Notes
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[1]
Le Drapeau Rouge, 23 août 1968.
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[2]
souligné par nous.
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[3]
P.C.B.-Information est un petit organe tri-hebdomadaire à tirage limité et diffusé seulement sur abonnement.
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[4]
Le Drapeau Rouge, 30 août 1968.
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[5]
Le Drapeau Rouge, 30 août 1968.
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[6]
M. M. Levaux défend une position semblable à celle de M. Drumeaux : Selon lui, la décision soviétique est inspirée par "une vue pessimiste de la capacité des forces démocratiques et ouvrières des pays capitalistes de mettre en échec les éperviers impérialistes … " (Le Drapeau Rouge, 23 août 1968).
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[7]
Classées d’après leurs effectifs, les fédérations du Borinage, du Brabant-wallon, de Charleroi, de Huy-Waremme, de Tournai-Ath-Mouscron et du Luxembourg sont respectivement les 2e, 11e, 4e, 8e, 5e et 18e du Parti (pour un total de 19 fédérations).
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[8]
D’après le même classement, les fédérations du Centre, de Thudinie et de l’Ourthe-Amblève sont respectivement 7e, 16e et 17e.
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[9]
Le texte ajoute cependant : "mais cette confiance ne nous dispense pas de réfléchir par nous-mêmes et de dire ce que nous avons à dire. Elle n’aurait plus rien de commun avec le marxisme-léninisme si on la laissait se transformer en réflexe religieux, complété d’une version "rouge" du dogme de l’infaillibilité pontificale".
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[10]
Lorsque débute la tribune de discussion, la direction du Parti accepte régulièrement que des "travailleurs et des démocrates non communistes" y participent, mais ce nombre demeure faible.
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[11]
Sur ces 68 contributions, 14 émanent de membres du comité central et une d’un membre démissionnaire de ce comité. Trois des participants à la tribune de discussion appartiennent au bureau politique.
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[12]
Cette contribution à la discussion n’a pas été publiée dans Le Drapeau Rouge. Avec plusieurs autres, rédigées trop tard pour paraître dans la "tribune" de l’hebdomadaire du P.C.B., elle a été distribuée pendant le congrès national.
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[13]
Contribution à la tribune de discussion distribuée au congrès du Parti.
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[14]
Contribution à la tribune de discussion distribuée lors du congrès.
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[15]
souligné par nous.
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[16]
Il faut encore relever, dans le discours de M. Drumeaux, une allusion au problème de l’antisémitisme : "Nous considérons comme un devoir de dire fermement qu’en aucune manière, aucun parti ouvrier ne peut composer avec les courants antisémitiques, que ceux-ci se manifestent dans ses propres rangs ou dans la société dans laquelle il vit … Ils font trop de tort à la cause commune pour que nous acceptions des manifestations d’entente passagère ou d’opportunisme à l’égard de courants de ce genre".
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[17]
voir annexe.
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[18]
En 1965, le Parti communiste avait fait cartel à Bruxelles avec l’Union de la Gauche socialiste et dans certains arrondissements wallons avec le Parti wallon des travailleurs.
En 1968, les formations fédérées dans la Confédération socialiste des travailleurs (Union de la Gauche socialiste, Parti wallon des travailleurs, Mouvement socialiste des Flandres) ont obtenu 8.798 voix, soit 0,16 % des votes valables.
1Comme dans la plupart des Partis communistes d’Europe, l’intervention militaire de l’U.R.S.S. et des pays du Pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie a produit dans le Parti communiste de Belgique des remous profonds. Sans que l’on puisse parler de véritable crise, le malaise y a été sérieux. Il y a donné lieu à des tensions et à des discussions qui n’ont pas nécessairement épuisé tous leurs effets mais au sujet desquelles il est maintenant possible de faire le point.
2C’est là l’objet de cette étude qui se propose de passer en revue les réactions produites par l’événement, successivement au niveau de la direction du P.C.B. et dans ses instances officielles (bureau, comité central, fédérations et base ainsi que la presse) et à celui de ses membres. C’est dans cet examen que s’intègre l’analyse du congrès que le Parti communiste tint les 15, 16 et 17 novembre 1968 et dont les débats consacrèrent une place importante à l’"affaire tchécoslovaque". Cette étude débouche sur des conclusions que l’on peut dégager dès à présent.
I – Les réactions officielles
3Lorsque, dans la nuit du 20 au 21 août 1968, les troupes soviétiques et des forces alliées envahirent la Tchécoslovaquie, la réaction du Parti communiste de Belgique ne se fit pas attendre. Son bureau politique publia une déclaration, dès le 21 août, qui prit la forme d’une "lettre ouverte" adressée aux Partis communistes de l’U.R.S.S., de Bulgarie, de Hongrie, de Pologne et de la République Démocratique Allemande.
4Les rédacteurs de ce texte reconnaissaient sans doute que :
"en Tchécoslovaquie, depuis quelques mois, les éléments hostiles au socialisme, les ennemis des travailleurs, les agents d’officines impérialistes liées à l’OTAN, ont déployé des activités dans le but d’affaiblir l’unité des pays socialistes, de porter atteinte aux conquêtes socialistes en Tchécoslovaquie et d’y instaurer le capitalisme" [1].
6Mais tout en rappelant que le P.C.B. avait exprimé, au cours du mois de juillet 1968 au Comité central du Parti communiste de Tchécoslovaquie, sa "solidarité dans sa lutte contre les forces réactionnaires pour le développement de la démocratie socialiste", le bureau politique affirmait :
"Nous ne pouvons approuver l’intervention militaire qui a été déclenchée en Tchécoslovaquie" [2].
8Et la "lettre ouverte" de préciser :
"… Dans le cas présent, vous avez donné l’impression d’agir comme s’il était devenu impossible d’espérer les changements politiques qui permettraient d’aboutir au démantèlement des blocs militaires et au désarmement".
10Et plus loin :
"Nous étions convaincus, après les réunions de Cierna et de Bratislava, que les pays socialistes avaient démontré leur capacité de régler leurs différends selon des règles de négociation d’un type supérieur. Nous ne comprenons pas pourquoi vous avez effectué un tel tournant, et nous souhaitons que vous donniez au mouvement ouvrier les explications convaincantes auxquelles il a droit".
12Et enfin :
"Nous considérons que plus tôt vos troupes pourront être retirées du territoire tchécoslovaque, mieux cela vaudra".
14Une première remarque s’impose : si l’on se réfère aux réactions qu’ont eues à ce moment d’autres Partis communistes européens, les formules utilisées par le bureau politique du P.C.B. apparaissent modérées. Les dirigeants du P.C.F., par exemple, manifestèrent leur "désapprobation". Des partis communistes, comme ceux d’Angleterre, d’Autriche, d’Italie et de Suède, allèrent beaucoup plus loin et recoururent à des termes plus tranchants. Il ne faudrait cependant pas accorder à ces problèmes de terminologie une importance excessive. Car si, dans la "lettre ouverte", la direction du P.C.B. se contenta d’une expression prudente ("Nous ne pouvons approuver..,"), des termes beaucoup plus nets furent employés par la suite par des personnalités en vue du Parti. Le bureau politique, quant à lui, parla de "faute grave" à propos de la politique décidée par l’Union soviétique (Le Drapeau Rouge, 13 septembre 1968). M. Marc Drumeaux, qui a succédé à Ernest Burnelle, décédé au mois d’août dernier, comme président du Parti, employa les mêmes termes (Le Drapeau Rouge, 30 août 1968). De son côté, M. Jan Debrouwere, membre du bureau politique et directeur politique du Rode Vaan parla des "divergences importantes" qui séparent le P.C.B. des communistes soviétiques (Rode Vaan, 5 septembre 1968). Et Pierre Joye, membre du Comité central et un des principaux rédacteurs du Drapeau Rouge regretta, dans les colonnes de ce journal", "une erreur aussi terrible que l’intervention militaire" (Le Drapeau Rouge, 13 septembre 1968).
15Ce qu’il est important de remarquer, c’est que la réaction des dirigeants communistes belges à l’invasion de la Tchécoslovaquie fut nettement critique. Nous dirons plus loin à quel point ce genre de positions vis-à-vis de l’Union soviétique innove dans la tradition et la pratique du P.C.B. Dans cette mesure, on ne peut dire que cette réaction était normale et prévisible. Cependant, depuis que la crise entre la Tchécoslovaquie et l’U.R.S.S. avait pris des formes aiguës, les réactions du P.C.B., perceptibles surtout à travers sa presse, ne laissaient guère de doute sur l’orientation de ses sympathies.
16Dans Le Drapeau Rouge par exemple, on ne cachait pas l’importance que revêtait l’"expérience tchécoslovaque" pour les communistes européens, pour ceux de Belgique en particulier. Une note de la rédaction, précédant une analyse du "Programme d’action" du Parti communiste de Tchécoslovaquie déclarait :
"…la réussite de l’œuvre … entreprise par les communistes tchécoslovaques aura une importance capitale pour le mouvement ouvrier des pays capitalistes les plus évalués - dont le nôtre" (Le Drapeau Rouge, 5 juillet 1968).
18Pour le reste, les commentaires relatifs aux événements de Tchécoslovaquie furent principalement confiés à M. S. Nudelhole, chroniqueur de politique étrangère de l’organe officiel du Parti. Il insista sur le même thème : l’importance de l’expérience tentée par le Parti communiste tchèque :
"C’est que les communistes tchécoslovaques prenaient à bras le corps un problème fondamental de notre époque, celui qui consiste à faire passer la société socialiste à un niveau supérieur correspondant à son degré de développement actuel".
20De telles affirmations étaient accompagnées d’un éloge vibrant des dirigeants communistes de Prague : "C’est l’honneur" écrivait M. Nudelhole, "du Parti communiste tchécoslovaque d’avoir trouvé dans son sein la force et les ressources nécessaires aux changements indispensables". Sans doute, l’existence d’un mouvement de droite n’était-il pas passé sous silence, mais le journal communiste ajoutait qu’il "ne faut pas surestimer la force et la représentativité de ces éléments".
21D’autre part et surtout, M. Pierre Joye faisait paraître, dans trois numéros successifs de l’hebdomadaire communiste (19 juillet, 26 juillet et 2 août) un long reportage sur la Tchécoslovaquie. Le titre donné à un des articles ainsi publiés résume fidèlement leur contenu d’ensemble : "Le grand espoir de la Tchécoslovaquie". On y trouvait une analyse sévère de la situation telle qu’elle existait à Prague, à la veille de l’arrivée au pouvoir de M. Dubcek et un examen précis de l’ensemble des réformes introduites par l’équipe nouvelle. Il était clair, en tout cas, que le rédacteur à qui avait été confiée cette tâche d’information éprouvait la plus vive sympathie pour le cours nouveau de la Tchécoslovaquie.
