Couverture de CRIS_333

Article de revue

L'affaire de Louvain

Pages 1 à 33

Notes

  • [1]
    "L’Université de Louvain et la question linguistique", Courrier Hebdomadaire n° 173, 9 novembre 1962, et n° 178, 7 décembre 1962.
  • [2]
    "Le problème de l’expansion universitaire en Belgique", Courrier Hebdomadaire n° 266-267, 24 décembre 1964, et n° 287, 18 juin 1965.

INTRODUCTION

1Depuis la déclaration des évêques en date du 13 mai dernier, l’affaire de Louvain a débordé largement le cadre universitaire et suscité entre les deux communautés un affrontement qui engage l’avenir des institutions de l’Etat belge.

2Pour contribuer à l’intelligence de cet affrontement, tel qu’il s’est manifesté à propos de l’Université de Louvain, le C.R.I.S.P. croit utile de consacrer un dossier à l’étude de l’affaire de Louvain avant que celle-ci ne fût entrée dans la phase actuelle, c’est- à-dire avant qu’elle n’ait donné lieu à un affrontement politique entre les deux communautés.

3On peut dire qu’avant la déclaration des évêques et les effets qu’elle a entraînés dans le catholicisme flamand, dans l’opinion publique et au Parlement, le problème de l’Université de Louvain n’a guère suscité de débat que parmi ceux qui étaient directement intéressés à l’avenir de cette institution, à savoir les catholiques flamands et francophones et plus particulièrement les universitaires eux-mêmes, étudiants, chercheurs et professeurs. Le problème de l’Université de Louvain s’imposa aux intéressés et par voie de conséquence à l’opinion publique, en 1961-1962, à l’époque de l’élaboration des projets du gouvernement Lefèvre-Spaak en matière linguistique sur le plan scolaire et sur le plan administratif. Les incidences de ces projets de loi sur le fonctionnement de la section francophone de l’Université avaient engendré au sein de cette section la formation de différents groupes et mouvements de pression destinés à influencer selon leurs voeux d’une part le gouvernement et le Parlement, d’autre part les évêques de Belgique dont le collège constitue le conseil d’administration de l’Université Catholique de Louvain (U.C.L.). Il en était résulté des contre-pressions en provenance de la section flamande. Etudiant à l’époque ces diverses pressions, le C.R.I.S.P [1] avait relevé du côté des catholiques wallons et francophones deux tendances, l’une majoritaire visant au maintien de l’U.C.L. à Louvain grâce à la stipulation légale de certaines facilités administratives et scolaires au bénéfice de la section francophone de l’Université, l’autre, minoritaire, visant à un certain essaimage de la section francophone en pays wallon. Du côté des catholiques flamands, le C.R.I.S.P. relevait des pressions inverses et symétriques, à savoir une opposition assez générale à tout régime de facilités et la revendication par certains d’un transfert de la section française en Wallonie. De plus, on notait déjà à l’époque, mais du coté flamand seulement, la revendication assez générale d’une scission immédiate au niveau des organes dirigeants de l’Université de manière à assurer l’autonomie de la section flamande. Cette revendication spécifiquement flamande n’avait pas de pendant du côté francophone.

4Le destin de ces pressions dépendait en fin de compte des évacués de Belgique, puisque c’était de ceux-ci que les ministres sociaux-chrétiens de l’époque attendaient une prise de position pour pouvoir, le cas échéant, prévoir certaines atténuations, en faveur de la section francophone de l’U.C.L., aux effets du principe d’unilinguisme territorial qui fondait leurs projets de loi.

5Par 1eur communiqué du 14 avril 1962, où ils faisaient appel à la compréhension et à la largeur de vues du législateur afin d’assurer "au maximum" les conditions de viabilité et d’épanouissement des deux sections linguistiques, les évêques répondirent aux voeux de la section francophone„

6Quant à la revendication-spécifiquement flamande d’une scission des rouages de l’Université, elle fat mise à l’étude par une commission de quatre évêques et donna lieu à l’élaboration d’un plan de réorganisation de l’Université, qui fut publié par l’épiscopat le 10 août 1962. Ce plan voulait assurer l’unité de l’institution par le fonctionnement collégial des organes de direction : un seul pouvoir organisateur, un seul conseil d’administration, une seule administration du personnel, des finances et des services techniques. En ce sens, il rencontrait les voeux des francophones. D’autre part, il rencontrait dans une certaine mesure les voeux flamands en assurant la dualité et le renforcement des communautés linguistiques par le création d’un protectorat par section linguistique, par la mise à l’étude de la décentralisation linguistique des facultés et par la décision de rattacher les professeurs à un seul régime linguistique Parmi ces mesures en faveur de la dualité, seule la création de deux paroisses universitaires répondait à une revendication francophone,

7La prise de position des évêques allait avoir pour conséquence majeure d’entraîner l’introduction dans les projets de loi du gouvernement Lefèvre-Spaak certaines dispositions (école secondaire et bureau administratif) favorables à la section francophone de l’Université, dispositions très mal accueillies par une large partie de l’opinion flamande, hostile à tout régime de facilités.

8En outre, cette prise de position, en renforçant la dualité des communautés et en annonçant l’étude de mesures ultérieures en ce sens, nourrissait les tendances qui militaient en faveur de l’autonomie de la section flamande.

9Enfin, par sa réserve quant au problème de l’implantation territoriale et à celui de l’essaimage, elle laissait la porte ouverte aux campagnes flamandes en faveur d’une dispersion géographique.

10Dès la rentrée académique 1963, après le vote des lois linguistiques, l’action du Verbond des étudiants flamands est axée sur ces trois objectifs :

  • opposition aux facilités scolaires ou administratives ;
  • revendication d’une université pleinement néerlandaise ;
  • transfert en Wallonie d’une partie au moins de la section francophone.

11Dès cette époque, l’appel qu’avait adressé l’épiscopat au législateur est interprété par le Verbond comme une ingérence indue dans les affaires politiques, et l’on voit apparaître des tendances anticléricales au sein de ce groupement.

12Cependant, les lois linguistiques étant votées, c’est à partir de ce moment dans un contexte plus large que le problème de Louvain s’inscrit et se modifie. Il s’agit du cadre de l’expansion universitaire, qui fit l’objet à cette époque de l’élaboration d’un autre projet de loi par le gouvernement Lefèvre-Spaak [2]. Ce problème engendra parmi les intéressés un débat où furent avancées des propositions de solution qui différaient selon le milieu linguistique dont elles émanaient et qui traduisaient des options différentes quant à l’avenir de l’Université de Louvain.

13C’est dans ce cadre que s’inscrivent les événements que nous allons passer en revue, ne retenant que les plus saillants d’entre eux.

14La premier partie de cette étude donne une description chronologique des événements qui ont marqué l’évolution de l’affaire de Louvain, jusqu’à la déclaration des évêques exclusivement.

15La seconde partie est un essai d’interprétation de ces événements.

PREMIERE PARTIE – LA CHRONOLOGIE DES EVENEMENTS

I – Année académique 63-64

16Le 28 août 1963, les évêques adressent aux membres du corps académique et au personnel de l’U.C.L. un message dont la teneur peut se résumer comme suit :

  1. Dissolution de l’ACAPSUL (Association du Corps Académique et du Personnel scientifique de l’Université de Louvain) et de son pendant flamand, la Vereniging der Vlaamse Professoren (cette dissolution n’entra jamais en vigueur) ;
  2. Réaffirmation du maintien de l’unité de l’Alma Mater étant donné son rayonnement international de grande université catholique ;
  3. Appel à la tolérance réciproque ;
  4. Poursuite de la réorganisation interne et de la décentralisation des facultés ;
  5. Installation d’un bureau d’études et de planification chargé d’établir des projets d’adaptation et de développement à court et à long terme, compte tenu des réformes qu’appellent l’accroissement de la population estudiantine et l’essor de la recherche scientifique.

17Dans son discours d’ouverture de l’année académique, dans une interview au Standaard le 7 octobre 1963 et dans une interview ultérieure à l’Agence Belga, le Recteur décrit le tournant devant lequel l’Université de Louvain se trouvait placée du fait de l’accroissement de la population estudiantine et des nécessités de la recherche. Il passait en revue notamment :

  1. le problème des charge financières qu’entraînait cette expansion et exprimait le souhait d’un aménagement de la loi de 1960 régissant les subsides de l’Etat aux universités libres ;
  2. le problème des limites territoriales de l’Université, régies par la loi de 1911. A ce propos, le recteur réclamait pour l’U.C.L. l’autorisation de franchir les limites de l’arrondissement de Louvain pour s’affilier des cliniques nouvelles et pour établir au dehors des candidatures et éventuellement des licences et des doctorats.
    A la suite de cette déclaration, La Cité et De Standaard (12.11.1963) évoquèrent un plan qui consisterait à aménager une université catholique une et indivisible, mais répartie en deux grands campus, l’un dans le Brabant wallon, où s’installerait le gros de la section francophone, l’autre à Louvain même où resteraient les étudiants flamands.
    Dès cette époque, la presse annonce que l’Alma Mater envisageait de construire des cliniques sur des terrains acquis à Woluwe-Saint-Lambert.

18A la mi-décembre 1963, le Studentenkorps de Louvain remettait à la presse un memorandum qui se prononçait contre l’essaimage des candidatures, et ce pour des raisons scientifiques ; qui demandait la création en Wallonie d’un campus universitaire pour les étudiants francophones ; qui réclamait le transfert des doctorats en médecine du régime français non pas en territoire bilingue mais en Wallonie ; et qui enfin se prononçait en faveur d’une université pluraliste à Anvers et subordonnait toute création nouvelle au seul critère du bien-être de la communauté flamande, à l’exclusion des motifs politiques ou apostoliques.

19En janvier 1964, le président de l’U.G·., groupement des étudiants francophones de Louvain, publie dans l’organe du groupement un article où il passe en revue les solutions à l’avenir de l’U.C.L. : il estime que l’essaimage des candidatures n’est pas à rejeter a priori, que le maintien intégral à Louvain est utopique étant donné un risque réel de saturation, mais que cependant, le transfert en Wallonie reste une thèse politique tant que les arguments qui le justifient sort, d’ordre non scientifique et tant que sa réalisation pratique n’est pas garantie.

20En mars 1964, le Vlaams Aktiekomitee voor Brussel proteste à son tour auprès du Recteur de l’U.C.L. contre le projet d’installer à Woluwe-St-Lambert en territoire bilingue, des cliniques destinées aux seuls francophones. Plusieurs mouvements flamands se rallieront à cette protestation.

21Le 22 avril 1964, les étudiants francophones de Louvain se prononcent sur la question de l’essaimage des candidatures, au sujet de laquelle les étudiants flamands avaient déjà pris position en décembre 1963. Le Conseil unique des étudiants du régime français se prononce contre l’essaimage des candidatures qui, selon lui, amènerait un affaiblissement de l’enseignement supérieur sans hâter pour autant la démocratisation de l’université. Il se prononce résolument pour l’aménagement et l’expansion des universités existantes, et réclame que l’on résolve le problème de l’expansion universitaire, non pas dans une optique idéologique ou apostolique, ni dans une optique économico-sociale, mais dans une optique scientifique.

