Couverture de CRIS_1755

Article de revue

L'accord sur le droit de grève

Pages 5 à 32

Notes

  • [1]
    Trends, 25 mars 2002.
  • [2]
    Articles 415 et 416 du Code pénal de 1810, abrogés en 1866.
  • [3]
    Article 310 du Code pénal de 1867, abrogé en 1921.
  • [4]
    Article 66 alinea 3. Cette disposition a été introduite en 1891, suite aux grèves de 1886, et avait explicitement pour but de viser les « meneurs » des grèves.
  • [5]
    Loi du 24 mai 1921.
  • [6]
    Droit des conventions collectives de travail, des conseils d’entreprises, des comité de prévention et de protection, des délégations syndicales, etc.
  • [7]
    Les deux statuts juridiques ouverts aux organisations syndicales sont l’union professionnelle (loi du 31 mars 1898) et l’association sans but lucratif (loi du 27 juin 1921).
  • [8]
    Convention n° 87 (9.7.1948) sur la liberté syndicale, approuvée par la loi du 16 janvier 1952 ; convention n°98 (8 juin 1949) sur le droit d’organisation et de négociation collective, approuvée par la loi du 20 novembre 1953.
  • [9]
    Pour une organisation de masse, cette prescription impose pratiquement de distinguer des « membres effectifs » et des « membres adhérents » ; une organisation syndicale peut légitimement ne pas souhaiter une telle distinction, et préférer reconnaître le droit de tout affilié à participer pleinement à l’action syndicale.
  • [10]
    Loi du 8 décembre 1992, article 6 § 1.
  • [11]
    Loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.
  • [12]
    CCT n° 5 du 24 mai 1971.
  • [13]
    Conseils d’entreprises : loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie, articles 14 et suivants; CPPT : loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail, articles 48 et suivants; cf. aussi, en ce qui concerne le statut des délégués des travailleurs : loi du 19 mars 1991 ; en ce qui concerne l’organisation des élections sociales : loi du 5 mars 1999.
  • [14]
    Cf. arrêté royal du 6 novembre 1969, articles 19 à 24.
  • [15]
    Loi du 19 août 1948.
  • [16]
    Par exemple en matière d’élaboration des règlements de travail : articles 11 et 12 de la loi du 8 avril 1965.
  • [17]
    Cf. loi du 19 décembre 1974 organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités et arrêté royal d’exécution du 28 septembre 1984 ; S. JACOB, « Le statut syndical de la Fonction publique », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1736,2001.
  • [18]
    Cour de cassation, 23 novembre 1967, Revue de droit social, 1967, p. 351.
  • [19]
    Cour de cassation, 21 décembre 1981, Pasicrisie 1982, I, p. 531.
  • [20]
    L’article 1134 du Code civil pose le principe que « les contrats font la loi des parties ».
  • [21]
    Loi du 19 août 1948.
  • [22]
    Pacte du 16 décembre 1966, article 8.1.d. Approuvé par le Parlement belge le 15 mai 1981 (Moniteur belge, 6 juillet 1983).
  • [23]
    Charte sociale européenne (Conseil de l’Europe), 18 octobre 1961, article 6.4. Approuvée par le Parlement belge le 11 juillet 1990 (Moniteur belge, 28 décembre 1990).
  • [24]
    On ne peut manquer de se référer également à la mise en cause du rôle des interlocuteurs sociaux dans l’idéologie dite néo-libérale qui, à la même époque, commença à exercer son influence dans la vie politique belge. Sur le plan des idées, cf. aussi les analyses qui lient le « modèle belge » à un stade dépassé du « mode de production » ; les ouvrages de Pierre Rosanvallon, en particulier, ont été parmi les premiers à répandre cette idée au-delà de la situation française qui faisait l’objet de son analyse, et au-delà des cercles conservateurs et « néo-libéraux » qui en étaient coutumiers. Sur le plan des idées juridiques, cf. L. FRANÇOIS, Théorie des relations collectives de travail en Belgique, Bruylant, 1980 ; tranchant avec le caractère assez consensuel des ouvrages classiques du droit du travail belge, cet auteur passe, de façon particulièrement critique, les principaux éléments du « compromis social à la belge » au crible du droit civil et du droit public.
  • [25]
    Code judiciaire du 10 octobre 1967, entré en vigueur le 1er novembre 1970.
  • [26]
    Les élections sociales, le fonctionnement des organes de concertation, etc.
  • [27]
    Par exemple la question de savoir si la participation à une grève représente un motif grave de rupture du contrat ou, au contraire, si le licenciement d’un gréviste représente un licenciement abusif.
  • [28]
    Il serait compétent, par exemple, pour les contestations relatives au respect, par une organisation syndicale, d’une clause de paix sociale. Rappelons cependant qu’en vertu de la loi du 5 décembre 1968, les organisations syndicales ne peuvent être condamnées à des dommages et intérêts que dans la mesure où cette sanction serait prévue par la convention collective.
  • [29]
    Compétence des juridictions pénales : tribunal correctionnel ; éventuellement tribunal de police ou cour d’assises, selon la nature de l’infraction.
  • [30]
    Compétence des juridictions civiles : tribunal de première instance, éventuellement juge de paix, selon le montant de la demande.
  • [31]
    Compétence du juge de paix en tant que trouble de la possession, ou du juge des référés (cf. infra).
  • [32]
    Article 584 du Code judiciaire. Les décisions des présidents de tribunaux sont intitulées « ordonnances », pour marquer leur différence avec des jugements « par droit et sentence ».
  • [33]
    Ordonner une expertise, entendre un témoin, etc.
  • [34]
    Des procédures de référé sont assez couramment menées pour obtenir des documents sociaux, trancher une contestation entre le travailleur et le médecin contrôleur de son incapacité de travail, obtenir une provision sur des salaires ou des allocations sociales incontestablement dus, etc.
  • [35]
    Significativement, ce point a été établi par la Cour de cassation dans l’arrêt même qui reconnaissait pour la première fois explicitement le droit de grève (cf. note n° 19).
  • [36]
    L’article 584 du Code judiciaire prévoit la possibilité, en cas d’« absolue nécessité », de statuer en référé sans devoir entendre la partie adverse, ou même sans devoir désigner d’adversaire.
  • [37]
    Article 1039 du Code judiciaire.
  • [38]
    Article 1035 du Code judiciaire.
  • [39]
    C’est-à-dire sur la base d’une copie de l’ordonnance remise sur-le-champ (article 1041 du Code judiciaire). En principe, les jugements sont exécutés sur la base d’une « expédition », c’est-à-dire d’une copie remise par le greffe… pendant les heures d’ouverture de celui-ci.
  • [40]
    C’est pour cette raison qu’en première instance la compétence des référés est exercée par le président du tribunal, c’est-à-dire par un magistrat expérimenté.
  • [41]
    Par exemple des astreintes en garantie d’une interdiction d’interrompre le travail. Cf. infra.
  • [42]
    Ces ordonnances ont été publiées dans la revue juridique Chroniques de droit social, 2000, p. 435 et ss. ; la lecture de ces décisions contradictoires sur la base d’une argumentation rigoureusement identique confirme l’impression d’incohérence et d’arbitraire que la justice donne souvent d’elle-même dans de telles affaires.
  • [43]
    L’astreinte est une sorte d’amende civile prononcée par le juge pour assurer l’application d’injonctions de faire ou de ne pas faire ; la partie qui n’exécute pas les obligations qui lui sont imposées est condamnée à payer à l’autre une somme d’argent, dont le montant est fixé par le juge, sans que le demandeur doive établir l’existence d’un dommage.
  • [44]
    C’est-à-dire communiqué par huissier.
  • [45]
    Comité des libertés syndicales et conseil d’administration du BIT ; Comité des Nations unies pour les droits de l’homme ; Rapport des experts du Conseil de l’Europe sur l’application de la Charte sociale.
  • [46]
    Cf. en particulier : Proposition de loi interprétative des articles 6,584 et 1385bis du Code judiciaire, par les sénateurs Jacques Santkin (PS), Myriam Vanlerberghe (SP) et Jean-François Istasse (PS) (Sénat, Doc. parl., 2-115/1, (19 octobre 1999) ; Proposition de loi modifiant l’article 1385bis du Code judiciaire en ce qui concerne l’exercice du droit de grève, par les sénateurs Anne-Marie Lizin (PS) et Jean-François Istasse (PS) (Sénat, Doc. parl., 2-887/1,10 août 2001) ; Proposition de loi modifiant l’article 1385bis du Code judiciaire en vue d’interdire l’application d’astreintes lors de contestations qui résultent de conflits collectifs du travail, par les députés Zoé Genot (Écolo), Paul Timmermans (Écolo) et Joos Wauters (Agalev) (Chambre, Doc. parl., 50-1426/1,1er octobre 2001) ; Proposition de loi (même titre que la précédente), par les sénateurs Marie Nagy (Écolo), Meryem Kaçar (Agalev), Marc Hordies (Écolo), Jacinta De Roeck (Agalev), Paul Galand (Écolo) (Sénat, Doc. parl., 2-921/1,3 octobre 2001).
  • [47]
    Convention Benelux portant loi uniforme sur l’astreinte (La Haye, 26 novembre 1973), approuvée par la loi du 31 janvier 1980, qui insère le texte de la loi uniforme dans le Code judiciaire (articles 1385bis à 1385nonies).
  • [48]
    L’astreinte peut être prononcée pour garantir l’exécution d’obligations civiles de faire ou de ne pas faire (à l’exclusion donc du paiement de sommes d’argent).
  • [49]
    La Centrale chrétienne des services publics affilie les agents des ministères, parastataux, administrations locales, ainsi que les sociétés de transports en commun (STIB, TEC, De Lijn). Transcom résulte de la fusion de la centrale compétente pour les entreprises publiques des secteurs communication et culture (Poste, Belgacom, SNCB, RTBF, etc…) et de celle qui affiliait les ouvriers du transport (camionneurs, marins…) et du diamant.
  • [50]
    B. VAES, « Polémiques sur le droit de grève », Le Soir, 5 mars 2002.
  • [51]
    Cf. par exemple La Libre Belgique, 10 avril 2002.