22Quant à la direction même du Parti, elle prenait position, par la voie d’un éditorial écrit par M. Jean Blume, du Bureau politique, en faveur de l’indépendance de tous les partis communistes : "Chaque parti est pleinement responsable de ses décisions et de ses actes devant la classe ouvrière et le peuple de son pays, qui en sont les meilleurs juges", ajoutant au surplus qu’"il sera mal venu de notre part de ne pas soutenir et appuyer le mouvement de démocratisation entrepris par nos camarades du Parti communiste de Tchécoslovaquie" (Le Drapeau Rouge, 2 août 1968). Cet article, publié au moment même où les entretiens de Cierna constituaient un tournant important et délicat dans les relations entre l’U.R.S.S. et la Tchécoslovaquie, ne manquait pas de clarté. Il confirmait, en fait, une déclaration officielle du bureau politique du P.C.B. qui, au mois de juillet, alors que la tension entre Tchèques et Soviétiques devenait aiguë, avait assuré le Comité central du Parti communiste tchèque "de la solidarité des communistes de Belgique", précisant que "votre lutte contre les forces réactionnaires et pour l’épanouissement de la démocratie socialiste est une lutte juste. Vous la menez en accord avec les travailleurs organisés et les meilleurs intellectuels de votre pays. Nous lui souhaitons plein succès, car les travailleurs belges, eux aussi, ont intérêt à ce que la Tchécoslovaquie socialiste soit toujours plus prospère et mieux en mesure de contribuer au triomphe des causes mondiales de la paix, du progrès, de la liberté et du bonheur des peuples" (Le Drapeau Rouge, 12 juillet 1968).
23On comprend donc que c’est avec beaucoup de soulagement que les communistes belges accueillirent les accords de Cierna et de Bratislava qui paraissaient ébaucher un processus de détente. Non seulement le spectre d’une intervention militaire soviétique semblait disparaître, mais la brèche qui s’était ouverte dans le camp des pays communistes européens donnait l’impression d’être colmatée. Dans P.C.B.-Information [3] du 20 août, le directeur politique du Drapeau Rouge, M. Levaux, membre du bureau politique et actuellement député, exprimait de la manière suivante ce sentiment de soulagement. Faisant allusion aux informations qui circulaient à l’époque et qui faisaient état des divergences entre communistes des pays de l’Est, M. Levaux écrivait :
"Demain bien sûr, les exégètes bourgeois se livreront à nouveau aux plus subtiles digressions qui leur permettront d’entretenir le sentiment de "division profonde des pays socialistes" dans l’opinion publique en attendant la prochaine occasion de remettre ça, à la une".
25Quelques heures plus tard, l’"affaire tchécoslovaque" repassait effectivement "à la une" et les dirigeants communistes belges étaient amenés à prendre la position que nous avons signalée plus haut. L’attitude du bureau politique, telle qu’elle se manifesta le 21 août, fut approuvée par le comité central du Parti. Réuni le 24 août, il vota à l’unanimité (moins une voix contre et une abstention) une résolution marquant un "accord complet" avec la position de la direction : "il confirme en conséquence son désaccord avec l’intervention armée en Tchécoslovaquie". Dans le texte voté, on ne trouvait cependant qu’un seul élément permettant d’étayer la thèse adoptée par le Comité central. Il y était dit, en effet, que
"le respect scrupuleux de l’indépendance et de l’autonomie des partis est la condition même du renforcement du mouvement communiste international et de la solidarité indispensable entre ses composantes" [4].
27Cette position entraîna la démission d’un des membres du Comité central, M. Théo Dejace, ancien député, ancien sénateur. S’étant abstenu au vote du 24 août, il manifesta une nouvelle fois son opposition à la politique de la direction communiste, lors de la réunion du Comité central du 7 septembre, et démissionna de son sein. Il allait, sans changer ses opinions sur le fond du problème, regretter publiquement ce geste, représenter sa candidature au Comité central lors du Congrès de novembre et se faire réélire, bien qu’avec une faible majorité.
28Signalons encore, sur le plan des relations communistes internationales, que le P.C.B. s’associa à la demande formulée entre autres par le Parti communiste tchécoslovaque, d’une réunion des P.C. européens et que, lors de la réunion de Budapest, en septembre, il se prononça pour une réunion différée de l’ensemble des partis appartenant au mouvement communiste international. En cela, il prenait des distances vis-à-vis des positions soviétiques, le P.C.U.S. désirant une organisation plus rapide d’une telle conférence.
29Ceci dit, il est utile de rendre compte de l’analyse fournie par la direction du P.C.B. de la crise tchécoslovaque, telle qu’on la trouve surtout développée dans les colonnes de ses organes officiels. Deux observations s’imposent d’emblée :
- les communistes belges, malgré l’intervention militaire soviétique et le désaccord dramatique entre les Partis communistes soviétique et tchèque, continuèrent à manifester à ce dernier la solidarité qu’ils lui avaient exprimée avant l’invasion. L’expression de cette solidarité prit même des formes plus nettes et des accents plus vibrants sous la plume de Mme R. Lewin, rédactrice en chef du Drapeau Rouge, de M. P. Joye et S. Nudelhole ;
- les dirigeants et responsables communistes, y compris ceux qui manifestaient le soutien le plus ferme aux amis de Dubcek eurent toujours soin de condamner toute tendance à l’"anti-soviétisme". M. Drumeaux, par exemple, affirma que "c’est précisément notre attachement à l’U.R.S.S. et au socialisme qui nous interdit de couvrir l’intervention militaire en Tchécoslovaquie" (Le Drapeau Rouge, 30 août 1968). L’insistance sur les mérites historiques de l’Union soviétique fut l’un des thèmes les plus fréquemment développés par la presse communiste belge.
30Pour le reste, il est également frappant de noter que la direction du F.C.B., contrairement par exemple à celle du Parti communiste français, n’a jamais approuvé les accords conclus à Moscou, au mois d’août, entre dirigeants soviétiques et tchécoslovaques - et confirmés plus tard - en vertu desquels la Tchécoslovaquie acceptait le maintien sur son territoire de troupes russes. Lors d’une rencontre avec une délégation soviétique, à la fin du mois d’octobre, un communiqué commun fut rédigé qui fit le silence sur le problème. Par contre, dans Le Drapeau Rouge, le spécialiste de la politique étrangère, M. Nudelhole revint à de très nombreuses reprises sur le problème de l’occupation et ne manqua jamais de demander le retrait des forces soviétiques (Le Drapeau Rouge des 23 août, 6, 13 et 20 septembre, 11 octobre 1968). Ce seul fait indique suffisamment la distance qui sépare les points de vue politiques des communistes belges de ceux du Parti communiste d’Union soviétique. Les Belges n’ont pas accepté, dans les mois qui ont suivi l’invasion, d’entériner et d’approuver une situation qui leur paraissait injuste et funeste dans ses conséquences. Notons à ce propos que le chroniqueur de politique étrangère du Drapeau Rouge, dans ses successives analyses des rapports entre l’U.R.S.S. et la Tchécoslovaquie, n’a jamais minimisé les divergences existant entre les dirigeants des deux pays. Il a présenté les accords qu’ils ont conclus comme un "compromis qui n’enchante personne" et somme toute, comme un mal inévitable, mais comme un mal [5]. Il a clairement indiqué que les dirigeants tchèques ne disposaient pas, dans la négociation, d’une entière liberté : celle-ci, en effet, se déroule, selon M. Nudelhole, "dans des conditions dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne résultaient pas d’une libre négociation, menée sur un pied d’égalité" (Le Drapeau Rouge, 13 septembre 1968). Le même commentateur a exprimé à de nombreuses reprises la même idée (Le Drapeau Rouge, 11, 18 et 25 octobre 1968).
31Pour ce qui est des effets de l’intervention militaire, le bureau politique, dans un texte publié le 13 septembre dans Le Drapeau Rouge, considère surtout que l’invasion de la Tchécoslovaquie a renforcé la "politique des blocs" et risque donc de ranimer la guerre froide. Avec force, le P.C.B. invite l’opinion publique belge à ne pas permettre pareille éventualité et s’emploie, pour ce faire, à démontrer que l’OTAN met en danger la paix dans le monde. Le Parti communiste ne manque pas, cependant, de condamner par la même occasion la politique des blocs et de demander le démantèlement des pactes militaires, ce qui vise autant le Pacte de Varsovie que celui de l’Atlantique.
32En outre, les rédacteurs du Drapeau Rouge jugèrent que la décision des dirigeants soviétiques, non seulement ne contribuait pas à résoudre le problème posé par l’évolution de la Tchécoslovaquie au sein du camp communiste (S. Nudelhole dans Le Drapeau Rouge du 23 août 1968), mais encore qu’elle "risque également de jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement communiste, de rendre plus difficile la lutte engagée pour le socialisme" (Pierre Joye dans Le Drapeau Rouge du 13 septembre 1968).
33L’essentiel nous semble cependant résider dans l’analyse offerte par le P.C.B. des causes de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Il ne s’agit pas seulement là d’une étude historique. En réalité, ce qui est impliqué, c’est non seulement le problème des rapports avec l’Union soviétique, mais encore la conception que se font les communistes de la société socialiste et des moyens de l’instaurer. La critique, voire même la condamnation de l’invasion, ne sont pas tout. Encore faut-il voir quelles conséquences en sont tirées et jusqu’où l’on pousse l’examen des circonstances, immédiates et lointaines, directes et indirectes qui l’ont entourées. Certes, la réprobation et la critique de l’Union soviétique, ou plutôt d’une de ses décisions politiques - capitale il est vrai - sont un fait important. Mais la portée de celui-ci varie selon les jugements ou simplement les interrogations qu’elle entraîne. La réprobation, la critique ou la condamnation sont d’autant plus importantes qu’elles conduisent à une révision plus fondamentale des principes jusque-là admis ou des postulats jusque-là acceptés par les communistes. La direction du P.C.B. a-t-elle, dans l’analyse des causes de l’"affaire tchécoslovaque", procédé à une telle révision ?
34Dans cette analyse, deux ordres de considérations doivent être mis en lumière : celles qui concernent la politique internationale de l’U.R.S.S. ainsi que les relations au sein du mouvement communiste, d’une part, et de l’autre, celles relatives à la société soviétique elle-même. En ce qui concerne les relations internationales, le P.C.B. considère que l’origine de la "faute grave" commise par les Soviétiques devrait être recherchée dans le pessimisme dont ils font preuve. L’U.R.S.S. semble en effet estimer que les communistes tchèques n’étaient pas en mesure de demeurer, dans leur pays, maîtres de la situation et devaient presqu’inévitablement se faire déborder par la droite. En second lieu, à en croire les communistes belges, l’intervention soviétique s’expliquerait par la conception que se font les dirigeants russes des rapports entre les blocs. Ce rapport est devenu tel, à leurs yeux, qu’ils en sont réduits à recourir à la force des tanks pour défendre les positions acquises. Ces vues feraient également preuve de pessimisme : pessimisme en ce qui concerne les capacités du Parti communiste tchécoslovaque ; pessimisme également pour ce qui est des moyens politiques dont disposent le "bloc capitaliste" et le "bloc socialiste". Tel est l’avis formulé tant par la rédaction du Drapeau Rouge que par le président Drumeaux (Le Drapeau Rouge, 30 août 1968) et par le directeur politique du Rode Vaan, J. Debrouwere (Rode Vaan, 5 septembre 1968). Enfin, les communistes belges regrettent également que l’U.R.S.S. ne fasse pas davantage confiance au mouvement ouvrier occidental et sous-estiment la capacité de celui-ci à s’opposer à toute tentative des Etats-Unis et de leurs alliés soit de relancer la guerre froide, soit de mettre directement la paix en danger. "C’est le rôle du mouvement ouvrier, en Europe occidentale, qui semble avoir été gravement sous-estimé". Ainsi s’exprime le président Drumeaux dans Le Drapeau Rouge du 30 août 1968.