22Le 4 juin, l’Association générale des étudiants de l’U.L.B. et l’Union générale des étudiants de l’U.C.L. remettent à la presse une note conjointe qui s’élève, pour des raisons de promotion scientifique, contre l’essaimage des candidatures, déplore que le problème de la création de nouvelles université soit envisagé sous un angle trop étroit de rivalités régionales et d’influences politiques, et préconise avant tout l’aménagement et l’expansion des universités existantes.

23On peut dire qu’à ce moment, la position de la très large majorité des milieux académiques tant flamands que francophones, quant aux principes qui doivent régir la solution au problème de l’expansion universitaire est fixée : l’université est un tout, et le rendement optimum de l’enseignement universitaire est conditionné par le caractère organique et diversifié de l’institution universitaire (échanges interdisciplinaires et interfacultaires). On verra cependant que les milieux flamands feront des entorses à ce principe en ce qui concerne la section française.

24On apprend au cours de l’été 1964, que le professeur Woitrin, secrétaire général de la section francophone de l’Université, recueillait des informations sur les possibilités d’implantation à Nivelles, Wavre et Ottignies.

25La fin de l’année académique est marquée par la démission du professeur De Somer, conseiller scientifique pour la section flamande de l’U.C.L., qui réclamait des pouvoirs plus importants. A la suite de cette démission, le Verbond vote une motion dans laquelle il déplore qu’aucune suite n’ait été donnée à la création d’un campus francophone en Wallonie, ni à la scission des deux sections et rappelle ses exigences quant à la réalisation d’une université flamande autonome.

II – Année académique 1964-65

26La rentrée est marquée par un regain d’agitation linguistique. Peu après la reprise des cours, les cercles facultaires flamands en coopération avec le Verbond et avec l’appui du Leuvens Studentenkorps, organisent une manifestation à l’école francophone d’Heverlee. En réaction, les étudiants de la section francophone réclament des autorités académiques des mesures énergiques de répression.

27A la même époque, la Vlaamse Vereniging van Geneesheren-assistenten conteste la légalité des instituts supérieurs pour études paramédicales de la section francophone de l’université.

28D’autre part, l’étude des possibilités de décentralisation géographique se poursuit. Le programme gouvernemental d’expansion universitaire avait été exposé par M. Théo Lefèvre devant le Sénat, le 25 juin 1964. Il prévoyait, pour la période 1964-1968, la revision immédiate de la loi de 1911 pour permettre aux deux universités libres, Bruxelles et Louvain, de créer des sections dans l’arrondissement de Nivelles, et à l’Université de Louvain de créer des doctorats de sa faculté francophone à Woluwe-St-Lambert et une candidature expérimentale en philosophie et lettres à Courtrai. Ce programme prévoyait, d’autre part, la revision de la loi du 2 août 1960 afin de permettre aux universités libres de faire face à leurs difficultés financières en raison de leur expansion et de leur dédoublement linguistique.

29La loi fut votée le 9 avril 1965. Le texte définitif stipulait que l’U.C.L. pouvait s’étendre dans le canton de Wavre. Cette spécification résultait d’une opposition de l’U.L.B. à voir s’étendre Louvain dans sa sphère d’influence. Suite au vote de la loi, le recteur de l’U.C.L. soumit au conseil général du 25 mai 1965 la proposition d’acheter plusieurs centaines d’hectares pour la section francophone de l’Université, ce qui, à l’époque de la rentrée académique de 65-66 allait amener certains journaux à foire état d’un projet secret d’installation de la section francophone de l’U.C.L. dans les environs de Wavre.

III – Année académique 1965-1966

30Dès l’ouverture de l’année, le Verbond annonce qu’il ne prendra pas part aux cérémonies de la rentrée académique, faute d’une décision concernant le dédoublement des budgets entre section flamande et section française et faute d’une réponse précise des autorités académiques aux questions suivantes :

  1. Transfert à Wavre ;
  2. Date de l’implantation de la faculté française de médecine à Woluwe-Saint-Lambert ;
  3. Pourcentage du budget revenant respectivement aux Flamands et aux Wallons ;
  4. Date de construction de la deuxième aile de l’Hôpital St-Pierre à Louvain.

31Dans son discours d’ouverture, le Recteur se réjouit de l’effort financier prévu par la loi sur l’expansion universitaire en faveur de l’U.C.L. Il affirme que la réalisation des projets de Woluwe n’entraînera en aucun cas une rupture d’équilibre au détriment de la Faculté flamande de médecine et annonce qu’une commission paritaire de dix professeurs de la Faculté de médecine a été constituée, en vue d’étudier le planning général des installations cliniques dans les deux régimes linguistiques. Cette commission parvint à un accord au cours de l’année.

32Commentant la décision du législateur autorisant l’U.C.L. à s’étendre dans le canton de Wavre, le Recteur affirme qu’il est normal, d’un point de vue technique, qu’une université moderne en expansion répartisse ses installations centrales sur plusieurs campus situés dans un rayon de l’ordre de 10 à 15 km. Abordant ensuite le problème d’un point de vue linguistique, il précise que c’est évidemment pour être en zone francophone que l’U.C.L. envisage de reculer son extension au-delà de la frontière linguistique, et il ajoute : "rien ne nous contraint actuellement à transplanter à Wavre tel Institut francophone de l’université et il n’existe aucun projet concret de ce genre. Mais la nécessité de réserver l’avenir est contraignante dès que se réalisent les deux conditions suivantes : 1. l’hypothèse la plus difficile (impossibilité d’un développement complet d’un, enseignement universitaire francophone en territoire flamand), même si on la juge improbable ne peut être écartée ; 2. c’est maintenant qu’il faut prendre les mesures conservatoires qui permettent d’y faire face, même dans un avenir éloigné". Il conclut en notant que le choix de Wavre reflète le souci de ne pas faire éclater l’U.C.L., puisque, "en somme, le triangle Louvain-Woluwe-Wavre n’est qu’un Louvain élargi".

33La formule du "triangle Louvain-Wavre-Woluwe" allait susciter peu après de violentes réactions dans l’opinion flamande, à la suite d’une déclaration du Professeur Woitrin, secrétaire général du régime français. Dans L’Ergot, organe des étudiants wallons de l’U.C.L., le 3 novembre 1965, le secrétaire général affirme qu’à l’échéance de 20 ans, ce triangle est dans le grand-Bruxelles et précise que l’expulsion en triangle de l’Université de Louvain "devait être intégrée dans un plan plus général d’aménagement du territoire du très grand Bruxelles de l’avenir". L’auteur allait attendre le 14 décembre pour publier une mise au point dans laquelle il déclarera se considérer tenu de respecter les lois du pays, c’est-à-dire le caractère unilingue flamand de Louvain et du Brabant flamand, le caractère bilingue de Bruxelles et le caractère unilingue français de Wavre.

34

Réagissant à cette déclaration, De Standaard exprime la crainte que Wavre (?) contamine le Brabant flamand et plaide en faveur d’un transfert à Namur.
Au cours de novembre, le conseil d’administration des Vlaamse Leergangen, pendant flamand de l’association francophone des Amis de Louvain, rédige un mémorandum qui sera répandu dans tout le pays flamand, du moins dans tous les milieux catholiques flamands.

35Le memorandum affirme que l’existence même de la section néerlandaise de l’U.C.L. est menacée et que seule, une université néerlandaise indépendante peut remplir la grande tâche de l’université catholique en Flandre, Selon lui, en effet, loin de se satisfaire des facilités scolaires et administratives obtenues, facilités qui en soi entraînent une forte influence francisante sur Louvain et les environs, les francophones veulent en outre insérer le planning de l’Université dans la perspective d’un élargissement de Bruxelles, donc d’un bilinguisme de tout le Brabant flamand. Etant donné ce danger de francisation qu’il estime ruineux pour la section néerlandaise de l’U.O.L., le conseil d’administration des V.L. réclame le transfert de la section française en Wallonie, où selon lui son rayonnement sur le territoire francophone sera d’ailleurs plus direct et plus efficace. Il réclame en outre l’autonomie complète de la section néerlandaise et notamment l’instauration d’un budget propre, la valorisation de la fonction du pro-recteur, l’institution d’un conseil de curateurs, et l’institutionnalisation d’une coopération des étudiants à la gestion de l’Université.

36(Notons que, parmi les membres du Conseil d’administration des V.L. se trouvent quatre membres du Conseil général de l’U.C.L., à savoir M. G. Eyskens, lequel déclara par la suite ne pas avoir signé le document, Mgr. K, Cruysberghs, ancien vice-recteur de l’U.C.L. et aumônier général du Boerenbond, Mgr Janssen, président du Davidsfonds, M. Roppe, gouverneur du Limbourg. Relevons en outre deux membres du conseil rectoral, les doyens Vandenbroucke et Van Windekens, et des personnalités influentes telles M. R. Derine, échevin d’Anvers et M. E. Collin, président de la Kredietbank).

37Ce document sera considéré par Het Volk, par Gazet van Antwerpen et par De Standaard comme le document de base pour la solution du problème de Louvain.

38A la fin du mois de novembre 1965, la section de Louvain des Vlaamse Professoren, pendant flamand de l’Acapsul, adresse au Recteur une motion dans laquelle elle réclame le transfert de la section française en Wallonie et la transformation de la section néerlandaise en une université complète et autonome.

39Réunie le 2 décembre, l’Assemblée générale de l’Acapsul entend des exposés sur la mission de l’université dans le monde actuel et notamment sur la mission de l’université catholique. L’assemblée ne publie pas de communiqué, mais certaines voix s’y élèvent en faveur du transfert de la section française en Wallonie. Suite à certaines interprétations de cette assemblée par la presse, le président de l’Acapsul se déclare résolument hostile à ce que, sous le couvert du fameux triangle, en procède à un transfert progressif de l’Université à Wavre.

40Le 8 décembre 1965, l’Association générale des étudiants francophones de Louvain affirme l’unité de l’Université, mais demande aux évêques de se prononcer sur leur conception de l’Unité et sa compatibilité avec l’expansion des deux sections. Ils demandent en outre aux étudiants flamands de réfléchir au problème financier que poserait le déménagement de la section française.

41Le 10 décembre 1965, De Standaard publie une interview du professeur Van Hee, doyen de la faculté de droit de la section flamande et président de la Vereniging der Vlaamse Professoren. Celui-ci déclare notamment que la scission des facultés a peu de sens si elle n’évolue pas vers deux universités autonomes, D’un entretien sur ce sujet avec le Recteur, il rapporte que ce dernier tout en laissant la décision à l’épiscopat, se demande à titre personnel si la solution de la double autonomie n’aurait pas dans le contexte belge une résonance trop fédéraliste. Quant au transfert en Wallonie, le recteur n’y voit pas d’objection de principe, mais souligne que c’est une question de possibilités, de temps et de moyens. M. Van Hee ne comprend pas comment les Wallons ne réclament pas l’installation de leur université catholique, non pas à Wavre près de la frontière linguistique, mais au cœur de la Wallonie, à Namur ou dans le Hainaut, où elle serait plus profitable à la communauté wallonne.