INTRODUCTION

1Le présent Courrier hebdomadaire est consacré à l’accord sur le droit de grève, approuvé par les interlocuteurs sociaux en avril 2002. Dans une première partie, il résume l’état actuel du droit belge en matière de grève. Cette partie ne revendique pas le statut d’un exposé juridique, fût-il vulgarisé. Elle cherche seulement à exposer le contexte de la discussion, les problèmes que l’on cherchait à rencontrer, et aussi à décrypter les références qui émaillent plusieurs des textes résultant de la négociation.

2La seconde partie relate, dans l’ordre chronologique, les étapes de la discussion qui ont mené à la signature de l’accord.

3Pour établir cette relation, il a été fait trois choix qui nécessitent un mot d’explication.

4D’une part, le dossier est présenté en dehors du contexte politique et social propre de l’année sociale 2001-2002. La lecture de la presse montre que la problématique des conflits collectifs s’articule autour de six dates :

  • la déclaration gouvernementale d’octobre 2001 ;
  • la communication gouvernementale de décembre 2001 ;
  • l’accord au sein du « groupe des 10 », en février 2002 ;
  • les débats dans les instances des différents partenaires, en mars 2002 ;
  • la « précision » de l’accord, sous les auspices de la ministre de l’Emploi, à la veille du congé de Pâques 2002 ;
  • l’approbation finale par les partenaires, après les vacances de Pâques.

5L’actualité sociale et politique n’a évidemment pas été vide entre ces différentes dates. La déclaration gouvernementale, en particulier, comportait d’autres aspects sur lesquels les interlocuteurs sociaux se sont exprimés. Ce contexte a pu peser, dans une certaine mesure, sur les discussions. La perspective d’un accord interprofessionnel, fin 2002, a certainement joué pour inciter les partenaires sociaux à s’entendre. Dans une interview, le président de la CSC, Luc Cortebeeck, explique les réticences formulées par son organisation à un certain stade de la discussion par la méfiance de la base vis-à-vis des négociateurs patronaux, née notamment des difficultés de mise en place du crédit temps  [1]. On observera surtout que l’accord sur le droit de grève a été couplé à deux autres dossiers (le jour de carence des ouvriers et les aides à l’emploi). Nous émettons cependant l’hypothèse que les partenaires de l’accord ont jugé le dossier du droit de grève suffisamment important pour le considérer en fonction de ses enjeux propres. Si le contexte a pu jouer, nous pensons qu’il ne les a pas entraînés à modifier substantiellement leur approche du problème.

6Pour la même raison, nous avons pu décider de nous limiter aux événements tels qu’ils se sont manifestés publiquement, notamment dans la presse. Nul doute qu’un chroniqueur pourrait s’intéresser aux divers contacts informels qui ont précédé la déclaration gouvernementale d’octobre 2001, aux facteurs personnels qui ont joué dans la négociation au sein du « groupe des 10 », au déroulement précis des débats au conseil d’administration de la FEB ou dans les instances syndicales. Nous croyons pouvoir dire qu’une telle chronique n’ajouterait pas grand chose à la compréhension des choses, que ces péripéties n’ont guère pesé sur les débats. La grève est au coeur de la problématique des relations collectives de travail. La base syndicale comme la base patronale y sont très sensibilisées. Les discussions engageaient profondément l’avenir de ces relations. Elles pouvaient, par exemple, aboutir à modifier le statut juridique des organisations syndicales ou les relations complexes entre les partenaires sociaux, le pouvoir politique et le système juridique. Les débats ont montré que les acteurs se sont engagés en fonction de leur perception de ces enjeux, au-delà des clivages relativement prévisibles auxquels on est accoutumé.

7Enfin, nous avons limité notre aperçu à ce qui a fait l’actualité des années 2001 et 2002. Tout choix de ce genre comporte sa part d’arbitraire. La question de la grève a évidemment une histoire beaucoup plus longue, et nul doute que le positionnement des acteurs a été influencé par des péripéties de la concertation sociale, par des débats d’idées, par des propositions de loi ou des résolutions syndicales au cours des années antérieures. Notre thèse est cependant que chacun des acteurs s’est positionné en fonction de son histoire et de son expérience propres. Il nous a paru arbitraire de désigner les éléments, antérieurs à la période sous revue, qui ont pu peser sur ce positionnement. La présentation théorique en première partie s’efforce de mettre en perspective tous ces débats, en assumant le risque de perdre leur dimension historique et événementielle.

1. LE CONTEXTE : LE DROIT DE GRÈVE EN BELGIQUE

8Bien que le droit de grève fasse aujourd’hui partie des droits de l’Homme, les rapports entre la grève et le droit ont toujours été compliqués.

9Manifestation ouverte d’un conflit, la grève marque l’échec des procédures établies de prévention et de règlement du conflit, qu’il s’agisse de concertation ou de négociation directe entre les acteurs, de médiation ou de conciliation sous les auspices d’un tiers ou de procédures juridiques. Elle ne peut être envisagée avec beaucoup de sympathie par les instances chargées de l’application de ces procédures.

10Mouvement collectif dans un contexte de tension et de conflit, le plus souvent très chargée émotionnellement, la grève peut être la proie de divers « débordements » qualifiables juridiquement de fautes civiles, voire d’infractions pénales.

11Même limitée à son expression essentielle d’interruption concertée du travail en vue d’appuyer une revendication ou une protestation, d’exprimer une opinion, l’insertion de la grève dans l’ordre juridique s’apparente parfois à celle de la cheville ronde dans un trou carré.

1.1. DE LA GRÈVE HORS-LA-LOI AU NO MAN’S LAND JURIDIQUE

12Au dix-neuvième siècle, des dispositions explicites faisaient du gréviste un hors-la-loi. Le délit de coalition ouvrière  [2] visait toute forme d’action ou d’association, permanente ou non, en vue de peser sur la formation des salaires et des conditions de travail. Le délit d’atteinte à la liberté du travail  [3] visait, sinon la grève en tant que telle, en tout cas la plupart des actions généralement associées à la grève. Rappelons également que le Code pénal  [4] prévoit que sont poursuivis comme auteurs d’un délit ceux qui l’exécutent matériellement, mais aussi ceux qui ont « provoqué directement à le commettre » par des discours, des écrits, des « images ou emblèmes quelconques ». Appliquée au délit d’atteinte à la liberté du travail, cette disposition rendait punissable toute forme de propagande syndicale en faveur de la grève.

13L’abolition de ces dispositions spécifiques et le vote, en 1921, de la loi sur la liberté d’association  [5] ont placé la grève dans une sorte de no man’s land juridique généralement résumé par l’expression « liberté de grève ». D’un côté, la grève comme telle, en dehors de tout débordement tombant sous le coup du droit pénal commun, n’était plus punissable. Mais cela ne suffisait pas à en faire un droit reconnu au même titre que d’autres droit sociaux, sans parler des droits avec lesquels elle entre généralement en conflit, comme le droit de propriété.

14Rien que l’aspect collectif du phénomène fait sortir la grève des schémas de pensée auxquels sont accoutumés les juristes belges. Cet aspect collectif est de l’essence du droit de grève. La jurisprudence des tribunaux du travail a eu l’occasion de confirmer qu’un arrêt de travail solitaire, fût-ce d’un travailleur qui est l’unique membre du personnel de l’entreprise, ne relève pas du droit de grève. Mais la collectivité des travailleurs (ou des grévistes) n’est pas une entité saisie par le droit belge. Le contrat de travail est à la base un contrat civil entre deux personnes individuelles. Ni le droit commun des obligations, ni la loi sur les contrats de travail, ne connaissent ou reconnaissent, dans la relation de travail, d’autre acteur que l’employeur et le travailleur. Le droit dit « collectif » du travail  [6] ne connaît pas la collectivité des travailleurs en tant que telle, mais des acteurs individualisés et dans une certaine mesure extérieurs à l’entreprise, les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs.