35Cette critique à l’encontre des dirigeants de l’U.R.S.S. mérite qu’on s’y arrête. Elle conduit - de même d’ailleurs que d’autres reproches du même ordre qui leur ont été adressés - à établir une distinction, dans la stratégie de la "lutte de classe internationale" entre les différents fronts qui y participent. Ce qui est plus ou moins implicite dans le raisonnement des communistes belges - ou, à tout le moins, comme nous le verrons, d’une grande partie d’entre eux -, c’est que tel ou tel geste politique peut favoriser, dans l’immédiat, les intérêts d’une des composantes du mouvement socialiste international, mais desservir en môme temps ceux d’une autre de ses composantes. Ainsi, l’intervention militaire en Tchécoslovaquie pouvait peut-être constituer une mesure de sauvegarde militaire pour l’Union soviétique, mais elle a conduit à l’affaiblissement du mouvement ouvrier occidental. Une telle optique innove dans le mouvement communiste qui s’est toujours refusé à distinguer entre les intérêts étatiques de l’Union soviétique et ceux du prolétariat international dont la cause était identifiée avec la manière conçue par l’Union soviétique pour assurer sa défense. Ce qui favorisait l’U.R.S.S. favorisait nécessairement et automatiquement la classe ouvrière internationale. Voilà une conception qui paraît battue en brèche dans la réaction communiste à l’affaire tchécoslovaque [6].
36Ceci dit, la critique portant sur le "pessimisme" des dirigeants soviétiques amène M. Jan Debrouwere à une affirmation qui semble rejoindre celles avancées dans les secteurs non communistes de l’opinion mais que les communistes n’avaient pas encore reprises à leur compte. Le directeur politique du Rode Vaan déclare en effet que "le Parti communiste soviétique et l’U.R.S.S. adoptent de plus en plus une attitude strictement défensive, ce qui revient, de leur part, à accepter le partage du monde en blocs militaires". Et M. Debrouwere de poursuivre : "depuis un certain temps, le gouvernement soviétique s’abstient de prendre la moindre initiative internationale et tolère à peine que ses alliés le fassent" (Rode Vaan, 5 septembre 1968).
37Ce n’est pas seulement la politique internationale de l’Union soviétique qui est ainsi mise en cause. L’analyse de certains porte-parole communistes belges vise également la société soviétique ou certains aspects de son régime politique. Selon eux, ce qui était en cause, ce n’était pas seulement le jugement erroné porté par le gouvernement de l’U.R.S.S. sur le rapport de forces entre les camps et sur les dangers que courrait le bloc communiste. A la base de l’affaire tchécoslovaque, il y a aussi une divergence d’appréciation sur les problèmes de la démocratie et sur la conception du socialisme. C’est ce qui amène la direction communiste belge à émettre, par l’intermédiaire de sa presse officielle, des réserves ou des critiques à l’égard du régime soviétique. Sans doute, ces remarques sont-elles souvent d’ordre général et prennent-elles, la plupart du temps, des formes à la fois modérées et assez vagues. Mais elles se font parfois plus précises. C’est le cas, par exemple, de M. Jan Debrouwere lorsqu’il écrit dans le Rode Vaan :
"Ce qui est inquiétant, c’est que ce manque d’initiative … s’étend (en Russie soviétique) à l’ensemble de la vie publique, en particulier dans le monde culturel et qu’il ralentit également le développement de la démocratie socialiste".
39Plus précisément, M. J.M. Chauvier, correspondant du Drapeau Rouge souligne les graves défauts de l’information en U.R.S.S., signalant que les citoyens soviétiques ne sont informés que des positions officielles de leurs dirigeants et de la version soviétique des événements et ajoutant que la presse communiste occidentale n’est plus distribuée à Moscou depuis que les P.C. européens ont désapprouvé l’intervention militaire (Le Drapeau Rouge, 30 août 1968). Et M. Chauvier conclut :
41Le même correspondant va d’ailleurs jusqu’à signaler diverses manifestations, publiques ou privées, d’opposition, qui se sont déroulées en Union soviétique à la suite de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie. Ainsi s’exprime à ce propos, J.M. Chauvier : "Pour être objectif, il faut dire que des voix discordantes, au sujet de l’intervention, se font également entendre en U.R.S.S.". Et de citer la manifestation qui a eu lieu sur la Place Rouge dont il signale "l’arrestation d’une dizaine d’intellectuels", ainsi que des faits moins connus : protestations de plusieurs académiciens, pose d’affiches "oppositionnelles" à Akademgorod, la cité des savants et chercheurs de Novosibirsk, et déclarations faites au correspondant du Drapeau Rouge à Moscou par plusieurs jeunes soviétiques. M. Chauvier déclare :
"J’en sais pourtant, des Soviétiques, informés, communistes à toute épreuve, que cette expérience tchécoslovaque remplissait d’espoir … Parce que les idées du printemps de Prague, me tromperais-je de beaucoup en disant qu’elles sont pareilles à celles-là mêmes qui vivent au cœur d’innombrables Soviétiques fidèles à l’esprit du vingtième congrès, soucieux d’en défendre l’acquis et de progresser sur la voie de la démocratie socialiste ouverte par lui ?".
43Ajoutons encore qu’il est arrivé à plusieurs reprises que les colonnes du Drapeau Rouge s’ouvrent à des polémiques où étaient pris à partie soit la Pravda (13 septembre 1968), soit l’agence Tass (11 octobre 1968). Dans le Rode Vaan, on a vu un rédacteur établir une comparaison entre les prestations scientifiques de l’Union soviétique et le fait qu’elle "ne paraît pas en mesure de faire preuve d’autant d’imagination et d’autant de sagesse dans le domaine politique". Le même rédacteur a, dans le même article, également critiqué l’excès de discrétion ou de mystère dont l’U.R.S.S. entoure ses expériences spatiales. (Rode Vaan, 26 septembre 1968). C’est la première fois, à notre connaissance, qu’un grand exploit de la science soviétique (il s’agissait de l’expérience de Zond 5), loin de donner lieu à un éloge du régime à qui en revient le mérite, fournisse l’occasion d’une critique dirigée contre certains aspects de ce même régime.
44Nous verrons plus loin que certaines personnalités communistes belges ont été, dans leur critique, à l’égard de l’U.R.S.S., plus loin encore, mais elles l’ont fait à titre personnel, dans les discussions qui ont précédé le 19ème congrès du Parti, et non en se prévalant de leurs fonctions.
45Il convient cependant de citer une dernière prise de position officielle émanant de Mme R. Lewin, rédactrice en chef du Drapeau Rouge. Dans son éditorial du 13 septembre 1968, elle écrit, en effet : "Nous voulons construire le socialisme … Mais cela signifie bien plus que l’appropriation collective des moyens de production, qui est une condition nécessaire du socialisme, et non pas une condition suffisante". Pour laconique qu’elle soit, cette affirmation n’en est pas moins fondamentale. Elle peut être interprétée comme une remise en cause implicite du caractère socialiste de la société soviétique. Il ne s’agit pas seulement ici d’une querelle terminologique, mais d’une divergence politique importante qui, au sein du mouvement marxiste, a porté sur la nature du régime soviétique. Présenté par les Soviétiques eux-mêmes comme une société socialiste achevée et en passe de construire le communisme, le régime soviétique s’est vu contester son caractère socialiste par des "critiques de gauche" de l’U.R.S.S., en particulier par des courants trotskysants. Ceux-ci ont, à de multiples reprises, affirmé que l’appropriation collective des moyens de production, de distribution et d’échange avait aboli le capitalisme en Union Soviétique, sans pour autant y établir le socialisme, ajoutant que cette appropriation était une condition nécessaire mais insuffisante de la réalisation du socialisme. C’est la même formule qu’emploie à présent la rédactrice en chef du Drapeau Rouge. Elle en dit long sur le chemin parcouru, chez certains communistes, dans l’appréciation de l’U.R.S.S. Nous verrons plus loin que cette appréciation et les modifications qu’elle connaît conduisent les communistes belges à dégager certaines conséquences relatives au socialisme en général et, en particulier, à la signification qu’il peut ou doit avoir en Belgique.
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48Avant de passer à l’examen des réactions qu’ont eues les membres du Parti qui se sont exprimés à titre individuel à propos de l’affaire tchécoslovaque, dépassant ainsi, dans notre analyse, le cadre des prises de position officielles, il convient de descendre du sommet vers la base et de rendre compte de l’attitude adoptée par les organisations locales et régionales du P.C.B.
49A en juger d’après le nombre de réunions qu’ont tenues les organisations communistes belges pour discuter le problème de l’intervention de l’U.R.S.S. à Prague, il est évident que les réactions des bureau politique et comité central du P.C.B. ont suscité, à la base, des remous profonds. Et ce fait a été largement confirmé par de nombreux indices concordants et reconnu publiquement, au surplus, par les dirigeants du Parti. Ces nombreuses réunions ont rassemblé, soit des assemblées fédérales, soit des comités fédéraux, soit des cellules et sections de base. Le Drapeau Rouge en a brièvement rendu compte en fournissant un bilan général des conclusions auxquelles elles avaient abouti, mais ce bilan n’est précis que pour la fédération bruxelloise, pour laquelle Le Drapeau Rouge signale que 80 % des voix se sont prononcées pour les points de vue de la direction du Parti, 8 % s’y sont opposés et 12 % se sont abstenus (Le Drapeau Rouge, 13 septembre 1968). Pour le reste, l’hebdomadaire du P.C.B. signalait que huit assemblées avaient manifesté leur opposition à la condamnation de l’U.R.S.S. telle qu’elle avait été formulée par les instances dirigeantes.
50Il a fallu attendre la réunion des congrès fédéraux, préalable à la tenue du 19e congrès, pour se faire une idée plus nette des "centres d’opposition" au sein du Parti communiste. L’analyse des résolutions votées par ces congrès permet d’aboutir aux conclusions suivantes :
- Les fédérations flamandes approuvent la direction du Parti. Certes, la presse communiste n’a reproduit que trois motions de fédérations flamandes - toutes trois favorables au bureau politique et au comité central - mais tout indique - et notamment le déroulement du congrès - que les communistes flamands soutiennent la position critique adoptée par le P.C.B. à l’égard de l’U.R.S.S. et que, parmi eux, les voix discordantes ont été peu nombreuses ;
- la fédération bruxelloise, dans la résolution votée par son congrès, "marque son accord complet avec les positions prises par le Comité central en matière de politique internationale, y compris celles désapprouvant l’intervention en Tchécoslovaquie". Il y eut 3 voix contre et 1 abstention (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968). On note une approbation explicite de la décision des instances dirigeantes. C’est à Bruxelles que se sont exprimées certaines réserves à l’encontre de la direction pour regretter que l’analyse des causes de l’affaire tchécoslovaque n’ait pas été poussée plus loin dans le sens d’une critique plus approfondie des conceptions soviétiques de la démocratie ;
- les fédérations wallonnes sont nettement divisées. On y distingue trois courants :
- sur les 12 fédérations wallonnes du P.C.B., 5 approuvent la politique de la direction vis-à-vis de l’U.R.S.S. (Borinage, Brabant Wallon, Charleroi, Huy-Waremme, Tournai-Ath-Mouscron) ; le cas d’une 6ème fédération, celle du Luxembourg, est plus douteux mais peut, peut-être, être assimilé à celui des 5 premières [7]. Il y eut, chaque fois, de petites minorités "contre" ;
- trois fédérations se sont prononcées contre les positions de la direction (Centre, Thudinie, Ourthe-Amblève). Pour deux d’entre elles, Le Drapeau Rouge ne mentionne pas de votes minoritaires, pour celle du Centre, le partage des voix a été le suivant : 54 % contre la direction, 46 % pour [8] ;
- il existe enfin un troisième courant oà le nombre "d’opposants" et celui des partisans de la ligne officielle paraît s’équilibrer. Ce sont celle de Verviers (14e) et celle de Namur (12e). Le cas de la fédération liégeoise du P.C.B. (la plus importante numériquement de tout le Parti), relève de ce courant. Sans que l’on puisse dire que cette fédération s’oppose à la politique de la direction, un nombre assez élevé de voix discordantes s’y sont fait entendre (dont celle de M. Dejace) et la résolution votée par cette fédération à la veille du congrès national s’est exprimée, à propos de l’affaire tchécoslovaque, en termes généraux, sans approuver ni condamner les points de vue du bureau et du comité central. On y déclare simplement "qu’il y a lieu de poursuivre études et discussions, tant sur le plan national qu’international". Mais c’est avec plus de netteté que cette fédération "renouvelle son opposition résolue à tout développement d’un quelconque antisoviétisme d’où qu’il vienne et manifeste sa détermination d’y répondre sans faiblesse" (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968).
