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Article de revue

Les trois grands partis politiques belges et l'intégration europeenne

Pages 1 à 18

Notes

  • [1]
    Les grandes lignes de ce rapport ont été présentées au colloque tenu à Bruges les 30 novembre et 1er décembre 1968 par l’Association des instituts d’études européennes.
  • [2]
    Les partis politiques et l’intégration européenne, rapport présenté au VIIe congrès mondial de l’Association internationale de science politique, Bruxelles, 18-23 septembre 1967.
  • [3]
    Les données de base de cette étude ont été fournies par des interviews, par la documentation réunie au Centre national d’étude des problèmes de sociologie et d’économie européennes et par les travaux effectués au Centre sous la direction de R. Rifflet : Les socialistes belges et l’intégration européenne par G. Marchal-Van Belle, Editions de l’Institut de Sociologie, 1968, une étude en cours par J. Vanden Borre sur le P.S.C. et notre propre étude achevée et non publiée sur les libéraux. Des éléments supplémentaires ont été trouvés dans Les groupes dirigeants belges et les dimensions supranationales par R. Rifflet, C.R.I.S.P., Courrier Hebdomadaire n° 373-376, 29 septembre 1967, dans le rapport introductif de D. Paulus au colloque sur L’opinion belge et les demandes d’adhésion au Royaume-Uni à la C.E.E., Institut d’études européennes de l’U.L.B., 8 janvier 1969, ainsi que dans les travaux de ce colloque.
  • [4]
    34,44 % en 1965, 31,73 % en 1968.
  • [5]
    Exception faite de l’éphémère gouvernement homogène P.S.C. constitué en juin 1958 par M. Eyskens, auquel succédera en novembre de la même année l’équipe P.S.C.-libérale toujours dirigée par M. Eyskens.
  • [6]
    Sauf pendant la dernière année du gouvernement P.S.C.-libéral de 1954-1958 : M. Spaak, ayant quitté le gouvernement pour assumer le secrétariat général de l’O.T.A.N.,fut remplacé par le socialiste M. Larock le 11 mai 1957.
  • [7]
    Qui fut secrétaire national du P.S.C. et est actuellement ministre des Relations communautaires (il s’agit bien entendu des relations entre les communautés qui composent la Belgique).
  • [8]
    Notons qu’au Sénat, le projet a été voté à l’unanimité de tous les partis.
  • [9]
    Pour la facilité de l’exposé, le terme "libéral" sera utilisé dans ce rapport pour désigner les représentants du P.L. et du P.L.P.
  • [10]
    Mouvement libéral pour l’Europe unie.
  • [11]
    Nous ne ferons qu’évoquer ici les attitudes des petits partis, qui n’ont pas fait l’objet d’une étude systématique. Au cours de ces derniers mois, et notamment lors du débat de politique étrangère au Sénat les 15, 16 et 21 janvier 1969, le Rassemblement wallon et le Front des francophones se sont abstenus de commenter défavorablement la politique française, ont critiqué la politique de M. Harmel et exprimé leur opposition à l’établissement de relations politiques privilégiées dans le cadre de Benelux. La Volksunie, quant à elle, regrette le peu de progrès enregistré dans le cadre du Benelux et se déclare favorable à un processus de fédéralisation menant à une Europe des peuples diversifiée sur des bases ethniques.
  • [12]
    Pour le P.S.C., une telle commission fonctionne depuis plusieurs années dans le cadre du centre d’études CEPESS dirigé par le président du parti.
  • [13]
    Cette constatation est illustrée de façon frappante par le fait que le libéral belge qui préside actuellement la Commission des Communautés s’est adjoint un chef de cabinet socialiste.
  • [14]
    Effet inverse de celui qu’a provoqué en France même la politique gaulliste, comme en témoigne l’article de N.C. Braun, Les débats sur l’Europe au Parlement français, Revue du Marché commun, n° 111, avril 1968, pp. 645 à 652.
  • [15]
    Ce système est analysé dans les travaux du C.R.I.S.P. Voir notamment La décision politique en Belgique, 1965 (sous la direction de J. Ladrière, J. Meynaud et F. Perin), Caractères généraux de la décision politique en Belgique, par J. Ladrière, Courrier Hebdomadaire n° 372-373 du 8 septembre 1967 et Les groupes dirigeants belges et les dimensions supranationales, par R. Rifflet, Courrier Hebdomadaire n° 375-376 du 29 septembre 1967. Voir aussi Res publica, vol. IX - 1967 - n° 3, numéro consacré aux problèmes politiques belges à l’occasion du VIIème congrès mondial de science politique.
  • [16]
    St. Bernard, L’Europe unie et l’opinion, Le Monde, 14 juillet 1967, p. 8.

Introduction

1On sait quelles ont été les grandes étapes de la construction européenne et les difficultés rencontrées et quelle fut la politique officielle de la Belgique dans ce domaine. On sait aussi par quels mécanismes institutionnels s’effectue la participation de la Belgique à la Communauté économique européenne. Il résulte de cette participation qu’un nombre toujours croissant de problèmes affectant la vie économique et sociale du pays sont confiés aux "exécutifs communautaires", c’est-à-dire au tandem Conseil-Commission sur les activités duquel ne s’exerce aucun contrôle parlementaire réel ; cependant la lutte pour le pouvoir s’effectue encore sur un plan strictement national. On peut se demander quelles conséquences les partis ont tirées du fait que le pouvoir auquel ils aspirent ou qu’ils exercent soit vidé d’une certaine partie de son contenu dans le cadre national et parlementaire, et appelé à participer à des décisions dans le cadre de la Communauté. Leur action en matière européenne s’apparente-t-elle à celle des groupes de pression, comme l’a suggéré D. Sidjanski [2] ? Ont-ils élaboré une "doctrine européenne", ont-ils défini leurs vues sur la finalité de l’intégration en cours ? Peuvent-ils être considérés comme des éléments moteurs dans le sens d’une mutation ou comme des soutiens de structures nationales classiques ? Sont-ils à même d’infléchir la politique européenne ou assistent-ils en spectateurs au déroulement des événements ?

2Un examen des positions prises en matière européenne par les trois grands partis belges peut fournir des éléments de réponse à ces questions [3]. Nous verrons successivement les principales caractéristiques de chacun des trois partis ; nous en dégagerons ensuite les points communs et tenterons enfin d’en suggérer les explications possibles.