15Pourtant, en droit belge, le droit de grève appartient aux travailleurs, et non aux organisations syndicales ou à d’autres coalitions structurées. De façon constante, la jurisprudence belge admet que le droit de grève peut s’exercer en dehors, voire contre un mot d’ordre syndical, et que les travailleurs individuels, y compris les délégués syndicaux, ne sont pas liés par les accords conclus par les organisations syndicales pour limiter ou encadrer les conflits (clauses de paix sociale, préavis, etc.). Même lorsque le mouvement fait suite à un mot d’ordre syndical, même lorsqu’il est reconnu ou encadré par une organisation syndicale, ce n’est que par analogie très imparfaite que l’on emprunte au vocabulaire militaire, parlant par exemple de « troupes » ou d’« états majors » syndicaux. Ni en droit ni en fait les syndicats n’exercent sur les grévistes l’autorité d’un général sur son armée. Contrairement à certains groupes d’activistes, les syndicats belges n’ont jamais cherché à organiser leurs militants en groupes paramilitaires ou d’inspiration militaire. Si, dans certains secteurs, les délégués syndicaux sont désignés par l’organisation syndicale, ce qui permet éventuellement d’assurer une certaine « discipline syndicale », la tendance générale, partout où c’est ressenti comme possible, est d’encadrer le pouvoir de la structure syndicale, par exemple en recourant à une élection.

16Le regard juridique sur les objectifs de la grève est tout aussi ambigu. En tant que moyen de pression la grève ne diffère pas fondamentalement – si ce n’est par son caractère public et parfois spectaculaire – des rapports de forces, de domination et de pouvoir qui s’exercent dans l’ordre économique. Même si la grève comporte des aspects émotionnels, il est rare qu’elle soit totalement irrationnelle. Les travailleurs ont en général une perception assez réaliste du coût de leurs revendications et des possibilités pour l’entreprise d’y satisfaire. Mais, du point de vue d’un juge saisi d’une contestation juridique sur la grève, on ne peut pas retenir la présomption qu’il en va toujours ainsi, exclure a priori qu’il en aille autrement. Il existe, en Belgique ou ailleurs, des exemples où des grévistes, par désespoir, ont pratiqué une politique de la terre brûlée ; l’idéologie qui inspire certains mouvement sociaux n’est pas toujours compatible avec l’ordre établi dont le juge est le gardien.

17Si les travailleurs étaient appelés à justifier leur action selon les critères de fond et les modalités de preuve reçus en justice, il est loin d’être sûr qu’ils parviendraient à chaque fois à convaincre un tribunal de la justesse de leur cause. Cette constatation est même étrangère aux caractéristiques sociologiques et politiques d’une partie de la magistrature : la démarche juridique a tendance, par nature, à occulter les circonstances qui aboutissent à modifier les règles en vigueur – que ce soient des lois ou un contrat. Tout comme une révolution dans l’ordre politique, la grève dévoile crûment des rapports de forces qui, habituellement, s’expriment de façon plus policée. Vouée à réprimer ou à canaliser la violence des rapports sociaux, la démarche juridique ne peut envisager qu’avec réticence des expressions contraires à sa propre logique.

18Quant à l’aspect matériel de la grève – l’interruption du travail – il est difficile de passer outre au fait que, par le contrat de travail, le travailleur s’engage à « prester le travail convenu », et que le travailleur en grève méconnaît cet engagement. À défaut d’affirmation spécifique du droit de grève, le juriste serait bien en peine de trouver dans le droit commun des arguments pour rendre inapplicables les sanctions du droit civil ou du droit du travail en cas de manquement contractuel.

19La méfiance des travailleurs pour l’appareil juridique ne relève donc pas d’un simple « atavisme », d’un mystérieux phénomène de psychologie collective. Il s’agit d’une perception assez réaliste, même si elle est généralement intuitive, des risques juridiques courus en cas de grève.

1.2. UNE MISE ENTRE PARENTHÈSES DU DROIT

20En droit belge, cette intuition n’est pas corroborée par des règles légales ou une jurisprudence établissant clairement ces risques. Deux facteurs ont contribué à un relatif silence du droit belge en matière de grève.

21Le premier concerne le statut des organisations syndicales. Les organisations syndicales ont fait usage de la liberté d’association reconnue par la Constitution et par la loi de 1921, mais ont refusé de se couler dans des statuts juridiques qui leur auraient conféré la personnalité juridique. De leur point de vue, les statuts proposés par le droit belge  [7] comportent des caractéristiques inacceptables. La difficulté la plus importante concerne l’obligation de déposer la liste des membres. Cette obligation paraît contraire aux conventions de l’OIT sur la liberté syndicale  [8], qui garantissent le droit des syndicats de déterminer librement leurs statuts  [9]. Elle est contraire aussi à la législation belge sur le respect de la vie privée, qui fait de l’affiliation syndicale une donnée personnelle « sensible »  [10].

22L’obligation de publier les comptes représente une autre difficulté. Les conventions de l’OIT admettent un certain contrôle public sur les comptes des syndicats, à condition que cela ne compromette pas leur liberté d’action, notamment leur droit « d’organiser leur gestion et leur activité », et que cela ne favorise pas les « actes d’ingérence » de la part d’autres organisations – notamment des organisations patronales. Les syndicats belges soutiennent que l’obligation de publier leurs comptes – spécialement la donnée sensible que constitue la caisse de grève – méconnaît ces principes.

23En ce qui concerne l’union professionnelle, s’ajoute le fait que cette structure paraît exclure, ou à tout le moins considérer comme une anomalie, d’autre structuration syndicale que l’organisation par métier. L’action syndicale interprofessionnelle, qui est une des caractéristiques les plus originales du syndicalisme belge, voire la création de « centrales » regroupant plusieurs branches d’activité, ne semble pas envisagée. La plupart des syndicats belges de travailleurs salariés ont dès lors préféré conserver le statut d’association de fait. Ce choix a largement contribué au quasi-silence du droit belge – droit écrit et jurisprudence – par rapport à la grève. Ne pouvant attaquer des organisations syndicales dépourvues d’existence légale, les plaideurs doivent se rabattre sur les personnes physiques qui avaient été protagonistes du conflit – stratégie peu payante, puisque la solvabilité des personnes concernées est généralement limitée, et surtout peu opportune dans la plupart des cas, si l’on cherche à apaiser les esprit après le « traité d’armistice » qui avait mis fin au conflit. Mais cette contrainte pratique n’est pas seule en cause. Dans les législations qui imposent la personnalité juridique aux organisations syndicales ou qui reconnaissent comme sujets de droits et d’obligations les groupements non dotés de la personnalité juridique, il est toujours prévu un statut d’immunité pour l’action syndicale. C’est généralement dans ce statut, et dans la jurisprudence qui en est issue, que l’on trouve les contours précis de l’action syndicale légitime dans le pays considéré. L’absence d’un tel statut en Belgique entraîne également celle d’une définition légale précise du « droit de grève » ; la jurisprudence aurait donc dû élaborer de toutes pièces une telle réglementation, guidée uniquement par des principes juridiques généraux et complexes.

24Mais l’esprit n’était pas à s’engager dans cette voie. Cet esprit, symbolisé par le Pacte social de 1944, constitue le deuxième facteur de silence du droit belge. Le « modèle belge des relations collectives » consiste en somme à mettre le droit entre parenthèses, ou si l’on préfère, à élever la démarche juridique au-delà des arguties sur le droit individuel à faire grève. Il comporte une gamme complète d’institutions, à l’intérieur et à l’extérieur des entreprises, pour favoriser la négociation, la concertation en vue de prévenir les conflits, la conciliation en vue de les résoudre.

25On rappellera brièvement ces institutions, en se limitant à celles qui sont directement impliquées dans la solution de conflits de travail. À côté de cela, il va de soi que les autres organes de concertation économique et sociale, au niveau fédéral, au niveau des entités fédérées ou au niveau international, jouent également un rôle, même si plus indirect.

261. La loi  [11] permet aux organisations syndicales de conclure, soit avec un ou plusieurs employeurs individuels, soit avec des organisations représentatives d’employeurs, des

conventions collectives de travail.

27Les CCT sont l’une des sources les plus importantes du droit social belge. Elles peuvent sceller des engagements réciproques des organisations signataires (clauses dites « obligatoires », ou « contractuelles »). C’est dans de telles clauses que l’on peut trouver une ébauche d’une réglementation conventionnelle de la grève (clauses de paix sociale, engagement de respecter un préavis, etc.). Les CCT peuvent également créer des droits et des obligations pour les travailleurs individuels (même non syndiqués, ou affiliés dans un syndicat non signataire : clauses dites « normatives »).

282. Au sein des entreprises, les délégations syndicales représentent les travailleurs syndiqués, tant en ce qui concerne les revendications collectives qu’en ce qui concerne les réclamations individuelles. Le statut des délégations syndicales n’est pas réglé par la loi, mais par des conventions collectives. Une convention du CNT prévoit un statut supplétif, qui inspire à des degrés divers les CCT sectorielles ou d’entreprise  [12]. À plusieurs reprises, cette convention insiste sur « l’esprit de justice, d’équité et de conciliation qui conditionne les bonnes relations de travail dans l’entreprise », expression qui reviendra dans l’accord sur le droit de grève.

293. Toujours à l’intérieur des entreprises, les conseils d’entreprises et les comités pour la prévention et la protection au travail jouent un rôle important dans la concertation sociale. Contrairement aux délégations syndicales, ces organes ont un statut légal  [13]. Ils disposent de certaines compétences décisionnelles – par exemple l’élaboration du règlement de travail par le conseil d’entreprise. Ils ont, chacun dans leur sphère de compétence, une fonction assez large d’information et d’avis, qui peut nourrir la concertation menée « au niveau supérieur » par les délégations syndicales. Dans certaines entreprises, ils sont devenus des lieux de négociation à part entière.