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53Ce bref examen des réactions suscitées par l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie et, plus précisément, par l’attitude adoptée en cette matière par la direction du P.C.B. montre à suffisance que les remous dans le Parti ont été profonds et que la ligne des dirigeants, telle que l’expriment ses instances élues et responsables (bureau et comité central) s’est rapidement heurtée à de fortes réticentes, soit même à une nette opposition. Lors de son rapport d’introduction au 19e congrès, le président Drumeaux, évaluant l’ampleur de ces réactions négatives, a déclaré qu’"un pointage minutieux effectué dans les réunions indique que 70 à 75 % des communistes ont marqué leur accord avec cette orientation (celle du bureau politique et du comité central)" (Le Drapeau Rouge, 22 novembre 1968).
54Faut-il croire que c’est l’existence de ce courant de mécontentement qui a incité la direction communiste belge à infléchir ses positions avant la réunion du congrès national ? Cet infléchissement - dont il convient de préciser les limites et la nature - ne l’a certes pas conduit à modifier ses positions. Sur le fond, elles sont demeurées inchangées. Mais, vraisemblablement pour ne pas accuser les divisions internes, les dirigeants ont cru nécessaire :
- d’exprimer avec une vigueur et une insistance renouvelées leur attachement à l’Union Soviétique ;
- de souligner les limites que devrait respecter une liberté de critique d’ailleurs nécessaire ;
- d’arrêter eux-mêmes (ou d’interrompre) leur effort d’analyse des causes qui ont provoqué l’intervention en Tchécoslovaquie.
55Cet infléchissement s’est traduit négativement et positivement. Négativement par la raréfaction ou même la disparition d’articles ou simplement de formules, tels ceux que nous avons relevés et qui ébauchaient une critique de fond de la société et de la politique soviétiques. A partir de la mi-novembre, ces prises de position disparaissent presqu’entièrement de la presse communiste belge. Positivement, il faut noter une intervention du bureau politique du P.C.B. dans la "tribune de discussion" précédant la réunion du congrès national. Certes, le bureau y répète que "tout désaccord dès qu’il se manifeste, DOIT être exprimé" et ajoute que "la question de savoir s’il doit l’être publiquement ou non dépend, non des désirs de chacun, mais des circonstances". Il souligne également, et une nouvelle fois, que "le respect du principe de la non-ingérence n’entraîne pas l’obligation de rester passifs et silencieux devant les anomalies flagrantes qui se produiraient dans l’un ou l’autre pays socialiste".
56Pour le reste cependant, cette intervention du bureau politique (sous le titre de "Quelques remarques à propos de la tribune de discussion"), tout en s’abstenant de formuler la moindre critique à l’égard de l’Union soviétique, exprime, au contraire, l’amitié et l’attachement traditionnels des communistes belges pour l’U.R.S.S. Ainsi, il y est dit que "la confiance en l’Union soviétique … constitue une des pierres de touche de l’efficacité de l’action révolutionnaire" [9], que "l’Union Soviétique est et reste le principal rempart de la paix du monde et le principal point d’appui de toutes les luttes révolutionnaires et libératrices". Et le bureau politique d’enchaîner en critiquant les communistes qui, dans leur contribution à la discussion, ont condamné, en tant que tel, le principe du parti unique.
57Enfin, le bureau politique donne l’impression de vouloir arrêter les progrès de la tendance à critiquer l’action de l’U.R.S.S. "Il serait absolument injustifié", affirme-t-il, "de prétendre nous ériger en juges de ce que font les autres dans des conditions économiques, politiques, sociales et culturelles extrêmement différentes. Si nous attendons de tous les partis communistes qu’ils respectent le principe de la non-ingérence, commençons par le respecter nous-mêmes". Et encore : "ce que l’on ne peut admettre …, c’est la tendance à adopter l’attitude du censeur et du redresseur de torts … De toute manière, il faut considérer comme très hasardeux de s’accorder unilatéralement le droit de rechercher et de découvrir les causes de difficultés ou d’anomalies en lieu et place des partis directement concernés" (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968).
58L’impression domino donc nettement que la direction du P.C.B., en raison du malaise profond suscité dans une partie importante de l’effectif du parti par ses prises de position critiques envers l’U.R.S.S., tend d’apaiser ce malaise en mettant une sourdine à ses propres critiques et en invitant tous ses membres à une plus grande circonspection dans les jugements portés sur l’Union soviétique et sur son Parti communiste.
II – La discussion dans le Parti
59Nous avons jusqu’ici analysé l’attitude des instances dirigeantes du P.C.B. à la suite de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie. Pour ce qui est des réactions de la "base", nous avons dû nous contenter de relever les prises de position des organisations. Mais si la discussion au sein de ces organisations s’est déroulée en milieu fermé, elle a néanmoins pris des formes publiques grâce à la tribune de discussion précédant la réunion du 19e congrès national. Cette tribune a un double avantage : elle permet de connaître le sentiment et la motivation d’une partie nullement négligeable des membres du Parti ; elle permet également de mieux connaître les idées de certaines personnalités dirigeantes ou influentes du Parti dès l’instant où elles interviennent non plus avec l’autorité et la représentativité que leur confèrent leurs fonctions, mais à titre de simples membres du Parti communiste.
60Sans doute, la tribune de discussion ne réunit la participation que d’un faible pourcentage des effectifs. Mais les contributions dont elle est constituée sont pourtant relativement nombreuses et offrent prise à l’analyse parce qu’elles prennent le plus souvent la forme de très longs textes où la pensée peut s’exprimer avec précision et abondance. Il y eut ainsi, dans les semaines qui précédèrent le congrès, 66 textes de membres du Parti et 2 de non membres [10]. Parmi eux, 46 abordèrent le problème tchécoslovaque : 24 dans le même sens que la direction (désapprobation ou condamnation de l’action militaire de l’U.R.S.S. et de ses alliés du Pacte de Varsovie) et 22 dans un sens contraire [11]. L’examen de ces nombreuses prises de position est utile parce qu’il rend compte des sentiments qui ont animé la partie la plus active du Parti communiste belge.
1 – Les positions de critique envers l’Union soviétique
61Une remarque préalable s’impose : la plupart et même la quasi-totalité de ces positions critiques envers l’Union soviétique sont assorties d’une affirmation relative aux mérites dont celle-ci peut, aux yeux des communistes, se targuer dans sa lutte historique pour la paix et le socialisme. Même les critiques les plus sévères de la politique actuelle des dirigeants de l’U.R.S.S. tiennent à mettre ce point en évidence.
62Ceci dit, ces points de vue critiques portent, une fois encore, soit sur la politique internationale menée par l’Union soviétique (dans ses relations avec les autres Etats, dans celles qui la lient avec des pays faisant également partie du bloc communiste, et enfin, au sein du mouvement communiste international), soit sur l’évolution de l’Etat et de la société soviétiques. D’autres enfin mettent en cause le caractère inconditionnel du soutien dont l’U.R.S.S. a généralement bénéficié de la part des communistes dans le monde. "Il faut récupérer (la) … lucidité critique envers l’U.R.S.S.", déclare par exemple un des participants de la tribune de discussion. Et un autre termine ainsi son article : "Notre alignement et surtout notre absence d’analyse critique nous ont déjà fait un tort incalculable ; tournons-leur le dos définitivement" (Le Drapeau Rouge des 4 octobre et 1er novembre 1968).
63Pour ce qui est de l’aspect international, ce que l’on reproche le plus souvent à l’Union soviétique, c’est de ne pas avoir fait confiance au Parti communiste tchécoslovaque - à qui de nombreux participants à la discussion rendent hommage, notamment en raison de son attitude dans les jours qui ont suivi l’intervention militaire -. Celle-ci, en outre, encouragerait la guerre froide, la politique des blocs et même celle des "chasses gardées" (Le Drapeau Rouge, 4 octobre 1968). L’attitude de l’Union soviétique constituerait également une violation du principe d’indépendance des Etats et des Partis communistes.
64Quant au régime soviétique lui-même, plusieurs membres du Comité central mettent, directement ou indirectement, en cause les lacunes de la démocratie ou ses traits conservateurs. Ainsi, M. Pierre Joye s’interroge de la manière suivante : "On peut … se demander si le "durcissement" idéologique qui se constate actuellement en U.R.S.S. ne provient pas … des résistances que rencontre, au sein même du P.C.U.S., le processus de l’adaptation nécessaire des structures politiques aux transformations qui se sont opérées dans la société soviétique …". Et M. Joye continue : "Pour l’essentiel, les formes d’organisation et les méthodes de direction du parti et de l’Etat sont en effet restées ce qu’elles étaient à l’époque où l’U.R.S.S., entourée de toutes parts d’un monde hostile, devait affronter la tâche surhumaine de construire une industrie moderne …" (Le Drapeau Rouge, 4 octobre 1968). Il s’agit de toute évidence de la phase stalinienne de l’histoire soviétique. Un membre du comité central en vient donc à affirmer que "pour l’essentiel, les formes d’organisation et les méthodes de direction du parti et de l’Etat", actuellement en vigueur en U.R.S.S., ne diffèrent pas ou guère de celles que connut ce pays sous le gouvernement de Staline. Sans être aussi net, un autre membre du comité central, M. R. Gillis, met en cause un certain conservatisme qui règnerait dans les milieux dirigeants soviétiques et où, par fidélité aux vieilles méthodes, "on rejette toute nouvelle expérience parce qu’elle pourrait avoir des conséquences inconnues et peut-être risquées" (Rode Vaan, 14 novembre 1968).