42Les déclarations du professeur Van Hee allaient avoir une forte résonance dans l’opinion flamande.

43C’est à cette époque que côté francophone, l’opposition au transfert intégral de la section française en Wallonie commence à arguer du coût de l’entreprise. La Libre Belgique du 11 décembre par exemple estime à 25 milliards le coût de la création de deux universités distinctes et géographiquement séparées.

44Cependant, le P.S.C flamand s’occupe du problème. Réunis le 14 décembre afin d’examiner les problèmes posés par les universités bilingues, les parlementaires flamands de ce parti se déclarent favorables à une réforme des universités de Bruxelles et de Louvain, qui garantirait d’une part l’expansion complète de l’enseignement néerlandais au sein de ces universités et, d’autre part, l’intégrité de tout le Brabant flamand. Ils se déclarent disposés à coopérer à la réalisation de ces objectifs qui comportent également la séparation des budgets et la direction autonome de toutes les universités flamandes. La Libre Belgique du lendemain écrit que "le gros de la troupe parlementaire P.S.C. flamande espère qu’on en arrivera le temps aidant, à ce que la section francophone de Louvain plie bagage en douce et sans drame, avec le consentement ou la bénéfiction des autorités".

45En cette fin d’année, on assiste donc à une radicalisation générale des exigences flamandes en milieu catholique. Seules quelques voix flamandes s’opposent à ce mouvement, du moins publiquement, comme le professeur De Meyer qui écrit dans De Nieuwe Gids qu’"aucune des imperfections relevées à Louvain par les milieux flamands n’est de nature à justifier une mise en question de l’Université elle-même, de son unité et de la coexistence à Louvain de deux groupes linguistiques".

46Mais la manifestation à Louvain le 15 décembre des étudiants flamands pour l’érection de deux universités catholiques autonomes, l’une à Louvain et néerlandaise, l’autre francophone au centre de la Wallonie, a l’appui d’une majorité de l’opinion catholique flamande, à travers notamment des institutions comme le Davidsfonds et le Verbond der Vlaamse Academici. (Notons que, pour éviter tout incident, les étudiants francophones font place nette en se déplaçant en masse à Hout si Plout pour une manifestation folklorique).

47Il semble qu’à ce moment, l’opinion flamande attende de l’épiscopat une déclaration favorable à ses exigences. C’est ainsi que le 22 décembre, la presse annonce que les évêques se sont réunis en séance extraordinaire et que, préalablement à cette réunion, le Cardinal a reçu des personnalités flamandes, notamment le gouverneur du Limbourg, le président du Vlaams Economisch Verbond, le président de la C.S.C., le président du Boerenbond et l’ancien président du M.O.C. flamand, interlocuteurs qui, pour la plupart, avaient approuvé le mémorandum des Vlaamse Leergangen, soit l’autonomie complète de chaque section et le transfert en Wallonie de la section française.

48Sollicités par ce large mouvement d’opinion, les évêques publient le 22 décembre un message qui en appelle au calme. Ils rappellent le principe de l’unité de l’Alma Mater et de l’égalité dans l’épanouissement des deux sections, rappellent aussi le devoir de respecter l’unilinguisme de Louvain et du Brabant flamand et confirment les décisions prises en ce qui concerne Woluwe et le canton de Wavre. En outre, ils annoncent la création d’une commission qui examinera quels sont les services et institutions qui doivent être maintenus à Louvain et quelles formes concrètes prendra ultérieurement l’extension territoriale, compte tenu de tous les éléments du problème et notamment du facteur linguistique.

49

Réaction défavorable de l’opinion catholique flamande. Le Verbond décide aussitôt une grève d’avertissement pour obtenir l’autonomie complète. Le Standaard et Het Volk expriment leur déception, marquent leur hostilité à la personne du Recteur, s’inquiètent de voir réaffirmé le principe de l’unité et souhaitent que la commission à créer aboutisse à la conclusion que le maintien des francophones à Louvain est illogique.

50La déclaration épiscopale sera précisée deux jours plus tard par le Recteur qui annonce la division des budgets ordinaires selon les deux sections, la possibilité du choix de Bruxelles pour l’implantation de la faculté flamande de médecine, le choix définitif de Wavre comme site d’éventuelles implantations de la section francophone (ceci contre les revendications flamandes en faveur de Namur ou du Hainaut).

51En sens inverse de la réaction flamande, La Cité interprète la déclaration épiscopale, précisée par le Recteur, comme l’aveu que l’on organise le repli de la section française.

52La presse du 9 janvier 1966 annonce que M. Leemans, professeur de sociologie du régime flamand, a été désigné pour présider la commission chargée de présenter à l’épiscopat des propositions quant à l’extension territoriale de l’U.C.L.

53Au cours de janvier, plusieurs quotidiens de langue française soulèvent le problème des frais de l opération d’implantation de la section française en Wallonie et attirent l’attention de la Commission Leemans sur le partage du patrimoine.

54Au cours de la seconde quinzaine du mois, le professeur Van Hee, doyen de la faculté flamande de droit, déclare en public qu’il a reçu d’un des évêques flamands (il s’agit de Mgr De Smedt, évêque de Bruges) l’assurance que l’épiscopat a décidé l’autonomie des deux sections linguistiques, la division complète des budgets et le déménagement de la section française dès l’année 1967-1968.

55En réaction à cette déclaration accueillie avec joie par De Standaard et Het Volk, les doyens du régime français demandent que si la dite déclaration correspond à la réalité, la commission Leemans soit aussitôt dissoute faute d’objet.

56Le 25 janvier, la direction de l’A.G. des étudiants francophones soumet à l’assemblée générale annuelle de ce groupement les conclusions de son étude du problème de la dispersion géographique. Elle admet le transfert complet des facultés françaises en Wallonie, mais sous neuf conditions dont les principales sont ; maintien du nom, unité de l’autorité académique, université complète, établissement préalable d’une infrastructure complète, priorité absolue aux francophones quant au budget d’investissement.

57Cependant, des dirigeants du Leuvens Studentenkorps affirment qu’ils ont reçu du même évêque (celui de Bruges) les mêmes assurances que le doyen Van Hee. Comme le bien-fondé de cette déclaration de l’évêque de Bruges est mis en doute par le vice-recteur francophone et par les doyens du régime français, et comme d’autre part un communiqué de l’archevêché de Bruxelles-Malines subordonne les décisions en cause aux conclusions de la commission Leemans, les dirigeants estudiantins flamands décident pourrie 28 janvier une grève dans trois facultés et annoncent une grève générale à partir de mars si les étudiants flamands n’obtiennent pas satisfaction.

58Les 2 et 4 février, la Libre Belgique publie de longs articles des professeurs Garitte et De Visscher, dirigeants de l’ACAPSUL, en faveur du maintien intégral à Louvain.

59Le 4 février, la faculté de droit de la section française émet des réserves à l’égard de la commission Leemans étant donné les postulats qui semblent être à l’arrière-plan de sa mission et la présence en son sein de professeurs flamands qui ont signé le manifeste des Vlaamse Leergangen.

60Vers la mi-février, le Vlaamse Volkbeweging écrit au Cardinal pour réclamer une déclaration rapide qui ferait valoir la seule solution logique selon lui : université autonome néerlandaise à Louvain et université autonome française en pays wallon.

61Le 27 février, les étudiants flamands de Louvain retirent leur préavis de grève des cours qui venait à expiration le 28, étant donné que les dirigeants des groupements estudiantins flamands ont reçu des compléments aux déclarations de l’évêque de Bruges et que ces renseignements complémentaires indiquent que le problème recevra une solution favorable aux revendications flamandes, étant donne d’autre part qu’ils estiment pouvoir attendre de la Commission Leemans une réponse claire et nette au sujet de la mise au point d’une formule d’autonomie.

62Au début de mars, on enregistre donc une certaine trêve. Cependant, le 16 mars, le Vlaamse Volksbeweging appuyé par le Verbond organise à Louvain une manifestation pour protester contre les projets d’atteinte à l’intégrité linguistique du Brabant flamand. En réaction à cette manifestation, les étudiants francophones en liaison avec le Comité de défense des intérêts louvanistes (groupement de classes moyennes et de commerçants de la ville) invitent les louvanistes à baisser leurs volets.

63Le 30 mars, Rénovation wallonne, mouvement dans lequel plusieurs professeurs du régime français de Louvain jouent un rôle actif, fait une conférence de presse pour communiquer sa position : la section française de Louvain doit être transférée en Wallonie dans un délai aussi court que possible de façon à servir les intérêts de la communauté francophone de Belgique. La presse flamande catholique fait un large écho à cette conférence de presse.

64Pendant la dernière quinzaine de mars et la première quinzaine d’avril, De Standaard, Het Volk et Gazet van Antwerpen publient une série d’articles de professeurs flamands de Louvain qui, tous, concluent pratiquement que le développement complet des deux sections de l’Alma Mater à Louvain même est impossible. Seul Mgr Dondeyne, professeur flamand et président de l’Institut Supérieur de Philosophie, est d’avis qu’une scission géographique serait préjudiciable à l’Alma Mater et voit une solution dans un éparpillement mesuré des candidatures, solution à laquelle s’opposent cependant les milieux académiques francophones.

65Le 22 avril, la presse flamande annonce que plus d’une vingtaine d’associations flamandes, politiques, culturelles, estudiantines et touristiques ont publié une déclaration demandant aux autorités académiques de créer à Louvain une université flamande autonome et de transférer en Wallonie la section française.

66A la même époque, la presse annonce que la commission Leemans n’a pu aboutir à un accord sur les problèmes géographiques posés par l’avenir de l’U.C.L. Après s’être accordée sur l’autonomie des sections, la réorganisation des services du rectorat et la laïcisation du personnel, la commission s’est trouvée partagée sur la question de l’implantation, ses six membres flamands étant partisans du transfert à Wavre d’une partie de la section française et à tout le moins des candidatures, ses six membres français étant partisans du maintien à Louvain.

67Le 23 avril, les évêques de Belgique tiennent une réunion extraordinaire pour examiner l’avant-projet de rapport et entendre les professeurs Leemans et Aubert, membres de la commission. Ils demandent à celle-ci de poursuivre sa mission et de tenter d’aboutir quand même à un accord.

68Le 26, on apprend que les évêques ont constitué une autre commission consultative, dont la fonction n’est pas précisée et qui est composée du côte francophone par M. Schot, ancien parlementaire, le comte d’Oultremont, président de l’Association des Patrons catholiques, et M. Adam, sénateur du Luxembourg et, du côté flamand, par MM. Dequae et De Schryver, anciens ministres, et Cool, président de la C.S.C.

69Entretemps, la commission Leemans-Aubert, réunie le 25, n’a pu aboutir à un accord et s’est ajournée sine die.

70Les 2 et 4 mai, les étudiants flamands déclenchent une grève d’avertissement pour appuyer leur revendication d’un transfert de la section francophone.

71A l’approche de la réunion épiscopale du 13 mai, dont on attend une décision quant à l’avenir de Louvain, on voit se multiplier du coté francophone les mises en garde contre l’éclatement (lettre des doyens francophones, motion des Amis de Louvain, déclaration du président du M.I.C., article du professeur Woitrin dans La Libre Belgique, etc…) cependant que la presse catholique flamande souligne que le transfert des candidatures est une solution minimale, et prétend que le coût du transfert de la section française est surestimé par la presse francophone.