304. À l’extérieur des entreprises, les commissions paritaires, instituées sur la même base légale que les conventions collectives de travail, sont le lieu principal de la concertation sociale belge. C’est dans ce cadre que se concluent les CCT au niveau des secteurs et des sous-secteurs. Elles ont également pour mission « de prévenir ou de concilier tout litige entre employeurs et travailleurs ». À cette fin, elles peuvent créer un « bureau de conciliation »  [14]. Elles déterminent également les prestations d’intérêt public en temps de paix, c’est-à-dire les prestations vitales, pour l’entreprise ou pour l’économie, qui doivent être accomplies même en cas de grève  [15]. Au niveau national, le Conseil national du travail est à la fois une forme de commission paritaire, compétente pour conclure des conventions collectives nationales et intersectorielles, et le principal organe consultatif reflétant l’opinion des partenaires sociaux nationaux sur les questions sociales.

315. Plusieurs services ministériels ont également vocation de contribuer à la concertation sociale :

  • le services des relations collectives de travail du Ministère fédéral de l’Emploi et du Travail assume l’enregistrement des conventions collectives de travail, ainsi que la présidence et le secrétariat des commissions paritaires. La présidence est généralement assumée par un membre du corps des conciliateurs sociaux, qui peuvent également être appelés comme médiateurs dans des conflits d’entreprises ;
  • les services d’inspection sociale sont chargés de surveiller l’application des législations sociales. Dans ce cadre, ils peuvent établir des procès-verbaux servant de base à d’éventuelles poursuites pénales, mais également favoriser un règlement consensuel des problèmes. Certaines législations leur attribuent un rôle officiel de conciliation  [16].

32On observera que presque toutes ces institutions concernent le secteur privé. La concertation sociale dans le secteur public a sa culture et ses institutions propres  [17]. Le système de concertation sociale des services publics est sans doute bien adapté à la solution des problèmes courants dans des organismes à caractère administratif occupant du personnel statutaire. Plusieurs conflits récents ont montré ses limites lorsqu’il s’agit d’organismes dont la politique du personnel relève essentiellement d’une logique privée, comme les entreprises publiques ou certaines intercommunales ; de même, lorsqu’il s’agit de problèmes qui nécessitent une intervention politique à un haut niveau, il est parfois difficile de réunir, dans les instances officiellement prévues, les interlocuteurs réellement représentatifs. Il est vrai que de tels problèmes existent aussi dans le secteur privé, par exemple lorsque l’employeur est une filiale d’un groupe transnational. Dans le domaine des grèves, une critique souvent adressée au système est l’incapacité apparente des organes de concertation à définir les prestations de service minimum à assurer en cas de conflit.

1.3. LES AFFIRMATIONS THÉORIQUES DU DROIT DE GRÈVE

33Il a fallu attendre 1967 pour voir apparaître un arrêt de la Cour de cassation sur les conséquences de la grève sur le contrat individuel de travail  [18]. La Cour a décidé que la grève ne constitue pas un « acte équipollent à rupture », c’est-à-dire une manifestation implicite de la volonté de rompre le contrat. Le seul fait de suspendre l’exécution du contrat de travail ne signifie pas que l’on souhaite y mettre fin. Certains auteurs avaient soutenu que la grève marquait la volonté de rompre si elle avait pour but d’appuyer une revendication de modifier les termes du contrat. En droit civil, il est admis que la modification d’un élément essentiel du contrat constitue une « novation » de celui-ci, mécanisme entraînant la dissolution du contrat d’origine et l’apparition d’un nouveau.

34Mais si la grève poursuit effectivement une modification des conditions de travail, le gréviste ne cherche pas à imposer unilatéralement cette modification : il fait pression pour obtenir l’accord de l’employeur. Beaucoup de grèves ne cherchent d’ailleurs pas du tout à modifier le contrat de travail, mais au contraire à s’opposer à des projets de modification, à protester contre une modification mise en oeuvre, à dénoncer des violations, par l’employeur, de ses obligations ; certaines poursuivent des objectifs étrangers au contrat de travail proprement dit.

35L’arrêt de la Cour de cassation se base donc sur une analyse réaliste de la position du gréviste. On peut difficilement y lire une affirmation claire du droit de grève.

36Cette affirmation a été donnée dans un arrêt de 1981  [19]. Dans cet arrêt, la Cour de cassation admet que la grève n’est pas un motif grave de rupture du contrat de travail. La Cour affirme clairement le principe que « le travailleur a le droit, en raison d’une grève, de ne pas effectuer le travail convenu et partant, par dérogation à l’article 1134 du Code civil  [20], de ne pas exécuter les obligations contractuelles découlant du contrat de travail ». La Cour de cassation déduit cette affirmation de l’existence d’une législation sur « les prestations d’intérêt public en temps de paix »  [21]. Si le législateur prévoit qu’en cas de grève les travailleurs restent tenus d’accomplir un certain nombre de prestations « d’intérêt vital », il s’en déduit a contrario qu’ils ont le droit de faire grève dans la mesure où ces prestations ne sont pas compromises.

37Ce n’est qu’en 1983 que le droit de grève a été enfin affirmé de façon explicite, par l’approbation du Pacte international (ONU) relatif aux droits économiques, sociaux et culturels  [22]. Cette affirmation a été renforcée, en 1990, par l’approbation de la Charte sociale européenne  [23]. Le Pacte de l’ONU se contente d’une affirmation de principe du droit de grève « exercé conformément aux lois de chaque pays ». La Charte sociale le définit comme composante d’un droit à l’« action collective, en vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective », et « sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur ».

38Il est sans doute significatif que ces affirmations coïncident chronologiquement avec des mises en cause du « modèle belge », dont l’utilisation de procédures juridiques au lieu des voies ordinaires de la conciliation fut l’une des manifestations  [24]. Quoiqu’il en soit, ces affirmations générales n’ont pas modifié fondamentalement le contexte juridique, et notamment l’absence de définition ou de réglementation précises du droit de grève.

39Les ébauches de codification du droit de grève dans les conventions collectives ne modifient pas davantage cette constatation : s’agissant d’engagements pris par les organisations syndicales signataires de la convention, elles ont finalement peu d’influence sur l’exercice du droit de grève par les travailleurs individuels.

40Ainsi, plusieurs questions importantes restent, en droit belge, sans réponse claire. L’échantillon qui suit n’est probablement pas exhaustif :

  • le droit de grève comporte-t-il uniquement le droit d’interrompre le travail, ou permet-il aussi d’autres moyens d’action ? La question se pose en rapport avec des modalités qui durcissent l’action : grève du zèle, grève tournante, piquet, occupation de l’entreprise, blocage de voies de communication, etc... ; de telles actions sont parfois interprétées comme des « abus de droit » ou des « voies de fait ». Elle se pose aussi en rapport avec des actions dites « alternatives », telles que des manifestations à caractère ludique ou, dans les services publics, les opérations « tarif zéro » ou les « grèves administratives ». Malgré la formulation de la Charte sociale européenne, on a l’impression, à lire certains commentaires, que les travailleurs sont mieux protégés à recourir au moyen brutal de l’interruption du travail – fût-ce au mépris des règles syndicales ou conventionnelles en vigueur – qu’à mener des actions plus « sympathiques » ;
  • la grève doit-elle poursuivre un objectif professionnel dirigé contre l’employeur, ou peut-on admettre les grèves de solidarité, les grèves intersectorielles et interprofessionnelles, voire les grèves politiques ? La grève doit-elle s’inscrire dans le contexte idéologique de la concertation sociale belge, ou peut-on revendiquer le droit de grève dans le cadre d’une stratégie révolutionnaire ? en envisageant la grève comme modalité d’exercice du « droit à la négociation collective », la Charte sociale européenne postule-t-elle que la grève appuie un cahier de revendication établi au préalable, ou du moins que le mouvement débouche assez rapidement sur une négociation de points concrets ? Ou peut-on admettre la légitimité des « grèves soupapes », qui relèvent du mouvement d’humeur, expriment un mécontentement général ou répondent à des rumeurs ou à des intuitions qui apparaissent par la suite non fondées ?
  • jusqu’où le juge peut-il s’immiscer dans une appréciation des objectifs de la grève ? La réponse théorique est que, comme la contestation à l’origine de la grève n’est en principe pas de nature juridique mais relève du conflit d’intérêts, le juge est sans juridiction, parce que sans critère pour juger. Mais la notion d’abus de droit permet souvent au juge de réintroduire sa conception de l’équilibre entre le dommage résultant de la grève et les objectifs qu’elle poursuit ;
  • que signifie exactement la Charte sociale européenne lorsqu’elle dit que les seules limites au droit de grève résultent des « conventions collectives en vigueur » ? Cela discrédite-t-il une appréciation judiciaire de l’abus de droit, comme le soutiennent certains ? Qu’entend-on par « convention collective » dans le secteur public ? En ce qui concerne les travailleurs indépendants (médecins, transporteurs routiers, etc.) ?
  • dans quelle mesure les organisations syndicales peuvent-elles être déclarées responsables du dommage résultant d’une grève, du fait d’une faute (mot d’ordre inadéquat, insuffisance du service d’ordre, etc.) de ses permanents, de ses délégués, voire des grévistes eux-mêmes ?

