européens. Ceux qui, dans la politique intérieure, admettaient le principe d’autorité ne voyaient pas davantage d’inconvénient à ce que l’Europe s’organisât selon ce même principe et que, n’ayant pu se constituer en fédération d’Etats égaux, quelques "Grands" prissent la responsabilité de la diriger. (…) En 1940, beaucoup de gens crurent que l’Allemagne et l’Italie allaient unifier l’Europe, que l’ère des guerres intestines était finie sur le Continent et que, grâce à cette unification, les peuples européens pourraient éviter la décadence politique, économique et militaire qui les menaçait. Certains eurent le sentiment que le patriotisme européen était en train de naître et qu’il avait plus de sens que les anciens patriotismes nationaux. Au fur et à mesure que la guerre se prolongea, principalement lorsque la Russie et les Etats-Unis entrèrent en guerre, cette conviction européenne prit un aspect dramatique dans les minorités collaborationnistes. Celles-ci eurent le sentiment que le destin de l’Europe était irrévocablement lié à celui de l’Allemagne et que l’effondrement de celle-ci amènerait le chaos sur le continent et son partage entre les forces extraeuropéennes de la Russie et des Etats-Unis (…)

III – LES RAISONS PSYCHOLOGIQUES DE LA COLLABORATION

106Si l’on veut porter un jugement complet sur la politique de collaboration, on ne peut se contenter d’analyser les raisons idéologiques qui présidèrent à sa naissance et à son développement. Il faut creuser plus loin et chercher à en découvrir les mobiles. En s’engageant dans cette voie, une grande prudence s’impose néanmoins. Quelle que soit la sagacité de l’observateur ou du psychologue, il demeure quelque chose dans le comportement humain qui ne peut être saisi de l’extérieur. Toute analyse psychologique procède par éclairages successifs et si, de cette manière, elle arrive à serrer toujours la réalité de plus près et à atteindre une grande approximation, elle ne parvient cependant pas à en épuiser la réalité. A la source la plus intime de ses pensées et de ses actes, l’homme demeure seul et secret. C’est pourquoi le conseil de Jésus : "Ne jugez point !" correspond à une vérité spirituelle si profonde. (…)

LE GOUT DU POUVOIR

107Les adversaires de la collaboration estiment généralement que celle-ci eut deux raisons psychologiques : l’ambition et le lucre. C’est évidemment simplifier les choses, quoique ces facteurs aient joué leur rôle, nous allons voir dans quelle mesure.

108L’ambition intervient dans la plupart des actions humaines. En elle-même, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Le tout est de savoir si elle sert des buts idéalistes ou, au contraire, se sert d’eux. Dans bien des cas, les mobiles idéalistes et les mobiles intéressés sont mêlés d’une manière inextricable. Dans la collaboration, l’ambition a joué son rôle autant qu’ailleurs. Elle intervint chez les fonctionnaires et les bourgmestres qui demeurèrent en fonction, acquirent un grade grâce à leur collaboration ou acceptèrent un poste qu’ils ne possédaient pas jusque là ; elle intervint chez les journalistes qui eurent ainsi l’occasion de jouer un rôle plus important qu’en temps de paix ; elle intervint aussi chez les dirigeants des mouvements d’ordre nouveau qui cherchaient à s’emparer de l’Etat et à en devenir les seuls maîtres.

109Cependant, dans la plupart des cas, l’ambition ne fut ni le mobile unique, ni le mobile principal. Parmi les fonctionnaires qui demeurèrent en fonction ou qui acceptèrent un poste, grâce à l’occupant ou aux partis d’ordre nouveau, un grand nombre croyaient être utiles au pays. Ils cherchaient à effectuer leur mission avec conscience et dans l’intérêt de leurs administrés. Beaucoup de bourgmestres d’ordre nouveau furent des administrateurs probes. (…) A l’échelon supérieur, de hauts fonctionnaires comme les secrétaires généraux Romsée, Leemans ou De Winter étaient sans aucun doute des idéalistes qui crurent servir leur pays. Les tribunaux militaires furent obligés d’acquitter des hommes comme les secrétaires généraux Verwilghen ou De Voghel qui, sans avoir pris une position politique bien précise, adoptèrent une attitude de présence sous l’occupation.

110Parmi les journalistes, plusieurs démontrèrent qu’ils étaient capables de sacrifier leur ambition personnelle lorsqu’ils estimaient que de graves questions de principes étaient en jeu : en 1945, Robert Poulet cessa sa collaboration au Nouveau Journal lorsque celui-ci s’engagea dans la politique annexionniste de Degrelle ; il fut suivi par plus de la moitié de son équipe rédactionnelle ; la même année, Raymond De Becker s’éleva publiquement contre la politique allemande, fut arrêté et déporté ; plusieurs de ses collaborateurs cessèrent leur activité journalistique après son arrestation. Déjà en 1942, Henri de Man avait protesté contre la politique allemande en matière syndicale ; la Militärverwaltung lui avait interdit toute activité publique et il vécut dès lors dans un demi-exil en Savoie, jusqu’à la fin de la guerre.

111De même, Henri Bauchau, Chef du Service du Travail pour la Wallonie qui, sans avoir jamais pris position en faveur de la collaboration, avait cependant fondé son mouvement sous l’occupation, avec l’accord et l’appui des Allemands et du ministère de l’Intérieur, dirigé par M. Romsée, Henri Bauchau avait refusé d’obtempérer en 1943 aux prétentions allemandes et rexistes relatives à son service et démissionna de ses fonctions plutôt que de céder ; certains de ses collaborateurs furent arrêtés et emprisonnés, tandis que lui-même passait à la Résistance et y combattait héroïquement. Tous ces faits montrent que, dans les milieux favorables à l’ordre nouveau, l’ambition personnelle savait être sacrifiée à des points de vue plus élevés et qu’elle fut loin de constituer le mobile unique et dominant.

112Certes, des ambitions sordides se manifestèrent également. Une série de gens flattèrent les partis d’ordre nouveau ou les Allemands dans le seul but d’en obtenir des places ; mais ils furent loin de jouer un rôle décisif dans la collaboration. A la tête de celle-ci se trouvaient la plupart du temps des hommes convaincus de la valeur sociale de leur action. Ce fut certainement le cas pour la plupart des dirigeants nationalistes flamands et pour quelques chefs rexistes, José Streel notamment, qui dirigea jusque fin 1942 le Bureau Politique de Rex et que la justice belge fusilla en 1946, était un idéaliste capable de sacrifier son ambition à ses principes ; en janvier 1943, il démissionna du parti rexiste où il occupait une fonction dominante et expliqua à l’autorité allemande qu’il ne pouvait suivre la nouvelle politique de Degrelle ; en 1944, lorsqu’il se réfugia en Allemagne, il refusa de poursuivre une activité politique et accepta, avec sa femme, et ses enfants, d’y vivre en ouvrier d’usine de la façon la plus misérable.

113Même le cas de Victor Mathijs est loin d’être simple et mérite d’être considéré d’une façon nuancée. Toutefois, il est juste de dire que la personnalité de Degrelle suscite autour d’elle une foule d’ambitions mesquines et médiocres, toute une faune de politiciens ambitieux et vides, prêts à accomplir par vanité les actes les plus audacieux et incapables d’en prendre la responsabilité lorsque le malheur les frappe.

114Quant à Degrelle, qui possédait un courage physique incontestable et risqua sa vie sur le front de l’Est, il est certain que son ambition maladive, son besoin physique d’être obéi et adulé obnubilèrent complètement son sens des valeurs. Tous ceux qui ont travaillé avec lui, qui ont pu suivre son action de près, qui ont pénétré son intimité sont unanimes à reconnaître qu’il était prêt à tout céder aux Allemands, pourvu que ceux-ci lui assurent en Belgique la première place. Sans doute espérait-il grâce à l’autorité qu’il aurait ainsi acquise, "rouler" ses protecteurs et assurer à son pays une marge étendue d’autonomie, mais il n’en est pas moins vrai qu’il identifiait l’intérêt du pays avec son intérêt personnel. Cette ambition démesurée fut sans aucun doute la tragédie de Degrelle à qui les Allemands accordèrent les satisfactions de vanité les plus étendues. Depuis la bataille de Tcherkassy notamment, où la Légion "WALLONIE" avait joué un role héroïque et où le chef rexiste avait échappé à l’encerclement, sa popularité en Allemagne était devenue aussi grande que celle de certains chefs du nazisme ou de certains as de la Luftwaffe, comme Marseille, Mölders ou Galland. La presse et le film diffusaient partout sa photo et célébraient ses exploits. Il avait obtenu finalement la croix de Chevalier de la Croix de Fer avec feuilles de chêne et termina la guerre comme Brigade-fürher de la SS, grade qui équivaut approximativement à celui de général. Il ne fait pas de doute qu’en ses moments d’exaltation, Degrelle ait ambitionné, non seulement de devenir le maître en Belgique mais de succéder un jour à Hitler comme maître de l’Europe. En Allemagne, il se présentait déjà comme un chef et un protecteur aux Français et aux autres étrangers qui s’y étaient réfugiés.

115En janvier 1945, lorsque l’offensive von Runstedt éveilla des espoirs inconsidérés dans les milieux rexistes, une foule de politiciens de ce mouvement se réunirent à Bonn, prêts à rentrer en Belgique dans les fourgons de l’étranger. Ils y donnèrent le spectacle burlesque de gens se distribuant des postes de gouverneurs ou de bourgmestres, avant même de savoir quelle attitude prendraient les Allemands à leur égard. La folie des grandeurs du chef rexiste avait tourné la tête à tous ces personnages que considéraient avec ironie les légionnaires, habitués à d’autres combats. Car il ne faut pas oublier que, si le rexisme et Degrelle étaient loin d’être toute la collaboration, il y avait encore dans le rexisme, et même à cette époque, des hommes qui commençaient à comprendre, quoiqu’un peu tard, dans quelle aventure on les avait engagés.

116Dans les milieux légionnaires, en effet, on reprochait au chef rexiste d’avoir utilisé la Légion à des fins politiques, étrangères à ses objectifs initiaux. On lui reprochait également de l’avoir poussée à diverses reprises à des combats particulièrement sanglants, dont la valeur stratégique était douteuse et qui n’avaient d’autre but que de procurer à son chef des grades nouveaux ou des décorations nouvelles, ainsi qu’il advint lors de la bataille de Dorpat, en août 1944. Enfin, on lui reprochait encore d’avoir mis au feu les Jeunesses Légionnaires qui contenaient des adolescents de dix-sept ans et cela, malgré les engagements pris par le Prévôt de la Jeunesse, John Hagemans. Tous ces faits avaient convaincu les légionnaires au courant de la situation réelle que Degrelle n’hésitait pas à sacrifier inconsidérément ses propres hommes pour des satisfactions de vanité ou d’ambition personnelle.

117Dans l’ensemble, la collaboration fut sans aucun doute un "rush" vers le pouvoir. Mais ce "rush" fut loin d’avoir toujours des motifs sordides et constitue un phénomène normal dans toute révolution. Celle-ci vise avant tout à remplacer une couche dirigeante par une autre et, sous une apparence idéologique, n’est principalement que ce brusque renouvellement d’élites. Nul doute qu’un nombre important d’hommes, et notamment dans la jeune génération, n’avaient pu, jusqu’à la guerre, jouer le rôle auquel ils estimaient avoir droit et profitèrent des circonstances pour s’imposera…)

LE MANQUE D’ADAPTATION

118Plus important sans doute que l’ambition, quoique souvent caché dans les profondeurs de l’inconscient, le manque d’adaptation sociale d’un grand nombre d’individus a été une des causes psychologiques des fascismes et de la collaboration. Par manque d’adaptation sociale, nous visons ici non seulement les difficultés que la société capitaliste crée à un nombre croissant de membres des classes moyennes, écrasés entre les forces du syndicalisme ouvrier et celles des monopoles industriels et commerciaux, mais aussi un malaise plus profond, issu sans doute de l’évolution même de la société moderne vers la mécanisation et la spécialisation excessive.

119C’est un phénomène intéressant et qui mériterait d’être étudié d’une manière plus approfondie que celui de l’adhésion aux fascismes et à la collaboration d’un grand nombre de gens rebelles à la spécialisation. Dans la masse de ceux qui s’engagèrent dans des organisations comme Todt, la N.S.S.K.K. ou même les services de la Feldgendarmerie et de la recherche des réfractaires, on pourrait découvrir beaucoup d’individus dépourvus de métier précis et qui n’avaient pas reçu une formation d’ouvriers spécialisés.

120Avant la guerre, ils faisaient partie de cette catégorie relativement nombreuse d’irréguliers gagnant leur vie par des moyens à la limite de la légalité. Il s’agissait d’un Lumpenproletariat qui ne se sentait rattaché à aucune force sociale constituée et devait nécessairement envisager son lendemain avec incertitude.

121Pendant la guerre, ce Lumpenproletariat oscilla entre le commerce du marché noir et les organisations paramilitaires de la collaboration, voire de la Résistance à la fin de la guerre, organisations qui lui offraient des moyens de subsistance, l’occasion fréquente de manifester une certaine rancune sociale et l’espoir d’une modification générale favorable. A ces individus se joignirent naturellement ceux qui, sans appartenir eux-mêmes à ce Lumpenproletariat, étaient menacés d’y tomber et de se déclasser. Les paysans effrayés par l’industrialisation croissante, des artisans, des commerçants eu des industriels en lutte avec les grands magasins, les trusts et les monopoles ou endettés à l’égard des banques, des employés au traitement de famine ou sans espoir d’avancement, constituèrent la clientèle la plus nombreuse des partis nationaliste flamand et rexiste, ainsi que de la collaboration dans son ensemble. Les uns et les autres, non seulement étaient les victimes d’une situation sociale et économique anormale mais éprouvaient un malaise et un effroi non dissimulés devant l’évolution même de la société.

122Il est significatif de constater que, chez les intellectuels, ce malaise et cet effroi s’exprimaient tantôt par un esprit de révolte contre les forces sociales établies, tantôt par une nostalgie profonde envers un passé qui n’exigeait pas une lutte pour la vie aussi brutale et aussi aiguë. La plupart des intellectuels de la collaboration étaient en effet des amateurs d’idées générales qui ne s’étaient pas adaptés à la spécialisation professionnelle et universitaire que requiert la société contemporaine. Tout en préconisant les idées d’ordre et de discipline, ils incarnaient en réalité un individualisme profond qui protestait de toute la force de l’être contre la dépersonnalisation de la société.