I – Attitudes des trois grands partis belges devant la construction européenne

A – Le Parti social chrétien

3Le P.S.C. occupe une place très importante dans la politique belge. Entre 1946 et 1961, il a réuni à chaque élection entre 41 et 47 % des voix ; ce pourcentage est tombé depuis 1965 en-dessous de 40 % [4], mais le P.S.C. reste numériquement le premier parti du pays.

4Hormis la période 1954-1958, il a participé à tous les gouvernements après 1947 et, depuis le "pacte scolaire" de 1958, il paraît difficile d’envisager une combinaison dont il serait exclu. Cependant la seule période de gouvernement homogène P.S.C. a été celle de 1950-1954 ; les autres gouvernements ont été formés par alliance soit avec les libéraux, soit avec les socialistes [5]. Dans le premier cas, le portefeuille des Affaires étrangères a toujours été détenu par un social-chrétien : M. van Zeeland en 1949-1950 et dans les trois gouvernements homogènes successifs de 1950-1954, M. Wigny de 1958 à 1961, M. Harmel de 1966 à 1968. Lorsque le P.S.B. a participé au gouvernement, M. Spaak a toujours occupé le poste de ministre des Affaires étrangères [6]. Dans le gouvernement P.S.C.-P.S.B., formé en juin 1968 par M. Eyskens, M. Marmel (P.S.C.) a conservé le portefeuille des Affaires étrangères ; il est vrai qu’entre-temps, M. Spaak s’était retiré de la scène politique.

5Le P.S.C. s’efforce de réaliser la synthèse entre les milieux ouvriers chrétiens (organisés au plan syndical dans la C.S.C.) et les milieux des classes moyennes, des agriculteurs et de la bourgeoisie. Cette synthèse devant s’opérer dans le cadre d’une conception chrétienne de la société, le P.S.C. s’est opposé, au sein de l’Union européenne des démocrates chrétiens où plusieurs de ses dirigeants jouent un rôle actif, à l’affiliation du parti conservateur britannique lorsque celui-ci y demanda son admission : si une certaine fraction du P.S.C. est de tendance conservatrice, le ciment du parti réside dans une inspiration chrétienne commune à laquelle le parti britannique est étranger.

6La ligne de conduite officielle adoptée par le parti a toujours été globalement favorable à l’intégration. Lors de chaque congrès est votée une résolution "européenne" ; elle-ci n’est guère discutée car, mis à part quelques spécialistes, le parti s’intéresse peu au problème. Que le ministre des Affaires étrangères appartienne au P.S.C. ou au parti socialiste, sa politique n’est pas mise en cause.

7Cependant des personnalités dirigeantes du parti se prononcent individuellement sur les problèmes européens et l’on peut noter entre elles des divergences de tendance. Les uns sont d’orientation fédéraliste ; certains appuient l’action du Mouvement européen - dont le président en Belgique est actuellement le ministre Théo Lefèvre, qui a succédé au sénateur également P.S.C. Et. de la Vallée Poussin -, du Mouvement fédéraliste européen, du Comité Monnet, de l’Union européenne des démocrates chrétiens - dont le secrétaire général est M. Tindemans [7]. D’autres sont plus réticents et si une certaine opposition du début, de type "nationaliste", s’est estompée au fur et à mesure de la mise en œuvre du Marché commun, les thèses gaullistes ont trouvé quelques échos, notamment auprès du président du Sénat M. Struye, collaborateur du quotidien catholique indépendant La Libre Belgique et dans certains milieux francophones. Par opposition, certains milieux flamands manifestent un zèle "européen" dont l’hostilité à la politique française n’est pas entièrement absente. Par exemple, des membres de l’aile flamande du P.S.C. se sont abstenus en même temps que les députés de la Volksunie lors du vote du projet de loi approuvant la fusion des exécutifs en janvier 1966, pour marquer leur hostilité à l’attitude française à l’égard de la Commission. Les autres parlementaires ont voté le projet, marquant ainsi leur confiance aux ministres Spaak et Fayat pour les négociations relatives à la mise en œuvre de la fusion des exécutifs des Communautés européennes [8].

8Les contradictions apparaissent plus clairement lorsque des projets précis sont soumis à examen. Par exemple lors des discussions sur la C.E.D. (Communauté européenne de défense) : pendant les négociations sur le plan Pleven, le ministre van Zeeland aura une position prudente et réservée ; les parlementaires P.S.C. voteront le traité, mais lorsque celui-ci sera rejeté par le Parlement français, de nombreux milieux sociaux chrétiens en exprimeront un certain soulagement. Le congrès national de décembre 1954 déplorera l’échec du projet et fera l’éloge de son caractère supranational. Cependant, en 1965, on entendra le député P.S.C. R. Scheyven dire à la Chambre qu’il n’a jamais été de ceux qui ont déploré l’échec de la C.E.D., ayant toujours estimé qu’il fallait commencer par l’intégration économique.

9De même, lors de l’examen du "plan Fouchet", les avis divergeront quant à la valeur intrinsèque des propositions françaises et aussi à l’opportunité tactique de les accepter ou de les repousser.

10Plus récemment, le refus opposé par la France à l’ouverture de négociations avec la Grande-Bretagne et surtout les initiatives ultérieures du ministre belge des Affaires étrangères ont été appréciés de façons diverses par les amis politiques de M. Harmel. Entre une relative indulgence pour l’attitude française, accompagnée d’intransigeance à l’égard de la Grande-Bretagne, et une critique de la politique française allant jusqu’à envisager de s’engager sans la France dans des négociations avec les Britanniques, toutes les nuances qui ont divisé l’opinion européenne sont représentées dans les milieux P.S.C. - la tendance la plus critique à l’égard de la France prévalant surtout dans les milieux flamands. Pour ajouter à la confusion, notons que les partisans de l’élargissement et ceux d’une plus grande cohésion préalable entre les Six se recrutent, avec des arguments différents, aussi bien parmi les fédéralistes convaincus que parmi ceux que satisferait une Europe politiquement moins structurée.