65D’autre part, M. Jean Du Bosch, membre nouvellement élu au comité central, explique qu’"au lieu d’être extirpées "en profondeur", les tendances dogmatiques et autoritaires, débarrassées des oripeaux du culte de la personnalité, ont pu, rapidement, réapparaître au grand jour". Il attribue ce fait entre autres, aux lacunes de l’analyse qui a été fournie au XXe congrès du Parti communiste soviétique à propos du "culte de la personnalité" (Le Drapeau Rouge, 1er novembre 1968). Le même personnalité critique en outre la thèse actuelle des dirigeants soviétiques à propos du renforcement de la lutte idéologique entre socialisme et capitalisme au fur et à mesure que s’édifierait la société socialiste. Selon M. Du Bosch, ce serait là une nouvelle version du principe affirmé par Staline et qui verrait dans l’exacerbation de la lutte de classe une suite inévitable des progrès du socialisme.
66Mme R. Lewin, de son côté, qui fait également partie du Comité central et, en outre, est rédactrice en chef du Drapeau Rouge, revient, dans la tribune de discussion, sur une idée qu’elle avait déjà esquissée dans las colonnes de l’organe officiel du Parti et qui avait trait au caractère nécessaire mais insuffisant de l’appropriation collective des moyens de production en société socialiste. Elle ajoute à ce propos : "Il me paraît légitime et sain que des ouvriers et des employés, des techniciens de chez nous ne puissent être séduits par la perspective d’un régime qui, ayant assuré l’appropriation collective des moyens de production, ne donnerait droit de cité qu’à un seul parti, conférerait à ce parti unique des pouvoirs absolus, réduirait la tâche des syndicats à celle des comités de sécurité et d’hygiène, censurerait la presse ouvrière, etc." (Le Drapeau Rouge, 15 novembre 1968).
67Bien souvent, et venant de la part de simples membres du P.C.B., les jugements portés sur l’U.R.S.S. sont plus directs et plus sévères. Tel militant, parlant des difficultés rencontrées par l’U.R.S.S. dans l’éducation du peuple, affirme que ces difficultés s’expliquent aisément : "Un appareil de parti bureaucratisé ne constitue ni un cadre ni un exemple favorisant le développement d’une morale socialiste" (Rode Vaan, 31 octobre 1968). Les opinions de deux autres communistes flamands ne sont pas moins sévères : "Pour moi, et pour des millions d’autres, l’Union soviétique avait, en raison de son passé, un visage humain. Mais les crimes qui ont été accomplis sous Staline, les événements à propos de Krouchtchev, le traitement infligé à des écrivains et à des artistes, l’arrestation de certains d’entre eux, l’intervention en Tchécoslovaquie ont modifié l’image que je me faisais de l’U.R.S.S." (Rode Vaan, 24 octobre 1968). Un autre intervenant s’exprime ainsi : "Je ne peux vraiment pas comprendre qu’un pays où le socialisme existe depuis cinquante ans, considère comme un acte contre-révolutionnaire la diffusion par cinq personnes de tracts sur la Place Rouge. Je puis encore moins comprendre que ce geste soit puni d’une peine de cinq ans de prison". Et il conclut : "Il est grand temps que nous portions aide à notre grand frère parce que, d’après moi, il est gravement malade" (Rode Vaan, 7 novembre 1968). Et, relevons, parmi les jugements de communistes francophones : "la structure du P.C.U.S. est rigide, bureaucratique, non démocratique et donc inadéquate" (Drapeau Rouge, 4 octobre 1968), "le moteur de la politique soviétique n’est plus l’idéal socialiste seul. Cinquante années de parti unique, dont trente ans de stalinisme ont transformé l’U.R.S.S. en une grande puissance se définissant comme telle dans son action internationale" (Le Drapeau Rouge, 1er novembre 1968).
68Certes, des avis aussi critiques et aussi nettement formulés sont l’exception. Mais ils n’en traduisent pas moins un sentiment qui entretient un courant du Parti communiste de Belgique.
69Etant donné que ces positions critiques envers l’U.R.S.S. sont le fait de membres du Parti qui ont approuvé l’attitude adoptée par la direction au lendemain de l’intervention en Tchécoslovaquie, il s’ensuit que le courant qu’il constitue doit normalement - et dans les grandes lignes tout au moins - appuyer la position du bureau politique et du comité central du P.C.B. Néanmoins, certains communistes qui y appartiennent ont, au cours de la tribune de discussion, estimé que le Parti n’avait pas été loin dans sa critique de l’Union soviétique. C’est ce qu’exprime, par exemple, un étudiant communiste : "La question tchécoslovaque a provoqué au sein du Parti une crise de conscience, et nous a conduit à repenser une série d’attitudes vis-à-vis de l’U.R.S.S. Nous ne les avons pas véritablement repensées en profondeur… Nous avions à préciser d’une façon serrée et cohérente notre explication de la position soviétique" (Le Drapeau Rouge, 1er novembre 1968). Un autre reproche à la direction de ne pas se montrer assez explicite dans ses critiques envers l’Union soviétique et de pratiquer, à cet égard, la politique de l’autruche (Rode Vaan, 24 octobre 1968). Encore une fois, il s’agit là de positions très minoritaires dont on trouve peu d’exemples dans la discussion publique.
70Dans l’ensemble des contributions critiques envers la politique soviétique, il en est une qui mérite d’être détachée. Elle émane, en effet, de M. J.M. Chauvier, correspondant du Drapeau Rouge à Moscou et qui, présent au congrès d’Ostende de novembre 1968, a participé à la tribune de discussion en fournissant un très long texte tout entier consacré à l’affaire tchécoslovaque et à l’évolution de l’Union soviétique. L’introduction de ce texte est particulièrement significative :
"L’intervention militaire en Tchécoslovaquie a ruiné la plus grande espérance socialiste qui se soit levée en Europe depuis 1917. Les chances d’une démocratie socialiste épanouie ont été compromises pour longtemps. Nous serions coupables de nous dissimuler l’ampleur du mal, ou d’étouffer les questions qui tourmentent chaque communiste. Car nous serions exposés à une lente mais certaine désagrégation politique et morale si nous nous contentions d’une prise de position, sans analyser les causes, sans tirer les leçons qui s’imposent des événements tragiques de Tchécoslovaquie. Pour nous, communistes, la Tchécoslovaquie, ce n’est pas une affaire parmi d’autres, à côté des autres, elle est dans toutes les autres, elle nous atteint dans ce qui est le sens même de notre combat, les raisons mêmes de notre vie".
72M. Chauvier analyse longuement l’évolution de la Tchécoslovaquie et reconnaît que, même après l’arrivée au pouvoir de l’équipe Dubcek, des phénomènes négatifs existaient dans le pays. Mais il ajoute qu’"ils ne sont pas le privilège de la Tchécoslovaquie et l’après-janvier n’a souvent fait que révéler au grand jour ce qui existait avant, ce que l’on peut rencontrer dans la plupart des autres pays socialistes". En outre, "l’intervention ne fut pas conçue pour combattre ces phénomènes, mais bien pour arrêter le processus de renaissance socialiste qui eût été la seule chance de les résorber". D’ailleurs, si les dangers qu’il s’agissait de combattre existent également dans d’autres pays de l’Est, il en va de même des aspirations qui caractérisaient l’expérience des communistes tchèques et des exigences qui en découlent.
73Pour ce qui est de l’U.R.S.S. elle-même, le correspondant à Moscou du Drapeau Rouge affirme que la conception du socialisme, telle que s’en font les dirigeants soviétiques, "ne s’est pas radicalement dégagée des systèmes de pensée qui se sont formés sous Staline. Pour l’essentiel, les structures, les concertions, l’appareil n’ont pas été entamés". Et M. Chauvier de préciser que "la déstalinisation en U.R.S.S., malgré un acquis incontestable, qui est surtout d’avoir libéré de grandes énergies rédemptrices, ne s’est pas réalisée en profondeur". Et, à propos de l’Union soviétique et des autres pays du camp communiste, J.M. Chauvier estime qu’il y a lieu "d’étudier avec beaucoup plus de sérieux et d’esprit critique l’évolution et les contradictions des sociétés socialistes". "Aussi", ajoute-t-il, "se trouve-t-on fondé … à exiger de notre Parti, de son prochain congrès, qu’ils formulent de façon exhaustive, courageuse et nette, la position et les intentions du parti vis-à-vis de la situation en Tchécoslovaquie et des problèmes du mouvement communiste" [12].
74En examinant le déroulement de ce congrès, nous verrons dans quelle mesure le P.C.B. a répondu à cette invitation.
2 – L’approbation de la politique soviétique
75Il n’est pas moins important d’examiner attentivement l’argumentation et la motivation de ceux des membres du P.C.B. qui, contre l’opinion des dirigeants et des instances responsables, ont pris position en faveur de l’U.R.S.S.
76Un élément essentiel réside, indépendamment même des antécédents de l’affaire tchécoslovaque, d’une attitude où les principes politiques fondamentaux et une réaction affective ont autant de part : la confiance dans la sagesse de toute décision émanant de l’Union soviétique et une solidarité inébranlable avec elle. Cette réaction est bien traduite par un des participants à la tribune de discussion : "C’est uniquement parce que je suis communiste, que, depuis 34 ans, je fais partie de cette grande famille, que mes réflexes d’auto-défense ont merveilleusement fonctionné le 21 août dernier et que de même, dans une famille unie, on prend la défense des siens quand on les connaît et qu’on les aime" [13]. C’est d’un même type de sentiments que participent de nombreuses déclarations faites en faveur de l’U.R.S.S. : les dirigeants soviétiques ne sont pas intervenus à Prague "pour leur bon plaisir" ; ces dirigeants "savaient certainement ce qu’ils faisaient" et il y a quelque immodestie de la part du Parti communiste belge à "donner des leçons" aux Soviétiques (Le Drapeau Rouge, 25 et 31 octobre et 8 novembre 1968). Quelquefois, les défenseurs de l’U.R.S.S. assimilent le soutien à la politique soviétique à une simple manifestation d’internationalisme (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968 et Rode Vaan, 7 novembre 1968).
77Quant au fond même du problème soulevé par l’intervention militaire en Tchécoslovaquie, il est abordé par ceux qui l’approuvent, sur une série de plans différents. Pour les uns - qui reprennent en cela l’argumentation soviétique -, il s’agissait de parer un danger de caractère international, souvent identifié avec les actions attribuées à la République fédérale allemande et au "revenchardisme de Bonn" (Le Drapeau Rouge, 1er novembre 1968, Rode Vaan, 31 octobre 1968). Pour les autres, le socialisme était menacé en Tchécoslovaquie et les Soviétiques ne pouvaient attendre que cette menace devienne réalité. "Je voudrais" - déclare un partisan de l’U.R.S.S. - "que l’on m’explique de que l’on pouvait faire d’autre ? Sans doute, encore discuter, en attendant que l’on pende les meilleurs communistes tchèques aux arbres du parc central de Prague ?" (Le Drapeau Rouge, 18 octobre 1968). C’est là une opinion qui a été exprimée à plusieurs reprises et souvent dans des termes à peu près semblables (Le Drapeau Rouge, 25 octobre et 8 novembre 1968 ; Rode Vaan, 14 novembre 1968).