123Un écrivain comme Robert Poulet, qui avait été autrefois anarchiste et avait passé par l’expérience surréaliste, révélait dans ses romans et ses ouvrages littéraires un tempérament plus sensible aux données intérieures de la vie cérébrale qu’à celles de la réalité sociale extérieure. Paul Colin, qui dirigea Cassandre et Le Nouveau Journal et qui, d’un point de vue purement technique, fut sans aucun doute le plus grand journaliste belge de ces cinquantes dernières années, avait une nature profondément anarchiste qui n’était satisfaite que par l’opposition et la polémique. La personnalité de Raymond De Becker, rédacteur en chef du Soir, était également individualiste. Quant aux rédacteurs du Pays Réel, l’organe officiel du mouvement rexiste, les adversaires de la collaboration seraient sans doute ahuris de découvrir en plusieurs d’entre eux un caractère essentiellement fantaisiste et espiègle. Leur tragédie fut de ne pas mesurer la gravité et la portée sociale de leur action et de s’imaginer que continuait toujours la farce estudiantine commencée par Degrelle à Louvain. Le caricaturiste Jam, à qui chacun reconnaît une sorte de génie, exprimait avant tout une force joyeuse de destruction et, comme beaucoup de rexistes, ne comprenait rien au national-socialisme allemand auquel il ne s’était rallié que pour pouvoir continuer à ridiculiser l’ordre établi et ses représentants les plus caractéristiques. (…)

LA CRAINTE DE L’INCONNU

124L’inadaptation de beaucoup de gens coïncide souvent avec une sorte d’effroi devant l’avenir et la crainte de l’inconnu. Celles-ci furent un autre facteur psychologique qui eut son importance dans le développement du phénomène social dont nous parlons ici.

125C’est ainsi que la démocratie et la société capitaliste furent ressenties en diverses circonstances comme des structures instables et essentiellement transitoires. Beaucoup de paysans, de petits commerçants ou d’industriels, d’employés ou d’intellectuels avaient le sentiment que l’équilibre existant entre les masses ouvrières et les classes moyennes, entre les forces urbaines et les forces rurales, entre les foules croyantes et les foules déchristianisées, était un équilibre fragile et risquait de se rompre à leur désavantage. Bien plus que les financiers, les grands industriels ou les leaders syndicaux qui sont les agents de la transformation sociale ou économique, ces milieux se sentaient de purs objets de devenir historique, emportés passivement vers un destin catastrophique. Ils avaient l’obscure conviction que les campagnes seraient toujours désavantagées au profit des villes, le petit commerce et la petite industrie au profit des trusts et des monopoles, les croyances religieuses au profit de l’athéisme et de l’irréligion et qu’au bout de ce processus devaient nécessairement se trouver l’anarchie, la misère, le prolétariat généralisé et finalement le communisme. En particulier, le spectacle de la dissociation sociale de la France, de sa décadence profonde, de ses grèves et des expériences du Front Populaire, produisaient sur eux un sentiment d’effroi allant jusqu’au vertige. La guerre civile d’Espagne et les perspectives d’une domination communiste en Europe agissaient dans le même sens. Il s’agissait là non seulement de la crainte d’une modification de leur état social et économique, mais de l’incapacité absolue à envisager leur place dans le nouvel univers spirituel qui se profilait et à l’imaginer sous des formes vivables. Le sentiment de panique qui s’empare de l’individu à l’évocation de l’inconnu agissait chez eux à l’idée d’une évolution au bout de laquelle ils ne voyaient que le vide et le néant. Chez bien des gens, il fut le substrat psychologique de l’anticommunisme, principalement dans les masses du paysannat et de la petite bourgeoisie flamande ainsi que dans les milieux catholiques d’expression française.

126Toutefois, et par un paradoxe fréquent en histoire, cette crainte de l’inconnu contribua à sa manière à accélérer un processus que l’on redoutait. Les mêmes personnes qui furent entraînées dans la collaboration pour des raisons conservatrices et réactionnaires apportèrent leur appui à une politique qui, avec le temps, se dévoila de plus en plus comme une marche vers la nihilisme. Dès 1943 et jusqu’à la fin de la guerre, les différences qui pouvaient exister précédemment entre le bolchevisme russe et les fascismes tendirent de plus en plus à s’estomper. Avec les réquisitions de travail, l’étroit dirigisme économique, les arrestations et les représailles, avec le triomphe croissant des idéaux et des méthodes de la SS, l’Allemagne réalisa dans l’Ouest européen une sorte de bolchevisme. De plus, le prolongement même de la guerre, l’appauvrissement qui en résulta, les destructions causées par les bombardements aériens et par les combats contribuèrent à étendre une prolétarisation croissante que l’on avait cherché à éviter. Et, là comme ailleurs, en voulant fuir son destin, l’individu s’y engagea malgré lui.

LA PASSION DE LA HIERARCHIE

127Dans L’Espoir, André Malraux faisait dire les paroles suivantes à un de ses personnages engagé dans le conflit entre la droite et la gauche espagnole : "Le besoin de fraternité contre la passion de la hiérarchie, cest une opposition très sérieuse dans ce pays". Cette remarque vaut non seulement pour l’Espagne, mais, sans doute, pour tous les pays de l’Ouest européen. Il est incontestable, en effet, qu’une véritable passion de la hiérarchie a été, chez la plupart des fascistes et des collaborateurs, un des ressorts psychologiques fondamentaux de leur action.

128Ce serait une erreur de considérer exclusivement cette passion comme l’expression d’un certain conservatisme social. Certes, les gens qui ont intérêt au maintien des inégalités existantes défendent également la notion de hiérarchie. Les ecclésiastiques, les militaires, les patrons ont une tendance à exalter la discipline, l’obéissance, l’inégalité sociale afin de mieux asseoir leur autorité et défendre leurs intérêts. Mais, dans les fascismes, il y eut encore quelque chose de plus. Tandis que le sentiment de l’injustice sociale et du désordre économique pousse encore certains à adhérer aux idéaux égalitaires, d’autres éprouvent avec violence le besoin de nouvelles "distinctions". Ce besoin peut s’harmoniser avec un accroissement de la justice sociale, car il vise moins à maintenir des inégalités fondées sur la fortune ou sur la naissance qu’à leur substituer de nouvelles inégalités fondées sur le mérite et la capacité personnelle. Chez beaucoup de gens, le sens de la justice sociale se révolte non seulement contre les fausses supériorités, mais aussi contre l’idée qu’un homme intelligent et un imbécile, un individu compétent et un ignorant puissent, au nom de la démocratie et de l’égalité humaine, jouir des mêmes droits et posséder les mêmes devoirs. Dans cette révolte, il y a tout à la fois le sentiment du rôle dominant que l’on pourrait jouer soi-même et le besoin de vénérer ce que l’on admet comme supérieur à soi.

129Ainsi, la passion de la hiérarchie se constate aux deux pôles de la communauté, chez les éléments actifs qui aspirent à jouer le rôle de chefs et chez les natures passives, en quelque sorte féminines, qui ne s’épanouissent que dans l’obéissance aux individus supérieurs et dans la foi en leurs consignes. Ces deux pôles existent d’ailleurs non seulement dans la société mais aussi à l’intérieur de chaque homme qui, par un certain côté de sa nature, aspire à commander et, par un autre, à obéir. De là vient l’idée qu’un nombre si considérable d’individus peut s’exalter à l’idée de "chef" et s’enthousiasmer pour le "Fürherprinzip", celui-ci impliquant à la fois la soumission aux chefs hiérarchiques et la possibilité d’exercer un commandement, si modeste soit-il, au niveau occupé par l’individu en question dans l’échelle sociale. Le même individu qui reçoit les ordres d’une cascade de chefs est lui-même, dans sa commune, son atelier ou sa profession, le supérieur de quelques hommes sur lesquels il exerce à son tour cette fonction de commandement qu’il admire tant chez ceux qui le dominent. Il y a bien là autre chose que la tentative des forces réactionnaires pour défendre les inégalités sociales existantes. (…)

130L’apparition et le développement des partis d’ordre nouveau donnèrent à une foule de gens l’occasion de jouer un rôle de chef, de porter un uniforme qui les distinguait de la masse, d’être salués et de recevoir les hommages ; ils permirent à beaucoup de donner libre cours aux besoins d’admiration et d’enthousiasme qu’ils portaient en eux et de les diriger vers de grandes personnalités historiques comme Hitler ou Mussolini ou des condottieri de format plus modeste, comme Degrelle. Toutefois, ces sentiments n’ayant pas été guidés et ayant été exploités par des individus sans scrupules, ils donnèrent lieu à des phénomènes d’hystérie, principalement négatifs et souvent burlesques. Ils demeurent cependant chez beaucoup à l’état de besoin et survivent à la défaite des fascismes.

LE BESOIN DE STYLE

131Dans le même ordre d’idées, il faut mentionner le besoin de style qu’éprouvent bien des gens et, spécialement, un certain nombre de jeunes hommes, dégoûtés de la vulgarité et du débraillé de la société démocratique. Bien plus d’esprits qu’on ne pense souffrent de ne pas découvrir dans la vie publique le style et les rites capables de lui donner une valeur esthétique. La grossièreté ou l’excentricité vestimentaire que l’on reproche à la jeunesse moderne cache bien souvent son incapacité à retrouver les sentiments les plus profonds dans les formes anciennes de la politesse et dans les rites sociaux de la bourgeoisie et son malaise de n’en point découvrir de nouveaux qui pourraient correspondre à ses aspirations et aux exigences du temps.

132On peut dire, en effet, que les formes de la société démocratique ne sont que les résidus des usages et de la convenance de la bourgeoisie individualiste. (…)

133Par contre, dès leur origine, les fascismes attachèrent une grande importance au décorum de la vie politique et à l’élaboration de nouveaux rites sociaux. (…)

134En Belgique, les partis rexiste et nationaliste-flamand cherchèrent à s’inspirer du style de vie national-socialiste. Le cérémonial nazi fut adopté dans les cérémonies publiques, dans les rapports officiels et à la Légion. Les meetings d’ordre nouveau devinrent pendant la guerre très différents de ce qu’ils étaient autrefois. Ils n’avaient plus que des rapports lointains avec les réunions électorales revendicatives et oratoires de la période héroïque. Ils se rapprochèrent plutôt des cérémonies religieuses, où les discours et les sermons n’ont qu’une importance réduite. Par contre, la présence de drapeaux et de vasques à encens, l’usage des tambours et des choeurs, parfois même de l’orgue, la disposition ordonnée des différents groupes, l’alternance obligatoire des cris et des silenses contribuèrent à donner aux manifestants l’impression d’être, non point les auditeurs d’un meeting, mais les participants d’un mystère civique et religieux.

135Il faut reconnaître à ce propos que certaines cérémonies rexistes qui se déroulèrent au Palais des Sports ou aux Beaux-Arts à Bruxelles eurent une grandeur réelle et une beauté incontestable. Elles impressionnèrent profondément les jeunes gens qui appartenaient aux Formations de jeunesse. Pour leur chef, John Hagemans, qui avait été décorateur et étalagiste aux grands magasins du Bon Marché à Bruxelles et possédait ainsi, avec un goût réel, des connaissances techniques adéquates, la formation de la jeunesse consistait avant tout dans l’adhésion à un nouveau style de vie, fondé sur le sport, la discipline et l’esprit de sacrifice et possédant une valeur symbolique et artistique. Il parvint d’ailleurs à exercer une influence profonde sur les jeunes gens de son organisation qui le suivirent jusqu’au Caucase, où il mourut dans les combats de la Légion contre les Russes.

136Au front, ainsi que dans les camps d’instruction et dans les écoles d’officiers du Reich, les Légionnaires subirent également l’attrait du style de l’armée allemande qui, pour eux, était sans comparaison possible avec celui qu’ils avaient connu en Belgique lors de leur service militaire. Les aspirations esthétiques qui, dans la société démocratique, ne pouvaient être satisfaites que par une minorité aisée et au sein même de la vie privée, cherchèrent dans les fascismes l’expression d’une vie publique embellie et de nouveaux rites sociaux. Le besoin de mêler l’art à la vie demeure, en effet, une constante de la vie humaine et existe tant dans les masses que parmi les élites les plus raffinées.

LE BESOIN D’UN RYTHME DE VIE ELARGI

137Tandis que dans les masses nationalistes flamandes et chez la plupart des militants rexistes de base c’était, ainsi que nous l’avons vu, un certain sentiment d’inquiétude envers l’avenir et, souvent, une sorte de provincialisme qui les poussèrent dans la collaboration et dans l’anticommunisme, des sentiments très différents amenaient des jeunes gens à s’engager dans les Légions ou dans les formations paramilitaires de la Wehrmacht ou à prendre position en faveur d’une Europe unifiée politiquement et économiquement. Comme on le sait, les engagements dans les formations militaires et paramilitaires revêtirent une importance beaucoup plus considérable qu’on ne se l’imaginait d’abord. D’après les statistiques publiées par l’Auditorat général, ils s’élevèrent en Belgique à plus de 130.000. Quoique tous ces engagements n’aient pas la même signification et que beaucoup eurent comme cause la nécessité de vivre et, parfois, la contrainte morale, il n’est pas possible de leur enlever tout sens profond.

138Il ne fait pas de doute, en effet, qu’avec le développement des relations internationales, l’uniformisation des conditions de vie économique et sociale et le surpeuplement des pays de l’Ouest, beaucoup de gens ont commencé à ressentir les différenciations nationales comme une diminution morale et les frontières comme des entraves. Plus particulièrement, le fait d’appartenir à un petit pays sans influence sur les événements mondiaux mais réclamant des citoyens les mêmes sacrifices que les grands Etats, a été souvent considéré dans la jeunesse comme une absurdité et un archaïsme. Bien des intellectuels estimaient qu’à l’âge du chemin de fer et de l’avion, du téléphone et de la radio, à l’âge de l’interdépendance des Etats, il était absurde et déraisonnable de demeurer attaché à la notion de souveraineté absolue desdits Etats. Ils souffraient de la mentalité étriquée de leurs compatriotes et du rythme provincial et désuet de la vie nationale. Beaucoup ressentaient physiquement le besoin de devenir les participants de plus vastes espaces politiques et économiques, de voir s’ouvrir ainsi devant eux des possibilités plus étendues et de pouvoir se transformer, sinon en citoyens d’un grand pays, du moins en ses associés. Certains furent préparés ainsi psychologiquement à l’idée del’Europe nouvelle préconisée par les pays de l’Axe ou même à admettre la constitution d’une sorte de vaste Empire germanique dont ils eussent été les citoyens à l’égal des Allemands. (…)

139Dans les milieux populaires, les jeunes gens témoignèrent de cette aspiration extranationale par leur engagement comme ouvriers volontaires en Allemagne, comme chauffeur dans la NSKK ou auxiliaires dans l’organisation Todt. Beaucoup d’entre eux parcoururent ainsi les routes de l’Europe pendant toute la durée de la guerre, allant de Varsovie à Prague ou à Athènes, avec une facilité qu’ils ne pouvaient soupçonner auparavant. De même, les jeunes Flamands qui s’engagèrent dans la SS - Division "LANGEMARCK" ou dans la SS - Division "WIKING", les jeunes Wallons qui constituèrent la Légion "WALLONIE" vécurent sur un rythme européen, participant à l’épopée d’une des plus grandes armées du monde et plantant leur drapeau tant devant Leningrad qu’en Crimée, dans le Caucase ou le Kouban. Ils eurent ainsi le sentiment d’être devenus des citoyens d’une unité politique infiniment plus vaste que celle de leur pays qu’ils continuent de ressentir comme une réalité touchante mais étriquée et mesquine. De leur côté, les dirigeants politiques et les intellectuels s’habituèrent pendant quatre années à traiter constamment avec les représentants d’un grand Etat, à fréquenter ses milieux diplomatiques, scientifiques et universitaires. Ils cherchèrent à comprendre leurs raisons, à observer leur comportement, à penser, à agir selon le rythme plus large qui était la leur. Ils acquirent le sentiment de devenir des acteurs d’un grand drame historique qui se déroulait et de ne plus en être simplement les objets, ainsi que leur apparaissaient les autres ressortissants des territoires occupés. (…)

L’AMOUR DE LA FORCE

140Dans les années qui précédèrent la guerre et, en 1940 même, lors de la défaite des pays de l’Ouest, l’Allemagne exerça une véritable fascination sur tous les esprits sensibles aux manifestations de la force. A vrai dire, il est peu d’hommes qui ne soient accessibles à celles-ci, mais il est juste d’ajouter que ce sont principalement les natures très viriles qui souffrent de ne pas trouver un exutoire à leur vitalité dans les formes policées - et souvent dégénérées - de la société moderne, et aussi les natures passives, et en quelque sorte féminines, qui se dirigent instinctivement vers toute manifestation de la virilité, comme la femelle vers le mâle. Les tempéraments équilibrés et, plus encore, les tempéraments moyens, par contre, s’adaptent plus facilement aux compromis, aux abandons et aux inhibitions de la vie sociale contemporaine.