1.4. LES RÈGLES DE COMPÉTENCE JUDICIAIRE EN MATIÈRE DE GRÈVE

1.4.1. Les compétences de fond

41À la fin des années 1960, l’institution des juridictions du travail fut l’un des traits marquants de la réforme judiciaire  [25]. Les nouvelles juridictions reçurent des compétences très larges qui embrassent la quasi-totalité du droit du travail et du droit de la protection sociale, y compris divers domaines du droit collectif du travail  [26]. Dans le domaine des conventions collectives de travail, cependant, leur compétence se limite aux « contestations d’ordre individuel ».

42La jurisprudence a interprété de façon très large la notion de « contestation d’ordre individuel ». Il reste que, dans le domaine des conflits collectifs de travail, le tribunal du travail ne dispose pas d’une compétence générale. Il est compétent pour les implications de la grève sur le contrat individuel de travail  [27] et pour d’éventuelles contestations entre organisations représentatives au sujet de l’application de CCT  [28]. Il n’est pas compétent :

  • pour le jugement des infractions pénales commises à l’occasion d’un conflit  [29] ;
  • pour les actions en dommages-intérêts à l’encontre de grévistes  [30] ;
  • pour les contestations en matière d’occupation des entreprises  [31].

1.4.2. Les référés

43Les interventions judiciaires qui sont au coeur de la polémique ne sont pas des jugements rendus sur la base des règles qui précèdent, mais des ordonnances dites de référé rendues dans le cours même des conflits.

44La procédure de référé permet aux présidents des tribunaux de « statuer au provisoire dans les cas dont ils reconnaissent l’urgence »  [32]. Le président du tribunal de première instance exerce ce pouvoir « en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire ». Les présidents du tribunal du travail et du tribunal de commerce l’exercent dans les matières qui sont de la compétence de leur tribunal. Dans les domaine des grèves, la jurisprudence a admis la compétence concurrente des présidents de première instance et du travail. Mais la plupart des plaideurs s’adressent au président de première instance. D’une part, ils sont ainsi assurés de ne se heurter à aucune contestation sur la compétence. Et d’autre part les présidents du travail se sont généralement montrés beaucoup plus circonspects que leurs collègues de première instance pour intervenir dans des conflits en cours.

45L’extension des procédures de référé est un phénomène marquant de l’application du Code judiciaire. Elle fournit une réponse aux innombrables situations où il est nécessaire d’obtenir rapidement une décision contraignante, fût-elle provisoire. Longtemps cantonnés dans l’octroi de mesures conservatoires  [33], les juges des référés, approuvés par la doctrine juridique, ont poussé de plus en plus loin leurs interventions sur le fond du droit. La sphère sociale n’a pas figuré parmi les précurseurs du mouvement, mais n’a pas tardé à prendre le train en marche  [34].

46Dans le domaine des grèves, l’intervention des juges des référés a d’abord été freinée par la difficulté de désigner un interlocuteur, la personne à citer devant le juge. Cette difficulté n’est pas liée uniquement au fait que les organisations syndicales n’ont pas la personnalité juridique. Elle tient surtout au fait que la grève est un droit individuel, qui n’appartient pas aux personnes ou aux structures qui représentent collectivement les travailleurs dans divers lieux de négociation. Un délégué ou un permanent syndical, par exemple, n’ont aucune qualité et aucun pouvoir pour répondre d’actes commis par des travailleurs individuels. La jurisprudence et la doctrine de droit belge considèrent d’ailleurs unanimement que la légitimité de la grève n’est pas liée à sa reconnaissance par une organisation syndicale, ni même au respect des procédures auxquelles l’organisation syndicale s’est engagée  [35].

47Cet obstacle a été sauté lorsque des ordonnances de référé ont admis que cette circonstance représentait une « absolue nécessité » justifiant l’octroi du référé sur requête, c’est-à-dire sur procédure unilatérale  [36]. On a alors assisté à une multiplication de procédures de ce type, suscitant un malaise certain parmi les travailleurs, mais aussi parmi les professionnels du droit.

48Sur le plan de la théorie juridique, le concept de « non droit », au sens propre d’absence de toute réponse juridique à une question, n’existe pas. L’absence de réglementation spécifique du droit de grève n’empêche pas le juge de statuer à la lumière des principes généraux du droit. Aucun principe juridique, ni aucune règle légale, n’interdit donc à un juge de se prononcer en matière de grève, et encore moins d’apprécier si des faits déterminés entrent dans la catégorie juridique de la grève. Au niveau des principes, il ne peut donc pas être contesté que, saisi d’une demande tendant à « statuer au provisoire » pour mettre fin à une situation qualifiée d’« abus de droit » ou de « voie de fait », le juge des référés est compétent. « Être compétent » ne signifie évidemment pas que le juge serait tenu d’accorder ce qu’on lui demande ! Comme tout juge, il lui incombe de vérifier si ce qu’on lui demande est conforme à la loi et se justifie compte tenu des faits. En tant que juge des référés, il a par ailleurs un important pouvoir d’appréciation en opportunité. On peut admettre également que, sur le plan de la procédure, la nécessité de viser tout participant éventuel à l’action constitue une « absolue nécessité » justifiant une procédure unilatérale. De même, on ne peut pas contester, sous l’angle des principes, que les ordonnances de référé soient « exécutoires par provision, nonobstant opposition ou appel »  [37], ni que les présidents fassent usage, lorsque cela s’indique, de la possibilité légale de rendre des ordonnances en dehors des jours et heures habituels d’audience, voire « en leur hôtel »  [38], d’accorder l’exécution « sur minute », etc.  [39]

49Mais, dans plusieurs affaires, l’utilisation à outrance de ces techniques exceptionnelles a fini par nier complètement les principes fondamentaux de la procédure judiciaire.

50La question de base est de savoir s’il est possible, dans des conflits collectifs de travail, de « statuer au provisoire » sans empiéter sur le fond du droit. La plupart des conflits se déroulent en quelques jours, à la rigueur en quelques semaines. Le conflit est habituellement terminé depuis longtemps lorsque la pertinence ou la légalité de l’ordonnance de départ est examinée dans le cadre d’un recours. Si l’on prend au sérieux la théorie selon laquelle les référés sont destinés à prévenir ou à interdire des voies de fait, est-il possible de donner de ces voies de fait une définition assez rigoureuse pour ne pas empiéter sur l’exercice normal du droit, tout en évitant les arguties et les manœuvres de contournement ? Autrement dit, est-il possible de juger une situation complexe comme un conflit collectif en l’envisageant par un bout de la lorgnette ?

51Il n’existe pas de réponse théorique à cette question, et le Code judiciaire s’abstient délibérément de proposer des règles absolues. Il abandonne cette question à la sagesse et à la prudence des magistrats  [40].

52Devoir statuer dans le cadre d’une procédure unilatérale pour des faits complexes place le juge dans une situation inconfortable. Accorder les mesures demandées fait courir le risque de statuer sur la base d’une présentation tronquée, voire mensongère, des faits. Mais ne pas les accorder fait courir le risque de cautionner des atteintes à un droit. Plusieurs magistrats semblent avoir considéré qu’entre deux périls, ce dernier était le plus grave, et ont accordé des mesures qui se sont avérées par la suite totalement inadéquates ou disproportionnées. Il est même arrivé que, dans la précipitation, faute d’examen suffisant ou de débat contradictoire, des juges accordent des mesures illégales  [41].

53S’adressant à tous les participants potentiels de l’action visée, les ordonnances visent en général toute personne, notamment pour éviter d’être contournées en recourant à des actions de solidarité. Mais, tout distinguo juridique mis à part, on voit mal la différence entre de telles décisions et des règlements. On voit mal comment elles se concilient avec l’interdiction, faite au juge, de « statuer par voie de disposition générale ».

54La procédure de référé permet de passer outre aux règles habituelles en matière de compétence territoriale. Il est arrivé – par exemple dans la célèbre affaire de la menace de grève des cheminots lors du mariage du principe Philippe et de la princesse Mathilde – qu’un employeur s’adresse à plusieurs présidents de tribunaux, et que ceux-ci accordent des mesures sans leur fixer de limites d’application territoriale  [42].

55Bien qu’elle appartienne en titre au président du tribunal, la compétence des référés peut être exercée sur délégation par un vice-président ou par un juge du tribunal. Surtout dans les grands tribunaux, ces délégations font l’objet d’un tour de rôle. On a assisté, dans le chef de certains plaideurs, à une véritable instrumentalisation de la justice, l’action étant introduite au moment du tour de rôle d’un magistrat dont on devine, en fonction de ce que l’on sait de ses opinions politiques ou de sa jurisprudence, quel type de mesures il est prêt à accorder.

56Le caractère unilatéral des procédures a également pour effet pervers que seules, en général, les ordonnances qui accordent le référé sont connues et diffusées dans le public et dans les revues juridiques. Cette simple circonstance peut donner une vue biaisée de la jurisprudence, ou amener une évolution de celle-ci par simple effet d’entraînement.

57Pour assortir les mesures de sanctions efficaces, la plupart des ordonnances prononcent la condamnation à des astreintes en cas d’inexécution  [43]. La procédure en matière d’astreinte prévoit que celle-ci est exécutoire dès que le jugement qui condamne a été signifié  [44] à la partie concernée. Le demandeur n’est pas formellement tenu de s’adresser à nouveau à un juge pour faire constater que l’ordonnance a été méconnue. Il peut courir le risque de faire immédiatement exécuter l’astreinte, en pratiquant une mesure d’exécution (par exemple une saisie sur les meubles ou sur le salaire).