72Le 11 mai, les associations flamandes et francophones de chercheurs de l’U.C.L., l’O.C.A.L. et LOVAN et les associations des étudiants des deux : régimes linguistiques parviennent à un accord, dans lequel est accepté le transfert de la section française en Wallonie à condition que soient assurées quatre garanties : pas d’isolement des candidatures, maintien de l’appellation de l’U.C.L. et d’une unité structurelle, plan de financement précis, transfert planifié en un temps restreint.

73Le 13 mai, les évêques arrêtent leur décision :

  • maintien de l’unité de l’Alma Mater, tant du point de vue institutionnel que du point de vue géographique ;
  • pas de transfert à Wavre, mais simple dédoublement des candidatures.

DEUXIEME PARTIE – ELEMENTS D’INTERPRETATION

74Les événements qui viennent d’être décrits peuvent être interprétés soit dans le contexte limité de l’université, soit dans le contexte politique global du pays. On se limitera ici à envisager le contexte de l’université (Cela ne veut pas dire, naturellement, que, dans ce contexte, ne figurent pas des facteurs d’ordre politique ou en tout cas des facteurs dont la signification est partiellement politique. Cette délimitation du contexte ne concerne que les acteurs ; on laisse ici de côté les réactions des acteurs – groupes et individus – extérieurs à l’université, mais on n’exclut nullement les aspects politiques du problème). La question de l’interprétation peut se décomposer en trois questions (au moins) :

  1. Quelles sont les motivations des acteurs en présence ?
  2. Comment peut-on expliquer la cristallisation du mouvement et ensuite sa radicalisation ?
  3. Quelle est la signification du mouvement en ce qui concerne l’évolution de l’université et sa situation dans le cadre du pays ?

1 – Les motivations

75En gros, on se trouve devant un mouvement offensif du côté flamand (en ce sens que l’initiative se trouve du côté flamand) et devant un mouvement défensif du côté francophone. Les motivations doivent être analysées des deux côtés, mais les motivations les plus significatives se trouvent évidemment du côté flamand, puisque ce sont elles qui ont donné le branle au mouvement.

a – Les motivations du côté flamand

76Il faut distinguer, semble-t-il, dans la perspective flamande, deux ordres bien distincts de préoccupation : d’une part des préoccupations culturelles ; d’autre part, des préoccupations relatives à la distribution du pouvoir dans l’université.

77Examinons d’abord les préoccupations culturelles. Elles ne sont pas uniformes, mais se répartissent en divers paliers.

78A un premier palier, nous trouvons un souci qui est de portée plutôt négative : il s’agit d’assurer la protection de l’intégrité culturelle de la ville de Louvain et du Brabant flamand. La présence de la section française de l’université est considérée comme une menace pour la culture flamande, non seulement dans la ville de Louvain, mais aussi dans toute la région comprise à l’ouest, au sud-ouest et au sud de la ville, jusqu’à la frontière linguistique. Cette menace se concrétise sous différentes formes : pression continue exercée sur toute la partie de la population qui, sous des formes diverses, met des biens ou des services à la disposition des membres francophones de l’université (sutout sensible naturellement dans le milieu commerçant) – multiplication des manifestations culturelles francophones (files, pièces de théâtre, conférences) – liaisons diverses entre la section française de l’université et la bourgeoisie de la ville (dont certains membres peuvent profiter de la présence de cette section et de son support institutionnel – comme la paroisse universitaire francophone et l’école francophone d’Heverlee – pour maintenir à Louvain une zone de culture française et perpétuer ainsi un clivage social que l’un des principaux objectifs du mouvement flamand a précisément été de supprimer). Cette menace, qui a toujours existé, est considérée comme ayant pris une gravité particulière depuis que les effectif de l’université ont commencé à croître, dans les années d’après-guerre, et comme devant prendre des formes de plus en plus aiguës à l’avenir, au fur et à mesure que se poursuivra ce processus d’accroissement. Un tel processus se traduit en effet, du point de vue qui nous occupe, par les trois phénomènes suivants : augmentation du nombre des étudiants francophones et donc intensification de la pression du français sur la ville – augmentation du personnel enseignant et du personnel scientifique de langue française – augmentation du personnel administratif en provenance de la région francophone.

79Le deuxième de ces phénomènes est considéré comme étant le plus inquiétant : la plupart des membres du personnel académique et scientifique se fixent en effet avec leur famille dans l’agglomération louvaniste ou dans ses environs, et cette implantation familiale se traduit par des exigences diverses en matière culturelle (en particulier dans le domaine de l’enseignement) et fournit d’autre part une sorte de masse d’appoint aux éléments conservateurs de la bourgeoisie locale qui tendent à garder au français une place dans la région flamande. Il faut souligner, de ce point de vue, que les efforts entrepris en vue de promouvoir la recherche scientifique dans le pays se traduisent par un accroissement du personnel scientifique et que cet accroissement est appelé à se poursuivre dans l’avenir. En ce qui concerne le personnel administratif, il était traditionnellement bilingue et en général de provenance locale. Le recul du bilinguisme entraîne une tentation permanente, pour la section française, de recruter son personnel administratif dans la partie francophone du pays et d’attirer ainsi à Louvain et dans les environs des familles unilingues d’expression française. On fait remarquer que l’autonomie des sections (qui fait l’objet d’une revendication dont il sera question plus loin) ne pourra que renforcer cette tentation : les autorités de la section française, gérant de façon autonome cette section, auront nécessairement tendance à recruter du personnel de langue française.

80Les craintes portant sur l’intégrité culturelle de la région louvaniste sont renforcées par l’attitude attribuée aux milieux francophones les plus actifs. Ces milieux, spécialement ceux qui sont liés à la bourgeoisie de la capitale, sont considérés comme ayant des vues conservatrices et expansionnistes. Vues conservatrices, en ce sens qu’ils visent au moins à maintenir la domination du français sur le plan culturel dans l’ensemble du pays et, par là, indirectement, la domination d’une caste traditionnellement liée à la langue française et identifiant sa domination culturelle à sa domination socio-économique. (Nous touchons ici à un noeud extrêmement important et significatif du mouvement flamand ; la liaison entre les motivations culturelles et les motivations sociales. La lutte pour l’émancipation et l’autonomie culturelle est pensée comme étant en même temps une lutte démocratique. Certains mettent davantage l’accent sur l’élément culturel, d’autres sur l’élément socio-économique, mais il existe une liaison certaine entre ces deux éléments. Cette liaison donne un caractère spécifique à la manière dont les problèmes sociaux sont abordés dans le contexte du mouvement flamand. Dans un contexte où les aspects culturels ne jouent pas, ces problèmes sont directement posés dans la région du pouvoir économique, qui constitue leur noyau véritable. Dans le contexte du mouvement flamand, ils peuvent être posés en même temps dans le domaine culturel et l’accent peut même être mis davantage sur la lutte pour l’autonomie culturelle, à cause de la liaison qui existe, au niveau des milieux dirigeants traditionnels, entre le pouvoir économique et la culture française. Cette façon d’aborder les problèmes socio-économiques par le biais culturel a du reste sans doute à la fois une signification réelle (accès au contrôle du pouvoir d’éléments nouveaux, provenant de milieux de culture flamande) et une signification symbolique (la pression de l’élément culturel flamand jouant comme signe d’une pression sur les sources sociales du pouvoir, des classes moyennes et des couches populaires, liées à la culture flamande).

81Vues expansionnistes, en ce sens qu’ils visent à étendre la zone d’influence du français et même à étendre à des zones spécifiquement et traditionnellement flamandes le statut actuel de Bruxelles. On retrouve ici la fameuse image de la "tache d’huile" : la zone d’implantation francophone dans la périphérie de Bruxelles tend à s’étendre, en partie, vers l’est, et la présence d’un solide bastion francophone à Louvain, constitue, dans cette perspective, un danger redoutable pour une grande partie du Brabant flamand. La politique adoptée par le groupe des professeurs francophones (Association du personnel académique et scientifique de l’Université de Louvain) pendant la période qui a précédé la vote des lois linguistiques de 1963 est considérée comme une manifestation de cette volonté d’expansion ; ce groupement visait en effet à obtenir un enseignement primaire et secondaire français à Louvain et quelques-uns de ses membres semblent même avoir envisagé de demander un statut bilingue pour la ville de Louvain. C’est évidemment dans ce contexte qu’il faut comprendre l’émotion suscitée par la fameuse déclaration du professeur Woitrin sur "la politique du triangle". Cette déclaration en elle-même n’a pas été interprétée comme l’expression d’une volonté délibérée de francisation du Brabant flamand mais elle a été considérée comme le signe quasi involontaire d’une certaine attitude, d’une façon de penser et de réagir propre à beaucoup de milieux francophones et inquiétants pour la culture flamande.

82A un deuxième palier de motivation, nous trouvons un souci de démocratisation de l’enseignement supérieur. Les mesures prises en vue de favoriser cette démocratisation doivent forcément se traduire par un accroissement du nombre d’étudiants, Mais comme cet accroissement doit se faire dans les deux sections, on risque de se trouver rapidement dans l’incapacité de faire face aux besoins croissants dans le cadre des installations actuelles. On aurait ainsi cette situation paradoxale : la jeunesse universitaire flamande ne pourrait pas trouver à Louvain, ville flamande, le cadre adéquat pour assurer sa formation. A cet argument qui concerne les équipements s’en ajoute un autre qui concerne l’encadrement : si l’on veut assurer une démocratisation effective, il ne suffit pas d’agir sur les facteurs économiques, il faut aussi agir sur les facteurs culturels et pédagogiques, accueillir les nouveaux étudiants dans un cadre pédagogique renouvelé, appuyé sur un personnel plus nombreux et leur fournir un environnement culturel favorable. Or cela suppose au minimum que la section flamande puisse s’organiser en fonction de ses propres tâches – ce qui conduit à la revendication d’autonomie. Et aux yeux de certains, cela suppose même si l’on veut créer le climat culturel le plus favorable, que le cadre universitaire de Louvain soit entièrement d’expression néerlandaise – ce qui conduit à la revendication de séparation géographique.

83A un troisième niveau de motivation, nous retrouvons le souci culturel, mais cette fois sous une forme positive : il s’agit du souci de donner à la culture flamande des instruments d’expression adéquats et d’assurer à la communauté flamande une vie culturelle complète. L’université constitue indubitalement une pièce essentielle dans l’ensemble institutionnel sur lequel une culture doit pouvoir s’appuyer. Certes, il existe déjà une université flamande à Gand. Mais elle est insuffisante. Louvain constitue, de fait, le centre universitaire flamand le plus important et la vocation naturelle de Louvain est de constituer l’élément principal de la vie universitaire flamande et ainsi de donner au mouvement flamand comme son couronnement intellectuel. L’université, certes, est une institution qui, par essence, doit être ouverte sur des valeurs universelles, en tout premier lieu sur la connaissance scientifique. Mais elle doit être en même temps au service de la communauté : elle doit précisément servir de médiation entre une communauté culturelle, nécessairement lice à sa particularité historique, et les valeurs d’universalité qui doivent lui permettre d’accéder aux formes les plus élevées de la conscience d’elle-même. Or, la structure unitaire de l’université de Louvain fait obstacle à cette vocation ; certes, il y a, en principe, deux sections linguistiques, mais l’organisation reste unitaire et la séparation des Facultés, qui existe du reste que depuis peu de temps, n’est qu’une mesure de portée encore bien limitée dans le sens de la décentralisation. Ce qui aggrave la situation, c’est que, dans cette organisation unitaire, l’élément francophone reste dominant, ne fût-ce que pour une raison historique : ce n’est qu’entre les deux guerres qu’on a introduit les cours en néerlandais, la section française apparaît ainsi, si l’on peut dire, comme l’héritière privilégiée de la tradition historique de l’université.