11Si l’indifférence est grande au sein même du parti et si des divergences importantes existent entre diverses personnalités, les positions officielles sont inspirées par une fraction "européenne" favorable au renforcement et à l’élargissement des Communautés. M. Tindemans, secrétaire général de l’Union européenne des démocrates chrétiens et membre du comité directeur du conseil belge du Mouvement européen, en sa qualité de conseiller de politique internationale du parti, a préparé les documents en vue du 22ème congrès national du P.S.C. consacré en février 1967 à la politique étrangère, et ce dans un esprit résolument fédéraliste. Il s’y prononce en faveur de la supranationalité, de la décision majoritaire, de l’adhésion de la Grande-Bretagne - dont il précise qu’elle est rendue politiquement indispensable pour les petits pays du fait de l’évolution de la politique franco-allemande -, du partnership atlantique.

B – Le Parti socialiste

12Depuis la fin de la guerre, les socialistes recueillent approximativement un tiers des suffrages et ont participé à des gouvernements de coalition de 1944 à 1949, de 1954 à 1958, de 1961 à 1966 et à nouveau depuis juin 1968. Nous avons dit plus haut le quasi-monopole exercé pendant ces périodes par M. Spaak en matière de politique étrangère. On peut affirmer que lui et ses collaborateurs ont déterminé l’orientation de la politique étrangère belge, leur influence continuant à s’exercer même lorsque le P.S.C. n’est pas au pouvoir.

13On sait le rôle éminent qui fut celui du ministre socialiste à toutes les étapes de la construction de l’Europe, celui du sénateur Dehousse à l’Assemblée européenne. Des socialistes furent particulièrement actifs au sein du Mouvement fédéraliste européen et du Mouvement socialiste pour les Etats-Unis d’Europe (devenu Gauche européenne). Cela signifie-t-il que le parti en tant que tel a clairement défini ces positions et joue un rôle moteur en la matière ?

14Des divergences profondes au sein du parti ont empêché ses organes dirigeants de prendre des initiatives et même souvent de se prononcer de façon claire et précise sur les options de politique européenne, malgré une adhésion globale à l’idée d’"Europe". A l’origine, les réticences de certains socialistes à l’égard d’une Europe supranationale ont été motivées par :

  • des nostalgies internationalistes ;
  • la crainte d’une mainmise américaine sur cette Europe ;
  • le souci de ne pas cautionner la mise sur pied d’une machine de guerre anti-communiste ;
  • le fait que la plupart des "pères de l’Europe" étaient des hommes de "droite" et la crainte d’une minorisation des partis socialistes.

15Les mêmes facteurs ont déterminé chez les socialistes des positions très nettes en faveur de l’adhésion de la Grande-Bretagne et des pays scandinaves et des réactions plus résolument anti-gaullistes lors de l’interruption des négociations avec la Grande-Bretagne en 1963. C’est en 1963 que M. Spaak estimait que "si c’est pour faire l’Europe des patries, alors il vaut mieux la faire avec l’Angleterre".

16La politique du général de Gaulle, en accentuant les craintes d’une "Europe de droite", dominée par la France, a fortement conditionné les attitudes socialistes en matière européenne : si jusqu’en 1957 les divers projets avaient fait l’objet de discussions au sein du parti - rappelons le débat animé au sujet du traité C.E.D. et la scission du groupe socialiste lors du vote au Parlement -, depuis lors, les discussions se sont estompées sous le couvert d’une hostilité commune au gaullisme.

17Les efforts de conciliation de M. Spaak entre les thèses de la France et celles de ses partenaires dans les années 1961-1963 ne furent pas toujours approuvées par ses amis politiques, eux-mêmes partagés cependant entre deux options : l’une "atlantiste", exprimée principalement par MM. Spaak et Radoux, prônant une extension rapide de l’intégration à la Grande-Bretagne et aux pays scandinaves et le maintien d’un partnership étroit avec les Etats-Unis ; l’autre plus fermement "européenne", préconisant un resserrement des liens entre les Six et une intégration plus poussée du noyau communautaire. Par ailleurs, la tradition "internationaliste" a toujours continué à trouver des porte-parole, le plus éminent étant M. Rolin.

18Depuis 1957, les événements de politique européenne, qui ont suscité des prises de position, ont été d’ordre négatif, il en est résulté des réactions anti-gaullistes. Il y a unanimité au sein du parti pour se prononcer contre la politique européenne du général de Gaulle, pour l’élargissement de la Communauté à la Grande-Bretagne et à la Scandinavie, pour l’extension des pouvoirs du Parlement européen et son élection au suffrage universel direct, mais comme aucune nécessité immédiate n’oblige à se prononcer sur des options précises - la seule occasion fut le projet dit "Dehousse" pour les élections au suffrage universel du Parlement européen et des divisions réapparurent aussitôt. Comme par ailleurs, les organes dirigeants du parti, pour éviter les heurts dus aux divergences d’opinion de leurs membres, ont eu dès le début tendance à suivre les événements plutôt qu’à les guider, on ne peut s’étonner que les problèmes européens aient de plus en plus disparu des préoccupations des militants et si les parlementaires socialistes belges continuent à se montrer parmi les plus actifs dans les assemblées européennes, cette activité n’a guère de retentissement sur le plan national. Remarquons que si le Parti socialiste a refusé de suivre M. Spaak en matière de politique étrangère, cette opposition, d’ailleurs ambiguë et académique du fait que le parti n’avait pas à ce moment de responsabilités gouvernementales, s’est produite au sujet d’une décision à prendre sur un projet bien précis : l’implantation du SHAPE en Belgique.

19La création d’une commission des affaires européennes en 1966 ne semble pas résulter d’une prise de conscience particulière de l’importance des problèmes européens ; elle fait partie d’un ensemble de mesures prises après la défaite électorale du P.S.B. en 1965. Cette commission s’est réunie un certain nombre de fois et des rapports ont été établis sur diverses questions par des spécialistes du parti et par des fonctionnaires européens. Mais ces travaux restent dispersés, ne font pas l’objet d’une véritable discussion en commun au niveau du parti, et le "couplet européen" du rapport au congrès de 1966 ne représente en fait que théoriquement leur synthèse. Ayant le veto français à l’entrée de la Grande-Bretagne, en décembre 1967, il avait été décidé - dans la perspective de développements possibles de la Communauté - de consacrer aux problèmes européens un Conseil général spécial. Fixé à janvier, remis à février, ce Conseil n’a pas eu lieu, son organisation s’étant heurtée aux obstacles habituels : le blocage de l’évolution politique européenne, dû à des facteurs extérieurs et permettant de ne se prononcer sur rien tout en déplorant l’immobilisme et des circonstances de politique intérieure mobilisant l’attention des partis et concentrant tous leurs efforts sur la lutte électorale.