141L’affaiblissement excessif des caractères dans les pays de l’Ouest, l’absence de volonté des dirigeants politiques et sociaux, la dégénérescence des classes supérieures et la veulerie de la presse furent autant d’éléments qui, même en 1940, portèrent ces tempéraments moyens et équilibrés à envisager avec sympathie l’expérience totalitaire. Sans être favorables à ses excès, ils pensaient qu’une réaction énergique était souhaitable contre l’efféminisation de la société occidentale et que, dans la suite, la vie se chargerait d’éliminer les exagérations et de ramener l’équilibre.

142En 1940, les trois quarts de la population française et belge acceptaient plus ou moins passivement l’installation de l’ordre nouveau et éprouvaient une admiration à peine dissimulée pour la force calme et sereine de la jeunesse allemande qui avait gagné cette guerre. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’à cette époque l’armée allemande n’avait pas encore commis les excès et les cruautés qui distinguèrent dans la suite d’autres services allemands attachés au parti et qu’elle prétendait incarner autant l’esprit chevaleresque, le respect des adversaires et la générosité à l’égard des vaincus que la force austère de l’ordre et la discipline. Bien des adversaires de l’Allemagne furent alors surpris de la modération dont elle témoigna et du comportement de "gentlemen" de ses officiers et de ses soldats. Toutefois, beaucoup de gens ne voyaient pas encore se profiler derrière la force traditionnelle de la Wehrmacht les instincts de brutalité couvant dans les rangs du parti national-socialiste, que l’immoralisme des dirigeants nazis allait complètement libérer dès que la résistance des populations occupées et les premières difficultés militaires feraient évanouir le rêve d’une Europe germanique fondée sur le consentement de tous.

143En Belgique et en France, la grande masse des tempéraments moyens, qui constitue généralement la clientèle des partis conservateurs, se porta en 1940 vers la collaboration avec une certaine réserve. En France, les milieux entourant le Maréchal Pétain, de même qu’en Belgique, les conseillers du Roi Léopold, étaient partisans de ce qu’ils appelaient une politique d’ordre et d’autorité. Ils croyaient qu’il était temps de placer à la tête des affaires publiques des hommes de caractère énergique, peu accessibles aux compromis et décidés à entreprendre de vastes campagnes de rénovation morale.

144Toutefois, le même processus qui se produisit en Allemagne se constata dans les pays de l’Ouest. Derrière la masse des tempéraments moyens qui admettait une politique de force, nécessaire dans une certaine mesure, à titre de réaction provisoire et modérée contre la faiblesse des démocraties, s’avancèrent les tempéraments extrêmes qui, soit par virilité excessive, soit par féminité, se trouvaient portés vers l’aventure et n’apercevaient point les limites entre la force sage et guidée par la raison et la violence brutale et instinctive.

145Dans le personnel des partis d’ordre nouveau, spécialement à Rex, les Légions ou à la SS, on découvrait beaucoup de ces tempéraments extrêmes, dont quelques-uns eussent fait d’excellents pionniers de l’époque coloniale et se trouvèrent d’ailleurs parfaitement à l’aise dans les combats de Russie, tandis que les autres, plus faibles que la moyenne, cherchaient à faire oublier leur propre impuissance en applaudissant les forts et en exaltant des valeurs qui n’existaient pour eux qu’à l’état de compensation.

146La formation rationelle et morale étant chez eux peu développée, ces éléments n’hésitèrent pas à utiliser vis-à-vis de leurs adversaires des méthodes inqualifiables. Ils pratiquèrent la dénonciation, fondèrent des services de police, applaudirent l’action répressive des autorités allemandes et se livrèrent eux-mêmes à des dénonciations et à des massacres. Des instincts que l’on croyait détruits par la civilisation reparurent. Une lie humaine se présenta comme exécutrice des basses œuvres. Elle prit place dans les équipes de tueurs, les indicateurs du SD ou de la police rexiste, la Feldgendarmerie ou les gardiens de Breendonck. Certes, la plupart des membres des partis d’ordre nouveau ignorèrent à l’époque les excès qui se commirent alors et réprouvent aujourd’hui les dénonciateurs, les policiers ou les criminels qu’ils découvrent à côté d’eux dans les prisons.

147Mais il faut reconnaître qu’eux-mêmes ne dédaignaient pas alors les violences verbales et vouaient facilement aux gémonies leurs adversaires politiques. Depuis les discours de Degrelle jusqu’aux harangues des petits chefs locaux, en passant par les articles du Pays Réel ou de Cassandre, ce n’était qu’un cliquetis d’armes, un tohu-bohu d’injures et de menaces.

148Et, si beaucoup de ceux qui se livrèrent à ces excès étaient incapables dans le privé de faire du mal à une mouche, le malheur voulut que des êtres plus brutaux ou plus logiques tirèrent de ces propos les conclusions qui s’imposaient. En particulier, on ne peut expliquer que par ce climat de violences verbales le fait qu’un homme comme Mathijs, cependant doux de caractère et plutôt faible de nature, parvint à prendre la responsabilité de représailles comme celles de Courcelles ou, en réponse à l’assassinat, par les partisans, du bourgmestre rexiste de Charleroi, de sa femme et de son fils, il fit exécuter 20 otages. L’équité ne permet cependant pas d’oublier que les partis d’ordre nouveau ne possédèrent pas le monopole de la violence. (…)

149Quoiqu’il en soit, les tempéraments moyens et équilibrés qui, tant en France qu’en Belgique, avaient été disposés, en 1940, à adopter une politique de collaboration modérée furent ainsi dépassés ou éliminés dans la suite par les éléments les plus extrêmes auxquels ils avaient frayés la voie. Pétain fut éclipsé par les hommes de Doriot et de Darnand ; en Belgique, les conseillers du Roi Léopold rentrèrent dans l’ombre dès 1942, tandis que des collaborateurs modérés comme Henri de Man, Robert Poulet ou Raymond De Becker étaient écartés de la vie publique. Dans la presse collaborationniste, Le Soir qui, en 1940 avait participé à la campagne contre les membres de l’ancien gouvernement qui, à Limoges, s’étaient opposés au Roi Léopold, abandonna dans la suite cette attitude et fut le seul journal à s’élever contre les dénonciations et les assassinats commis par des adhérents de l’ordre nouveau. Toutefois, les journalistes de cette opinion furent précisément ceux qui, en raison de leur hostilité plus générale à la radicalisation de la politique allemande, avaient été éliminés.

150En Flandre, le V.N.V. fut désavantagé au profit de De. Vla. G. Partout, les éléments les plus violents dominèrent au fur et à mesure que les extrémistes du parti et de la SS écartaient du pouvoir, en Allemagne même, les forces traditionnelles de la Wehrmacht ou de l’Auswärtige Amt. Délaissés du contrepoids des milieux modérés qui, à l’origine, leur avaient servi de frein, ils s’abandonnèrent aux instincts qui couvaient en eux. Si l’on fait exception pour les Légionnaires combattant au front de l’Est et qui ignoraient une grande partie de ce qui se passait au pays, les éléments qui "collaboraient" encore en 1944 n’agissaient pas autrement qu’un "gang" américain. Ils se livrèrent non seulement à des violences politiques mais encore à des crimes de droit commun, comme celui du vol de bijouteries bruxelloises quelques jours avant la libération du territoire. L’amour de la force qui, lorsqu’il est commandé par la raison et guidé par une conscience morale affinée, peut être la source de qualités précieuses, dégénéra ici en banditisme pur et simple. Les modérés de la collaboration jouèrent à l’égard des extrémistes le rôle de Kérensky, mais les Lénine au petit pied qui leur succédèrent ne possédaient ni la rigueur morale ni la formation intellectuelle du chef de la révolution russe.

LE BESOIN D’UNE WELTANGSCHAUUNG

151Bien des aberrations qui furent commises pendant cette tragique période de l’occupation s’expliquent en partie par le désarroi intellectuel et moral de la jeune génération. Nous ne pouvons perdre de vue, en effet, que les troubles dont les fascismes furent l’expression ne furent pas seulement politiques et institutionnels mais trouvaient leur source à la racine même de l’âme. Confus et inconscients chez la plupart, saisis par des esprits plus sensibles ou plus perspicaces comme une aspiration profonde à une nouvelle conception du monde, à une nouvelle définition des règles de la conduite humaine.

152La "Weltanschauung" allemande exerça ses ravages sur les ruines de la foi chrétienne et de la morale traditionnelle. Beaucoup de jeunes gens avaient déserté l’Eglise Catholique ou ne parvenaient plus à trouver dans ses commandements une réponse aux questions qu’ils se posaient. De plus, une attitude purement rationaliste et scientiste ne les satisfaisaient pas davantage. Ils aspiraient à trouver des règles nouvelles, quoique plus larges, dans le domaine de la morale sociale et privée. Ils désiraient reconquérir un certain équilibre entre les connaissances scientifiques et les exigences du cœur et de la vie. Ils souhaitaient découvrir un nouveau type d’homme ainsi qu’un idéal héroïque axé sur les réalités de la vie moderne. Chez les jeunes intellectuels qui étaient déjà initiés à la philosophie allemande par l’intermédiaire de Nietzsche, on s’imagina découvrir dans les valeurs national-socialistes de quoi combler cette aspiration confuse. L’exaltation du sport, de la santé, de la vie, les idéaux pseudo-scientifiques de la géopolitique et du racisme donnèrent l’illusion qu’il y avait là un système embrassant la vie privée comme la vie publique et capable de donner à l’homme moderne une nouvelle raison de vivre.

153Certes, l’adhésion consciente aux idéaux spirituels du national-socialisme fut exceptionnelle, même dans les milieux de la collaboration ; elle ne fut le fait que de quelques SS et d’intellectuels isolés ; ces idéaux agirent toutefois profondément, et souvent à l’insu de ceux qui les subissaient, même dans les milieux qui ne voyaient dans la collaboration qu’une entreprise politique mais qui, tout en demeurant formellement attachés aux croyances et à la morale traditionnelle, ressentaient cependant à leur égard un malaise et une insatisfaction.

154Sans doute, la plupart des éléments qui subirent la fascination de la Weltanschauung allemande croyaient y trouver des valeurs qui ne s’y trouvaient pas en réalité. Ils ne voulaient pas renoncer à l’acquit le plus pur de la civilisation chrétienne, mais seulement à certaines de ses formes dégénérées et efféminées. Ils croyaient à la possibilité d’un nouvel humanisme, accordant plus de confiance aux valeurs sociales et telluriques, mais continuant à faire sa place au respect de la personnalité. Une œuvre comme Le Livre des Vivants et des Morts de Raymond De Becker témoigne fort bien de cette aspiration et de cette espérance. Mais il est évident que ceux qui la partageaient n’avaient pas encore mesuré l’effroyable puissance nihiliste du national-socialisme qui se plaçait non "au-delà du christianisme", mais en opposition absolue avec son inspiration la plus profonde, et qui était lui-même une sorte d’antechristianisme. (…)

LE GOUT DU LUCRE

155Tout ce qui précède aura sans doute convaincu le lecteur du fait que les mobiles de la collaboration furent loin d’être les mobiles sordides qu’on se plaît généralement à décrire. Dans le tableau que nous avons brossé, nous n’avons caché ni les ombres ni les lumières. Ces mobiles ne furent ni exclusivement bons, ni exclusivement mauvais, mais ils furent humains, d’une humanité lourde et dramatique qui mérite la sympathie et le respect. Nous ne pouvons cependant terminer cet exposé des raisons psychologiques de la collaboration sans dire un mot du goût du lucre qui, d’après certains, aurait été déterminant dans la plus grande partie des cas.

156Notre opinion, au contraire, est que ce mobile fut exceptionnel. On ne peut qualifier comme tel la nécessité de vivre qui poussa une foule de petites gens dans la N.S.K.K. ou dans la Todt. La situation économique était difficile pendant la guerre. Il s’agissait, pour beaucoup d’ouvriers, d’employés et de petits commerçants que les événements avaient privé d’emploi, de donner à manger à leur femme et à leurs enfants. Ils acceptèrent du travail en Allemagne ou dans les formations paramilitaires parce que le traitement y était honorable, qu’ils y étaient bien nourris et y jouissaient de quelques facilités ; ils avaient été poussés à cet engagement plutôt qu’à un autre pour des raisons dûes au hasard, à des circonstances nées de relations personnelles, parce que les y portaient des goûts de voyage et d’aventure et parce qu’ils s’imaginaient que la guerre était finie pour la Belgique.

157Dans la collaboration politique, la plupart des militants et des dirigeants ne profitèrent nullement de la situation privilégiée qui était la leur. La plupart d’entre eux vécurent assez largement, mais conformément aux fonctions qui étaient les leurs à cette époque et sans avoir la possibilité de mettre de l’argent de côté ou d’amasser une fortune.

158Dans la presse, le traitement des journalistes n’était pas plus élevé que celui d’avant-guerre, malgré l’augmentation considérable du coût de la vie et le fait que la nouvelle organisation de la presse avait interdit â ses membres toute ressource extrajournalis tique d’ordre commercial ou publicitaire, ressources qui étaient autorisées avant 1940.

159Certes, il y eut des excès, mais ils furent exceptionnels. S’il est acquis que Degrelle s’enrichit personnellement au cours de la guerre, tant par ses entreprises de presse qu’en s’emparant des biens juifs, il n’en demeure pas moins qu’il n’eut que fort peu de disciples en cette matière et il est évident que ce n’est pas le lucre mais l’ambition qui fut son mobile dominant. La plupart des chefs de la collaboration sont pauvres et leur famille est aujourd’hui dans la misère ; cette situation ne résulte pas de la main-mise du séquestre sur leurs biens mais avant tout du fait qu’ils étaient dépourvus de fortune et vivaient exclusivement du fruit de leur travail.