84A l’extérieur, l’université de Louvain apparaît essentiellement comme une université francophone, et la section flamande semble n’être qu’une sorte d’annexe ; au mieux, elle ne figure que comme une partie d’un ensemble qui se rattache à la sphère culturelle française. Cette impression se trouve renforcée et entretenue par le fait que la plupart des étudiants étrangers qui viennent à Louvain s’inscrivent dans la section française. On retrouve ainsi, il faut le souligner, au niveau de l’université, le même type de situation qu’au niveau de l’Etat : l’organisation unitaire, appuyée traditionnellement sur le groupe francophone, empêche la communauté flamande de trouver son expression propre, sur le plan culturel en ce qui concerne l’université, sur le plan politique en ce qui concerne l’Etat. Le seul remède à cette situation est d’obtenir une véritable autonomie pour chacune des deux sections. Sans doute ne met-on pas en cause (à ce niveau de motivation) l’unité de l’université, unité qui se justifie à la fois par l’existence d’un patrimoine commun aux deux sections et, surtout, par la mission que l’université est appelée à remplir au sein de l’Eglise catholique, tant au plan national qu’au plan international. Mais cette mission d’Eglise ne doit pas, estime-t-on, servir de prétexte pour minimiser, voire éliminer, la mission de l’université à l’égard des communautés culturelles dont elle émane. Il s’agit donc de trouver des formules permettant de concilier l’autonomie et l’unité. L’autonomie doit être bien entendu essentiellement une autonomie dans l’ordre du commandement : chaque section doit avoir ses propres organes de direction et doit en somme pouvoir se gérer comme une université indépendante. Mais elle doit exister aussi dans l’ordre des moyens, ce qui suppose le partage du budget ordinaire et, pour certains, également du budget extraordinaire (destiné aux constructions). (En ce qui concerne le critère du partage, deux principes peuvent être invoqués : le partage par moitié, le partage proportionnellement au nombre d’étudiants. Comme, en fait, le nombre d’étudiants de la section flamande est devenu supérieur à celui de la section française, du côté flamand, on donne en général la préférence à ce second type de critère). En somme, on pourrait parler d’une organisation de type fédéral. Jusqu’ici, on avait affaire à une université unique, divisée en deux sections. La revendication d’autonomie met en avant l’idée de deux universités fédérées, poursuivant, chacune selon son esprit propre, des buts particulièrement convergents (en particulier au niveau des objectifs religieux) et créant des organes communs pour assurer la collaboration nécessaire en vue d’assurer la réalisation de ces buts communs.

85La revendication d’autonomie en tant que telle, vise seulement les structures de l’université, non l’implantation géographique des sections. Certains l’interprètent cependant comme impliquant une séparation géographique ; ils considèrent que l’autonomie de chaque section sera mieux assurée si chacune dispose de son territoire propre. (On conçoit en effet qu’il est bien difficile de partager des installations communes lorsqu’il n’y a plus un pouvoir unique mais une dualité de pouvoirs.) En pratique, cette interprétation extensive du principe d’autonomie ne joue pas un rôle décisif car, en fait, le souci de l’autonomie se trouve liée au souci culturel, de telle sorte qu’à la revendication d’autonomie prise au sens strict, se trouve liée une revendication relative à l’implantation géographique. Pour certains, le principe de l’intégrité culturelle du territoire louvaniste implique logiquement le déplacement en territoire francophone de l’ensemble de la section française. Pour d’autres, soucieux de maintenir le plus possible les liens entre les deux sections, surtout au niveau de la recherche (qui est évidemment le plus important et le plus décisif au point de vue des objectifs communs), il faudrait simplement limiter le danger de francisation en diminuant dans une proportion convenable le nombre des universitaires francophones à Louvain ; pratiquement, le moyen proposé pour réaliser cette limitation est le déplacement des candidatures (qui contiennent la plus grande masse d’étudiants), ce qui permettrait de maintenir à Louvain les licences et doctorats, donc tout ce qui est ordonné à la recherche.

86A un quatrième niveau de motivation, nous trouvons l’idée d’une grande université flamande. Louvain est une vieille ville flamande, qui a toujours joué un rôle culturel important par rapport à la communauté flamande ; c’est aussi le centre universitaire du pays vers lequel, aujourd’hui, se dirige le lus grand nombre d’étudiants flamands. Il faut donc faire de Louvain la grande université, de niveau international, dont la culture flamande a un impérieux besoin dans la phase actuelle de son évolution.

87En somme, cette motivation relève des mêmes considérations que la précédente, mais elle la radicalise et la pousse jusqu’à ses conséquences logiques extrêmes. Dans cette perspective d’une université flamande, reconnue comme telle et s’imposant comme telle vis-à-vis de l’extérieur, la présence d’une section française, même dans le cadre d’une structure d’autonomie, ne peut être qu’un écran. Cette section doit donc disparaître, c’est-à-dire émigrer, dans sa totalité, vers le territoire francophone. Du reste, dans une perspective où l’université est vue avant tout en fonction de la communauté culturelle, il apparaît comme logique que la section française aille se placer en un endroit où elle pourra effectivement rayonner sur la communauté culturelle dont elle relève. Et il n’est plus nécessaire qu’un lien spécial subsiste entre l’ancienne section flamande et l’ancienne section française : chacune de ces deux sections est appelée à devenir une université autonome et les rapports qui se développeront entre elles seront de même nature que les rapports qui, dès à présent, existent entre les différentes universités du pays. Selon la logique de cette motivation, il s’agit donc d’une véritable mutation : l’ancienne université de Louvain cesse d’exister, une nouvelle université, flamande, est fondée à Louvain, et une nouvelle université, francophone, est établie en Wallonie. En réalité, la discontinuité ne pourrait en aucun cas être aussi radicale, quelles que soient les dispositions juridiques et les dénominations qui pourraient être adoptées, et les partisans de l’université flamande raisonnent sans doute dans cette perspective, sans le dire de façon tout à fait explicite, En fait, dans l’hypothèse d’une séparation totale, administrative et géographique, des deux sections, c’est l’université flamande de Louvain qui apparaîtra donne la véritable héritière de l’ancienne université et qui en recueillera le patrimoine moral. D’ailleurs, contrairement à ce que croit une partie de l’opinion francophone, cette université flamande ne s’enfermerait pas du tout dans le cadre limité d’une culture, régionale, elle adopterait une politique hardie et résolue d’ouverture à l’égard du monde international, en créant des enseignements dans les principales langues internationales, en pratiquant de façon intensive des échanges de professeurs, en organisant des colloques et des programmes de recherche sur base internationale. Le véritable objectif n’est pas de se replier sur la culture flamande, mais au contraire de donner à cette culture son épanouissement ultime en l’ouvrant largement, mais de façon directe et autonome, à partir d’elle-même et non par culture interposée, aux échanges interculturels, au brassage devenu planétaire des idées et des mentalités, à une vie véritablement universelle.

88Venons-en maintenant aux préoccupations relatives à la distribution du pouvoir dans l’université. Ces préoccupations se situent à deux plans : les unes concernent le rôle de l’épiscopat dans la direction de l’université, les autres concernent le rôle des facultés et ce qu’on pourrait appeler le principe démocratique dans l’université.

89A l’heure actuelle, l’université de Louvain est une institution fortement centralisée et dans laquelle l’autorité appartient, en définitive, de façon exclusive aux évêques de Belgique. En ce qui concerne l’organisation interne, les Facultés ont fort peu de pouvoir : elles peuvent faire des propositions en matière de programmes, mais n’ont aucun pouvoir de décision à ce propos et d’autre part, elles n’ont même pas un pouvoir de présentation en matière de nominations. (Depuis plusieurs années, la procédure suivie en matière de nomination associe dans une certaine mesure les professeurs au choix de leurs nouveaux collègues, mais d’une manière très limitée, et sans que les Facultés comme telles interviennent. Les vacances de chaires sont annoncées publiquement. Les candidatures sont recueillies par le pro-recteur de chaque section et celui-ci nomme, pour chaque secteur, une commission de professeurs chargés d’examiner les candidatures relatives à ce secteur et de donner au pro-recteur leur avis sur ces candidatures. C’est le conseil d’administration qui fait les propositions de nominations et c’est le pouvoir organisateur, c’est-à-dire les évêques, qui fait les nominations).

90Les autorités de chaque section (c’est-à-dire le pro-recteur chargé de la direction scientifique de la section, et le secrétaire général, chargé de la direction administrative et financière) sont nommés par le pouvoir organisateur et en principe à vie, et cela sans que les Facultés soient appelées à intervenir en aucune manière. D’autre part, en ce qui concerne l’organisation de l’autorité, il faut distinguer le conseil d’administration et le pouvoir organisateur Le conseil d’administration est composé du recteur magnifique, des deux pro-recteurs et des deux secrétaires généraux. Les membres sont nommés par le pouvoir organisateur ; il est chargé d’assurer la gestion de l’université, sous le contrôle et selon les directives du pouvoir organisateur. Celui-ci est composé des évêques résidants de Belgique (c’est-à-dire des évêques qui occupent en fait un siège épiscopal en Belgique) ; il nomme les membres du conseil d’administration et du corps académique, et prend toutes les décisions que l’on pourrait qualifier de "politiques" (en matière de programmes, de budgets, d’investissements, d’orientation à long terme, de politique générale) ; c’est donc lui, en définitive, qui détient le pouvoir dans l’université et il n’est responsable devant aucune instance extérieure.

91La volonté de changement, en ce qui concerne la distribution du pouvoir, porte d’abord sur le rôle des Facultés. Elle visa à donner aux facultés des compétences plus étendues, en particulier en matière de nomination, à permettre en somme à chaque Faculté de poursuivre pour son propre compte une véritable politique à long terme, tant en ce qui concerne l’orientation de l’enseignement que celle, de la recherche. Elle vise aussi à, donner aux Facultés un certain pouvoir dans la désignation des autorités de la section (par exemple par un système d’élection). Elle relève donc de ce qu’on appelle un souci de démocratisation, qui s’inspire à la fois d’un courant général, propre au monde contemporain, et des exigences propres du travail universitaire (dont l’efficience semble largement liée à l’autonomie, les meilleurs juges en matière d’enseignement et de recherches étant ceux qui sont les plus compétents dans le domaine considéré).