C – Le Parti libéral

20De 1945 à 1961, le Parti libéral a rempli clans la vie politique belge le rôle d’une petite formation obtenant environ 12 % des suffrages et participant comme parti d’appoint à plusieurs gouvernements, s’alliant tantôt au P.S.C., tantôt au P.S.B.

21En octobre 1961, le Parti libéral disparut, cédant la place à une nouvelle formation, le Parti de la liberté et du progrès (P.L.P.) qui, par l’abandon des aspects anticléricaux de l’ancien P.L., l’opposition au travaillisme et la défense de l’unité du pays, se veut le noyau d’un regroupement centre-droit. Lors des élections de 1945, le P.L.P. obtint plus de 20 % des suffrages [9].

22Dans aucun des gouvernements auxquels ils participèrent, jamais les libéraux ne détinrent le portefeuille des Affaires étrangères ; aucune ligne politique originale ne fut élaborée par le parti en ce domaine.

23Il y eut, à l’origine, au sein du P.L. comme dans les autres partis, une minorité opposée aux innovations dont résulterait un transfert de souveraineté à des organisations extra-nationales. Mais dans l’ensemble l’idée européenne fut reçue avec faveur, l’accent mis pur le caractère libéral de la suppression des obstacles aux échanges et de primauté de l’individu sur la Nation.

24Quelques dirigeants, dont MN. Motz et Drèze, se rangèrent dès le début parmi les partisans résolus du fédéralisme. Mais leur action fut essentiellement personnelle, bien que leur situation prépondérante au sein du parti pût entretenir l’illusion d’un engagement de ce dernier. Leur but paraît d’ailleurs avoir été l’organisation des forces libérales dans une Europe qu’ils voyaient en transformation, plutôt que l’élaboration d’une doctrine libérale sur les structures à donner à cette Europe.

25Dans le domaine européen, qui ne semble à aucun moment avoir constitué pour le parti un sujet d’étude, les libéraux belges ont cultivé un individualisme et des contradictions généralement couverts par l’étiquette "européenne", et où l’on peut discerner des tendances divergentes :

  • divergence, en matière d’intégration économique, entre "libre échangistes” et "institutionnalistes" : les premiers croient aux vertus d’une libéralisation la plus large possible des échanges et craignent qu’un marché commun réduit aux six pays ne se coupe de certains courants commerciaux ; les seconds mettent l’accent sur la nécessité d’organiser le marché des Six et d’élaborer des politiques communes ;
  • même écart, dans le domaine politique, entre ceux que nous dénommerons les "internationalistes" et les "intégrationnistes" ; les premiers tiennent avant tout à ce que l’Europe reste largement ouverte sur le monde atlantique et évite de rendre plus difficile l’adhésion de pays tiers ; les seconds attachent plus d’importance à la cohésion de la Communauté qu’à son extension. Enfin, on a vu se développor au cours des dernières années, parmi certains libéraux, un courant "gaulliste", rompant avec l’atlantisme traditionnel.

26Les libéraux belges ont, depuis 1946, joué un rôle actif dans les efforts de regroupement des forces libérales européennes (Internationale libérale, M.L.E.U. [10], projet de parti libéral européen). A cet égard, on peut affirmer que le phénomène européen a constitué pour eux un élément de stratégie politique. Depuis le succès remporté lors des élections de 1965, le P.L.P. a tenté d’effectuer sur le plan européen et à son bénéfice une opération de regroupement du genre de celle qu’il a réussie en Belgique. Cette idée de parti européen avait déjà été caressée per les libéraux belges en 1952-1953 mais, à ce moment, c’était dans l’espoir de s’appuyer sur des partis homologues plus puissants.

27Cependant, ces efforts se heurtent à de grandes difficultés :

  • les adeptes du libéralisme sont loin de constituer un groupe politiquement homogène. Si, au sein des partis nationaux, des considérations tactiques leur imposent un semblant d’unité, les partis "libéraux" des divers pays se situent sur un éventail allant de la "droite conservatrice" à la "gauche radicale". Cela entraîne une méfiance réciproque et explique que les résolutions de l’Internationale libérale restent d’habitude du domaine des généralités ;
  • les initiatives "à Six" se heurtent à l’hostilité de certains dirigeants de l’Internationale. Cette hostilité est sensible au sein même du P.L.P., où "internationalistes" et "intégrationnistes", sans s’opposer ouvertement, s’efforcent de faire prévaloir leurs vues. Ce phénomène a entraîné l’inexistence de fait du M.L.E.U., qui n’est jamais arrivé à se détacher de la tutelle de l’Internationale ;
  • des dirigeants du parti, tout en estimant souhaitable la réalisation dans l’avenir d’un parti européen, n’admettraient pas actuellement la "supranationalité" d’un tel parti, et notamment le fait que leurs partenaires devraient être consultés par exemple au sujet de la participation à des alliances gouvernementales au niveau national ;
  • certains parlementaires voient d’un mauvais œil l’immixtion de personnes ne détenant pas de responsabilités parlementaires, "et même d’étrangers", dans un domaine qu’ils estiment être le leur ;
  • au sein du P.L.P., il n’y a pas unanimité quant à l’identité des partenaires avec lesquels un parti européen pourrait être constitué : les uns préconisent un parti conservateur par alliance des libéraux avec certains partis de droite ; d’autres voient un regroupement des forces non chrétiennes et non socialistes.

II – Points communs aux trois partis

A – Similitude des positions officielles

28L’attitude générale des trois partis est favorable à l’intégration. Au sein de chacun d’entre eux se sont manifestées, au début, des réticences, plus particulièrement chez certains socialistes craignant une domination de la droite conservatrice sur une Europe que libéraux et chrétiens semblaient avoir une tendance à faire leur. De ce fait, l’attitude du parti socialiste est restée méfiante au cours des premières années, sans que l’on puisse parler d’opposition systématique. Mais depuis la relance de Messine et la mise en route du Marché commun, le principe de l’intégration européenne n’a jamais été remis en question. Le désir de sauvegarder les résultats acquis a certainement suscité dans les trois partis la naissance d’un réflexe européen. C’est ainsi que les milieux P.S.C. et libéraux les plus attachés au libre échange ne sont plus disposés actuellement à sacrifier la cohésion de la Communauté à son élargissement, particulièrement depuis que la Grande-Bretagne a signifié son intention d’accepter l’esprit du Traité de Rome. De même, beaucoup de ceux qui, parmi les libéraux et les sociaux-chrétiens, craignaient un dirigisme et une mainmise des institutions communautaires sur la vie économique souhaitent à présent que les interventions nationales fassent place à des politiques communes.