160On ne peut retenir l’intention de lucre que chez les individus qui s’adonnèrent à l’espionnage ou se mirent au service des institutions de la police allemande. Mais ces individus furent loin de représenter la collaboration et leurs semblables existent dans tous les camps. On doit la retenir également dans le chef des collaborateurs économiques qui profitèrent des circonstances pour entreprendre de nouvelles affaires ou agrandir celles qu’ils possédaient. Toutefois, cette collaboration fut le fait de l’immense majorité des industriels belges qui, pour se justifier, arguèrent de la contrainte ou de la réquisition. La justice militaire accepta aisément leurs explications car pour pouvoir appliquer avec rigueur les règles qui étaient les siennes en la matière, elle aurait dû paralyser toute la vie économique du pays. Elle céda donc aux campagnes qui se déclanchèrent dans la presse en faveur des "collaborateurs économiques" et se contenta pour satisfaire l’opinion socialiste et communiste, de mettre en scène quelques grands procès économiques comme ceux de Fabelta ou de la Pétrofina. Les dirigeants de ces entreprises avaient, pendant la guerre, cédé une partie de leurs titres aux Allemands, agrandi leurs affaires et gagné des millions grâce au pouvoir occupant, mais ils furent condamnés à des peines dérisoires qui contrastèrent brutalement avec celles infligées aux collaborateurs politiques ou militaires. Les autres industriels ou commerçants qui avaient travaillé au profit de l’Allemagne ne furent même pas inquiétés et certains, comme le Baron de Launoy de la Société d’Ougrée-Marihaye, furent même décorés par la Résistance. Pendant la guerre, la plupart des "collaborateurs économiques" avaient, en effet, pris l’habitude de s’assurer sur l’avenir en faisant des dons tant aux mouvements d’ordre nouveau qu’aux organisations de la Résistance ; lorsque les événements firent entrevoir la défaite del’Allemagne, tout en continuant de travailler pour celle-ci, ils se distancèrent des partis d’ordre nouveau et multiplièrent leur service à la Résistance qui les protégea dans la suite.

161Le goût du lucre fut donc bien déterminant dans cette catégorie de collaborateurs, ainsi que chez les personnes qui acceptèrent des Allemands des postes d’administrateur ou de séquestre dans les entreprises résuisitionnées. On ne leur en tint toutefois pas une rigueur excessive, car, en Belgique, le goût de l’argent est mieux compris par les classes dirigeantes et plus facilement pardonné qu’un idéalisme dressé contre l’ordre social.

162* * *

163Nous ne pouvons terminer ce bref exposé des raisons psychologiques de la collaboration sans dire notre impression que, dans l’examen de ce grand phénomène humain, nous nous heurtons à quelque chose d’inexplicable. Il ne s’agit pas seulement du fait mentionné au début de ce chapitre et qui concerne l’impossibilité pour l’analyse psychologique d’épuiser la richesse et la complexité d’un fait vivant. Il s’agit d’autre chose et d’une réalité qui nous paraît hétérogène à celle de la psychologie ordinaire.

164Pour tout dire, nous ne parvenons pas encore à comprendre comment la somme des raisons idéologiques et des raisons psychologiques, l’ensemble des causes historiques esquissées ici, détermina un phénomène social aussi important que celui de la collaboration et, par certains côtés, si aberrant. Il nous est difficile de comprendre notamment comment les actes des dirigeants allemands, qui contredisaient si souvent les aspirations les plus profondes des "collaborateurs", furent si difficilement aperçus pour ce qu’ils étaient vraiment, comment les masses de l’Ouest réagirent favorablement au national-socialisme en 1940 et que d’importantes minorités continuèrent jusqu’en 1945 dans une voie que les événements condamnaient. Nous nous demandons s’il ne faut pas retenir l’idée de Jung d’après laquelle le national-socialisme fut la plus grande épidémie mentale que connut l’Europe depuis le Moyen-Age. Il semble incontestable qu’un phénomène de contagion mentale et psychologique intervint dans la genèse des fascismes et de la collaboration et que seule une hypothèse de ce genre permet de rendre compte de faits inexplicables autrement.

165Bien des gens qui ont collaboré et qui ne manquent ni d’intelligence ni de sincérité se trouvent aujourd’hui comme au sortir d’un état d’ivresse ; c’est à peine s’ils se souviennent du caractère réel de leurs actes passés et se demandent comment ils purent être ainsi ce qu’ils furent en réalité. Beaucoup d’entre eux - et nous pourrions citer ici des noms de premier plan - avaient été avant la guerre, sinon antifascistes, du moins antiallemands. Ils se retrouvèrent dans le camp de l’Allemagne, sans bien savoir comment. Beaucoup étaient de bons pères de famille, des êtres calmes et pacifiques ; ils devinrent, comme presque sans s’en douter, des politiciens fanatiques et haineux, aux moeurs souvent déréglées. (…) Le moraliste ne pourra s’empêcher de ressentir une sorte d’effroi devant les perspectives vertigineuses qu’ouvre sur la nature humaine cette possibilité d’aliénation collective et de contagion mentale.

IV – LES CAUSÉS D’UN ECHEC

166L’échec de la politique de collaboration ne fut pas le seul fait de la défaite allemande. Cet échec était consommé bien avant que la catastrophe ne s’abattit sur le Reich ; il l’était déjà avant que les Alliés ne débarquent sur le continent. A cette époque, l’Allemagne n’était plus soutenue dans les pays occupés que par des minorités infimes, complètement rejetées de la masse de la population et séparées d’elles. Dans ces minorités mêmes, plusieurs avaient perdu toute illusion sur les intentions allemandes ; ils savaient que leur idéal ne se réaliserait jamais et qu’ils n’avaient fait que servir un impérialisme indigne.

167Beaucoup de "collaborateurs" disent aujourd’hui : "Il est heureux que l’offensive von Runstedt n’ait pas réussi. Nous noue rendons compte maintenant qu’une victoire allemande eût amené une tyrannie sans pareil sur l’Europe et sur notre pays. Nous sommes seulement découragés et désespérés de voir que notre idéal européen n’ait pu se réaliser, que la défaite allemande, si nécessaire par ailleurs, ait provoqué un effondrement définitif de l’Europe et le triomphe sur notre continent des forces extraeuropéennes de la Russie et de l’Amérique"… De tels propos indiquent bien qu’indépendamment des événements militaires, la collaboration était déjà considérée comme un échec en 1944 et en 1945 par ceux de ses promoteurs qui avaient conservé un minimum de sincérité et de clairvoyance.

168En 1940, une large majorité était disposée à accueillir une politique d’ordre nouveau. Elle espérait maintenir l’unité et la liberté du pays dans le cadre d’une Europe unifiée par l’Axe. Des espoirs analogues s’étaient levés en France et dans beaucoup d’autres pays européens. La sphère des sympathies envers l’ordre nouveau fut, en Belgique, dans les premiers temps de l’occupation, particulièrement large. Entre la minorité de "collaborateurs" convaincus et la minorité d’anglophiles décidés, se trouvait une masse indécise qui, après avoir envisagé la collaboration avec faveur, se tourna vers l’autre camp.

169Pendant les deux premières années de l’occupation, la scission entre les deux partis ne fut jamais aussi nette qu’en des pays comme la Hollande ou la Norvège, où le chef del’Etat et le gouvernement légal s’étaient enfuis en Angleterre et, de commun accord, avaient décidé de continuer la guerre. En Belgique, au contraire, le Roi Léopold, en demeurant au pays, décourageait la résistance. Les secrétaires généraux et même la magistrature, nantis de pouvoirs réguliers, continuaient d’assurer leurs fonctions et traitaient avec l’autorité allemande. Des organismes patronnés par des personnalités officielles comme le Secours d’Hiver ou le Service du Travail se créaient à la la limite de la collaboration. L’industrie belge travaillait pour les besoins de l’Allemagne.

170M. Galopin, gouverneur de la Société Générale, que certains disaient être possesseur d’un mandat du cabinet Pierlot, se rendait à Berlin, négociait plusieurs accords économiques germano-belges et entretenait les relations les plus cordiales avec M. Leemans, secrétaire général des affaires économiques, désigné à ce poste par les Allemands.

171La collaboration avait donc débuté en Belgique sous les auspices les plus favorables.

172Moins de trois ans plus tard, ces brillantes promesses s’étaient évanouies. Les masses sympathisantes du début s’étaient tournées vers Londres. Les conseillers royaux étaient rentrés dans l’ombre. Le Secours d’Hiver ou les dirigeants du Service du Travail étaient devenus anglophiles. Henri de Man s’était retiré de la vie publique. Robert Poulet et les deux tiers de l’équipe du Nouveau Journal avaient quitté la presse. Raymond de Becker et plusieurs de ses collaborateurs avaient fait de même. Le V.N.V. demeurait dans une réserve presque totale.

173En 1944, il ne demeurait dans le camp de la collaboration que les rexistes et les SS. Encore, lors de l’offensive von Runstedt, Degrelle lui-même se vit frustré des espoirs qu’il avait entretenu jusque là ; Himmler, de qui il avait espéré obtenir à son profit le maintien du statut unitaire de la Belgique pour une période de dix ans, lui communiqua qu’à leur retour à Bruxelles, les Allemands diviseraient complètement le pays en deux "gaue", possédant chacun leur capitale et leur administration, et que Bruxelles serait transformé en ville neutre où siégerait un gouverneur civil allemand coordonnant la vie économique des régions séparées.

174Ainsi, celui même qui avait le plus donné à l’Allemagne et qui, dans sa folle ambition, imaginait que ses lauriers militaires lui conféreraient enfin le droit d’atteindre un pouvoir qu’il espérait depuis toujours, se vit rejeté comme un accessoire inutile et encombrant. La collaboration échouait là même où elle avait manifesté le moins d’exigences et rendu les services les moins discutés. Sans doute, des résultats avaient été atteints en des domaines particuliers. L’illusion de la possibilité d’un ralliement de la Belgique à l’Axe, illusion entretenue dans l’esprit des Allemands par les collaborateurs, avait retardé pour la Belgique l’établissement d’une administration civile semblable à celle des Pays-Bas. Les cadres administratifs et judiciaires avaient pu se maintenir sans grands dommages. A l’abri de cette façade, la Résistance avait pu s’organiser et grouper ses troupes sans subir de représailles trop violentes qui n’intervinrent qu’à la fin de l’occupation. Le Ministère du Ravitaillement et la Corporation de l’Agriculture avaient rendu à la population les services les plus éminents en lui évitant la disette.

175Dans l’ensemble, et grâce à la collaboration économique, la Belgique abordait la libération dans un état économique relativement favorable qui, sur ce continent, ne pouvait être comparé qu’à celui de la Tchécoslovaquie. Matériellement, les Belges avaient moins souffert de la guerre que les autres peuples européens, tant occupés que belligérants. Tout cela était sans conteste le résultat de la collaboration prise dans son ensemble.

176Mais ces résultats favorables n’enlevèrent rien au fait que les buts politiques les plus élevés des collaborateurs ne s’étaient point réalisés. Les Belges n’étaient point ralliés à l’idée d’une Europe unie, dirigée par l’Allemagne ; les Allemands ne l’étaient point à celle d’une Belgique une et indépendante. La réalisation d’un ordre nouveau, fondé sur la justice, s’était évanouie dans le régime des réquisitions de travail et les rigueurs de la guerre. La tentative de renversement des alliances entreprise par les collaborateurs n’était pas parvenue à détruire une haine que les erreurs allemandes rendaient héréditaire. Ce sont les raisons de cet échec qu’il nous faut examiner maintenant.

L’INCOHERENCE DOCTRINALE

177La force et l’efficacité d’un parti dépendent en grande partie de la clarté de ses buts et de la cohésion de ses principes. Il est certes dangereux de poursuivre des objectifs erronés, mais il est encore plus dangereux de ne pas savoir exactement ce que l’on veut. L’accord contre certains ennemis et la communion en des sentiments relativement vagues peuvent susciter un succès momentané mais ils ne résistent pas à l’épreuve des événements qui exigent des décisions précises et rigoureuses. Or, si les partisans de l’ordre nouveau étaient bien contre la démocratie parlementaire, contre le communisme, contre les Alliés, ils ne se retrouvaient que dans l’adhésion à l’idéal d’une Europe unie et à l’Allemagne qui devait en être la garante. Cet accord devait être nécessairement fragile et insuffisant. L’adhésion à l’idéal européen et à l’Allemagne ne pouvait déterminer à elle seule une ligne de conduite cohérente, puisqu’elle supposait une vision claire et nette de la situation de chacun des peuples dans cette fédération européenne et des droits et devoirs des puissances dirigeantes elles-mêmes. C’est sur ces points essentiels que les promoteurs de l’ordre nouveau ne parvenaient pas à se mettre d’accord.

178Il s’agissait d’abord de savoir si la constitution future de l’Europe permettrait au non le maintien del’Etat belge. A l’origine, les collaborateurs belges d’expression française avaient été unanimes à réclamer l’unité nationale et le maintien de la dynastie. Le Nouveau Journal de Robert Poulet et Paul Colin, Le Pays Réel avec José Streel, Le Soir avec Raymond De Becker, Le Travail avec Henri de Man formèrent un groupe que les Allemands dénommèrent belgiciste pour signifier que ses membres faisaient du maintien de la Belgique une condition essentielle de leur collaboration. Les secrétaires généraux d’ordre nouveau, les dirigeants de la C.N.A.A., de l’U.T.M.I. ainsi que les Légionnaires wallons appartinrent tous à ce groupe.

179Dès 1940 cependant, ces adhérents se heurtèrent violemment aux tendances séparatistes du V.N.V. et de son organe Volk en Staat. Nous avons vu précédemment combien les idées nationalistes flamandes sur le futur statut de la Flandre et de la Belgique étaient confuses et évoluèrent au cours de la guerre. Cette hostilité sentimentale à l’idée nationale belge empêcha néanmoins les nationalistes flamands de faire front en temps utile avec les belgicistes francophones et d’exprimer ainsi vis-à-vis des Allemands une opinion ferme et commune sur toutes les questions importantes. A cette époque, les "collaborateurs" flamands inclinaient à penser qu’il était suffisant de mettre en relief les valeurs de la communauté populaire et qu’en ce qui concerne les formes futures de l’Etat, il fallait faire confiance à la sagesse du vainqueur. Naturellement, ils espéraient ainsi que cette sagesse s’exercerait à leur profit et ne se doutaient pas que les Allemands pourraient un jour manifester une mauvaise humeur aussi grande envers l’idée de l’autonomie flamande qu’à l’égard de l’idée nationale belge.

180Dès le début, le mouvement de la collaboration fut déchiré entre deux tendances qui, l’une, exigeait le maintien du statu-quo étatique et l’autre, admettait que l’étranger puisse le bouleverser complètement. Cette opposition de vues sur une question aussi essentielle fut fatale au mouvement d’ordre nouveau, dont la base populaire se trouvait en Flandre mais l’élite politique à Bruxelles.