58Conçue en fonction de situations « normales » où le non-respect de l’ordonnance est patent, cette règle de procédure mène à des dérives inacceptables lorsqu’elle concerne des situations complexes. Dans une affaire qui a suscité un grand émoi, un travailleur a subi une saisie sur ses meubles sur la seule base de la signification de l’ordonnance imposant que l’on mette fin à un piquet de grève, alors qu’à aucun stade de la procédure il n’avait eu la possibilité de se défendre sur la légitimité de son action, sur l’opportunité ou sur le montant de l’astreinte, ni même sur le point de savoir s’il avait enfreint l’ordonnance.

59Les conventions de l’OIT, le Pacte de l’ONU et la Charte sociale européenne prévoient chacune une instance de surveillance de l’application de ces textes par les États contractants  [45]. En ce qui concerne le droit de grève, les interventions intempestives du pouvoir judiciaire furent, au cours des dernières années, le principal problème relevé en Belgique par les instances concernées. Paradoxe : dans des enceintes où l’on a coutume de voir dans le pouvoir judiciaire le protecteur par excellence des libertés publiques contre les empiètements du pouvoir politique, le pouvoir politique belge a été appelé à intervenir à l’encontre d’évolutions dont la jurisprudence des tribunaux est seule responsable.

2. L’ÉLABORATION DE L’ACCORD

2.1. LA DÉCLARATION GOUVERNEMENTALE D’OCTOBRE 2001

60Comme exposé dans l’introduction, on ne s’étendra pas sur les antécédents de l’accord. On se bornera à signaler que la problématique des interventions judiciaires dans les conflits collectifs figurent depuis plusieurs années de façon récurrente dans les cahiers de revendication syndicaux, tant vis-à-vis du gouvernement que vis-à-vis des organisations d’employeurs. Dès le courant de l’an 2000, divers contacts informels avaient eu lieu en vue d’obtenir, soit une initiative politique, soit un accord entre partenaires sociaux.

61On mentionnera aussi que plusieurs propositions de loi d’initiative parlementaire s’étaient préoccupées de la question spécifique des astreintes  [46].

62Le 9 octobre 2001, la déclaration gouvernementale lue par le Premier ministre à la Chambre faisait état de l’intention du gouvernement de « renforcer la paix sociale par le biais de l’engagement d’un médiateur social lors de conflits sociaux dans le cadre desquels une des parties en appelle au pouvoir judiciaire. Par le biais d’une nouvelle initiative, le gouvernement entend faire trancher les contestations par le biais du tribunal du travail. »

63Cette intention provoqua immédiatement une réaction mécontente des employeurs. Sous le titre « L’ingérence dans les conflits sociaux est inacceptable », la FEB diffusa, le 10 octobre, un communiqué qui argumentait sa position :

64

« La FEB ne conteste nullement le droit de grève, mais les mesures envisagées rendront les employeurs quasi impuissants face aux voies de fait commises en cas de grève, telles que violences, blocus, occupation de terrains industriels, dommages graves, atteintes à la sécurité. Il devront subir la loi de la rue. Cette initiative gouvernementale n’a fait l’objet d’aucune concertation préalable.
La requête unilatérale et la possibilité d’imposer la décision qui en découle par des astreintes est actuellement une voie de recours générale dont dispose tout citoyen. Elle lui permet de s’adresser au tribunal civil en cas d’urgence, lorsque des droits fondamentaux sont menacés par des actions physiques.
Le projet du gouvernement de soumettre les conflits collectifs à la compétence des tribunaux du travail et non des tribunaux civils crée une insécurité juridique totale.
Dans la pratique, il sera particulièrement difficile de fixer une limite précise : faudra-t-il considérer comme conflit collectif l’occupation de terrains industriels, le blocus des transporteurs, les violences commises aux Forges de Clabecq, la séquestration des biens d’un client, les atteintes à la sécurité des centrales nucléaires ? L’employeur devra-t-il s’adresser seul au tribunal du travail en cas de conflit collectif, ou le fournisseur ou le client pourront-ils aussi le faire ? En d’autres termes, rien ne justifie de scinder les voies de fait en deux catégories : les voies de faits liées aux conflits civils normaux et les mêmes voies de fait liées à des conflits collectifs. La rapidité et le contenu de la jurisprudence ne peuvent différer en fonction de la situation.
De plus, le gouvernement souhaite soumettre la possibilité de requête unilatérale à l’obligation d’une conciliation préalable. La conciliation reste généralement le meilleur moyen de prévenir ou de résoudre les conflits. Elle ne peut toutefois être imposée en tant que préalable. En effet, dans certains cas d’urgence, il est parfois impossible d’identifier l’adversaire ou il est nécessaire de pouvoir agir rapidement pour préserver des droits essentiels. C’est notamment le cas lorsque les auteurs des voies de fait ne peuvent être identifiés, lorsqu’ils changent constamment, lorsqu’ils ne respectent pas les accords en matière de paix sociale ou lorsque les syndicats ne peuvent être interpellés, faute de personnalité juridique ».

65Les organisations syndicales, par contre, manifestèrent leur satisfaction. Le communiqué de la FGTB, par exemple, était rédigé comme suit : « La FGTB se réjouit et salue les engagements pris par le gouvernement dans deux matières qui lui tiennent particulièrement à coeur : le maintien du caractère spécifique des tribunaux du travail, d’une part, et la priorité qui sera donnée à la conciliation en matière de conflits collectifs. La FGTB dénonce en effet de longue date la mise en cause du droit de grève par l’intervention des tribunaux civils dans les conflits collectifs et par leur politique d’astreintes. »

2.2. LA COMMUNICATION GOUVERNEMENTALE DE DÉCEMBRE 2001

66L’intention formulée en octobre fut concrétisée par une communication gouvernementale approuvée par le Conseil des ministres le 13 décembre 2001.

2.2.1. Contenu de la communication

67Cette communication expose tout d’abord la situation à laquelle cherche à répondre le gouvernement et les objectifs poursuivis.

68

« Depuis quelques années, il a été constaté de nombreuses interventions du pouvoir judiciaire à l’occasion de négociations menées par les partenaires sociaux dans le cadre de restructurations et de fermetures d’entreprises et de conflits sociaux collectifs. Très
souvent, les décisions judiciaires perturbent gravement les négociations menées, les paralysent parfois et in fine empêchent ou retardent la conclusion de conventions.
Dans les matières de relations collectives de travail, la Belgique a toujours, fièrement, mis en avant son modèle de concertation, dont la base légale est la loi du 5 décembre
1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. Aujourd’hui encore, ce modèle continue de donner pleine et entière satisfaction aux partenaires sociaux. Le Gouvernement se réjouit de l’activité législative développée par
ces derniers ; elle se matérialise par la conclusion de conventions collectives de travail sectorielles ou interprofessionnelles ou d’accords interprofessionnels.
Le Gouvernement pense qu’il faut éviter, autant que faire se peut, que le bon déroulement des relations collectives soit perturbé par les interventions du pouvoir judiciaire, tant dans la procédure d’information et de consultation des représentants des travailleurs en matière de licenciements collectifs et de restructuration que dans le cadre de conflits sociaux collectifs.
Jusqu’à présent, et à bon droit, le Gouvernement s’est délibérément abstenu d’élaborer une réglementation d’ensemble de la grève. Son rôle doit se limiter à mettre à disposition des parties en conflit des lieux et des organes de conciliation. Permettre aux partenaires de l’entreprise, en toute autonomie, d’exprimer leurs différends et d’y mettre fin par la négociation qui se déroule dans les lieux indiqués, au moyen de procédures adéquates et sans intervention dans la négociation : tel doit être le rôle de l’État.
Toutefois, il appartient à l’État de veiller au respect des droits fondamentaux de chacun, ainsi que de s’assurer qu’il ne soit pas porté atteinte à des dispositions légales qui consacrent ces droits de base. Ainsi, l’État belge ne peut rester sourd aux remarques et critiques qui lui sont adressées quant à l’application de la Charte sociale européenne (…). Le gouvernement entend respecter les dispositions de la Charte sociale européenne et rappelle qu’en matière de grève il ne peut être porté atteinte à l’exercice normal de ce droit.
L’intention du gouvernement par l’adoption d’un projet de loi est triple :
  • favoriser et promotionner la concertation sociale au sein des entreprises ;
  • mettre un terme aux atteintes portées à la Charte sociale européenne ;
  • renforcer l’unité du contentieux social du tribunal du travail ».

69Plusieurs observations méritent d’être faites :

  • si les débats se sont focalisés sur les conflits collectifs – autrement dit sur les grèves –, la communication met significativement sur le même pied (et cite même en premier lieu) « les interventions du pouvoir judiciaire à l’occasion de négociations menées par les partenaires sociaux dans le cadre de restructurations et de fermetures d’entreprises ». Sont explicitement visées les procédures menées à l’occasion et autour de plusieurs fermetures qui ont marqué l’actualité. Souvent, ces procédures ont été menées par des travailleurs désolidarisés de leur organisation syndicale. On a connu aussi des cas où une organisation syndicale menait procès contre le compromis jugé insuffisant accepté par une autre organisation. Façon de renvoyer dos à dos les milieux patronaux, généralement demandeurs dans les questions de grève, et les travailleurs, demandeurs dans les questions de fermeture ? Ou refus d’une « juridisation » à outrance des rapports sociaux, également partagé par la majorité des syndicalistes ?
  • le gouvernement rend explicitement le pouvoir judiciaire responsable des violations de la Charte sociale européenne, reprochées à la Belgique ;
  • on annonce un projet de loi, contre la tradition de « silence » du droit belge, rappelée et défendue par le préambule de la Communication.