92Cette volonté de changement porte d’autre part sur le rôle des évêques. Elle vise à modifier la relation existant entre le pouvoir organisateur et les organes de direction de l’université (représentés à l’heure actuelle par le conseil d’administration), à donner à ceux-ci plus d’autorité et d’autonomie et en même temps à confier davantage à des laïcs les postes de responsabilité. (A l’heure actuelle, seuls les secrétaires généraux sont des laïcs). Elle relève d’une tendance générale qui s’affirme à l’intérieur de l’Eglise catholique – et qui a du reste trouvé sa consécraticn au cours du Concile du Vatican II – et qui consiste à accorder une place plus importante au laïcat dans l’Eglise. (Il ne s’agit d’ailleurs pas là simplement d’une attitude d’opportunité mais de la traduction pratique de certains développements récents de la théologie de l’Eglise ; une des grandes acquisitions de la théologie contemporaine a été précisément de mettre en relief le rôle des laïcs dans l’Eglise, de leur reconnaître un statut actif et non simplement une fonction subordonnée). A ces préoccupations d’origine théologique, s’ajoutent du reste des préoccupations d’ordre pratique ; on fait remarquer que la gestion d’une grande université moderne est devenue une affaire extrêmement complexe, qui doit être confiée à des spécialistes et qui n’est plus du tout de la compétence des évêques, qui n’ont du reste pas la possibilité de consacrer plus qu’un temps assez restreint aux problèmes de l’université.

93Certains entendent maintenir à l’université son caractère catholique et sa liaison aux évêques et laisser dès lors au pouvoir organisateur la tâche de définir les grandes orientations, en fonction des besoins de l’Eglise. D’autres iraient dans doute plus loin, du moins dans une perspective à long terme ; tout en voulant garder à l’université son caractère catholique, ils envisageraient un transfert progressif de toutes les fonctions du pouvoir organisateur aux organes de direction propres de l’université. Dans cette optique, les évêques garderaient bien entendu un droit d’intervention en tant que chefs spirituels de la communauté catholique mais n’interviendraient plus directement dans la direction de l’université.

94D’autres enfin envisagent, toujours dans une perspective à long terme, la disparition pure et simple de l’université catholique (et sans doute, corrélativement, de tout le roseau de l’enseignement catholique) au profit d’un système d’universités pluralistes, organisées directement par l’Etat ou tout au moins contrôlées par lui. Cette orientation correspond à la fois à. une perspective théologique de dégagement de l’Eglise à l’égard des structures temporelles et à une perspective politique visant à assurer une démocratie plus réelle et plus efficace ai remplaçant le pluralisme institutionnel actuel par un pluralisme interne au sein d’institutions unitaires, à caractère purement civil.

95Il faut remarquer que cette dernière conception n’est défendue que par certains groupes d’étudiants et que les professeurs de la section flamande s’y opposent et restent fermement attachés à l’idée de l’université catholique.

96Ces différentes motivations aboutissent pratiquement – comme on peut s’en convaincre du reste a priori par un raisonnement très simple – à trois revendications :

  1. revendication relative à la structure interne de l’université, dans le sens d’une "laïcisation",
  2. revendication relative à l’autonomie (entendue en un sens plus ou moins extensif),
  3. revendication relative à l’eimplantation géographique des sections (entendue de nouveau en un sens plus ou moins extensif).

b – Les motivations du côté francophone

97Du côté francophone, l’attitude générale est essentiellement défensive. Et elle porte surtout sur le problème de l’implantation géographique.

98En effet, les revendications relatives à la structure interne et à l’autonomie sont relativement peu contestées. Encore faut-il faire une réserve importante pour ce qui concerne la structure interne. L’idée qu’il faille accorder plus de pouvoir aux Facultés correspond à une tendance générale que l’on retrouve, depuis longtemps du reste, dans les deux sections. Par contre, la tendance à la "laïcisation" du pouvoir, Lien qu’existant aussi du côté francophone, n’y est pas commise dans la même perspective que d côté flamand. Beaucoup de francophones sont en effet fort attachas au caractère catholique de l’université et entendent bien maintenir l’essentiel du pouvoir entre les mains des évêques, les uns parce qu’ils sont attachés à l’idée même d’université catholique et considèrent que l’université ne peut vraiment assumer une tâche d’Eglise qu’à la condition de rester sous la direction des évêques, les autres parce qu’ils considèrent que la meilleure garantie de la section française se trouve dans le caractère catholique de l’université et que ce caractère et cette garantie ne demeureront réels que dans la mesure où le pouvoir organisateur actuel conservera l’essentiel de ses attributions. Cela n’exclut pas, naturellement, une meilleure répartition des tâches entre le pouvoir organisateur et le conseil d’administration ; la complexité des problèmes exige sans doute un remaniement dans ce sens, mais il importe que le pouvoir organisateur garde le contrôle ultime de la situation et continue à décider des orientations générales (parmi lesquelles figurent précisément les questions "critiques" relatives à l’implantation).

99Par contre, du côté flamand, cette même motivation "ecclésiale" est considérée avec réserve et même, par certains, avec suspicion. On craint en effet que l’appel aux raisons ecclésiales ne soit une sorte de moyen tactique utilisé par les francophones pour maintenir à tout prix une structure unitaire et s’opposer par là à la fois à la revendication d’autonomie et à toute mesure visant à modifier l’implantation géographique actuelle. Cette crainte joue indubitablement un rôle dans la revendication de "laïcisation". On peut même dire que, aux yeux de certains Flamands, et cela en raison même de la tactique adoptée par certains francophones, il n’y ait une relative incompatibilité entre les motivations "flamandes" (souci d’intégrité et d’épanouissement de la culture flamande) et les motivations "ecclésiales" (primat accordé aux tâches proprement catholiques et souci corrélatif de maintenir fortement l’unité et de garder aux structures unitaires le plus grand poids possible).

100Les préoccupations de la section française portent donc essentiellement sur l’implantation géographique. A ce sujet, deux attitudes radicalement opposées s’affrontent dans les milieux professoraux. La première, minoritaire, fort liée au mouvement "Rénovation Wallonne", préconise le déplacement intégral de la section française en territoire francophone. Selon cette façon de voir, il faudrait exiger immédiatement ce "déménagement" et entamer d’urgence les négociations nécessaires pour obtenir les garanties politiques et financières nécessaires à la réussite de l’opération.

101Les motivations, ici, sont de deux ordres. D’une part, il y a l’idée que le mouvement flamand ne pourra que s’intensifier et a les moyens d’aller jusqu’au bout de ses revendications les plus radicales, et qu’il faut s’efforcer d’obtenir les garanties nécessaires pendant qu’il en est encore temps, pendant qu’on possède encore un pouvoir de négociation. D’autre part, il y a le souci de mettre réellement l’université au service de la communauté culturelle ; on estime que la section française ne pourra remplir adéquatement sa mission à l’égard de la communauté francophone du pays que si elle est située en pays wallon, si possible dans une zone à forte concentration démographique et industrielle.

102En général, on considère que la section française déplacée devra garder son caractère catholique. Au reste, on n’exclut nullement le maintien de liens étroits, même institutionnels, avec la section flamande restée à Louvain. Certains semblent cependant envisager une transformation plus profonde et une orientation oui irait dans le sens d’un système universitaire pluraliste, organisé ou tout au moins contrôlé par l’Etat.

103L’autre tendance, majoritaire, préconise le maintien intégral de la section française dans l’agglomération louvaniste et considère que les extensions (indispensables vu l’accroissement prévu du nombre d’étudiants pour las années à venir) doivent se faire vers le sud de la ville, pratiquement entre Louvain et la forêt de Meerdal. Les motivations, ici, sont de trois ordres : il y a des motivations religieuses, des motivations historiques, et des motivations d’ordre pratique.

104Un certain nombre de professeurs sort fortement attachés à l’idée de l’université catholique. Cet attachement existe hier entendu aussi du côté flamand mais il doit se composer, de ce côté, avec des motivations culturelles que les francophones n’ont évidemment aucune raison de partager (pas même de façon symétrique) ; la motivation religieuse peut donc jouer, du côté francophone, de façon absolument pure. On fait remarquer que, par suite de tout un concours de circonstances historiques favorables, l’université de Louvain est devenue l’une des plus grandes universités catholiques du monde, ce qui lui donne d’immenses responsabilités à l’égard de l’Eglise universelle. Sans doute, certains estiment-ils que le but principal d’une université catholique, à l’heure actuelle, n’est plus de fournir à la jeunesse universitaire catholique un encadrement, un milieu de vie favorable du point de vue de la vie chrétienne. Mais la pensée chrétienne doit pouvoir s’appuyer sur des institutions de haut enseignement et de recherche ; peut-être n’en faut-il pas un très grand nombre, mais il importe que là où de telles institutions ont pu se développer et atteindre un niveau relativement élevé, elles soient maintenues et renforcées. Or, pour que l’université de Louvain puisse continuer à jouer le rôle que son passé et son présent l’appellent à jouer dans l’Eglise, elle doit à tout prix maintenir son unité. Cela n’empêche nullement que l’on reconnaisse à chacune des deux sections une certaine autonomie, et cela n’exclut nullement que chacune des deux sections ait des responsabilités spécifiques à l’égard de la communauté culturelle dont elle relève, mais il importe de maintenir des liens étroits entre les deux sections et une direction suprême unique. Et, d’autre part, il importe, pour maintenir entre elles la collaboration indispensable et pour ne pas affaiblir l’université dans son ensemble par la dispersion des installations et des moyens, de maintenir aussi l’unité géographique.

105Les motivations historiques font valoir ce qu’on pourrait appeler l’idée de "patrimoine" : l’université de Louvain constitue un patrimoine à la fois moral et matériel qui appartient au même titre aux deux sections et sur lequel l’une et l’autre ont des droits égaux. Or, si la section française était obligée de quitter la ville, et même si, en principe, elle restait liée à Louvain et continuait à porter le titre "Université de Louvain", elle perdrait en fait sa part de patrimoine, sur le plan matériel, parce que des bâtiments modernes (à supposer qu’ils puissent être construits) ne sont en aucune manière comparables à un lieu historique marqué par une longue tradition, et sur le plan moral parce que le prestige d’une université est fait non seulement de ses réalisations actuelles mais aussi, et même en ordre principal, de la continuité d’une tradition. On fait remarquer du reste que le patrimoine louvaniste n’appartient pas à proprement parler aux membres de l’université mais à la communauté catholique belge toute entière, que les différents éléments qui constituent cette communauté ont des droits équivalents sur lui (et cela en dépit du fait que Louvain soit une ville flamande) et qu’il constitue en réalité un héritage indivisible.

106Les francophones admettent le principe de l’unilinguisme delà ville de Louvain mais demandent que la section française de l’université, située à Louvain pour des raisons historiques, puisse y mener une vie normale. Pratiquement, l’existence de l’école d’Heverlee et de la paroisse universitaire francophone, l’une et l’autre strictement réservées aux familles des membres de l’université, leur paraissent de nature à assurer de façon tout à fait satisfaisante leur vie à Louvain.