29L’adhésion de la Grande-Bretagne est officiellement souhaitée par les trois partis. Les plus attachés à cet élargissement ont toujours été les socialistes, certains d’entre eux ayant estimé que l’absence de la Grande-Bretagne était une raison pour s’opposer à la création de la C.E.C.A. et de la C.E.D. Certains milieux du P.S.C. et du Parti libéral en étaient moins chauds partisans, les uns pour des raisons économiques liées à la défense de certains intérêts nationaux, les autres - rejoignant une minorité des socialistes - craignant une dilution de la Communauté. Cependant le veto français et l’acceptation par la Grande-Bretagne des principes du Traité de Rome ont fait l’unanimité en sa faveur. Récemment, les porte-parole des trois grands partis ont affirmé leur soutien à la politique européenne de M. Harmel.

30On peut trouver confirmation de l’unité de vues des partis "nationaux" dans le fait que M. Davignon, chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères socialiste Spaak,soit devenu celui de son successeur P.S.C Harmel, de même que M. Grandry, chef de cabinet du ministre des Affaires européennes socialiste Fayat,soit resté en fonctions aux côtés du social-chrétien Van Elslande, dans le fait aussi qu’il put être question au moment de la constitution du gouvernement P.S.C.-P.L.P. en 1966, de confier à M. Spaak le portefeuille des Affaires étrangères.

B – Caractère marginal des préoccupations européennes

31La poursuite de l’intégration économique et politique, l’élaboration de politiques communes, la démocratisation des institutions, l’élargissement de la Communauté, sont des thèmes généraux repris dans tous les programmes électoraux. Mais les problèmes européens y sont évoqués dans la partie réservée aux affaires étrangères ; ils ne pénètrent pas les rubriques consacrées aux questions intérieures. Ainsi, par exemple, dans son programme électoral de 1965, le P.S.B. consacre un long passage à l’exposé de sa façon d’envisager l’élaboration et l’exécution du programme économique ; il n’y fait aucune allusion à la programmation au plan européen, ni aux adaptations qu’exige sa compatibilité avec les programmes nationaux ; la politique économique commune à moyen terme est évoquée, dans la section réservée aux affaires étrangères, comme moyen d’accélérer les progrès sociaux au sein des Communauté européennes.

32Remarquons que les élections législatives de 1965 ont eu lieu au mois de mai, précédant donc la crise européenne du deuxième semestre. Mais comme les trois partis, au moment de la crise, se rangèrent derrière la politique de M. Spaak, on peut légitimement supposer que la politique européenne n’aurait de toute façon pas pris plus d’importance dans la campagne électorale si celle-ci s’était déroulée pendant la crise, comme ce fut le cas en France.

33Lors des dernières élections du 31 mars 1960, le thème européen fut utilisé par tous les partis, y compris les partis à base linguistique ou régionale, pour appuyer leurs solutions aux problèmes nationaux. Les partis ne se sont pas présentés à l’électeur comme défenseurs d’une certaine conception de l’Europe, ils ne lui ont pas soumis un programme destiné à résoudre les difficultés propres à la construction européenne ; au contraire, ils ont brandi la perspective d’une Europe inéluctablement en formation pour faire valoir que la politique qu’ils préconisent est la seule susceptible de préserver la place de la Belgique dans cette Europe, celle de Bruxelles comme capitale européenne.

34Tous se sont prononcés en faveur de la poursuite et de l’accélération de l’unification économique et politique, et pour l’élargissement. Le P.S.B. n’a émis aucune critique de ce que fut la politique européenne du ministre P.S.C. Harmel. A cet égard, la seule note discordante semble avoir été celle du Rassemblement wallon, qui se déclare favorable à une "Europe unie et indépendante", mais hostile à toute tentative de créer un "Benelux politique", nouveaux Pays-Bas dirigés contre la France et dont la Wallonie serait le parent pauvre, et proclame les "aspirations françaises" des Wallons [11].

35Autre signe du climat d’indifférence approbatrice des milieux politiques : le Parlement belge ne connaît guère de grands débats de politique européenne ; celle-ci est évoquée à l’occasion de la discussion du budget des affaires étrangères et lors de rares interpellations émanant habituellement des mêmes orateurs et sans susciter d’intérêt particulier. Il existe une commission des Affaires européennes de la Chambre des représentants créée en 1962 dans le but d’informer le Parlement des activités européennes du gouvernement et des parlementaires européens (qui ne sont pas membres de la commission mais participent à ses travaux à titre consultatif). Il semble que cette commission ne fonctionne pas de manière très efficace et ne soit pas arrivée à faire de l’action des parlementaires délégués par les Chambres belges aux assemblées européennes une véritable émanation du Parlement. Strasbourg et Bruxelles continuent à être deux mondes parlementaires bien distincts.

C – Engagement de certaines personnalités

36Au sein de chaque parti, les problèmes européens sont le domaine de quelques personnalités, spécialistes des questions internationales ou "européens" convaincus. Ce n’est qu’en 1966 pour le P.S.B., en 1967 pour le P.L.P., qu’ont été créées des commissions d’affaires européennes [12]. Pour l’ensemble des militants et méme des cadres des partis, ces affaires restent lointaines et marginales et le fonctionnement des commissions demeure extérieur à la vie du parti. L’action de certaines hautes personnalités - telles par exemple MM. van Zeeland, Théo Lefèvre et Tindemans au P.S.C. ; Spaak, Dehousse et Radoux au P.S.B. ; Motz, Drèze et Rey au P.L.P. - reste individuelle. Certains jeunes font preuve de dynamisme au sein de mouvements estudiantins ou de jeunesse : dynamisme souvent éphémère et dans certains cas motivé par les perspectives que peut leur procurer, en vue d’une carrière politique ultérieure, une "spécialité" où la concurrence est minime. Il semble que ce tremplin ce soit révélé peu efficace.