70La communication poursuit en précisant qu’il ne s’agit pas d’empêcher quiconque de s’adresser à un juge, ni de modifier le droit commun de la responsabilité civile et pénale. Il s’agit de faire en sorte que les procédures se déroulent convenablement.

71Trois axes sont proposés :

Compétence du tribunal du travail :

72

« Le Gouvernement estime que le tribunal du travail est la juridiction naturelle pour connaître des contestations portant sur les relations individuelles et collectives de travail et des contestations en matière de sécurité sociale. (Il) envisage la modification du
Code judiciaire, afin de confier au tribunal du travail une compétence exclusive, tant au provisoire (...) qu’au fond (...) pour toutes les contestations se rapportant à la grève et au lock-out ainsi que pour les contestations relatives à la conclusion, l’exécution et la dénonciation des conventions collectives de travail. La compétence exclusive reconnue au tribunal du travail interdira à tout autre juge de connaître de l’affaire ; il devra se déclarer d’office incompétent et renvoyer l’affaire. En conséquence, en ce faisant, le gouvernement entend renforcer l’unité du contentieux social ».

73Il était nécessaire de définir largement les compétences du tribunal du travail, afin d’englober toutes les situations possibles et éviter que les nouvelles règles soient contournées par des artifices de procédure. Étendre parallèlement les compétences de fond du tribunal et les compétences de référé de son président était nécessaire pour préserver la logique du code judiciaire, qui veut que les présidents de tribunaux spécialisés ne puissent statuer que dans le domaine de compétence de leur tribunal. Mais le principe ainsi affirmé menait très loin. Le tribunal du travail devenait-il compétent pour les procès en responsabilité civile opposant un employeur ou des tiers aux grévistes ? Pour chiffrer les dommages et intérêts alloués par un tribunal correctionnel suite à une condamnation pour faits de grève ? Le tribunal du travail est-il compétent pour les conflits de travail dans la fonction publique, alors qu’il ne l’est pas en matière de statut de fonctionnaire ? Au mois d’octobre, la FEB avait manifesté explicitement son opposition à cette évolution. Les syndicats la souhaitaient-ils réellement ?

Restauration du contradictoire

74

« La procédure judiciaire devra en principe être contradictoire. Le juge sera saisi suivant les modalités du droit commun. Lorsqu’il est saisi d’une demande par requête unilatérale, le juge s’efforcera de recueillir l’avis d’un maximum de parties intéressées. Il appartiendra à l’auditeur du travail d’identifier les partenaires de l’entreprise en vue de comparaître devant le tribunal du travail. Il les identifiera, notamment par le biais des résultats des élections sociales qui se sont déroulées dans l’entreprise. À défaut d’élections sociales, l’auditeur tentera d’identifier les parties concernées grâce aux moyens d’information dont il dispose (...). Lorsqu’il aura été impossible d’identifier les parties en présence, la procédure se poursuivra conformément aux dispositions du Code judiciaire. »

75Telle que rédigée, la communication restait vague sur la nature exacte du contradictoire. La revendication syndicale était que le juge ne statue pas en entendant un seul son de cloche.

76Elle n’était évidemment pas que certaines personnes (les permanents syndicaux, les délégués, certains travailleurs…) deviennent « parties » au procès, et répondent seules d’éventuels débordements.

77Le Code judiciaire offre au juge tous les moyens nécessaires pour s’informer du point de vue des protagonistes du conflit sans devoir les convoquer comme parties au sens procédural du terme. Si les procédures ordinaires d’audition de témoins lui paraissent inapplicables ou trop lourdes, ses pouvoirs en tant que juge des référés lui offrent une large gamme de « mesures provisoires » qui peuvent tendre à ce but. Le problème est que certains juges ont statué sans, apparemment, chercher à recourir à ces procédés. S’il faut transformer en règle de procédure contraignante ce qui devrait n’être qu’une mesure élémentaire de sagesse, on se heurte à toutes sortes de difficultés que la communication laisse à peine entrevoir : comment identifier rigoureusement les protagonistes, comment les convoquer dans un délai assez rapide pour répondre aux situations d’urgence, mais tout de même suffisant pour leur permettre de réagir ? Ce qui est attendu de la procédure, ce n’est pas que des « parties » au sens juridique exposent une thèse, éventuellement par le biais d’un avocat ; c’est que les personnes réellement impliquées dans le conflit éclairent le juge sur ses enjeux et sur leur position ; comment faire la part entre les difficultés objectives de toucher en quelques heures les personnes concernées (même le week-end, pendant les congés…) et la mauvaise volonté, la désorganisation plus ou moins délibérée, les manœuvres d’obstruction ?

Favoriser la concertation

78En ce qui concerne les procédures menées dans le cadre de licenciements collectifs, la communication prévoit que le droit d’action des travailleurs agissant à titre individuel serait « modalisé, en ayant recours à la surséance », pendant le cours de la procédure d’information et de consultation. En ce qui concerne les conflits collectifs, il serait prévu de favoriser la conciliation :

79

« Lors de l’audience d’introduction, le président du tribunal du travail s’assure qu’une tentative de conciliation a eu lieu au sein de l’organe de conciliation compétent. Si une telle tentative n’a pas eu lieu, le Président propose aux parties de tenter de se concilier et, après les avoir entendues, soit constate l’accord des parties soit désigne le président de la commission paritaire compétente ou de l’organe de conciliation compétent en qualité de conciliateur, soit constate l’impossibilité de toute conciliation.
Si le juge reconnaît l’urgence ou l’absolue nécessité, il peut :
  • réserver à statuer sur la demande et, avant dire droit, désigner un conciliateur chargé de lui rendre compte dans un délai déterminé par le juge ;
  • statuer sur la demande, le cas échéant en aménageant une situation provisoire d’attente, et désigner un conciliateur chargé de lui rendre compte dans un délai déterminé par le juge ;
  • statuer sur la demande sans désigner de conciliateur, notamment si une conciliation se déroule déjà au sein de l’entreprise ».

80Ce texte illustre également la difficulté de transposer en règles de procédure rigoureuses ce qui devrait n’être qu’une attitude de bon sens. Qu’il suffise par exemple de penser aux entreprises qui ne relèvent pas d’une commission paritaire instituée ou, encore une fois, à la problématique des grèves dans la fonction publique, qui ne sont généralement pas dirigées contre un « employeur » au sens habituel du terme, et dont la solution nécessite parfois des décisions politiques à un haut niveau.

Astreintes

81Le texte confirme explicitement la possibilité pour le président d’assortir sa décision d’une astreinte, « conformément au droit commun ».

82C’était sans doute un des points les plus difficiles pour la base des organisations syndicales. La législation belge sur l’astreinte résulte d’un traité international  [47]. Dans le domaine d’application de l’astreinte  [48], ce traité admet que cette mesure ne soit pas autorisée en ce qui concerne les « actions en exécution du contrat de travail ». Il est admis que cette exception se limite strictement aux « obligations caractéristiques » du contrat de travail – du côté du travailleur, il s’agit essentiellement de celle de prester le travail convenu. À moins de dénoncer le Traité, ce qui n’était manifestement pas l’intention du gouvernement, il était donc difficile de prévoir une exception générale en matière de conflit collectif. On voit d’ailleurs mal ce qui justifierait une telle exception, à partir du moment où il s’agirait réellement d’éviter, dans le cadre d’une procédure équitable, des débordements que les syndicats eux-mêmes ne cherchent nullement à justifier. La position syndicale n’était pas de refuser l’hypothèse intellectuelle que des « voies de fait » puissent se dérouler à l’occasion d’un conflit collectif. Elle était que, dans beaucoup d’ordonnances, la notion de voie de fait a été détournée de son sens normal pour compromettre un usage même normal du droit de grève.

Autres règles

83La Communication prévoit que l’auditeur du travail serait invité à donner son avis sur l’affaire. On a vu ci-dessus que l’auditorat se chargerait aussi d’identifier et de convoquer les personnes concernées par la procédure. Cette implication du Ministère public exclut dans les faits les ordonnances de référé rendues sur-le-champ.

84La Communication se termine en énonçant les règles applicables en matière d’appel.

2.2.2. Réactions

85La procédure décidée par le gouvernement était de soumettre la communication au Conseil national du travail, et de réexaminer le dossier à la lumière de l’avis du CNT, qui devait être rendu avant fin janvier 2002.

86Les premiers échanges de vue au sein du CNT ont confirmé l’extrême difficulté de l’entreprise.

87Les organisations patronales ont confirmé leur opposition catégorique à l’initiative gouvernementale, et n’ont pas hésité à mettre en balance leur ouverture pour la négociation du prochain accord interprofessionnel, voire leur participation à certains organes de gestion de la sécurité sociale.