181L’autorité occupante, tout en respectant la forme extérieure de l’Etat belge et en ne prenant parti officiellement pour aucun des partis en présence, encouragea cependant la tendance à la collaboration "inconditionnelle" dont avaient témoigné les membres du V.N.V. En Wallonie, elle suscita de petits groupes, comme l’AGRA (les Amis du Grand Reich Allemand), qui prônèrent ouvertement des buts annexionnistes et elle favorisa les journaux qui, comme la Gazette de Charleroi ou Le Journal de Charleroi, écrivaient que les problèmes discutés par les Belgicistes étaient oiseux et qu’il fallait faire confiance à Hitler. Dans ces journaux reparaissaient curieusement de vieilles tendances wallingantes qui, orientées avant la guerre vers la France, s’appuyait maintenant sur l’Allemagne. Dans le Reich même, une propagande intense en faveur d’idées analogues était accomplie parmi les 300.000 ouvriers belges travaillant en Allemagne, au moyen d’organes comme Het Vlaamsche Land ou L’Effort Wallon, organes rédigés à Berlin par des journalistes hostiles à l’Etat belge. En multipliant les tendances et les journaux qui s’opposaient sur la question fondamentale de l’avenir du pays, les Allemands jouaient sur un clavier qui leur était familier et leur permettait d’empêcher les collaborateurs de s’unir et de devenir une force avec laquelle il eût fallu compter.

182Dans l’automne 1942, des efforts furent accomplis pour réaliser un front unique de tous ceux qui, au sein de la collaboration, étaient attachés à l’idée d’unité et d’indépendance du pays. Cette tentative n’eut pas l’occasion de porter ses fruits, car elle fut réduite à néant par le discours que prononça Degrelle le 17 janvier 1943 au Palais des Sports en faveur de l’intégration de la Belgique dans l’Empire germanique (auparavant, des personnalités rexistes et non rexistes s’étaient rencontrées et avaient établi des contacts avec les dirigeants nationalistes flamands qui commençaient à éprouver une vive désillusion à l’égard des Allemands). Lors de la réception que lui avait faite quelques jours auparavant l’Association des Journalistes, le chef rexiste avait déclaré : "Nous jouirrons dans ce vaste empire d’une liberté semblable à celle dont disposent actuellement en Allemagne Hambourg, Vienne, Munich, etc…" Paul Colin, fondateur du Nouveau Journal, se rallia à cette nouvelle tendance. Ses promoteurs prétendaient que les Wallons étaient des Germains de langue française et devaient devenir des citoyens égaux aux Allemands dans le nouvel Empire germanique qui serait créé et devait comprendre toutes les populations germaniques ou germanisées d’Europe. C’était admettre l’annexion, quoique les commentateurs de la nouvelle politique protestassent contre ce reproche qui leur était fait ; ils déclaraient qu’il s’agissait seulement de dépasser des formes trop étroites de la souveraineté nationale et de s’associer intimement au futur vainqueur.

183Le groupe "belgisciste" qui existait à Bruxelles se désagrégea aussitôt. José Streel, chef du Bureau Politique de Rex, démissionna de ses fonctions. Robert Poulet et plusieurs rédacteurs du Nouveau Journal rompirent avec Paul Colin tandis que Le Soir recevait de l’autorité allemande l’autorisation de marquer son désaccord à l’égard de la nouvelle politique. La confiance des derniers collaborateurs belgicistes en l’autorité allemande était cependant sérieusement ébranlée par les événements et ils ne parvinrent pas à poursuivre leur travail. De même, en pays flamand, le V.N.V., qui avait vu surgir à ses côtés un organisme, la De.Vla. G., prônant à l’usage des Flamands les mêmes thèses que Degrelle, se retira progressivement dans une opposition larvée.

184Ainsi, la confusion initiale des buts politiques des mouvements d’ordre nouveau les empêche de maintenir vis-à-vis des Allemands un programme ferme et cohérent. A partir de 1943, les idées des collaborateurs n’étaient plus que celles soufflées de Berlin.

185Dans les autres secteurs de la politique intérieure, les partisans de l’ordre nouveau ne parvenaient pas davantage à s’entendre. Beaucoup d’entre eux ne voulaient pas faire confiance à Degrelle et estimaient que le parti rexiste devait se fondre à l’avenir dans un vaste mouvement d’opinion, exprimant les forces réelles du pays. C’était le point de vue du Soir, qui, en cela, était évidemment combattu par le parti rexiste et par le V.N.V. réclamant, l’un en Wallonie, l’autre en Flandre, le monopole de l’activité politique.

186Encore, l’entente de ces deux partis, entente qui se brisa en 1943, n’avait jamais été sincère et solide, Degrelle ayant toujours espéré reconquérir ses possibilités en Flandre et n’étant d’accord avec Staf Declercq ni sur le problème de la flamandisation de Bruxelles, ni sur celui de la colonisation flamande en Wallonie. Les rexistes espéraient sans aucun doute établir une dictature de Degrelle en Belgique, ce que n’auraient jamais accepté ni les nationalistes flamands, ni les collaborateurs modérés qui souhaitaient une monarchie fédérale et corporative. De même, ils étaient prêts à adopter des méthodes de répression policière et de violence généralisée auxquelles répugnaient d’autres secteurs de l’ordre nouveau et ils n’eussent pas hésité à les appliquer aux modérés de la collaboration qui n’applaudissaient pas à leur action.

187Dans cet ordre d’idées, on vit en 1943 se diviser les collaborateurs, non seulement dans l’ordre des fins mais aussi dans l’ordre des moyens, en deux tendances dont l’une, suivant la SS, s’orientait vers une sorte de bolchevisme. Ce conflit de tendances eut une expression intéressante dans une polémique qui dans l’été 1943, mit aux prises Marcel Déat, directeur de L’Oeuvre à Paris et Raymond De Becker, rédacteur en chef du Soir. Des bruits de compromis avaient circulé à cette époque et l’idée d’une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne avait été soulevée. Dans les milieux proches de la SS, dans les milieux rexistes ainsi que dans Le Pays Réel, on n’avait pas manqué de laisser entendre qu’une paix germano-russe était à prévoir et qu’il y avait plus d’affinités entre les révolutionnaires du communisme et ceux du national-socialisme qu’entre ces derniers et les "ploutocrates" anglo-saxons.

188Dans L’Oeuvre, Marcel Déat reprit le même thème en écrivant que si on envisageait une paix de compromis, deux solutions pouvaient se présenter : l’une consistant en un accord à l’Est, l’autre en un accord à l’Ouest. Déat se prononçait pour le premier contre le second, estimant que les exigences révolutionnaires ne permettaient pas une réconciliation avec le vieux monde capitaliste.

189De Becker, au contraire, écrivait qu’avant de se transformer il fallait exister et que cette existence était conditionnée par le retour des relations normales entre le monde d’Outre-Mer et les pays de l’Ouest, ceux-ci étant liés au premier par la position géographique, les intérêts économiques et les affinités spirituelles ; il ajouta qu’une entente germano-russe amènerait, qu’on le veuille ou non, une sorte de bolchevisation de l’Europe, même si elle s’accomplissait sous un autre nom ; que, notamment, toute prolongation de la guerre à l’Ouest créait un état de détresse économique et un nihilisme moral qui ne pouvait que servir de lit au bolchevisme et qu’en conséquence, l’Europe ne pouvait être sauvée du chaos que par une réconciliation anglo-allemande.

190De Becker répéta ces opinions dans un discours qu’il prononça devant ses rédacteurs le 3 septembre de la même année et qui provoqua son arrestation. Le fait fut à peine remarqué à l’époque mais il fut un incident caractéristique de la lutte qui opposa au sein de la collaboration, d’une part la tendance extrémiste, ralliée à la SS et qui n’hésitait pas à proclamer ses affinités avec le bolchevisme et, d’autre part, la tendance modérée, à laquelle, dans le fond, appartenait le V.N.V. également et qui demeurait attachée à certaines formes traditionnelles de l’Occident et refluait progressivement vers le monde anglo-saxon. (…)

LA DIVERSITE DES INTERETS

191La collaboration était tiraillée, non seulement entre des tendances idéologiques différentes, mais aussi entre des intérêts contradictoires. Une tendance anticapitaliste commune avait poussé dans ses rangs tant d’anciens socialistes que des représentants des classes moyennes et des intellectuels. Toutefois, le paradoxe voulut que, dès l’origine, les dirigeants de grosses entreprises capitalistes soutinrent les mouvements d’ordre nouveau de leurs deniers ou prirent place dans les rangs de la collaboration économique. Derrière un homme comme Paul Colin, on put soupçonner des groupes financiers qui voyaient dans la nouvelle politique l’occasion de faire des affaires intéressantes avec l’Europe centrale et de briser définitivement la force des organisations ouvrières, en leur enlevant l’arme de la grève. Le haut patronat, tout en témoignant de sentiments anglophiles dans les conversations de salon, ne dédaignait pas de s’entendre avec les autorités allemandes pour fixer les salaires à un niveau qui lui convenait.

192Dans les premiers temps de l’occupation, le pouvoir occupant, soucieux de se créer une certaine popularité dans les masses et animé en partie par les tendances sociales du parti nazi, favorisa les intérêts ouvriers dans plusieurs conflits du travail. Dans le Borinage et dans le Centre notamment, les Feldkommandanturen donnèrent raison aux meneurs de grève contre les patrons réactionnaires. De son côté, Henri de Man avait reçu des promesses et des encouragements en faveur de son action pour l’unité ouvrière. La fusion des syndicats politiques en une organisation unique (UTMI) semblait correspondre aux voeux exprimés depuis longtemps dans la classe ouvrière et la plupart des leaders syndicaux la saluèrent avec confiance.

193Avec le temps, il apparut cependant que les milieux allemands étaient eux-mêmes divisés sur la politique sociale à suivre en Belgique. La Dienststelle Hellvig, chargée de contrôler l’activité ouvrière et qui était elle-même auprès de la Militärverwaltung une succursale du Front du Travail allemand, paraissait soutenir la nouvelle organisation syndicale et ses revendications. Par contre, la Wirtschaftabteilung et les autres départements économiques du gouvernement militaire appuyaient nettement le haut patronat. Ces divergences de vue se manifestèrent jusque dans le domaine de la presse. C’est ainsi que Le Soir, qui avait créé un Bureau d’Etudes sociales qui rendit des services réels à la masse ouvrière, publiait chaque jour un article faisant écho aux doléances populaires et aux revendications syndicales ; ces articles étaient régulièrement approuvés par la Dienststelle Hellwig, tandis qu’ils suscitaient des protestations passionnées dans les départements économiques de l’administration militaire. Ces conflits se résolurent cependant de plus en plus dans le sens d’une élimination des tendances sociales au profit des exigences militaires qui, en bien des circonstances, rencontrèrent les voeux et les intérêts de la grosse industrie.

194A mesure que la guerre se prolongeait, les Allemands, en effet, ne visèrent plus qu’à obtenir le maximum de rendement au profit de leur économie de guerre. Non seulement ils désiraient donner aux industriels des satisfactions pouvant les inciter à travailler pour leur compte, mais encore ils cherchaient à attirer en Allemagne le plus possible d’ouvriers qui, dans les usines allemandes, pourraient remplacer les soldats du front. Ils refusèrent ainsi d’établir une parité des salaires entre l’Allemagne et la Belgique et rencontrèrent les voeux du haut patronat en maintenant des traitements insuffisants qui renforçaient l’appel de la main d’œuvre vers le Reich.

195Tous ces faits amenèrent un déclin de la nouvelle organisation syndicale, dont les représentants ne se voyaient même plus appelés aux conférences officielles où se décidaient les questions les plus intéressantes. Ce déclin fut encore accéléré par le fait que les Allemands, instigués par les partis d’ordre nouveau, cherchèrent à éliminer les fondateurs de l’U.T.M.I. appartenant aux anciens cadres syndicaux et à les remplacer par des politiciens qui leur étaient dévoués. Henri de Man se désolidarisait, dès 1941, de la politique imposée à l’UTMI par une lettre envoyée au Dr Hellwig et son journal Le Travail était amené à disparaître. Peu après, Grauls, le premier président de cette organisation, qui était avant la guerre le leader des syndicats socialistes anversois, fut éliminé et remplacé par Edgard Delvo qui, bien qu’ayant appartenu autrefois à la Centrale d’Education Ouvrière de Gand, avait occupé depuis une fonction importante au V.N.V. et se rallia ensuite à la SS. L’U.T.M.I. apparut ainsi de plus en plus comme un simple organisme de propagande dans les milieux ouvriers et son prestige y disparut tout à fait.

196Lorsque les Allemands instaurèrent les réquisitions de travail, la politique de ralliement des masses ouvrières à l’ordre nouveau fut définitivement compromise. Les partis d’ordre nouveau cherchèrent tout d’abord à éviter les réquisitions, puis à en limiter les dégâts. Leurs dirigeants firent, auprès de la Militärverwaltung, des démarches pressantes, accompagnées de protestations et de contre-propositions, pour obtenir des modifications ou la mise en veilleuse des ordonnances prises en ce domaine. Mais leur action n’aboutit à aucun résultat substantiel. Il faut reconnaître d’ailleurs qu’ils étaient trop détachés des masses ouvrières et de la psychologie ouvrière pour s’y intéresser d’une manière durable et efficace. Les partis nationaliste flamand et rexiste étaient composés avant tout de membres des classes moyennes. A l’occasion, ils adoptaient bien une phraséologie socialiste, mais leur intérêt et leur compréhension pour le monde ouvrier n’allait pas au-delà.

197En Allemagne, des Cercles Wallons et Flamands avaient été fondés dans un certain nombre de villes en vue de grouper et récréer les travailleurs qui s’y trouvaient. Auprès de l’organisation du Front du Travail allemand, et en vertu d’un accord signé entre les représentants de celle-ci et les dirigeants de l’UTMI, un "Reichsverbindungsman" flamand et un "Reichsverbindungsman" wallon furent censés représenter les intérêts des travailleurs belges dans le Reich et travailler en coopération avec les instances ouvrières de Bruxelles. Mais leurs pouvoirs étaient insuffisants et presque toujours inopérants. Un journal flamand et un journal wallon furent distribués aux travailleurs mais ils tombèrent rapidement l’un et l’autre entre les mains d’intellectuels ralliés à la SS qui, tout en faisant de la démagogie socialiste, ne s’intéressaient pas à l’amélioration concrète du sort des travailleurs et voyaient dans cette activité un tremplin d’ordre politique. La chose ne changea pas essentiellement lorsque les rexistes s’emparèrent de L’Effort Wallon.

198Degrelle considérait avant tout les travailleurs se trouvant en Allemagne comme un réservoir d’hommes pour sa Légion et lorsqu’après la libération du territoire, il fut nommé par Himmler "Volksführer" des Wallons, il songea à mobiliser les travailleurs au profit de la défense du Reich. Mais son projet ne put être mis complètement à exécution, tant par suite des événements qui se précipitèrent qu’en raison de l’hostilité que lui témoignèrent les officiers supérieurs de la Légion.