78D’autres interventions pro-soviétiques prennent pour cible la politique de "libéralisation" menée par le Parti communiste tchèque ou, de manière plus générale, l’ensemble des principes "libéraux". On met en cause la faiblesse des communistes tchèques, leur excès de tolérance à l’égard de courants opposés au socialisme, ou encore leur nationalisme (Le Drapeau Rouge, 18 octobre et 25 octobre 1968). Ou bien, on affirme de façon générale son opposition à la "liberté complète" ou la liberté accordée aux "anti-socialistes", en ajoutant que "la liberté de presse n’existe nulle part" (Le Drapeau Rouge, 18 et 25 octobre 1968 ; Rode Vaan, 7 novembre 1968). En se plaçant sur un terrain doctrinal, un participant à la tribune de discussion affirme la nécessité de la dictature du prolétariat, ce qui impliquerait l’organisation et le maintien de la censure (Le Drapeau Rouge, 15 novembre 1968). Ce même intervenant, prenant à partie M. P. Joye qui s’était prononcé en faveur du "respect de l’indépendance des nations et des partis" et avait présenté ce respect comme un "principe essentiel", réplique qu"’une position aussi invraisemblable ne peut provenir … que d’une conception petite bourgeoise de la "liberté" et de l’"indépendance".
79Cette prise de position mérite qu’on s’y arrête. Elle est, en effet - et nous y reviendrons - révélatrice d’un certain état d’esprit qui anime certains défenseurs de la politique soviétique. Ils paraissent avoir le sentiment que la critique dirigée contre l’Union soviétique dans l’affaire tchécoslovaque, au nom des principes de "liberté" et d’"indépendance" est une concession faite à des notions "bourgeoises" et que, dans leur défense de l’U.R.S.S., ils se placent, quant à eux, sur une "position de classe". C’est une attitude de ce genre qui est exprimée, de manière fort significative, par un communiste de la fédération du Centre : "Je n’ai pas confiance en des initiatives qui sont applaudies par tous les journaux bourgeois et sociaux-démocrates" (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968).
80Ainsi, les plaidoyers en faveur de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie s’appuient parfois sur l’orthodoxie doctrinale, soit qu’ils mettent en cause l’esprit "petit-bourgeois" et font référence à une attitude "de classe", soit qu’ils évoquent la dictature du prolétariat, soit encore qu’ils se fondent sur le caractère nécessaire de la violence et, singulièrement, sur les exigences de la "violence révolutionnaire" (Le Drapeau Rouge, 25 octobre 1968).
81Indulgente envers la politique soviétique, cette attitude d’ensemble est, par contre, souvent sévère à l’égard de la direction du Parti communiste belge. Sur le fond, la critique est implicite. Mais, de façon très explicite, elle porte sur la manière dont la direction du Parti a été amenée à prendre des positions publiques. D’un côté, on lui reproche d’avoir manqué à ses devoirs d’information complète, en faisant le silence sur les dangers que présentait l’expérience tchèque. L’information fournie par le Parti aurait, de de point de vue, été "unilatérale" (Le Drapeau Rouge, 11 octobre 1968). Ajoutons, à ce propos, que la rédaction de l’organe officiel du Parti a été plusieurs fois prise à partie par des "partisans de l’U.R.S.S.", au cours de la tribune de discussion ou des débats du congrès.
82D’autre part, le bureau politique est critiqué pour avoir pris une décision hâtive et, ce qui plus est, pour l’avoir prise sans consulter d’autres instances du Parti (Le Drapeau Rouge, 4 et 18 octobre). Un autre participant à la tribune de discussion critique le bureau au nom de la démocratie interne et demande que "dans toutes les réunions où cela sera encore possible, les deux opinions soient représentées" [14]. Cette revendication d’une espèce de "droit de tendance" a également été exprimée au congrès et il est assez paradoxal de constater que ce sont des partisans de l’Union soviétique qui l’ont formulée.
83Deux dernières observations s’imposent encore :
- le point de vue pro-soviétique s’accompagne parfois d’une coloration anti-intellectuelle (Rode Vaan, 31 octobre 1968) ;
- plus souvent encore, ce point de vue est présenté par ceux qui le défendent comme inspiré principalement par le refus de tout opportunisme. Et, dans ce cas, l’accusation d’opportunisme est dirigée contre la direction du P.C.B. Ainsi, dans la tribune de discussion du Drapeau Rouge, un des participants qui a défendu la politique de l’Union soviétique et y a consacré la plus grosse partie de sa contribution, intitule celle-ci : "Contre le danger opportuniste dans le Parti". Affirmant que, dans sa réaction à l’intervention militaire en Tchécoslovaquie, "la direction du Parti … ne s’en est pas tenue rigoureusement à la position de classe qui toujours et pour l’essentiel doit caractériser … l’attitude et l’action d’un Parti révolutionnaire marxiste-léniniste", cet intervenant prétend aussi qu’"il ne s’agit pas (là) d’un accident mais bien d’une manifestation d’un cheminement de pensée né dès avant les événements envisagés". Il considère, en effet, que, "depuis un certain temps, l’opportunisme s’est dangereusement insinué dans le Parti." (Le Drapeau Rouge, 8 novembre 1968). Nous reviendrons sur les opinions de ce genre lorsque nous chercherons à dégager les conclusions de cette étude.
III – Les thèses du Comité central et le déroulement du Congrès national
1 – Le projet de thèses du Comité central
84L’élaboration des dernières thèses du Parti communiste datant de 1963, sa direction a jugé nécessaire de les remettre à jour et d’en fournir une formulation nouvelle. Elles ont paru dans un supplément du Drapeau Rouge du 27 septembre 1968 et soumis par conséquent à la discussion dans le Parti quelque sept semaines avant la réunion du congrès appelée à se prononcer à leur sujet.
85Ce document, consacré principalement aux problèmes intérieurs, attribue cependant une place relativement importante à l’examen des questions internationales et aborde également l’affaire tchécoslovaque. Sans s’arrêter aux antécédents du problème et sans chercher explicitement à justifier la critique faite à l’Union soviétique au lendemain de son intervention militaire à Prague, le projet de thèses s’emploie surtout à tirer les enseignements qui s’en dégagent. Il le fait dans deux directions principales : la définition des rapports qui doivent exister au sein du mouvement communiste international et, en second lieu, une analyse et un jugement sur l’évolution suivie par l’U.R.S.S.
86En ce qui concerne le premier de ces problèmes, le projet de thèses y fait tout d’abord allusion (point 4) que "les forces de paix des pays capitalistes développés … ont le droit de pouvoir compter de la part de leurs partenaires sur une juste appréciation de l’importance du secteur dans lequel elles mènent la lutte, sur une acceptation des formes spécifiques de cette lutte et sur une confiance dans leur capacité et leur volonté de la conduire à bien. Elles ont aussi le droit d’obtenir des mêmes partenaires qu’ils évitent de recourir à des actions ou d’utiliser des méthodes allant à l’encontre de l’orientation politique générale déterminée en commun". Il y a là une référence implicite au différend qui a surgi entre le Parti communiste soviétique et les partis communistes occidentaux et à la critique à laquelle nous avons déjà fait allusion : celle qui a trait au manque de confiance qu’accorderaient les dirigeants de l’U.R.S.S. aux moyens du mouvement ouvrier occidental de lutter pour la paix. Passant ensuite à l’examen des divergences qui minent l’unité du mouvement communiste international, le document affirme (point 11) : "Il arrive aussi que des divergences surmontables par la négociation soient aggravées au-delà de toute mesure par des initiatives fondées sur des analyses unilatérales qui ne peuvent donc recueillir l’adhésion de tous les partis."
87De même, le passage des thèses qui énumère les "tâches essentielles du Parti" invite à fournir des "efforts accrus pour garantir l’autonomie et l’indépendance de chaque parti dans le cadre des obligations et des responsabilités qu’il a à l’égard de l’ensemble du Mouvement" et souhaite également le "développement de la critique constructive à l’intérieur du Mouvement, pour dégager les causes profondes des divergences qui se font jour et rechercher les moyens d’y porter remède …" (point 14). Il n’y a plus de critique explicite de l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie, mais l’expression d’idées qui reprennent les éléments qui ont justifié la désapprobation des communistes belges.
88Toutefois, le problème de l’intervention est indépendant du jugement porté sur ses causes et dont est inséparable l’appréciation de l’évolution suivie par le régime soviétique. A ce propos, le document rédigé par le comité central ne manque pas d’être assez explicite. Certes, il prend soin d’insister, une fois encore, sur les mérites historiques de l’Union soviétique et sur l’attachement que les communistes belges lui vouent, considérant, par exemple, qu’une autre des "tâches essentielles du Parti" est de "mettre en garde contre les tendances antisoviétiques et anticommunistes". Mais à côté de ces affirmations, dont la présence dans le projet de thèses ne surprend pas, il y a des observations qui ont un caractère plus original. Ainsi, les thèses, telles que le comité central les propose au Parti, présentent une série de propositions relatives à l’Union soviétique qui, indirectement, soulignent les lacunes de son système actuel :
"Le socialisme au pouvoir doit apporter la preuve qu’il est plus apte que le capitalisme dans ses formes les plus contemporaines à régler correctement les problèmes posés par le développement des forces productives et à apporter des solutions valables à la fois sur le plan économique, social, culturel et moral ;
Il y a une soudure nouvelle à réaliser entre la planification et l’initiative des masses fondées sur la responsabilité personnelle accrue des travailleurs engagés dans la production et des organes décentralisés ;
Partout se pose la question d’une gestion économique d’ensemble plus efficace, plus liée aux conditions nouvelles nées du progrès scientifique et technique, plus apte à affronter la concurrence sur le marché mondial, faisant mieux appel à l’initiative créatrice de chacun."
90Le projet de thèses ne déclare donc pas que les conditions jugées nécessaires au développement d’une société socialiste n’existent pas, ou pas encore en U.R.S.S., mais, à tout le moins, il n’est pas loin de le suggérer. Le projet va cependant plus loin encore et enchaîne :
"Des plans ont été établis dans ce sens. Il est patent toutefois que leur application se heurte souvent encore à des obstacles d’ordre bureaucratique. Dans l’affrontement permanent entre l’ancien et le nouveau, il arrive que les éléments conservateurs aient temporairement le dessus … D’autre part, il apparaît que les innovations économiques indispensables, que l’accession des masses à des responsabilités personnelles accrues n’est pas un problème purement économique, mais qu’il réclame des modifications correspondantes dans les secteurs sociaux et politiques [15]. Et là, les résistances se font plus fortes encore dans la crainte manifeste qu’elles n’ébranlent l’essence même du système …".
92Et plus loin, toujours à propos du système soviétique :
"Il nous apparaît qu’un élargissement, qu’un épanouissement de la démocratie socialiste est non seulement une nécessité, mais une conséquence inéluctable liée au développement du système et à son renforcement".
94Le projet de thèses reconnaît donc, pour ce qui est dé l’Union soviétique, l’existence de courants contradictoires qui s’y affrontent et, ce qui plus est, le fait que le courant "conservateur" peut y prendre le dessus, fût-ce provisoirement. L’analyse de la nature de ce courant "conservateur" n’est pas approfondie. Mais d’en affirmer l’existence dans un document aussi important qu’un projet de thèses est une donnée entièrement nouvelle et dont l’importance ne saurait être sous-estimée.