37On constate donc une apathie des partis dans leur ensemble sous le couvert d’une sympathie de principe, et un engagement réel de personnalités ou de petits groupes. Au P.S.B. et au P.S.C., certains tentent en vain, depuis longtemps, individuellement ou en constituant un noyau, de susciter un mouvement d’intérêt de l’ensemble du parti ; au P.L. puis au P.L.P., la situation jusqu’en 1964 était un peu différente : l’action européenne était le fait de très hautes personnalités du parti qui se considéraient comme agissant en son nom et semblent ne pas trop s’être souciées de rallier l’opinion de leurs amis politiques. Depuis la mort des deux principaux leaders libéraux "européens", certains groupes tentent d’influencer les dirigeants du parti dans des sens divers.

D – Existence de tendances divergentes

38Dès que l’on dépasse le stade des généralités et de l’expression très globale de sentiments européens, de nettes divergences se font jour dans les opinions exprimées par des hommes politiques d’un même parti. Ces divergences, qui subsistent à l’état latent, apparaissent lorsqu’il est nécessaire de se prononcer sur un projet européen bien défini. Ainsi, qu’il s’agisse de la C.E.C.A., de la C.E.D., du projet de communauté politique, du plan Fouchet ou de l’adhésion de la Grande-Bretagne, le clivage entre les opinions exprimées ne s’est pas produit entre les trois partis, mais en leur sein, chacun d’entre eux comptant des partisans et des adversaires de la supranationalité, chacun étant divisé quant au problème de la primauté à accorder à l’extension ou au renforcement des communautés.

39Il y a en matière européenne, entre une certaine "gauche fédéraliste" existant dans chaque parti - si l’on donne à "gauche" le sens de "partisan d’un changement des structures"-, plus de communauté de vues qu’à l’intérieur d’un parti entre les représentants de cette "gauche" et ceux de la "droite traditionaliste" [13]. Si cette "gauche" et cette "droite" correspondent dans certains cas avec la gauche et la droite en matière économique et sociale, il n’en est pas toujours ainsi. Par exemple, certains socialistes se sont montrés méfiants à l’égard de la construction européenne, parce qu’ils craignaient que les structures anciennes fassent place à des institutions dominées par les conservateurs ; et le plan Schuman a été soutenu par certains libéraux qui y voyaient une étape nécessaire dans l’évolution vers la suppression des barrières douanières et le rétablissement d’un libre échange similaire à celui du 19ème siècle.

40Les partis ne font pas l’unité non seulement sur les institutions politiques à souhaiter pour l’Europe et sur les moyens d’y parvenir, mais aussi au sujet des structures économiques et sociales et de la physionomie idéologique de cette Europe. Ces différences sont moins profondes chez les socialistes, où elles portent surtout sur l’opportunité d’une collaboration à l’édification d’une Europe capitaliste susceptible d’être transformée par la suite. Mais toute réflexion sur les objectifs d’une société européenne opposerait, au sein du P.S.C. et du P.L.P., non seulement "travaillistes" et "conservateurs" pour le P.S.C., mais les tenants des diverses nuances du néo-libéralisme et, d’une façon plus générale, la "gauche" et la "droite" de chaque parti. A cet égard, il est instructif d’examiner la participation de personnalités des divers partis aux mouvements d’action européenne : mis à part les mouvements de couleur politique - Union européenne des démocrates-chrétiens, Gauche européenne, Mouvement libéral pour l’Europe unie -, des mouvements de tendances politiques et idéologiques très différentes comptent parmi leurs adhérents des représentants des divers partis.

III – Tentative d’explication

41Le phénomène le plus frappant nous paraît être le large consensus des trois grands partis belges en tant que tels et le caractère vague et imprécis de leurs options de politique européenne. On peut avancer, pour expliquer ce phénomène, les explications suivantes :

A – Consensus général de l’option et assimilation à la politique internationale

42Du fait même que l’idée européenne ne se soit pas heurtée en Belgique à une véritable contestation (sauf de la part du P.C., dont l’importance est négligeable), l’opinion belge considère depuis des années l’intégration comme un phénomène bénéfique, naturel et inéluctable : tout le monde étant "pour l’Europe" mais, celle-ci se faisant au niveau des techniciens et à celui des ministres, les partis, constamment engagés dans la lutte pour le pouvoir, n’ont pas éprouvé le besoin d’une exploitation électorale du thème européen.

43Les difficultés rencontrées dans la construction de l’Europe politique sont venues de l’extérieur. On considère donc en Belgique qu’elles sont du ressort de la diplomatie, et on leur oppose une politique "belge" - celle du ministre des Affaires étrangères [14]. Dès lors, les affaires de politique européenne connaissent de la part de l’opinion et des partis le sort traditionnellement réservé en Belgique aux affaires internationales.

44Le fait d’être un petit pays très centré sur ses problèmes intérieurs, soucieux d’éviter les complications internationales et plus désireux de vivre dans la paix et la prospérité que d’influencer le destin du monde, produit des conséquences ambiguës : d’une part un certain provincialisme de l’opinion qui se désintéresse de la politique étrangère avec le sentiment que les événements seront de toute façon imposés de l’extérieur ; d’autre part, une action personnelle parfois importante de certains hommes d’Etat belges qui, ne se sentant pas contrôlés par l’opinion publique ni par les partis dans ce domaine, jouent souvent sur la scène internationale un rôle d’autant plus considérable qu’il est plus facilement admis de la part de représentants d’un petit pays ne pouvant inquiéter par des ambitions nationales. Paradoxalement, on voit alors les partis utiliser électoralement le rôle international joué par certains de leurs dirigeants - qu’on songe aux voix recueillies grâce au prestige de M. Spaak et, récemment, à l’usage fait par le P.L.P. du nom de M. Rey lors de la campagne électorale - sans que le fond des problèmes de politique étrangère passionne en aucune façon le corps électoral.