199Les conflits d’intérêts auxquels donnèrent lieu la politique ouvrière se produisirent également en ce qui concerne le marché noir qui, pendant la guerre, prit en Belgique une extension considérable. D’une façon générale, le marché noir se faisait au détriment des petits gens qui, n’ayant pas assez d’argent pour s’y procurer les victuailles nécessaires, ne parvenaient plus à faire honorer leurs timbres de marchandises. Il ne profitait qu’à ses organisateurs, aux paysans, aux gros commerçants, à des intermédiaires nombreux sans profession précise et enfin, à la bourgeoisie aisée qui y achetait tout ce que ne pouvait lui fournir le marché légal. A l’origine, les partis d’ordre nouveau s’élevèrent contre le marché noir et réclamèrent une action énergique des services de contrôle. Ils furent soutenus par les services allemands qui parlaient volontiers des devoirs de chacun envers la communauté. Toutefois, il apparut rapidement qu’une grosse partie de cette activité clandestine était organisée par les Allemands eux-mêmes ou à leur profit et que de vastes organisations telles que la ?.A.M. ou l’Uberwechungstelle drainaient vers l’Allemagne tout ce qu’elle pouvait acquérir et quel qu’en soit le prix. Là encore, les intérêts de guerre allemande rencontrèrent ceux des gros collaborateurs économiques qui jouirent désormais de l’impunité ; seuls furent traqués et poursuivis les consommateurs petits et moyens qui cherchaient à trouver au marché noir un complément de subsistance.

200Ainsi, l’espoir de réaliser une harmonie entre les intérêts des diverses classes sociales, espoir que possédaient à l’origine les collaborateurs idéalistes, fut déçu sous l’occupation et au détriment des masses populaires et ouvrières. Et il est vraisemblable qu’il n’eût pu davantage être satisfait en temps de paix, l’équilibre des intérêts risquant toujours de se briser dans les rangs de la collaboration au détriment des forces ouvrières, celles-ci ne se trouvant pas suffisamment représentées et l’anticapitalisme des classes moyennes ne parvenant pas à compenser la force financière s’exerçant dans les coulisses des journaux ou des partis d’ordre nouveau.

L’INSUFFISANCE DES DIRIGEANTS

201Une autre cause importante de l’échec de la politique de collaboration fut l’insuffisance de ses dirigeants. En 1940, beaucoup de gens imaginèrent que le Roi Léopold allait constituer un nouveau gouvernement qui collaborerait avec le pouvoir occupant. Des projets avaient été faits effectivement, mais le Souverain ne voulut accomplir aucun acte de ce genre avant que ne soient libérés tous les soldats belges prisonniers. Malgré le caractère cordial de l’entrevue de Berchtesgaden ou le Roi rencontra Hitler, les projets de "self-governement" furent reportés à la fin des hostilités. La possibilité qui s’était ainsi offerte de donner à la politique de collaboration et au pays une direction analogue à celle qu’exercèrent le Roi de Danemark ou le Maréchal Pétain échoua. Il est difficile d’en percer les raisons ; il est vraisemblable que le Roi Léopold fut retenu dans cette voie par un sentiment d’honneur vis-à-vis des Alliés, par une certaine timidité naturelle et par les maladresses des Allemands. Il continua cependant de réserver la carte de la collaboration en faisant donner des conseils et des encouragements par les membres de son entourage.

202Toutefois, les personnalités qui en faisaient partie, comme le Comte Capelle ou l’ambassadeur Davignon, agissaient uniquement par contacts privés, de telle sorte qu’il fut toujours impossible au grand public de connaître l’opinion du Roi et que ses conseillers gardaient eux-mêmes la possibilité de désavouer ceux qu’ils avaient encouragés. Jusqu’en 1943, la politique du Roi parut être de réserver la collaboration sans cependant rompre avec le gouvernement de Londres. On attendait cependant que les événements décident qui serait le vainqueur et on pensait qu’il serait utile de posséder des gages dans les deux camps.

203Cette politique fut cependant menée avec de telles hésitations et dans une telle atmosphère de mystère qu’elle réussit tout au plus à compromettre le Roi sans lui donner une autorité suffisante pour tenir en mains fermement le mouvement collaborationniste et l’empêcher de s’égarer en des voies dangereuses. Les membres de l’entourage royal étaient pour la plupart des hommes timides, craignant les responsabilités et plus habitués aux caucus diplomatiques qu’aux exigences d’une période révolutionnaire. Le Souverain lui-même, dont la personnalité demeure énigmatique à bien des égards, vit échapper â son contrôle tant le camp de la collaboration que celui de la Résistance.

204A l’origine, un homme politique connu et appartenant à l’entourage royal semblait cependant pouvoir jouer un rôle important. C’était Henri de Man qui, dans un manifeste retentissant, annonça la dissolution du parti socialiste et la constitution d’un parti unique, sous l’égide du Roi. Toutefois, rien de ces projets ne passa à réalisation. De Man fonda Le Travail et l’UTMI mais s’en désintéressa rapidement. Il préférait passer de longs mois en montagne et s’étonnait à son retour de voir ses initiatives sérieusement entamées par ses adversaires. Dans la collaboration, comme avant la guerre dans sa carrière politique et ministérielle, l’ancien président du P.O.B. témoigna d’un manque de volonté et de constance qui contrastaient avec ses idées larges et ses projets audacieux. Par ses grands dons de théoricien et ses qualités de charmeur, il parvint toujours à attirer à lui de jeunes esprits aspirant à la nouveauté, mais il les découragea aussi régulièrement par son indifférence aux conditions pratiques de la lutte et par un caractère fantaisiste qui lui faisait délaisser le travail le plus urgent pour sa propre vie personnelle. En somme, le mouvement c?llaborationniste ne trouva pas en lui le guide espéré par certains et cela, non seulement parce que les idées de de Man s’opposèrent rapidement à celles des Allemands, mais aussi parce qu’il ne possédait pas un tempérament de chef et n’était qu’un homme de doctrine et, peut-être, un éducateur.

205Si les milieux de l’entourage royal et les anciens politiciens n’offrirent à la collaboration aucun guide sûr, les Secrétaires généraux, qui disposaient dans le pays de l’autorité administrative, ne pouvaient le faire davantage. Plusieurs secrétaires généraux étaient d’ailleurs hostiles au mouvement de la collaboration et parmi ceux qui lui étaient favorables, comme MM. Romsée ou Leemans, il n’y avait guère de personnalité capable de jouer le rôle de leader politique. D’une manière générale, ces hauts fonctionnaires accomplirent leur tâche administrative avec beaucoup de conscience et de zèle, conformément aux convictions qu’ils possédaient. Notamment, le Secrétaire Général au Ravitaillement, M. De Winter, s’appuyant à cette fin sur la C.N.A.A. (Corporation Nationale de l’Agriculture et de l’Alimentation), accomplit des prodiges en faveur du ravitaillement de la population et montra une grande énergie à l’égard des revendications allemandes. De son côté, M. Schuind, Secrétaire Général au Ministère de la Justice, protégea efficacement la magistrature et la police belge contre les prétentions qu’avaient les Allemands de leur faire poursuivre les délinquants conformément aux ordonnances de l’autorité occupante. M. Huysmans, premier ministre socialiste après la libération, reconnut publiquement que la réalisation des grandes agglomérations, faite par M. Borginon sous l’égide de M. Romsée, Secrétaire Général au Ministère de Intérieur, correspondait à une nécessité. Les Secrétaires Généraux étaient pour la plupart de "grands commis" qui, toutefois, n’avaient ni la capacité ni le désir de jouer un rôle d’homme d’Etat ou de leader politique.

206Les milieux économiques, au contraire, furent guidés par M. Galopin, gouverneur de la Société Générale, qui était une personnalité financière de tout premier plan. M. Galopin était en rapport avec le cabinet de Londres mais il estimait que celui-ci n’était nullement qualifié pour donner des directives au pays en ce qui concerne la politique du travail en Belgique. De plus, il entretenait des relations étroites avec M. Leemans, secrétaire général aux Affaires Economiques et avec les autorités allemandes qui l’appréciaient. Le monde économique fut maintenu ainsi dans une ligne de collaboration modérée, mais suffisamment souple pour réserver toute possibilité en cas de victoire alliée. Mais il est bien clair que cette direction, d’ailleurs toute occulte, était sans rapports directs avec la politique des mouvements d’ordre nouveau. C’est ce qui explique que des éléments irresponsables appartenant à ces derniers purent, en 1944, assassiner M. Galopin, en des circonstances demeurées mystérieuses.

207Ces partis furent abandonnés à eux-mêmes et à leurs dirigeants. Pendant les deux premières années de la guerre, ils furent épaulés ou critiqués par une presse qui demeurait à leur égard fort indépendante. Le Nouveau Journal et Le Soir, par exemple, tout en étant contrôlés par l’autorité allemande selon un système analogue à celui appliqué par les Britanniques et les Américains en Allemagne, critiquèrent souvent avec violence les partis d’ordre nouveau et exprimèrent à leur égard l’opinion des milieux modérés. Les journalistes bruxellois étaient, en général, des éléments de valeur, dont certains furent particulièrement brillants. Il est certain que, du point de vue du talent, la presse démocratique belge serait incapable d’aligner une série de noms analogues à ceux de Paul Colin, Robert Poulet, Pierre Daye, Paul Werrie, Paul Kinnet, Paul Jamin, José Streel, Julien Verplaetse, etc… La presse bruxelloise jouissait à Berlin et à Paris d’un grand crédit et on peut dire que, techniquement parlant, elle fut sans doute une des meilleures du continent. Toutefois, les hommes qui la dirigeaient n’étaient pas aptes à jouer un rôle politique concret. Malgré les ambitions de certains d’entre eux, ils n’étaient que des intellectuels dépourvus d’autorité sur les masses et portés avant tout à envisager les choses sous un angle théorique.

208Paul Colin, qui possédait davantage le goût et le sens de l’action, exerça en ce domaine une influence plus néfaste que positive. Son talent immense et sa culture très étendue n’avaient pas détruit en lui mais au contraire renforcé son besoin de polémique personnelle et d’intrigue. Jusqu’au moment de son assassinat qui eut lieu au début de 1943, il donna libre cours à son tempérament foncièrement anarchiste et oppositionnel. Tant dans Le Nouveau Journal que dans les échos de Cassandre, il attaqua sans répit les personnalités d’ancien régime avec lesquelles il avait été en conflit et, par ces dénonciations indirectes, créa autour de lui un tourbillon de passions et de haines dont il finit par être la victime. Paul Colin, pendant toute sa vie, avait été tenu à l’écart des honneurs officiels, malgré son prodigieux talent, et la guerre lui donna l’occasion de se venger du sort en contribuant à plonger dans le silence ceux qui, pendant si longtemps, n’avaient pas reconnu ses mérites. En adhérant, en février 1943, à la nouvelle politique de Degrelle, il espérait sans doute obtenir au moment opportun un poste de ministre de la presse et de la propagande dans le futur gouvernement rexiste. Bien loin d’exercer une fonction de censeur et de guide dans le domaine intellectuel, il se plaça à la remorque des éléments les plus extrémistes et, par le prestige de son nom et de son talent, les encouragea dans la voie dangereuse où ils s’étaient engagés, les excitant d’ailleurs par sa propre violence verbale et ses tendances à la dénonciation.

209Dans les partis, le personnel dirigeant était singulièrement médiocre. Le V.N.V. était un peu mieux loti que le mouvement rexiste, mais il demeurait un parti de politiciens locaux, à l’esprit étroit et sans formation générale. Son premier leader, Staf Declercq, était une sorte de romantique nationalitaire, plus attaché à la politique de son village qu’à celle du pays et qui n’avait aucune idée de ce que pouvait être un Etat moderne et la politique mondiale. Son successeur, le Dr Elias, était un intellectuel de plus grande envergure, qui avait fait une partie de ses études à Rome et publié des études historiques de valeur. Toutefois, sa mentalité demeurait provinciale par bien des aspects et ce n’est que progressivement que ses vues s’élargirent, au fur et à mesure qu’il découvrit, ses responsabilités dans l’Etat comme chef d’un parti important. Ses cadres locaux étaient cependant empreints d’une mentalité très étroite et comprenaient fort peu d’éléments de valeur, compétents en matière administrative ou formés aux problèmes de la politique générale. Ceux d’entre eux qui furent nommés bourgmestres dans les villages ou fonctionnaires dans les administrations publiques ne se signalèrent pas par des qualités particulières ; dans la meilleure hypothèqe, ils accomplirent leur travail ni mieux ni plus mal que les administrateurs précédents et eussent été bien en mal de démontrer qu’il existait en la matière des méthodes d’ordre nouveau plus efficientes que celles des anciennes administrations.

210Du côté rexiste, on constate une carence analogue, aggravée par le fait que le parti rexiste ne possédait pas les racines populaires du V.N.V.. Ses militants locaux étaient pour la plupart de braves gens souvent aigris et presque toujours sans formation politique ou administrative. Ils étaient toutefois convaincus de détenir la vérité absolue et le montraient. La plupart du temps, ils se firent cordialement détester, et bien plus par leur mesquinerie et leurs prétentions que par leur méchanceté. Alors que le V.N.V. subissait dans l’ensemble relativement peu d’attentats politiques, le nombre de militants rexistes locaux assassinés par la Résistance fut extraordinairement élevé. A la tête du parti, on ne trouvait pas d’intellectuels de valeur, sauf l’un ou l’autre comme José Streel, qui démissionna d’ailleurs en 1943. Le chef du mouvement ne supportait pas les fortes personnalités dans son entourage et découragea celles qui tentèrent de collaborer avec lui. Degrelle était d’ailleurs un personnage imbu jusqu’à la maladie de son importance et de la conscience de son rôle historique. Il n’avait pas terminé ses études de droit et s’était lancé très jeune dans une action bruyante et démagogique. Il ne s’était jamais soucié d’acquérir une formation politique et sociale sérieuse et s’était borné à lire quelques ouvrages de vulgarisation ou à fouiller des traités historiques capables de lui fournir des thèmes pour ses discours ou son action. Disposant d’une sorte de magnétisme personnel, capable de certaines intuitions et doué d’un don oratoire incontestable, il possédait les qualités nécessaires à un meneur et à un tribun. Mais ce n’était pas un chef. Tous ceux qui l’ont abordé sont unanimes à reconnaître qu’il était incapable de prendre une décision et surtout de s’y maintenir ; il.était généralement de l’avis de son dernier interlocuteur. Son ambition démesurée était le mobile fondamental de son action ; il était aveugle pour tout ce qui ne pouvait la nourrir, mais rusé et même courageux pour tout ce qui pouvait la servir. Au front, il fit preuve d’audace, voire d’héroïsme. Il sut s’imposer la discipline du soldat et passer à travers toute la filière qui devait le mener au commandement de la Légion. De ce fait, il fascinait tous ceux qui l’approchaient mais ne faisait plus illusion à ceux qui pénétraient son intimité ou possédaient une formation dépassant la moyenne. Il ne possédait du chef ni la formation politique et sociale, ni le désintéressement personnel, ni la constance en des buts qui le dépassent.