2 – Le déroulement du congrès des 15, 16 et 17 novembre 1968
95Dès le début du congrès, on eut l’impression que si, d’une part, la direction du P.C.B. et, en particulier, son président, étaient animés d’une volonté d’apaisement et de modération, il y avait, d’autre part, parmi les congressistes, une tension qui contrastait avec l’atmosphère généralement très sereine des assises nationales du Parti. Cette atmosphère tendue fut révélée par une manifestation spontanée qui se déroula au moment où le presidium du congrès présentait aux congressistes les délégations des Partis communistes étrangers. La tradition veut, à cet égard, que chacun des partis "frères" recueille des applaudissements qui sont seulement un peu plus nourris lorsqu’il s’agit du Parti communiste soviétique ou du Parti communiste français. Cette fois, le "rituel" ne fut pas entièrement respecté. Lorsque le président annonça la composition de la délégation tchèque, ce fut une ovation. Mais, suivant immédiatement le Parti communiste tchécoslovaque, figurait, dans la liste classée par ordre alphabétique, le nom du Parti communiste d’Union soviétique. Répliquant aux ovations qui avaient salué les communistes tchèques, il y eut, sous forme de vivats prolongés des applaudissements venant d’une partie de l’assemblée debout (l’autre partie se contentant des applaudissements "traditionnels").
96Dès ce moment, on put se rendre compte que si l’examen de l’affaire tchécoslovaque n’occupait qu’une partie restreinte du rapport introductif de M. Drumeaux, elle n’en serait pas moins au centre des débats du congrès. Le président du Parti crut même devoir mettre en garde les congressistes contre les conséquences possibles d’une discussion trop polémique. Il annonça que, si une délégation étrangère était mise en cause en cours de la discussion, le presidium lui accorderait le droit à la réplique.
97Le discours de M. Drumeaux, malgré sa longueur inhabituelle - il dura plus de deux heures - ne s’arrêta guère au "problème tchécoslovaque", et se contenta, au surplus, de reprendre les thèmes des thèses. On y trouve les mêmes composantes, mais seulement esquissées :
- hommage à l’Union soviétique (ce qui provoqua les applaudissements de la salle) ;
- hommage au Parti communiste tchécoslovaque ;
- critique, très indirecte et très allusive cette fois, du conservatisme qui existe dans les sociétés socialistes ("Nous devons surtout nous saisir de tout ce qu’il y a de nouveau dans l’apport de tous les pays socialistes. Nous devons nous saisir du nouveau, mais qui se heurte à l’ancien inévitablement") (Le Drapeau Rouge, 22 novembre 1968) ;
- la critique à l’égard de l’intervention militaire en Tchécoslovaquie n’est plus formulée ;
- à propos des divergences qui divisent le mouvement communiste international, notamment, mais principalement à la suite de l’action militaire soviétique en Tchécoslovaquie, M. Drumeaux s’exprime de la manière suivante :"Nous nous bornons aujourd’hui à constater le fait. Une divergence sérieuse existe. Mais le débat ne saura continuer d’une manière efficace que s’il se déroule sérieusement à l’échelle internationale… Nous avons pour souci de renforcer l’unité du mouvement communiste international. Cela veut dire ne permettre aucune action qui sape cette unité. Celle-ci repose sur deux principes : l’indépendance des partis et le devoir de solidarité entre les partis … Il n’est possible de trouver les solutions pratiques que sur la base de la négociation, de la discussion fraternelle en toute confiance, sans double jeu de qui que ce soit, dans la recherche de l’intérêt mutuel" [16].
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100En ce qui concerne les débats proprement dits, sur les 45 interventions faites par les congressistes à la tribune, 15 traitèrent principalement du problème soulevé par l’intervention de l’U.R.S.S. en Tchécoslovaquie. Cette proportion peut paraître relativement faible. Mais il faut, pour corriger cette impression, tenir compte d’une part, du fait que les congrès communistes ne sont jamais centrés sur la discussion d’un problème particulier et, d’autre part, de la réticence d’une partie des congressistes - ceux qui se trouvent les plus proches de la direction - à participer à une discussion qui risquerait d’aggraver les tensions au sein du Parti.
101Sur les 15 interventions qui envisagèrent et analysèrent l’"affaire tchécoslovaque", 6 furent favorables à l’intervention militaire, 6 s’y opposèrent et 3 peuvent être considérées comme "centristes". Les 4 interventions flamandes furent toutes critiques envers l’Union soviétique ; il y eut une seule intervention bruxelloise consacrée au problème : elle critiqua la politique soviétique. Quant aux délégués wallons qui abordèrent le problème, ils se départagent de la manière suivante : 1 critiqua l’Union soviétique, 6 en justifièrent la politique et 3 relèvent du "centrisme".
102Ici encore, l’interprétation de ses chiffres doit être prudente. Ils ne reflètent certainement pas la force respective des courants "pro" et "anti"-soviétiques au sein du Parti. On en trouve plusieurs preuves :
- des personnalités ayant adopté des positions critiques envers la politique soviétique n’ont pas, au cours de leur discours, abordé le problème tchécoslovaque ;
- un signe de la retenue dont ont fait preuve des éléments critiques à l’égard de l’U.R.S.S. est patent dans l’intervention d’un délégué de la fédération de Namur. Cette fédération, divisée sur le problème, décida de partager son temps de parole de telle manière que chaque courant pût être représenté. Or, tandis que le représentant de la tendance favorable à l’intervention militaire soviétique expliqua longuement ses raisons, le représentant de l’autre tendance déclara que, dans un but d’apaisement, il s’abstenait d’évoquer le problème.
103De manière générale, il est d’ailleurs normal que ce soit ceux des délégués qui ne partagent pas l’avis de la direction qui aient été particulièrement soucieux de manifester leur point de vue. Il faut d’ailleurs noter à ce propos qu’ils le firent souvent avec une vigueur de ton exceptionnelle, mettant quelquefois en cause la direction du Parti ou l’attaquant avec véhémence. De telles attaques suscitèrent parfois des réactions parmi les congressistes. Elles n’en provoquèrent cependant aucune de la part du présidium.
104Ceci dit, il est utile de synthétiser les aspects les plus significatifs de la discussion du congrès, dont certains précisent l’analyse entamée plus haut et dont d’autres la complètent.
- La position "centriste" de la fédération liégeoise du P.C.B. a été confirmée. Elle a été exprimée par son secrétaire politique, très soucieux de ramener l’unité dans le Parti et déclarant : "la bataille ne doit pas se faire sur le passé" et invitant les communistes à revenir aux problèmes essentiels qui sont ceux "de l’entreprise". Il est caractéristique que cette volonté d’apaisement manifestée par le secrétaire politique de la fédération de Liège n’a pas empêché plusieurs des délégués liégeois de défendre avec insistance les thèses pro-soviétiques ;
- le courant "anti-soviétique" s’est exprimé avec modération et discrétion ; ses seules manifestations notables sont une attaque dirigée contre le caractère inconditionnel de l’attachement envers l’Union soviétique, l’exigence formulée par M. Du Bosch d’une analyse plus poussée des conditions qui ont amené le développement du "dogmatisme" au sein du mouvement communiste et l’affirmation, émise par un délégué flamand, selon-laquelle le courant "pro-soviétique" se confondrait avec celui qui refuse de rejeter l’esprit sectaire d’autrefois ;
- le courant "pro-soviétique", comme nous l’avons indiqué, s’est longuement expliqué à la tribune du congrès, ce qui a permis de préciser quelques-unes de ses motivations et de ses orientations :
- le "pro-soviétisme" s’alimente à un sentiment de "fidélisme" qui a été parfaitement exprimé par un congressiste, sentiment très nettement lié au souvenir du rôle joué par l’Union soviétique, notamment dans la lutte contre le fascisme. Ce congressiste, délégué de la fédération de l’Ourthe-Amblève, a expliqué que, dans sa région, les communistes ne pouvaient condamner l’Union soviétique, parce que plusieurs d’entre eux avaient connu, dans les maquis, des partisans soviétiques qui incarnaient, à leurs yeux, le combat contre l’hitlérisme ;
- si le facteur affectif a joué un rôle sans doute dominant dans la motivation des partisans de la politique soviétique, ce courant rencontre d’autres motivations et se présente, par exemple, comme la défense de l’orthodoxie du marxisme dans son interprétation communiste. Ainsi, le "pro-soviétisme" s’accompagne souvent dans ses manifestations verbales d’une opposition à la social-démocratie et d’invectives dirigées contre le P.S.B., contre le M.P.W. et contre la presse socialiste (Combat, Le Peuple, La Wallonie). Le pro-soviétisme recoupe une réaction "de classe". Tel congressiste défend l’Union soviétique et attaque le wallingantisme qu’il présente comme une trahison de la solidarité entre les ouvriers wallons et flamands. Le même congressiste reproche au Comité central sa composition insuffisamment ouvrière. Ces mêmes thèmes seront repris par un autre congressiste, également pro-soviétique et également liégeois. On les trouve enfin exprimés avec violence et passion dans le discours d’un délégué de la fédération du Centre qui mérite qu’on s’y arrête. Défenseur acharné de la politique de l’U.R.S.S., ce congressiste a commencé son intervention par un vibrant hommage à Staline, fait tout à fait extraordinaire dans le P.C.B. actuel. Lui aussi s’est fait le défenseur de l’internationalisme, en mettant en cause les déviations wallingantes imputées au M.P.W. Retrouvant des accents devenus étrangers aux communistes belges, il s’en est pris à la mémoire du "traître Renard" coupable d’avoir fait dévié la grève de 1960-1961 vers des revendications de caractère nationaliste wallon. Il a d’ailleurs attaqué avec autant de virulence la direction du Parti communiste, demandant son élimination des instances responsables. Cette manifestation de sectarisme ne représente qu’un courant extrêmement minoritaire dans le P.C.B., mais elle a le double mérite de cristalliser et de porter à leur paroxysme des sentiments que ressentent sans doute, à des degrés plus faibles, beaucoup d’opposants de la ligne politique actuelle. En second lieu, le discours de ce délégué du Centre a illustré de manière frappante ce qu’était le "stalinisme" d’autrefois, avec sa volonté d’intransigeance, son style "dur", son opposition violente contre toute forme de critique à l’égard de l’U.R.S.S., sa dénonciation de la social-démocratie.
105En ce qui concerne le problème tchécoslovaque et ses répercussions tant sur le mouvement communiste international que sur l’appréciation portée sur le système soviétique, le projet, rappelons-le, affirmait, à propos des plans visant à l’adaptation des structures de l’U.R.S.S. à l’évolution des réalités économiques et sociales que “leur application se heurte souvent encore à des obstacles d’ordre bureaucratique". St le projet de thèses ajoutait : "dans l’affrontement permanent entre l’ancien et le nouveau, il arrive que les éléments conservateurs aient temporairement le dessus". Dans le texte amendé, cette formulation est différente. Toujours à propos des plans d’adaptation des structures soviétiques, le texte affirme que "leur application se heurte à des difficultés diverses. Certaines sont dues à la situation mondiale complexe dont l’impérialisme porte la responsabilité ; certaines autres trouvent leur source dans des imperfections liées aux conditions difficiles de développement d’un système nouveau et à certains retards dans l’adaptation des structures à l’état des forces productives". Et plus loin : "dans l’affrontement permanent entre l’ancien et le nouveau, il arrive que l’attachement à certaines méthodes dont l’efficacité a été éprouvée dans des conditions antérieures puisse retarder l’adaptation aux situations nouvelles et faire considérer cette adaptation comme prématurée, inutile, parfois même dangereuse(sic)".