B – Mode de fonctionnement des institutions communautaires

45Quant au fonctionnement même du Marché commun et à l’élaboration des politiques communes dans le cadre des Communautés, qui affectent directement les affaires intérieures et auxquels plusieurs ministres belges participent régulièrement, le détachement des partis à leur sujet peut s’expliquer par les circonstances suivantes : l’action des Conseils de ministres des Communautés se situe dans une sorte de vacuum politique. Elle ne fait guère l’objet de débats à la Chambre belge -où les questions posées à leur sujet relèvent essentiellement de la défense d’intérêts sectoriels -, et chacun sait que les ministres ne sont pas responsables devant le Parlement européen. Les décisions des Conseils résultent toujours de compromis entre les positions des divers Etats membres et de la Commission. Estimant apparemment que le ministre responsable doit être en mesure d’apprécier la meilleure façon de défendre les intérêts nationaux en fonction des positions de ses partenaires, les partis s’en désintéressent, laissant ainsi le champ libre à l’action des groupes d’intérêts. Cependant, des services de radio et de télévision belges font un grand effort d’information au sujet des problèmes traités au conseil de ministres des Communautés. Par exemple, le public a été tenu au courant du déroulement des discussions sur le prix du beurre, sans cependant que lui soient clairement expliquées la position exacte défendue par le représentant de la Belgique et la justification d une position qui n’est débattue ni au Parlement, ni au sein du parti, ni même souvent en conseil ministériel. Dans ces conditions, la technicité et la complexité du problème en détourne l’opinion publique et l’encourage a considérer les questions européennes comme un domaine réservé aux seuls spécialistes.

C – Caractères propres de la vie politique en Belgique

46La politique européenne des partis doit être envisagée à la lumière des caractères particuliers du système politique belge [15]. Le principal de ceux-ci est l’existence de trois "mondes" dont les trois grands partis sont l’expression politique et comportant chacun un réseau d’organisations, parmi lesquelles les groupes socio-économiques jouent un rôle important. Les groupes homologues appartenant à des familles politiques différentes partagent des aspirations et des intérêts communs. D’autre part, l’arithmétique électorale ne permet à aucun parti d’assumer seul les responsabilités du pouvoir (la seule exception depuis 1946 a été les gouvernements P.S.C.-homogènes de 1950-1954). Pour reprendre l’expression de J. Ladrière, ces facteurs déterminent le fait que la décision politique en Belgique soit de type "adaptatif" plutôt que "volontariste", le pouvoir politique agissant d’habitude pour faire face à une situation donnée plutôt que pour créer l’événement en fonction d’un projet.

47En matière européenne comme dans d’autres domaines, le résultat sera un manque d’initiative, un recul devant tout projet risquant de ne pas faire l’unanimité, une tendance à être constamment à la remorque des événements.

48Comme le fait remarquer encore J. Ladrière, c’est d’habitude à travers les groupes que les partis sont sensibilisés aux problèmes qui se posent dans la vie sociale. Or, dans le domaine européen, ce système de relais ne fonctionne guère : les groupes s’adressent de préférence soit aux administrations ou aux gouvernements nationaux, soit à la Commission européenne. S’il est vrai que, pour de nombreux problèmes domestiques, les tractations ont lieu entre dirigeants et chefs de partis au détriment de l’action parlementaire, les partis interviennent très peu sinon pas du tout lorsqu’il s’agit de problèmes européens. Par exemple, nous voyons les organisations agricoles exercer une pression sur le ministre de l’agriculture sans que le P.S.C., dans l’orbite duquel se situe la plus puissante de ces organisations et qui est le parti du ministre, paraisse y prêter une attention particulière.

49En outre, l’interdépendance des partis belges et la nécessité où ils se trouvent de s’entendre sur des compromis les fait reculer devant les perspectives d’ingérence dans leurs affaires de partis homologues de la Communauté et rend difficile la mise sur pied de programmes communs avec ces derniers.

D – Acuité des problèmes intérieurs

50"Affaire royale", "guerre scolaire", crises politiques et sociales et grèves de fin 1960-début 1961, problèmes linguistiques et communautaires, problèmes de la décolonisation et des relations de la Belgique avec le Congo, qui, à de nombreux moments depuis 1959, ont sensibilisé l’opinion publique du pays : le personnel politique a été sollicité par ces problèmes qui ont dominé la scène nationale et fourni le thème des campagnes électorales. Les états-majors de partis prennent une part de plus en plus considérable au traitement des problèmes nationaux. Envisager leur solution dans un cadre plus large serait, de la part des partis, accepter un amoindrissement de leur propre rôle.

E – Sentiment d’impuissance

51Tous les partis belges se trouvent actuellement devant la nécessité de redéfinir leur doctrine et leur politique devant les problèmes institutionnels qui se posent au pays. Outre les réticences dues aux raisons mentionnées ci-dessus, ils ont conscience du fait que l’état de l’intégration européenne ne permet pas de lier à son développement la solution de ces problèmes urgents. L’insuccès connu aux dernières élections par les rares candidats ayant basé leur campagne sur le thème européen a bien montré que si l’Europe peut servir éventuellement d’argument dans le débat politique belge, elle ne peut en aucune façon le dominer. La solution des problèmes intérieurs dans un cadre européen relevant actuellement de l’utopie, les partis ne font pas intervenir dans leur stratégie une unification européenne qu’ils se sentent impuissants à faire avancer. Il y a là une différence importante entre grands et petits pays quant à l’impact de la politique extérieure sur la politique intérieure, du fait même du retentissement extérieur des positions adoptées par les partis. Ceux-ci ont conscience du pou de poids qui est le leur sur la scène internationale. L’argument suivant a été utilisé au Parlement belge lors des discussions sur la C.E.C.A. : il faut ratifier le projet car cela n’engage à rien au cas où il serait repoussé par les autres pays, et il ne faut pas que la Belgique se tienne à l’écart au cas où les autres le réaliseraient.

F – Attachement des partis à leur propre autonomie

52Se déclarant dans l’ensemble en faveur de la supranationalité, aucun des partis ne se montre disposé à abandonner ses propres structures nationales. Cela a été confirmé au cours de tous nos entretiens : malgré les contacts nombreux, les efforts de coordination et un certain travail en commun, aucun parti n’est disposé à abandonner aucune de ses prérogatives au bénéfice d’une organisation commune. S’il faut y voir une difficulté évidente à se détacher du cadre traditionnel et à rompre avec les structures établies, il est probable qu’il existe également une crainte de perdre les leviers de commande au bénéfice de partenaires plus puissants. A cet égard, il nous paraît symptomatique de constater que c’est au moment où il s’est trouvé en position de force par rapport aux autres partis libéraux que le P.L.P. a relancé l’idée d’un parti libéral européen. Il y a aussi une méfiance à l’égard des partis homologues, due à leur physionomie souvent très différente. Par exemple, beaucoup de sociaux-chrétiens reprochent aux démocrates-chrétiens allemands un excès de conservatisme et on observe chez les libéraux, selon qu’ils soient de tendance radicale ou conservatrice, des sympathies diversément orientées.