211Autour de lui, il n’y avait que des personnages de second ordre. A la Légion se trouvaient, il est vrai, quelques militaires de valeur comme le Major Hellebaut, fils de l’ancien ministre de la Défense Nationale et de jeunes officiers formés dans les écoles allemandes ou qu’avait révélés l’épreuve du front. Mais ils ne possédaient pas davantage de formation politique et ne jouaient aucun rôle dans la direction du parti. A celle-ci, se trouvait Victor Mathijs, un jeune homme de moins de trente ans, lui aussi dépourvu des connaissances politiques et sociales les plus élémentaires. Mathijs jouissait d’un pouvoir extraordinairement étendu pendant l’occupation mais il n’était certainement pas qualifié pour l’exercer. Sans aucun doute intelligent, et même modéré dans ses sentiments, il fut desservi par sa faiblesse et une amoralité qui frisait le cynisme. Mathijs appartenait à cette génération devant laquelle rien ne trouve grâce et qui éprouve une joyeuse férocité à tout détruire. Sans être d’une méchanceté réelle, il fut entraîné par une carence intellectuelle et morale à accomplir des actes qu’il regrette aujourd’hui. Il fut le jouet de personnages dont il avait eu la faiblesse de s’entourer et qui, tels Collard ou Lambinon, avaient fini par acquérir sur lui une autorité absolue. Ces hommes, sans morale et sans scrupules, doués de vastes capacités d’organisation, avaient mis sur pied des services de police dont la force technique fait aujourd’hui l’admiration des officiers instructeurs de la Sûreté d’Etat ou de la Police Judiciaire. Ces services de police fussent devenus finalement les seuls maîtres du parti et l’eussent terrorisé à des fins personnelles autant que le pays, si l’avance des troupes alliées n’avait mis fin à leur activité.

212La corruption et le cynisme qui régnaient à la tête ne pouvaient exercer un rayonnement favorable sur les masses, ni permettre une régénération nationale. L’idéalisme réel qui s’y trouvait mêlé ne pouvait que disparaître à la longue ou traverser une crise profonde. Cela demeure une grande tragédie, que les aspirations qui se manifestèrent dans la politique de collaboration ne trouvèrent pas les guides compétents et les chefs intègres qui eussent pu les maintenir sur un terrain digne et raisonnable.

L’IMPORTANCE EXCESSIVE D’ELEMENTS HUMAINS DEFICIENTS

213A l’insuffisance des dirigeants d’ordre nouveau, il faut ajouter, comme cause de l’échec de la politique de collaboration, l’importance excessive qu’eut dans ses rangs la présence d’éléments humains déficients. Certes, il est très difficile d’émettre à ce propos une opinion définitive et nous ne pouvons oublier que s’il était donné de fouiller le personnel des autres partis, comme les circonstances nées de la défaite allemande ont permis de le faire dans les milieux "collaborateurs", il serait possible d’émettre sans doute en bien des cas des remarques analogues.

214Toutefois, en observant la masse des détenus qui se trouve dans les prisons et dans les camps, on ne peut s’empêcher d’être surpris par la grande proportion d’éléments psychopathes ou déséquilibrés. (…)

215Il ne fait pas de doute que la collaboration fut pour le moins alourdie par la présence dans ses rangs d’un trop grand nombre d’éléments tarés ou suspects. A l’origine, ces éléments ne se trouvaient pas ou fort peu dans les organismes d’ordre nouveau proprement dits. Ils se dirigeaient naturellement vers les services allemands où on était moins scrupuleux quant au choix du personnel. Ce furent eux qui constituèrent les cadres de la Feldgendarmerie, du Fahndungsdienst, des indicateurs du SD, des Werbestellen. Les partis d’ordre nouveau comprenaient seulement une large proportion de tempéraments excessifs mais que l’on ne pourrait qualifier de tarés. Ce n’est que vers la fin de la guerre qu’ils furent envahis à leur tour par des éléments d’une couche sociale et humaine fort inférieure. C’est ainsi que dans la Légion "WALLONIE", les contingents de 1941 et 1942 comprenaient une large majorité d’idéalistes, dépourvus de tout casier judiciaire ; il n’en fut plus de même dans la suite, lorsque certains individus commencèrent de considérer cette organisation militaire comme une sorte de Légion Etrangère où on venait faire oublier son passé.

216Cette carence humaine ne doit cependant pas faire oublier qu’un grand nombre d’êtres sains et de grande valeur crurent trouver dans la collaboration, au moins un moment, la réalisation de leurs espérances. Nous avons déjà dit tout ce qu’il y eut de valable dans certaines réalisations et dans certains cadres de la haute administration ou de la Corporation de l’Agriculture, dans la presse bruxelloise ou à la Légion. Nous ne pouvons oublier davantage qu’en Flandre, l’immense majorité des écrivains ou des artistes collabora ou envisagea la collaboration avec sympathie. Des écrivains comme Cyriel Verschaeve, Philip De Pillecyn, Ernest Claes, Félix Timmermans, Gérard Walschap, des philosophes comme De Vleeschouwer, des historiens comme Van Roosbroeck, des peintres comme Servaes - et nous pourrions indéfiniment allonger la liste - s’exaltèrent, au moins pendant quelques temps, à l’idéal d’une Europe nouvelle. Ils contribuèrent, à leur manière, à créer le climat de la collaboration de 1940 qui, loin d’apparaître comme une expérience humaine trouble et déficiente, se révélait riche d’espérances et de valeurs positives.

LE CARACTERE INITIATIQUE DES MOUVEMENTS D’ORDRE NOUVEAU

217Pour réussir, un mouvement révolutionnaire doit exprimer des forces plus profondes et plus réelles que les élites dirigeantes contre lesquelles il se dresse. (…) En 1940, en Belgique, les esprits étaient disposés au changement et prêts à se détourner des politiciens démocrates qui avaient montré leur impuissance et leur manque de sang-froid. Ils ne se refusaient pas à l’ordre nouveau et à la collaboration. Les partisans de cette politique, malgré les difficultés de la guerre qui se poursuivait, eussent pu réussir en se tenant étroitement en contact avec les masses et en exprimant leurs doléances et leurs espoirs au pouvoir occupant. Ils se révélèrent à ce propos inférieurs à leur tâche et se séparèrent de plus en plus de la conscience populaire.

218Sans doute faut-il attribuer la raison de ce phénomène à l’idée même que trop de collaborateurs se faisaient de la "mission des minorités révolutionnaires" et aussi au manque d’adaptation psychologique d’un grand nombre. En réaction contre les excès démagogiques, la mode était alors à l’exaltation du rôle des minorités. On n’était pas loin de dire que l’opinion des masses était sans importance et que celle des élites, si opposée qu’elle fût à la première, devait être défendue à travers tout. On affirmait alors que les chefs ne doivent pas suivre le troupeau mais le guider et qu’il fallait au besoin vouloir le bien du peuple contre son gré. Naturellement, ce point de vue comportait une part de vérité, mais il n’était sans danger que dans la mesure où les dites minorités révolutionnaires accomplissaient un effort permanent pour ne pas confondre leur propre intérêt avec celui du pays et pour adapter leurs efforts, ne fût-ce que dans un point de vue tactique, à la psychologie des foules. Elles devaient éviter surtout le mépris à l’égard de ceux qui ne pensaient pas comme eux et la suffisance dont témoignent habituellement ceux qui se croient le détenteur d’une vérité absolue. Ils ne l’évitèrent pas. Déjà avant la guerre, un homme comme Joris Van Severen, leider des Dinasos (Dietsche Nationaal-Solidaristen), avait cherché à donner à son organisation un caractère aristocratique et ses adhérents se croyaient d’une nature supérieure à celle du commun des mortels. Sa personnalité schizothyme, faite d’un curieux mélange d’éléments maurassiens et prussiens, possédait cette distance aristocratique et cette élégance froide qui sont souvent le propre de cette nature. Son action, qui réagissait contre le romantisme débraillé des Flamands, eut, en bien des points, des résultats salutaires mais elle contribua à introduire dans la politique belge un esprit initiatique qui, plus tard, eut les conséquences les plus dangereuses. Le V.N.V. qui, de par son origine paysanne, était fort peu accessible à ce genre de sentiments, y sacrifia à son tour en se militarisant et en créant ses milices et ses brigades noires.

219Du côté francophone, le parti rexiste, après avoir connu en 1936 un vaste succès populaire, avait vu réduire ses effectifs à un niveau dérisoire. Dans un rapport au Quartier Général de la Wehrmacht, le Président Reeder, chef de la Militärverwaltung, nota que le parti rexiste ne possédait aucune audience dans les masses de la population belge et qu’il était impossible de se fonder sur lui pour une action solide et durable. Il conseillait de l’utiliser autant que possible dans le domaine militaire puisqu’il était une source d’engagements pour le front mais soulignait qu’il eut été dangereux de lui confier des responsabilités étendues. Les sympathies de la population à l’égard de l’ordre nouveau furent incapables de se polariser autour du parti rexiste. Cette constatation, au lieu de porter Degrelle et ses lieutenants à reviser leurs méthodes et à chercher un contact plus étroit avec les masses, les détermina au contraire à s’en détourner et à obtenir par le haut ce qui ne leur était pas accordé par le bas. En fondant la Légion "WALLONIE", Degrelle pensa acquérir auprès des Allemands une importance et un prestige grâce auxquels le pouvoir lui serait infailliblement délégué. Il estima qu’il était inutile de perdre son temps à conquérir une opinion hostile, lorsque la possession de quelques miliers de soldats fanatiquement dévoués à sa personne suffirait pour établir son autorité sur le pays.

220Les jeunes gens qui s’engagèrent dans la Légion furent entretenus dans cette mentalité. Ils étaient convaincus de servir leur patrie, mais possédaient en même temps un mépris profond pour les manifestations concrètes de la vie nationale. Ils se croyaient capables de la transformer de fond en comble, par leur seule force. Cependant, la constitution de la Légion et, plus encore, l’adoption de l’uniforme allemand, avaient déjà été une manière de se séparer de la masse et de tourner le dos aux susceptibilités d’une grande partie de l’opinion. Mais les longues absences au front contribuèrent à accentuer encore cette sécession et à faire des Légionnaires de véritables étrangers au milieu de leur peuple. L’idée qu’ils se faisaient de la patrie n’était plus qu’un concept abstrait, répondant à leurs propres vues et à leurs propres aspirations, mais sans rapport avec la réalité concrète du pays. Les adolescents de la Jeunesse Légionnaire étaient d’ailleurs entretenus par leur Prévôt, John Hagemans, en des rêves issus de son imagination exaltée et dressés à un comportement de chevaliers médiévaux qui les rendaient absolument inaptes à la connaissance de la Belgique et du Belge moyen.

221Au pays, les rexistes avaient éprouvé également le besoin de se séparer de la population par le port de l’uniforme et par une politique extrême que la masse ne pouvait comprendre. En 1943, par son discours au Palais des Sports, Degrelle avait rompu les ponts même avec les milieux collaborateurs modérés et était parti en flèche dans la voie d’un travail commun avec la SS. La population, que les récentes réquisitions de travail et les rigueurs d’une occupation qui se prolongeait dressaient de plus en plus contre l’ordre nouveau, finit par considérer les rexistes comme des fanatiques et des sectaires, infiniment plus dangereux que les Allemands.

222Une pluie d’assassinats s’abattit sur les militants locaux du parti, sur de simples sympathisants, sur des vieillards, des femmes et des enfants. Ces assassinats qui, en 1941 ou 1942, étaient l’exception et étaient condamnés par la population, furent désormais approuvés tacitement. Dans la défense qu’il présenta au Conseil de Guerre de Charleroi pour les représailles qu’il ordonna à Courcelles, Mathijs prétendit qu’en août 1944, les attentats antirexistes s’élevèrent à plus de 700 et qu’au cours des derniers mois de l’occupation, il y en eut plusieurs chaque jour. Il cita Le Drapeau Rouge, organe du parti communiste, qui avait reconnu que dans l’espace d’un seul mois, 107 rexistes furent assassinés dans la seule région de Charleroi.

223Il est évident que cette explosion de haine et de violence, pour injustifiée qu’elle soit, ne fut possible que par la sécession totale qui s’était établie entre les rexistes et la masse de la population. Les dirigeants rexistes, au lieu de comprendre en 1943 que les souffrances et la mentalité du peuple, autant d’ailleurs que les événements militaires, rendaient impossible la conversion du pays à l’ordre nouveau, tout au moins tant que durait la guerre, s’entêtèrent en des voies qui ne pouvaient que les mener à la catastrophe. Ils ne virent pas qu’ils n’étaient plus des révolutionnaires authentiques, luttant au nom des couches populaires les plus profondes contre des élites dirigeantes s’accrochant au pouvoir, mais bien une secte fanatisée, combattant contre la masse même du peuple et avec le secours d’une armée étrangère. Ils vivaient dans un monde si séparé de la réalité qu’ils se crurent autorisés à mener une sorte de guerre civile et à exercer des représailles contre ceux qui les poursuivaient. S’ils n’avaient pas acquis une véritable mentalité initiatique, ils auraient compris que, pour pouvoir guider les masses, une minorité révolutionnaire doit conserver avec elles un minimum de liens psychologiques et que, sans cette capacité de compréhension mutuelle, il importe de renverser la vapeur ou, tout au moins, de mettre une sourdine à son action jusqu’en des temps meilleurs.

224Dans les rangs du V.N.V., où les affinités populaires demeuraient profondes, il ne manqua pas d’esprits qui, dès 1943, envisagèrent de mettre un terme à la politique de collaboration et de dissoudre le parti, mais on manqua de l’audace nécessaire pour réaliser cette rupture et on se borna à une attitude plus réservée vis-à-vis des Allemands. Par contre, à la De. Vla. G., à la SS et dans les milieux qui lui étaient favorables, la même mentalité initiatique détourna les esprits de la réalité et du peuple. Après la libération, en Allemagne, leurs membres continuèrent sérieusement à se préoccuper du caractère germanique de la Wallonie et de la Flandre et de leur intégration à l’Empire. Les journaux qui y furent publiés comme Vlaanderen vrij ou L’Avenir, n’avaient pas changé de ton et proclamaient chaque jour, avec une assurance désarmante, que la réalisation de l’ordre nouveau était plus proche que jamais. Pareille aberration n’est explicable que par le désintéressement total éprouvé par les derniers collaborateurs à l’égard des conditions concrètes de la vie populaire et nationale. Ces collaborateurs avaient prétendu tirer le chariot du peuple belge en des sentiers nouveaux, mais ils avaient négligé d’accrocher leurs traits au timon et, le jour où ils arrivèrent à destination, ils furent tout étonnés de se trouver seuls et abandonnés de tous.