106La différence tient donc dans des nuances, ou, plus exactement, dans des questions terminologiques. Ce qui frappe surtout, c’est la disparition de deux expressions essentiellement critiques attribuées pour la première fois à l’U.R.S.S. dans un texte aussi officiel : "bureaucratique" et "conservateur". Sans modifier le fond de ses appréciations, le Parti communiste a donc voulu ménager les susceptibilités de ceux de ses membres que la critique envers l’Union soviétique heurte le plus.
107Ce n’est cependant pas là la seule concession de la direction à ce courant puisque, tout au long du congrès, elle a évité la polémique et s’est même abstenue de répondre aux critiques, parfois acerbes, dirigées contre elle. Dès avant le congrès, en outre, elle avait jugé nécessaire d’arrêter l’ébauche d’analyse critique des institutions soviétiques.
IV – Conclusions
108L’observation des répercussions qu’a produites l’intervention militaire soviétique en Tchécoslovaquie parmi les communistes belges ne prend sa pleine signification que si on l’intègre dans son contexte. Et ce dernier peut être envisagé de deux manières différentes : le contexte relativement immédiat ou, de façon plus large, l’évolution d’ensemble suivie par le Parti communiste de Belgique depuis quelques années.
109Si l’on adopte le premier cadre de référence, on est amené à constater que, au niveau des réactions de la base, la critique suscitée par la décision du bureau politique de désapprouver l’action de l’U.R.S.S., indépendamment de ses motivations propres, tout à la fois, est cristallisée et alimentée par un sentiment général de mécontentement ou de déception qu’inspire la situation actuelle du P.C.B. Il est probable que cette critique de la direction du Parti eût été moins acerbe si l’"affaire tchécoslovaque" s’était produite au cours d’une période de croissance et de succès des communistes belges.
110Tel n’est pas le cas ; le mécontentement de certains militants est suscité par plusieurs faits qu’il convient de relever brièvement :
- déception engendrée par le revers électoral subi par les communistes belges lors des élections législatives du 31 mars 1968 [17] ;
- insatisfaction en raison de la stagnation que connaît l’effectif du P.C.B., cette stagnation reflétant par ailleurs une série de difficultés internes. En ce qui concerne les effectifs, ceux-ci sont, par rapport à l’année 1962, en recul. Ils avaient, à la suite des grèves 1960-1961, connu une remontée, passant de 11.345 membres en 1959 à 14.533 membres en 1962. En novembre 1967, le chiffre total de membres approchait de très près 13.000, ce qui, par rapport à 1966, représentait une perte de quelque 500 membres. Il ne semble pas qu’il y ait eu, depuis fin 1967, un redressement puisque le projet de thèses reconnaissait que "le recrutement de nouveaux membres n’a pas eu l’ampleur indispensable". Le problème posé par les effectifs n’est pas isolé. Beaucoup de membres expriment avec franchise des plaintes quant aux défauts de l’organisation communiste en Belgique. Ainsi, dans la tribune de discussion, M. Naegels, qui a été élu au comité central lors du dernier congrès, explique longuement pourquoi, à son sens, "l’outil-Parti" est inadapté aux conditions actuelles de la lutte des classes" et souhaite que le P.C.B. fasse "peau neuve" et "change de visage". Il affirme que "le Parti apparaît comme une vieille structure" et comme "un parti traditionnel" et que "le visage que le Parti représente à l’extérieur … n’est ni accueillant, ni dynamique" (Le Drapeau Rouge, 11 octobre 1968). De telles critiques sont fréquentes. Souvent, les communistes belges ont le sentiment que leur action ne "mord" pas sur la réalité de la politique belge ou de la lutte des classes. Sans doute, cette insatisfaction n’entretient-elle pas seulement le courant "pro-soviétique". Il est même probable que les raisons en sont mieux formulées par un courant relativement jeune qui n’est aucunement tenté par le "suivisme" à l’égard de l’Union soviétique. Mais il est non moins sûr que cette insatisfaction constitue une donnée générale qui a des incidences sur l’ensemble de la vie du Parti communiste belge et donc, en particulier, sur la façon dont il a réagi à l’égard de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie ;
- critiques suscitées chez certains militants du Parti par ce qu’ils considèrent comme l’"opportunisme" de sa ligne actuelle. Ces critiques ne sont pas rares et s’expriment également publiquement. Elles font généralement référence à l’attitude adoptée par le P.C.B. envers le Parti socialiste et envers la F.G.T.B., parfois jugée excessivement complaisante. Comme nous l’avons vu, certains membres du Parti communiste, opposés à l’attitude adoptée par la direction dans l’"affairé tchécoslovaque", ont tendance à y voir un cas particulier de cet "opportunisme". Ils rejoignent une opinion parfois formulée dans les milieux non-communistes et qui ont prétendu expliquer la position "anti-soviétique" des différentes formations communistes occidentales par leur crainte de voir s’accroître la distance qui les sépare des socialistes. Selon cette optique, la condamnation de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie serait, en quelque sorte, le prix que doivent payer les communistes à leur volonté de mener une politique "unitaire".
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113Une réelle compréhension de l’attitude adoptée par le Parti communiste à la suite de l’invasion de la Tchécoslovaquie doit cependant tenir compte d’une donnée plus profonde et plus permanente que les causes immédiates de mécontentement ressenties par une partie de ses effectifs. Car si les éléments critiques à l’égard de la direction ont été motivés par les considérations que nous venons de citer, cette direction elle-même et la majorité sur laquelle elle s’appuie a, elle aussi, pris sa décision en fonction, non seulement du "dossier tchèque", mais du contexte dans lequel se place leur propre évolution. On prétend souvent que, pour se séparer sur un problème aussi important, de l’Union soviétique, des communistes ont dû rompre avec une de leurs allégeances fondamentales et "briser avec leur fidélité". Sans doute. Mais, il est plus exact de dire que le problème tchécoslovaque les a confrontés avec un dilemme : ils ont eu à choisir entre une double fidélité : celle, bien connue, qui les lie à l’Union soviétique ; la seconde, moins souvent perçue et de date plus récente, qui les lie à leur nature propre, telle qu’elle se développe, se transforme et se précise depuis plusieurs années. En d’autres termes, les communistes belges - mais pas seulement eux - se sont trouvés placés devant l’alternative suivante : ou bien, ils critiquaient l’Union soviétique pour son intervention à Prague, innovant ainsi dans un aspect particulièrement important de la pratique communistes et les partisans d’un soutien inconditionnel de l’U.R.S.S. pouvaient les accuser de violer un principe essentiel de cette pratique communiste ; ou bien, ils entérinaient la politique soviétique, mais, dans ce cas, ils eussent été en contradiction flagrante avec leur volonté si souvent proclamée de garantir l’égalité entre les partis communistes, la conviction, non moins fréquemment exprimée, selon laquelle le socialisme doit se construire en tenant compte des conditions nationales et sans obéir à un modèle unique. Enfin et surtout, l’approbation de l’Union soviétique eut démenti un des principaux traits de l’évolution des Partis communistes occidentaux, soucieux de "réconcilier le socialisme et la démocratie" et affirmant donc que la lutte pour le socialisme peut être compatible avec la pratique de la démocratie. L’approbation de la politique de l’U.R.S.S. envers la Tchécoslovaquie eût donc "terni" le visage nouveau qu’offre de lui-même le communisme occidental. Ses efforts "unitaires" en direction des socialistes eussent en effet été compromis. Mais c’eût été là une conséquence plutôt qu’une cause et une conséquence, au surplus, plus importante dans un pays comme la France qu’en Belgique où les chances d’une unité entre socialistes et communistes sont, en tout état de cause, très limitées.
114Telles nous paraissent être les principales causes de l’attitude des communistes belges. Il est trop tôt pour en apercevoir toutes les suites. En cette matière, il est également possible de souligner les limites de la critique dirigée contre l’Union soviétique ainsi que son caractère novateur. Même si, dans une volonté d’apaisement, la direction du P.C.B. a mis le problème entre parenthèses, il serait surprenant que la décision qu’elle a prise en 1968 ne constitue pas une étape importante dans son évolution.
La situation électorale du Parti communiste
115Le Parti communiste a obtenu les suffrages suivants lors des trois dernières élections législatives (résultats pour la Chambre des Représentants) [18] :
Notes
-
[1]
Le Drapeau Rouge, 23 août 1968.
-
[2]
souligné par nous.
-
[3]
P.C.B.-Information est un petit organe tri-hebdomadaire à tirage limité et diffusé seulement sur abonnement.
-
[4]
Le Drapeau Rouge, 30 août 1968.
-
[5]
Le Drapeau Rouge, 30 août 1968.
-
[6]
M. M. Levaux défend une position semblable à celle de M. Drumeaux : Selon lui, la décision soviétique est inspirée par "une vue pessimiste de la capacité des forces démocratiques et ouvrières des pays capitalistes de mettre en échec les éperviers impérialistes … " (Le Drapeau Rouge, 23 août 1968).
-
[7]
Classées d’après leurs effectifs, les fédérations du Borinage, du Brabant-wallon, de Charleroi, de Huy-Waremme, de Tournai-Ath-Mouscron et du Luxembourg sont respectivement les 2e, 11e, 4e, 8e, 5e et 18e du Parti (pour un total de 19 fédérations).
-
[8]
D’après le même classement, les fédérations du Centre, de Thudinie et de l’Ourthe-Amblève sont respectivement 7e, 16e et 17e.
-
[9]
Le texte ajoute cependant : "mais cette confiance ne nous dispense pas de réfléchir par nous-mêmes et de dire ce que nous avons à dire. Elle n’aurait plus rien de commun avec le marxisme-léninisme si on la laissait se transformer en réflexe religieux, complété d’une version "rouge" du dogme de l’infaillibilité pontificale".
-
[10]
Lorsque débute la tribune de discussion, la direction du Parti accepte régulièrement que des "travailleurs et des démocrates non communistes" y participent, mais ce nombre demeure faible.
-
[11]
Sur ces 68 contributions, 14 émanent de membres du comité central et une d’un membre démissionnaire de ce comité. Trois des participants à la tribune de discussion appartiennent au bureau politique.
-
[12]
Cette contribution à la discussion n’a pas été publiée dans Le Drapeau Rouge. Avec plusieurs autres, rédigées trop tard pour paraître dans la "tribune" de l’hebdomadaire du P.C.B., elle a été distribuée pendant le congrès national.
-
[13]
Contribution à la tribune de discussion distribuée au congrès du Parti.
-
[14]
Contribution à la tribune de discussion distribuée lors du congrès.
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[15]
souligné par nous.
-
[16]
Il faut encore relever, dans le discours de M. Drumeaux, une allusion au problème de l’antisémitisme : "Nous considérons comme un devoir de dire fermement qu’en aucune manière, aucun parti ouvrier ne peut composer avec les courants antisémitiques, que ceux-ci se manifestent dans ses propres rangs ou dans la société dans laquelle il vit … Ils font trop de tort à la cause commune pour que nous acceptions des manifestations d’entente passagère ou d’opportunisme à l’égard de courants de ce genre".
-
[17]
voir annexe.
-
[18]
En 1965, le Parti communiste avait fait cartel à Bruxelles avec l’Union de la Gauche socialiste et dans certains arrondissements wallons avec le Parti wallon des travailleurs.
En 1968, les formations fédérées dans la Confédération socialiste des travailleurs (Union de la Gauche socialiste, Parti wallon des travailleurs, Mouvement socialiste des Flandres) ont obtenu 8.798 voix, soit 0,16 % des votes valables.