107Enfin viennent les motivations d’ordre pratique qui sont peut-être celles qui pèsent le plus dans les faits. Un déménagement serait extrêmement coûteux. (En fait, les estimations avancées, basées sur des comparaisons avec des réalisations étrangères, varient considérablement ; aucune étude approfondie n’a encore été entreprise, mais il est évident que la construction d’une université, ou même d’une partie d’université, pose de redoutables problèmes de financement). Dans l’état actuel des choses, l’argent nécessaire ne pourrait venir que de l’Etat. Déjà l’université a entrepris la construction d’un grand hôpital universitaire à Woluwe-Saint-Lambert, en utilisant un emprunt garanti par l’Etat et il est douteux qu’elle puisse obtenir avant longtemps d’autres moyens financiers de cet ordre. De toute manière, l’intervention de l’Etat, qui serait nécessaire, pose des problèmes politiques qui mettent en jeu tous les partis et s’inscrivent donc dans le cadre de la politique nationale globale. Même si des mesures partielles de financement étaient obtenues (comme dans le cas de la clinique de Woluwe) pour une période limitée, on n’aurait aucune garantie quant à l’avenir, notre système politique est trop instable pour que de telles garanties puissent être obtenues. On courrait donc presque certainement le risque de ne pas pouvoir poursuivre le programme de construction au-delà d’une tranche initiale forcément fort réduite.

108D’autre part, à supposer même que les problèmes financiers et politiques puissent être résolus, il serait extrêmement difficile de recréer certains instruments qui, à l’heure actuelle, sont communs aux deux sections, tels que la bibliothèque et certains équipements de recherche extrêmement coûteux.

109Enfin, un déménagement entraînerait une coupure qui serait extrêmement préjudiciable à la recherche et pourrait même briser le mouvement amorcé au cours des dernières années dans le sens d’un développement de la recherche.

110La plupart des professeurs seraient absorbés par les problèmes de déménagement et d’installation. Les programmes de recherche subiraient de longues interruptions ; beaucoup de chercheurs et même de professeurs craignant de se trouver pour longtemps dans de mauvaises conditions de travail, seraient tentés de répondre positivement à des sollicitations venues de l’extérieur ; les étudiants eux-mêmes, craignant de trouver un enseignement mal organisé, s’orienteraient vers d’autres universités. Et tous ces phénomènes prendraient une allure d’autant plus grave que le déménagement, pour des raisons à la fois techniques et financières, ne pourrait pas se faire rapidement mais devrait s’étaler sur de longues années.

111Au fond, ce qui domine les préoccupations du côté francophone, c’est le sentiment que la vie universitaire suppose une tradition, une continuité, qu’un cadre humain et matériel de recherche ne peut se former que peu à peu et constitue un organisme extrêmement délicat, et qu’un déménagement introduirait une discontinuité si radicale que l’on serait pratiquement obligé de repartir à zéro, sans avoir aucunement la certitude de pouvoir jamais retrouver le niveau existant à l’heure actuelle.

112D’ailleurs, beaucoup sont persuadés qu’un déménagement équivaudrait, en fait, à la disparition pure et simple de la section française de l’université de Louvain. Le choix, pour eux, n’est pas entre des solutions équivalentes ni même entre une solution meilleure et une solution moins bonne, mais entre l’existence et la non-existence. Il prend donc inévitablement un caractère absolu.

113Il faut signaler que la formule de déménagement partiel (par exemple des candidatures) est rejetée au nom des mêmes raisons que celles du déménagement total : on estime en effet qu’un déménagement partiel ne pourrait être que la première étape d’un déménagement total et que, de toute manière, un déplacement partiel signifierait un éclatement de la section française qui – du moins dans l’état présent de notre organisation universitaire – serait pour elle d’une extrême novicité.

114La position des étudiants – acceptation du principe du déménagement moyennant un certain nombre de garanties préalables – relève en somme du même type de motivations que celle des professeurs partisans du maintien de la section française à Louvain. Simplement, ils estiment qu’il est possible de parler de garanties alors que les professeurs, du moins la plupart d’entre eux, estiment qu’il est pratiquement impossible d’obtenir des garanties adéquates et que la seule stratégie possible est donc celle du maintien à Louvain. Il faut ajouter que les professeurs sont beaucoup plus sensibles que les étudiants au thème de la continuité et à l’aspect moral du patrimoine louvaniste. (Sans doute les étudiants exigent-ils de garder le nom de l’université mais les professeurs seraient plutôt enclins à considérer que ce serait là un signe purement illusoire de continuité).

2 – Le développement du mouvement

115Au simple examen des événements, il peut paraître surprenant que le mouvement de revendication flamande sur Louvain soit apparu d’une manière si inattendue, se soit développé de manière si rapide et ait pris si vite une allure si radicale.

116Il faut essayer d’expliquer pourquoi ce mouvement s’est déclenché et pourquoi il s’est radicalisé. En ce qui concerne le déclenchement, les déclarations du professeur Woitrin sur la "politique du triangle" apparaissent comme ayant été l’occasion. Mais il ne s’agit bien entendu que d’une occasion. En réalité, il semble bien que l’on se trouve devant un phénomène de convergence : c’est la rencontre de plusieurs lignes d’évolution, à un certain degré de leur développement, en un point donné, qui a provoqué la mise en marche du mouvement. Il·y a d’une part une maturation purement interne de la conscience flamande, portée par le double souci d’assurer l’intégrité culturelle du pays flamand et de donner à la communauté flamande une expression universitaire adéquate. Les revendications relatives à Louvain doivent être considérées comme le point d’aboutissement tout à fait normal et parfaitement prévisible d’une longue évolution, jalonnée entre autres par la flamandisation de l’université de Gand, par l’introduction des cours flamands à Louvain et, plus récemment, par le dédoublement des Facultés à Louvain. L’opinion selon laquelle la section française devra, tôt ou tard, quitter Louvain, existe depuis fort longtemps chez un certain nombre de professeurs flamands et apparaît, quand on regarde les choses objectivement, comme une con séquence logique inévitable du souci constant qu’ont eu les intellectuels flamands d’assurer à la culture flamande sa véritable autonomie et son plein épanouissement.

117Il y a en second lieu le développement, au cours des dernières années, dans les milieux estudiantins, du thème de la démocratisation Du côté francophone, ce thème se traduit essentiellement par des préoccupations socio-économiques. Du côté flamand, à cause de la situation propre à la culture flamande, ces préoccupations s’associent étroitement à des préoccupations culturelles et viennent ainsi à la rencontre du mouvement visant à l’autonomie de la culture flamande.

118Il y a, en troisième lieu, le phénomène de l’accroissement du nombre d’étudiants : le danger de francisation est évidemment ressenti d’autant plus vivement que le nombre de francophones à Louvain s’accroît. On dispose du reste, depuis quelques années, non seulement des statistiques relatives aux années récentes mais aussi de prévisions valables jusqu’en 1975, de telle sorte que ce phénomène d’accroissement prend une allure extrêmement impressionnante. Il est probable qu’une sorte de point critique d’ordre phsychologique a été atteint au cours des dernières années ; c’est probablement ce qui explique les démarches effectuées auprès des évêques par des personnalités importantes extra-universitaires, préoccupées de l’avenir universitaire de la jeunesse flamande.

119Il y a enfin, peut-être, le centre-coup des résultats des dernières élections législatives à Bruxelles, ressenties par l’opinion flamande contre la manifestation d’une opposition aux lois linguistiques de 1961 et comme un signe d’intolérance à l’égard de la culture flamande. Peut-être l’action sur Louvain est-elle apparue comme une sorte de compensation à ce qui a été ressenti comme une forme relative d’échec à Bruxelles.

120Ces différents facteurs évolutifs, arrivés à un certain degré de maturité chacun pour leur propre compte, et se rencontrant en un même point, devaient nécessairement provoquer un mouvement de grande ampleur. Négativement du reste, l’attitude défensive des francophones, interprétée comme une volonté conservatrice et même expansionniste, a contribué de son côté à alimenter le mouvement.

121Voilà pour la cristallisation du mouvement. En ce qui concerne sa radicalisation, on peut faire appel, semble-t-il, à trois catégories de facteurs : un phénomène de propagation, la signification symbolique de l’affaire de Louvain et le jeu des interprétations.

122Le phénomène de propagation concerne les modes d’action des motivations ; elles m’agissent pas de façon simultanée et homogène, mais elles embrayent les unes sur les autres et se soutiennent ainsi mutuellement, dans un sens qui ne peut que renforcer progressivement les motivations les plus fortes. Les motivations, on l’a vu, sont multiples et diverses ; elles donnent lieu à des attitudes pratiques et à des revendications fort variées, allant d’un simple aménagement interne des structures administratives à la transformation radicale et complète de l’université de Louvain en une grande université flamande complètement détachée des évêques. Le porteur d’une revendication plus faible, dès le moment où il est entraîné à participer au mouvement au nom de ses propres motivations, apporte en réalité son soutien, ne fût-ce qu’indirectement et sans le vouloir, aux porteurs d’une revendication plus forte, agissant au nom de motivations d’un autre ordre. Dans ce mécanisme, on s’explique fort bien que, assez rapidement, le mouvement paraisse entraîné irrésistiblement dans le sens de la revendication la plus extrême. En réalité, ceci n’est pas tout à fait exact, car, à un certain moment, des tensions apparaissent entre différentes motivations. Il ne faut pas oublier que, du côté flamand, les motivations d’ordre religieux et les motivations d’ordre scientifique favorables à une coopération étroite entre les deux sections restent très fortes. Ces motivations doivent naturellement composer avec les motivations spécifiquement flamandes et une figure d’équilibre doit s’établir quelque part en un point situé entre les extrêmes (statu quo d’une part, liquidation de l’université catholique d’autre part) mais dont la position précise demeure encore indéterminée.

123Mais à côté de ce phénomène de propagation, il faut accorder, semble-t-il, une place importante à la signification symbolique que l’affaire de Louvain revêt aux yeux d’une grande partie de l’opinion flamande. Certes, le mouvement flamand ne considère pas cette affaire comme essentielle en elle-même, car ses véritables objectifs ne peuvent être qu’au niveau du pays dans son ensemble et, plus particulièrement, au niveau des mécanismes centraux de décision (dans tous les domaines évidemment, pas seulement dans le domaine culturel). La situation est vécue par ceux qui les portent – tant au niveau de la pensée qu’au niveau de l’action – comme déterminée par un rapport de forces : d’un côté, les forces conservatrices traditionnelles, représentées surtout par la bourgeoisie de la capitale et par les éléments de la bourgeoisie de province qui lui sont liés, appuyées sur la culture française dominant l’Etat et la vie économique, de l’autre les forces populaires et démocratiques ouvertes sur l’avenir, luttant pour le contrôle effectif du pouvoir, et appuyées (en tout cas pour la partie flamande du pays) sur la culture flamande (Le mouvement n’est donc pas vécu comme une opposition entre Flamands et Wallons, ni même comme une opposition entre Flamands et francophones, mais comme une opposition entre groupes sociaux). L’affaire de Louvain est une affaire de portée locale et limitée, mais où la lutte peut être engagée dans d’excellentes conditions (en particulier grâce à la présence des étudiants, qui constituent un milieu très sensibilisé au mouvement et en même temps très disponible pour l’action) et où un succès peut être obtenu avec une facilité relative, de façon presque certaine sur la revendication d’autonomie, de façon très probable sur la revendication de déplacement (au moins partiel) de la section française. Une victoire, ne fût-ce que partielle, dans l’affaire de Louvain prendrait la signification symbolique d’une modification du rapport de forces existant dans le pays et, par là, contribuerait sans doute à modifier réellement ce rapport (ne fût-ce qu’en créant des conditions psychologiques qui donneraient au mouvement flamand plus d’autorité et d’efficacité et renforceraient ainsi sa position dans le conflit). L’idée est souvent exprimée que les Flamands n’ont jamais pu obtenir ce à quoi ils avaient droit qu’en exerçant une vigoureuse pression sur les pouvoirs et que le mouvement flamand ne pourra progresser qu’à la condition de développer une action continue et vigoureuse de pression sur les institutions existantes. L’affaire de Louvain apparaît, dans ce contexte, comme une manifestation particulière, provisoirement privilégiée, de cette stratégie dynamique et militante.