L’IGNORANCE DE L’ALLEMAGNE

225Une dernière cause - quoique fondamentale - de l’échec de la politique de collaboration fut l’ignorance de la psychologie allemande dans laquelle se trouvaient la plupart des adhérents de l’ordre nouveau. (…)

226Un grand nombre de ceux-ci appartenaient à la génération des moins de trente ans et n’avaient pas une expérience personnelle de la première guerre mondiale et de l’occupation de cette époque. Les plus âgés étaient portés vers la collaboration pour des motifs idéologiques ou par des sympathies d’ordre culturel, ainsi que c’était le cas pour les Flamands. Les uns et les autres réagissaient contre les sentiments antiallemands de la génération précédente ou des milieux démocratiques ou fransquillons. Fort peu s’étaient rendus en Allemagne, sinon en de brefs voyages d’études ou de propagande ; fort peu même connaissaient la langue allemande.

227Lorsque les Allemands occupèrent le pays, ils les accueillirent pour ce qu’ils n’étaient pas. Ils s’imaginaient que leurs anciens adversaires étaient tous des paladins de l’idée européenne et des révolutionnaires convaincus. Ils espéraient que le pouvoir occupant allait épouser leurs espoirs et satisfaire leurs revendications. Ils croyaient qu’un régime totalitaire, reposant sur une direction unique, possédait une politique cohérente dans tous les domaines. L’expérience les détrompa progressivement. Tout d’abord, ils durent constater que la plupart des Allemands occupant des fonctions officielles se souciaient fort peu de réaliser l’ordre nouveau et d’entreprendre une activité révolutionnaire. Les militaires ou les fonctionnaires du Militärbefehlshaber, de la Militärverwaltung ou de l’Auswartiges Amt étaient généralement des conservateurs ou des réactionnaires qui avaient beaucoup plus de sympathies pour les dirigeants de la Société Générale ou les membres du Comité Central Industriel que pour les révolutionnaires du parti rexiste ou du V.N.V.. Leur devise était Ruhe und Ordnung et ils cherchaient à tirer de l’Occident ce qu’il y avait moyen d’en tirer sans trop mécontenter la population. Far contre, les nationaux-socialistes qui s’installèrent petit à petit à la suite del’Administration Militaire à la Propagande Abteilung, à la Dienststelle Rosenberg, à la Dienststelle Hellwig ou dans les services de la SD ou de la SS et qui témoignaient d’une volonté révolutionnaire, se montraient hostiles à l’idée nationale belge ou aux revendications relatives à l’autonomie flamande. Ils ne s’intéressaient qu’à la collaboration de tous les éléments germaniques et, souvent, n’étaient pas loin de suggérer l’Anschluss. A l’origine, ces positions des divers milieux allemands n’étaient pas nettes et les collaborateurs étaient partagés entre les instances militaires ou de l’Auswärtiges Amt qui acceptaient leurs points de vue nationaux et les instances du parti qui s’intéressaient à leurs théories révolutionnaires. La plupart conservaient d’ailleurs leurs premières illusions, car il fallait naturellement occuper des fonctions assez élevées pour avoir l’occasion de pénétrer les arcanes de la politique allemande. Beaucoup de jeunes gens ne possédaient pas un esprit critique suffisamment développé pour se rendre compte qu’ils n’étaient souvent que des instruments entre les mains d’individus plus rusés. Lorsque certains collaborateurs déjà plus réservés ou plus expérimentés les mettaient en garde contre une confiance illimitée ou un enthousiasme exagéré, ils les accusaient sincèrement de trahir la cause révolutionnaire et s’empressaient de les dénoncer auprès des Allemands comme des éléments tièdes ou défaitistes.

228Cette attitude fut facilitée par le fait que, du côté allemand, les choses n’étaient réellement pas claires et qu’à l’origine tout au moins, il y avait place pour les hypothèses les plus diverses. Nous avons déjà fait allusion aux tendances contraires qui se partageaient les instances allemandes tant en ce qui concernait le statut futur de la Belgique que la transformation du régime. Mais il faut bien se rendre compte que, pendant les premières années de la guerre, il ne s’agissait réellement que de tendances et que la politique allemande comme telle n’était pas fixée.

229Dans les documents allemands saisis par la Justice militaire belge, on n’a pu découvrir d’instructions visant la destruction systématique de la Belgique ou la nécessité d’une propagande dans ce sens. Les directives indiquaient au contraire que les autorités allemandes de Bruxelles devaient respecter les formes de l’Etat belge et ne pas anticiper sur les décisions de la paix ; tout au plus invitaient-elles à favoriser les éléments flamands. Les collaborateurs étaient donc fondés, à l’origine, de considérer qu’il y avait place dans l’Europe de l’Axe pour un Etat belge libre et uni et que les personnalités allemandes qui défendaient des idées différentes n’exprimaient que des opinions personnelles. (…)

230Les éléments allemande du parti hostiles à l’idée nationale belge se sentaient les coudées plus franches et exerçaient une pression toujours plus forte sur ceux qui avaient l’occasion de les approcher. A mesure qu’en Allemagne même, ils étendaient leur pouvoir et leur influence, les milieux modérés allemands de Bruxelles furent réduits au silence et à l’impuissance. Malgré les sentiments antirexistes du Général von Falkenhausen qui, plus tard, fut compromis dans le coup d’Etat de Juillet 1944 et enfermé dans un camp de concentration, malgré les opinions analogues du Président Reeder, Militärwervallungs chef, opinions exprimées très clairement dans un rapport adressé en Janvier 1943 au Quartier Général de la Wehrmacht, les fonctionnaires et les militaires des administrations allemandes en Belgique furent obligés d’applaudir les discours annexionnistes de Vandewiele ou de Degrelle et d’assister à leurs meetings et cela à partir de 1943, date du changement d’orientation de la politique allemande et de la politique rexiste en Belgique. (…)

231Parmi les dirigeants de la collaboration, il y en a fort peu qui n’aient pas fini par éprouver une totale désillusion envers les Allemands. En septembre 1943, De Becker fut le premier, dans le discours qui provoqua son arrestation, à prononcer un véritable réquisitoire contre la politique allemande en Belgique et dans les pays occupés. Il se moqua de la manie pédagogique des Allemands, dénonça les tendances de la SS et souligna que le Reich était parvenu, par ses fautes de psychologie, â réaliser contre lui l’unité de l’Europe. C’est une tragédie, dit-il, que le peuple qui, par sa position géographique et sa force démographique se trouve être le seul à pouvoir exercer une fonction fédératrice en Europe, soit aussi celui que la nature a le plus dépourvu de qualités psychologiques et de capacités politiques. De Becker ne faisait ainsi qu’exprimer tout haut ce que beaucoup pensaient tout bas mais dont ils n’osaient tirer les conséquences pratiques.

232Dans les deux dernières années de l’occupation, on entendait souvent, et jusque dans les milieux extrémistes, des opinions désabusées ou méprisantes â l’égard des Allemands. A la Légion, ceux-ci n’étaient appelés que les "Chleuhs", du nom d’une des tribus berbères les plus sauvages. Mais on croyait encore - ou on feignait de croire - que l’on serait assez fort pour rouler les Allemands et les amener finalement à accepter les thèses nationales. C’était l’attitude de Degrelle qui justifiait ainsi ses propres abandons auprès de ses hommes demeurés fidèles à l’idée nationale. Mais les événements prouvèrent - en admettant même qu’il fut sincère - que ce n’est pas le chef rexiste qui roula Himmler mais bien celui-ci qui l’utilisa comme il l’entendait. A la fin de la guerre, non seulement les milieux modérés de la collaboration mais aussi les chefs du V.N.V. et un grand nombre de Légionnaires étaient définitivement édifiés quant aux intentions allemandes et à leur capacités politiques.

233Dans le testament qu’il rédigea en captivité, le Dr Elias nota qu’une des causes de la défaite militaire allemande résidait dans les erreurs psychologiques du Reich à l’égard des pays occupés et dans le fait que les Allemands étaient incapables d’accepter de véritables collaborateurs et ne pouvaient supporter que des valets. En conversation privée, il ajouta qu’un des livres les plus intéressants à écrire sur la guerre devait s’intituler : "Comment l’Allemagne a perdu ses amis" et devrait être rédigé par les chefs des mouvements collaborateurs et des gouvernements alliés de l’Allemagne dans les différents pays européens.

234A la fin de la guerre, il y avait peu d’hommes intelligents dans les milieux de la collaboration qui ne fussent revenus de leurs illusions sur l’Allemagne et définitivement immunisés contre ses tentations. Seuls ne l’étaient pas les petites gens qui n’avaient pas eu l’occasion d’acquérir une expérience politique ou des fanatiques de la Germanité qui, précisément, possédaient les mêmes défauts que les Allemands et se retrouvaient en eux. (…)

235Noël 1946 - 15 janvier 1947.


Annexe 1

RAYMOND DE BECKER - Notice biographique

236Né le 30 janvier 1912 ; milite d’abord dans les milieux jeunes du parti catholique ; journaliste ; promoteur de l’Esprit Nouveau, de Communauté et des Cahiers Politiques ; rédacteur à l’Indépendance de 1936 à fin 1939 ; fondateur d’un périodique ultraneutraliste l’OUEST avant le 10 mai 1940 ; familier du salon Didier et ami du Dr Max Liebe de l’ambassade d’Allemagne ; rédacteur puis rédacteur en chef au Soir de guerre, jusqu’à sa rupture avec l’autorité occupante en septembre 1943 ; membre du Conseil de Rex - sans être membre du parti - et démissionnaire en janvier 1943, après le discours de Degrelle sur la germanité des Wallons et leur intégration dans un grand Empire germanique ; Raymond De Becker tenta en 1941, avec R. Poulet, P. Daye, H. Bauchau, de mettre sur pied un parti unique des provinces romanes mais le projet échoua, les Allemands ne tolérant pas en Wallonie un parti qui irait moins loin que Rex dans la voie de la collaboration immédiate ; auteur du Livre des Vivants et des Morts, édité à la Toison d’Or sous l’occupation.

237Placé par les Allemands en résidence surveillée à Hirrscheg, dans les Alpes bavaroises, jusqu’à l’arrivée des forces alliées ; se constitua prisonnier en Belgique le 9 mai 1945 ; libéré conditionnellement le 22 février 1951, avec interdiction de s’occuper de politique et souscription à s’installer en France ; a collaboré alors à diverses publications, notamment à PLANETE ; mort à Paris en 1969.

238* * *

Annexe 2

Correspondance De Becker-Rex (1943) (Inédit)

LE SOIR

239CABINET DU REDACTEUR EN CHEF

240RDB/GM-3021

24118 janvier 1943

242Monsieur Léon DEGRELLE, Drève de Lorraine, BRUXELLES.

243Mon cher Léon,

244Je tiens à te confirmer ce que je t’ai dit au cours de notre dernier entretien, et de la conversation téléphonique qui l’avait précédé quelques jours plus tôt, au sujet du sens de mon adhésion à la ligne politique que tu as tracée dans ton discours de dimanche.

245Cette adhésion n’a de sens pour moi que dans la mesure où notre intégration dans un complexe germanique plus vaste puisse s’accomplir sur la base de notre existence comme nation et comme Etat. Je considère que toute solution d’annexionnisme pur ou déguisé, que toute formule analogue à celle du Gouvernement général de Pologne, de l’Ost-Mark ou du protectorat de Bohême-Moravie, constituerait une trahison envers notre peuple, envers sa culture et son passé qui ont besoin, pour se perpétuer, de cadres étatiques propres. Ceux-ci je les considère, bien entendu, avec les allégeances et les interpénétrations qui sont inévitables et souhaitables dans une Europe réorganisée.

246De plus, je dois souligner que j’attache la plus grande importance à ce qu’une telle politique soit menée en accord avec les Flamands. Ce serait une erreur d’imaginer que les Wallons puissent s’entendre avec les Allemande par dessus la tête des Flamands. Même si une telle tactique devait valoir des avantages immédiats, elle compromettrait à jamais les chances de ce pays, se retournerait contre eux et contre les Allemands eux-mêmes.

247Enfin, je tiens également à te dire qu’en ce qui me concerne, et tant que l’Etat belge subsistera, je considère qu’il importe de réserver les droits de la dynastie, qui aurait, en toute hypothèse, à se prononcer sur telle ou telle solution.

248L’orientation politique nouvelle que tu as tracée est trop grave pour qu’elle puisse se faire dans l’équivoque. La fidélité et la confiance ne peuvent être réclamées que dans la mesure où l’on connaît clairement l’idéal pour lequel on combat et où l’on est intimement convaincu qu’il sert les intérêts du peuple auquel on appartient. C’est pourquoi je suis convaincu que tu comprendras la raison de cette lettre : autant je suis prêt à soutenir sans réserve une cause à laquelle je me serai rallié en pleine connaissance de son contenu, autant je devrai m’écarter de tout ce qui pourrait apparaître à ma conscience comme une abdication ou une trahison.

249Je compte évidemment sur ta réponse à cette lettre : s’il ne t’est pas possible de me la faire connaître, je devrai en conclure que tu n’approuves pas les idées que je viens d’exposer et je devrai, en conséquence, en tirer les conclusions qui s’imposent.

250Pierre De Ligne me prie de te dire qu’il partage entièrement mon point de vue et les termes de cette lettre.

251Je te prie de croire, mon cher Léon, à ma sincère amitié.

252Raymond De Becker

253Rédacteur en Chef.

254CABINET DU REDACTEUR EN CHEF

25525 janvier 1943.

256RDB/GM-3067

257Monsieur Victor Mathijs, Chef de Rex a.i.

25824, avenue du Midi, BRUXELLES.

259Mon cher Victor,

260N’ayant pas reçu de réponse à la lettre que j’ai envoyée à Léon DEGRELLE en date du 18 courant et dont tu as reçu copie, je me vois forcé, à mon vif regret, de donner ma démission de membre du Conseil Politique de Rex.

261J’estime, en effet, que la première qualité d’une politique est la clarté de ses buts, et qu’il est impossible de consentir un engagement total pour tout objectif qui ne soit pas défini.

262Je tiens donc, au moins à titre provisoire et jusqu’à éclaircissement des questions posées, à reprendre ma liberté à l’égard du mouvement rexiste et à n’approuver ou à désapprouver ce dernier que sur la base des actes concrets qu’il sera amené à accomplir à l’avenir.

263Je veux souligner toutefois que ma démission tient uniquement au caractère équivoque de la nouvelle ligne politique et qu’elle n’entame en rien mon adhésion aux buts qui avaient été les nôtres jusqu’à présent, à savoir :

264une Europe unie - une communauté des nations germaniques - une existence nationale propre - une révolution socialiste - un style de vie plus héroïque et plus viril.

265Dans la mesure où les équivoques d’aujourd’hui seront dissipées, je serai évidemment heureux de pouvoir revenir sur ma décision.

266Je te prie de croire, mon cher Victor, à mes sentiments sincèrement amicaux.

267Raymond De Becker, Rédacteur en Chef.

Notes

  • [1]
    Cf. à ce sujet, le manifeste pro-neutraliste de novembre 1939, dont R. Poulet, Figeys et G. Derijcker furent les promoteurs (N.D.L.R.)
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