Conclusion

53Il apparaît que les partis belges n’ont pas consciemment tiré les conséquences de la situation nouvelle créée par la participation de la Belgique aux Communautés. Se voulant "européens", ils se désintéressent des modalités susceptibles de mener au but théoriquement poursuivi. Restant "nationaux", ils acceptent et appuient des initiatives restreignant leur pouvoir d’action et leur sphère d’influence. Il nous semble que leur inertie ne permet pas d’assimiler leur action en matière européenne à celle des groupes de pression, puisque cette hypothèse suppose qu’ils cherchent à influer sur le cours de l’intégration. Nous avons vu que c’est rarement le cas des partis en tant que tels.

54Les sondages d’opinion indiquent qu’il existe dans l’opinion publique un consensus passif en faveur de l’Europe. Ce consensus trouve un écho dans l’adhésion globale des partis. Cependant ceux-ci n’assurent pas leur rôle habituel de relais entre l’opinion et le pouvoir : ils ne se préoccupent guère d’informer et d’orienter leurs électeurs au sujet des options précises qui se présentent en matière européenne, ni de traduire et de défendre leurs volontés. S’il est vrai que "les capacités de décision mises au service de la construction européenne par les protagonistes de l’entreprise dépendent a priori des attitudes politiques des "Européens" [16], l’analyse des attitudes des partis politiques nous montre qu’ils n’assument pas un rôle déterminant dans ce processus.


Date de mise en ligne : 26/11/2014.

https://doi.org/10.3917/cris.433.0001

Notes

  • [1]
    Les grandes lignes de ce rapport ont été présentées au colloque tenu à Bruges les 30 novembre et 1er décembre 1968 par l’Association des instituts d’études européennes.
  • [2]
    Les partis politiques et l’intégration européenne, rapport présenté au VIIe congrès mondial de l’Association internationale de science politique, Bruxelles, 18-23 septembre 1967.
  • [3]
    Les données de base de cette étude ont été fournies par des interviews, par la documentation réunie au Centre national d’étude des problèmes de sociologie et d’économie européennes et par les travaux effectués au Centre sous la direction de R. Rifflet : Les socialistes belges et l’intégration européenne par G. Marchal-Van Belle, Editions de l’Institut de Sociologie, 1968, une étude en cours par J. Vanden Borre sur le P.S.C. et notre propre étude achevée et non publiée sur les libéraux. Des éléments supplémentaires ont été trouvés dans Les groupes dirigeants belges et les dimensions supranationales par R. Rifflet, C.R.I.S.P., Courrier Hebdomadaire n° 373-376, 29 septembre 1967, dans le rapport introductif de D. Paulus au colloque sur L’opinion belge et les demandes d’adhésion au Royaume-Uni à la C.E.E., Institut d’études européennes de l’U.L.B., 8 janvier 1969, ainsi que dans les travaux de ce colloque.
  • [4]
    34,44 % en 1965, 31,73 % en 1968.
  • [5]
    Exception faite de l’éphémère gouvernement homogène P.S.C. constitué en juin 1958 par M. Eyskens, auquel succédera en novembre de la même année l’équipe P.S.C.-libérale toujours dirigée par M. Eyskens.
  • [6]
    Sauf pendant la dernière année du gouvernement P.S.C.-libéral de 1954-1958 : M. Spaak, ayant quitté le gouvernement pour assumer le secrétariat général de l’O.T.A.N.,fut remplacé par le socialiste M. Larock le 11 mai 1957.
  • [7]
    Qui fut secrétaire national du P.S.C. et est actuellement ministre des Relations communautaires (il s’agit bien entendu des relations entre les communautés qui composent la Belgique).
  • [8]
    Notons qu’au Sénat, le projet a été voté à l’unanimité de tous les partis.
  • [9]
    Pour la facilité de l’exposé, le terme "libéral" sera utilisé dans ce rapport pour désigner les représentants du P.L. et du P.L.P.
  • [10]
    Mouvement libéral pour l’Europe unie.
  • [11]
    Nous ne ferons qu’évoquer ici les attitudes des petits partis, qui n’ont pas fait l’objet d’une étude systématique. Au cours de ces derniers mois, et notamment lors du débat de politique étrangère au Sénat les 15, 16 et 21 janvier 1969, le Rassemblement wallon et le Front des francophones se sont abstenus de commenter défavorablement la politique française, ont critiqué la politique de M. Harmel et exprimé leur opposition à l’établissement de relations politiques privilégiées dans le cadre de Benelux. La Volksunie, quant à elle, regrette le peu de progrès enregistré dans le cadre du Benelux et se déclare favorable à un processus de fédéralisation menant à une Europe des peuples diversifiée sur des bases ethniques.
  • [12]
    Pour le P.S.C., une telle commission fonctionne depuis plusieurs années dans le cadre du centre d’études CEPESS dirigé par le président du parti.
  • [13]
    Cette constatation est illustrée de façon frappante par le fait que le libéral belge qui préside actuellement la Commission des Communautés s’est adjoint un chef de cabinet socialiste.
  • [14]
    Effet inverse de celui qu’a provoqué en France même la politique gaulliste, comme en témoigne l’article de N.C. Braun, Les débats sur l’Europe au Parlement français, Revue du Marché commun, n° 111, avril 1968, pp. 645 à 652.
  • [15]
    Ce système est analysé dans les travaux du C.R.I.S.P. Voir notamment La décision politique en Belgique, 1965 (sous la direction de J. Ladrière, J. Meynaud et F. Perin), Caractères généraux de la décision politique en Belgique, par J. Ladrière, Courrier Hebdomadaire n° 372-373 du 8 septembre 1967 et Les groupes dirigeants belges et les dimensions supranationales, par R. Rifflet, Courrier Hebdomadaire n° 375-376 du 29 septembre 1967. Voir aussi Res publica, vol. IX - 1967 - n° 3, numéro consacré aux problèmes politiques belges à l’occasion du VIIème congrès mondial de science politique.
  • [16]
    St. Bernard, L’Europe unie et l’opinion, Le Monde, 14 juillet 1967, p. 8.
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