124Enfin, il faut encore tenir compte d’un phénomène dont la portée est loin d’être négligeable : c’est le jeu des interprétations réciproques. Chacun des deux partis en présence a ses propres motivations mais en même temps se fait une certaine interprétation des motivations profondes de l’autre. Il y a bien entendu des positions qui sont affirmées, mais en général, on ne s’en tient pas à ce qui est dit : on essaye de saisir les intentions cachées derrière les paroles, on accorde plus d’importance aux indices (comme le ton, le style, le contexte) qu’aux contenus, on met en évidence certaines actions dont on s’efforce d’interpréter le sens à partir de l’idée que l’on se fait de la stratégie adverse, chaque parti développe ainsi sur les motivations de l’autre des hypothèses qui ne recouvrent que très partiellement les motivations subjectives réelles. On se trouve ainsi en présence de nombreux malentendus, dont l’effet est évidemment de renforcer les oppositions et de contribuer ainsi à la radicalisation du mouvement. Les francophones ont tendance à interpréter les comportements des Flamands à partir des motivations les plus extrêmes et à sous-estimer la portée des motivations moins radicales. En particulier, ils sont en général peu sensibles aux préoccupations flamandes concernant l’intégrité culturelle de la région louvaniste ; ils considèrent facilement ces préoccupations comme excessives, illusoires, ou même tout simplement dictées par la mauvaise foi. Ce qu’ils vient avant tout dans les positions flamandes, c’est une volonté de spoliation, c’est la menace mortelle qu’elles représentent pour la section française.

125Et d’autre part, les Flamands ont tendance à interpréter les comportements des francophones selon le schéma de la tension entre forces conservatrices et forces démocratiques et progressistes et à considérer toute conduite défensive, de la part des francophones, comme la manifestation d’une mauvaise volonté évidente et même de mépris à l’égard des aspirations flamandes, et comme l’expression d’un esprit d’hégémonie, voire d’une mentalité impérialiste. Ils n’accordent guère d’attention aux préoccupations qui font en fait l’essentiel des motivations des francophones et qui concernent la viabilité de la section française et l’absence de toute garantie sérieuse pour l’avenir dans l’hypothèse d’ m déménagement. Ils ont tendance à minimiser ou même à ignorer les difficultés d’un déménagement éventuel (par exemple à propos du rôle de la bibliothèque, du coût des bâtiments, etc…).

126Ainsi d’un côté, les francophones tendent à assimiler tous les Flamands aux partisans des thèses les plus extrémistes (les "modérés" étant considérés comme peu représentatifs et comme faisant en tout cas le jeu des "extrémistes"), ce qui contribue objectivement à renforcer la position de ces derniers. Et, d’un autre côté, les Flamands, cherchant à attribuer aux francophones des attitudes qui soient de nature à justifier à leurs propres yeux leurs propres positions, et interprétant dans ce sens les comportements des francophones, méconnaissent en grande partie les véritables motivations de ceux-ci et fournissent par là en fait un aliment aux thèses les plus extrémistes (les sentiments d’opposition attribués aux francophones paraissant justifier les attitudes les plus intransigeantes).

127Comme on le voit, ces interprétations réciproques sont en réalité un effet secondaire des motivations fondamentales. Les francophones, sentant l’existence de leur section menacée, ne peuvent voir dans les comportements des Flamands que la manifestation d’une volonté impérialiste et foncièrement hostile à la section française. Et les Flamands, partant des préoccupations culturelles propres au mouvement flamand, sont naturellement portés à chercher dans les comportements des francophones une justification de leurs propres entreprises et à interpréter ainsi les réactions défensives des francophones (qu’ils ont eux-mêmes provoquées) comme des conduites dictées par une volonté conservatrice de domination. Au point de départ, il y a sans doute simplement une volonté d’autonomie culturelle. Mais, dans le contexte où elle se manifeste, elle suscite quasi nécessairement des actions et réactions qui font apparaître d’un côté le mouvement pour l’autonomie culturelle comme l’expression d’un impérialisme de conquête et d’un autre côté le comportement défensif qu’il appelle comme l’expression d’un impérialisme de conservation.

3 – Signification du mouvement

128Le mouvement déclenché à propos de "l’affaire de Louvain" a évidemment une signification politique générale qui dépasse de loin le cadre spécifiquement louvaniste. Mais on se bornera ici à évoquer la signification de ce mouvement en ce qui concerne l’université de Louvain elle-même.

129Deux éléments doivent, semble-t-il, être retenus : d’une part, la tension entre la motivation religieuse et la motivation culturelle ; d’autre part, ce qu’on pourrait appeler la "fédéralisation" de l’université.

130En ce qui concerne le premier de ces éléments, les analyses qui précèdent ont suffisamment mis en évidence l’existence d’un antagonisme de motivations. Si on se place uniquement dans la perspective des intérêts de l’Eglise universelle, de la pensée catholique, de la recherche théologique au contact de la science contemporaine – comme le font un certain nombre de francophones –, il est évident que les préoccupations culturelles flamandes n’ont qu’une portée très limitée et qu’elle doivent en tout cas être subordonnées à une exigence fondamentale d’unité. Si au contraire, on se place uniquement dans la perspective des intérêts culturels de la communauté flamande – comme le font certains flamands –, il est évident qu’on aura tendance à minimiser les intérêts ecclésiaux et même à les regarder avec suspicion (comme des prétextes invoqués par les francophones pour maintenir, à la faveur de l’unité, leur suprématie culturelle). En fait, les deux perspectives jouent en même temps, et cela dans les deux sections, même si, apparemment, la première est plus présente du côté francophone.

131La tension qui s’est ainsi développée doit nécessairement conduire à une modification plus ou moins profonde de l’idée traditionnelle de l’université catholique. Si l’unité ne peut être maintenue, il est probable que, d’un côté comme de l’autre, on ira, au terme d’un processus éventuellement assez lent, vers la disparition de l’université catholique. Si l’unité est maintenue, ce sera au contraire en vertu du lien religieux, et par conséquent, l’université gardera son caractère catholique. Mais il y aura sans doute, de toute manière, une évolution dans le sens de la laïcisation, ce qui entraînera tout de même des modifications importantes dans l’idée de l’université catholique. Or l’évolution qui sera suivie par l’université risque d’avoir des répercussions dans tout le réseau d’enseignement catholique et, par là, en définitive, dans le réseau institutionnel catholique ce qui, à plus ou moins long terme, pourrait entraîner des modifications profondes dans certains des facteurs qui conditionnent la vie politique en Belgique.

132D’autre part, en ce qui concerne l’autre élément signifiant, le phénomène de fédéralisation, on peut remarquer que ce qui est en cause à Louvain a, jusqu’à un certain point, une signification exemplaire pour ce qui est en cause dans l’ensemble du pays, du moins au plan culturel. Si l’unité ne peut être maintenue, il est probable que cela aura des incidences sur l’évolution politique générale car le départ de la section française serait ressenti par la communauté francophone comme une spoliation pure et simple, comme l’expression d’une volonté flamande impérialiste, appelant des mesures de protection qu’une structure unitaire serait considérée sans doute comme incapable de procurer.

133Mais si l’unité peut être maintenue, ce ne pourra certainement pas être dans le sens du "statu quo", mais seulement dans la ligne d’une très large décentralisation, faisant pratiquement de chaque section une université complète et autonome, donc dans le sens d’une véritable fédéralisation. Si une restructuration dans ce sens réussit et aboutit à un statut stable, elle aura peut-être un effet d’entraînement et pourra suggérer un modèle et surtout un esprit pour la solution des problèmes plus vastes et plus complexes qui se posent à l’échelle du pays. Naturellement, il ne faut pas oublier que le cas de Louvain est privilégié car le facteur religieux constitue là un puissant facteur d’unité. La présence de ce facteur sera sans doute de nature à faciliter une évolution dans le sens d’une fédéralisation. Mais si une expérience entreprise dans des conditions relativement favorables réussit, elle peut donner des indications pour des expériences qui devront être entreprises dans des conditions plus complexes et certainement moins favorables.

134De toute manière, ce qui sera certainement décisif, dans le cas de l’université de Louvain, c’est la manière dont vont finalement s’équilibrer les motivations religieuses et les motivations culturelles. On peut parler, jusqu’à un certain point, de conflit de valeurs. Mais, comme dans toute crise, il s’agit là d’un conflit qui peut ouvrir de nouvelles perspectives tant au point de vue religieux qu’au point de vue politique.

Répartition des ouvriers à engager par région de développement

tableau im1
Loi du 18 juillet 1959 Unités Totaux 1959-1965 Totaux 1. Borinage 6.167 2. Campine du Sud-Hageland 7.323 3. Centre 3.482 4. Eeklo-Gand 8.391 5. Luxembourg 765 6. Lokeren-Termonde 4.435 7. Furnes-Tielt 15.529 8. Verviers 2.841 9. Alost 2.736 10. Ypres 1.411 11. Ath 1.038 12. Huy 505 13. Audenarde 1.596 14. Grammont 243 15. Basse-Meuse 1.777 Totaux 58.239

Répartition des ouvriers à engager par région de développement

Répartition des investissements par région de développement

tableau im2
Loi du 18 juillet 1959 Millions de Frs Totaux 1959-1965 Totaux 1. Borinage 5.053 2. Campine du Sud-Hageland 2.796 3. Centre 2.963 4. Eeklo-Gand 20.450 5. Luxembourg 943 6. Lokeren-Termonde 1.272 7. Furnes-Tielt 2.898 8. Verviers 1.636 9. Alost 942 10. Ypres 462 11. Ath 1.449 12. Huy 356 13. Audenarde 652 14. Grammont 28 15. Basse-Meuse 8.859 Totaux 50.760

Répartition des investissements par région de développement


Date de mise en ligne : 16/11/2014.

https://doi.org/10.3917/cris.333.0001

Notes

  • [1]
    "L’Université de Louvain et la question linguistique", Courrier Hebdomadaire n° 173, 9 novembre 1962, et n° 178, 7 décembre 1962.
  • [2]
    "Le problème de l’expansion universitaire en Belgique", Courrier Hebdomadaire n° 266-267, 24 décembre 1964, et n° 287, 18 juin 1965.
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