88Les organisations syndicales étaient partagées entre plusieurs sentiments :

  • l’initiative gouvernementale répondait à une revendication de longue date des organisations syndicales et à un malaise réel parmi les militants. Les principes affirmés dans la note ne pouvaient que rencontrer leur adhésion ;
  • même si le gouvernement affirmait agir pour rétablir l’esprit de la concertation sociale, il était gênant, pour les partenaires sociaux, de dépendre pour ce faire d’un projet de loi ;
  • certains points du projet étaient décevants, par exemple la non-exclusion des astreintes, ou provoquaient une certaine perplexité, par exemple l’extension des compétences du tribunal du travail ;
  • enfin, rien ne permettait de prévoir l’effet concret du projet de loi annoncé par le gouvernement. Celui-ci pouvait avoir l’effet espéré (diminuer les interventions judiciaires et restaurer la concertation) mais aussi l’effet contraire (multiplier les interventions judiciaires entourées de garantie qui en améliorent la légitimité, et déboucher, à terme, vers une réglementation, autrement dit une restriction, du droit de grève). Enfin, il pouvait rester lettre morte en raison de l’une ou l’autre faille juridique : ni le texte de la communication, ni les avant-projets de loi officieux qui circulaient à l’époque, n’offraient de garantie quant à l’absence de telles failles et de tout problème de constitutionnalité.

89Il est intéressant de constater qu’au sein des différentes organisations, les débats ne se sont pas déroulés selon des lignes de fracture auxquelles on est accoutumé (employés/ouvriers, secteur privé/secteur public, flamand/francophone). Au sein de la CSC, par exemple, la CNE (Centrale nationale des employés, francophone), réputée « turbulente », acceptait le principe d’une législation, tandis que la LBC (centrale flamande des employés), réputée plus « sage », le refusait. Au sein des centrales de service public, des positions différentes ont été prises par la CCSP, Transcom  [49] et les centrales de l’enseignement. Les centrales ouvrières n’étaient pas non plus unanimes sur la question. Ceci illustre probablement la perplexité des organisations syndicales.

2.3. L’ACCORD AU SEIN DU « GROUPE DES DIX »

2.3.1. Contenu

90Le 18 février 2002, le « groupe des 10 », qui réunit les principaux dirigeants des partenaires sociaux, conclut un Protocole en matière de règlement des conflits collectifs.

91Ce texte est rédigé comme suit :

92

« Considérant que :
  • la concertation sociale est, actuellement, dans une large majorité de situations, utilisée efficacement pour appréhender et régler les conflits et tensions collectifs survenant dans les entreprises ;
  • les partenaires sociaux sont convaincus de la pertinence du modèle social belge et de la prééminence du dialogue social pour prévenir et régler les conflits éventuels ;
  • face à certaines pratiques, il importe de relancer la concertation et de conforter son importance et son efficacité ;
  • le bon fonctionnement de la concertation sociale relève en premier lieu de la responsabilité des interlocuteurs sociaux ;
  • les commissions paritaires sont un maillon important du système de concertation sociale ; les commissions paritaires et leur bureau de conciliation consacrent le principe de l’autonomie des interlocuteurs sociaux pour négocier et conclure des conventions collectives de travail ainsi que pour prévenir et régler les conflits collectifs de travail ;
  • ce faisant, les partenaires sociaux souhaitent qu’il soit mis fin aux dérives constatées actuellement en cas de conflit et veulent apporter leur contribution pour résoudre les tensions actuelles dans le monde du travail ;
  • la paix sociale est importante.
Par ces motifs, les parties signataires :
  • réaffirment solennellement leur soutien inconditionnel à la voie de la concertation qui offre les meilleurs garanties de paix sociale et de respect des engagements souscrits entre les parties ;
  • confirment que la médiation et la conciliation sont les techniques par excellence pour régler les conflits entre parties ;
  • s’engagent à rechercher en toute priorité des solutions au sein de l’entreprise ou, à défaut, au sein des organes de concertation sectoriels, commissions paritaires ou bureau de conciliation ;
  • s’engagent à rechercher en toute circonstance des solutions par voie de consensus.
Cet engagement signifie :
1. Pour les organisations d’employeurs :
  • qu’elles souligneront la plus-value de la concertation auprès de toutes les entreprises et en particulier auprès de leurs membres ;
  • qu’elles feront preuve en toutes circonstances du sens de la justice, de l’équité et de la conciliation qui sont des éléments clés pour de bonnes relations sociales dans l’entreprise ;
  • qu’elles adresseront une recommandation solennelle à leurs membres afin d’éviter la mise en oeuvre de procédures judiciaires pour des aspects liés à un conflit collectif, dans la mesure où les recommandations réciproques sont respectées et aussi longtemps que tous les moyens de concertation n’auront pas été épuisés par les deux parties.
2. Pour les organisations de travailleurs :
  • qu’elles recommanderont à leurs membres de respecter la procédure de notification de grève, de sorte que tous les moyens de concertation puissent être mis en oeuvre pour résoudre le conflit collectif ;
  • qu’elles adresseront à leurs membres une recommandation solennelle afin que tout recours à la violence physique ou matérielle soit évité à l’occasion de conflits collectifs et que la sauvegarde de l’outil soit garantie ;
  • qu’elles appelleront leurs membres à faire en sorte que dans les modalités d’exercice en cas de conflit, elles mobiliseront les travailleurs directement concernés par celuici.
3. Pour les pouvoirs publics :
  • que le département des relations collectives du Ministère de l’Emploi et du Travail prenne les dispositions nécessaires pour renforcer l’infrastructure et les moyens pour assurer l’exercice de la concertation sociale.

93

En conclusion, les parties signataires invitent les secteurs à examiner, si nécessaire, leurs règles et procédures de négociation dans l’esprit de ce protocole. Ils demandent au gouvernement de ne pas prendre d’initiative en la matière avant l’évaluation de l’application de ce protocole par les partenaires sociaux. Le respect de ce protocole sera examiné dans un an. »

2.3.2. Réactions

94Le protocole faisait partie d’un accord plus large qui incluait également un élément de rapprochement des statuts employé et ouvrier (par la suppression du jour de carence pour les maladies de courte durée) et la simplification des plans d’embauche. Bien que ces deux derniers volets de l’accord aient également donné lieu à des discussions – particulièrement à la FEB et à la CSC, c’est le protocole relatif aux conflits collectifs qui a retenu l’essentiel de l’attention.

95La FEB a été la première à se prononcer, lors de son conseil d’administration du 1er mars. Selon son communiqué de presse, le projet a été approuvé « difficilement ». Ces difficultés étaient liées au coût des deux autres volets de l’accord. Le protocole sur les conflits collectifs rencontrait l’attente de la fédération patronale, puisqu’il invitait le gouvernement à ne pas légiférer. L’appel à privilégier la concertation, plutôt que les procédures judiciaires, est conforme à la position de principe des organisations patronales, encore rappelée dans le communiqué de la FEB en réponse à la déclaration gouvernementale d’octobre 2001. Dans leur discours, la voie judiciaire n’est utilisée que pour mettre fin à des « voies de fait », ce qui n’est nullement exclu par le protocole.

96Dans les organisations syndicales, le texte passa plus difficilement la rampe. Hormis le fait qu’une partie significative, même si minoritaire, acceptait l’idée d’un projet de loi qui clarifierait le droit de grève, quitte à le réglementer et à le limiter, la base syndicale tiquait sur certains des engagements acceptés par les organisations de travailleur. L’engagement, en particulier, de « mobiliser les travailleurs directement concernés par le conflit » signifie-t-il que l’on ne peut mobiliser que les travailleurs en question ? que l’on s’interdit les grèves de solidarité ?

97Le 5 mars, le bureau fédéral de la FGTB approuva l’accord par 76% des voix. Plusieurs organisations (le Setca, l’Interrégionale de Bruxelles-Hal-Vilvorde, la Centrale des métallurgistes de Belgique) avaient manifesté préalablement leurs réticences, voire leur opposition  [50]. Finalement, il n’y eut que 4% de votes négatifs et 20% d’abstentions. Le vote était cependant assorti de deux « précisions » :

98

«– Une grève d’entreprise n’est pas une grève de secteur, moins encore une grève interprofessionnelle. Dans les trois types de grève, le recours à des piquets volants est classique et restera une réalité, parce que c’est une forme de solidarité irremplaçable.
– Des actions spontanées voire émotionnelles constituent dans certains cas une réponse inévitable à des décisions arbitraires ou à des agressions commises par certains employeurs ».

99Le 12 mars, le comité national de la CGSLB approuva l’accord.

100Le même jour, en consensus, le conseil général de la CSC rejeta l’accord en l’état, en raison de l’incertitude sur les grèves de solidarité, et aussi en raison d’une insatisfaction de plusieurs secteurs sur le volet « jour de carence ». Les dirigeants de la CSC expliquèrent que ce rejet ne portait pas sur le principe de l’accord, mais appelait à préciser certains points. Ce point de vue fut confirmé le 26 mars par le conseil général, qui mandata ses négociateurs pour remanier le texte.

101La FEB réagit vivement à la position syndicale. Dans un communiqué du 5 mars, en réponse à celui de la FGTB, elle précisait que « au cours des négociations, il avait été explicitement convenu que l’intervention de piquets volants à l’occasion de grèves d’entreprise ne correspond pas aux procédures habituelles lors de conflits sociaux ». En réponse à la position de la CSC, elle affirma qu’il n’était pas question de renégocier l’accord. Faute pour la CSC de modifier sa position, l’accord était caduc.

102La ministre de l’Emploi déclara qu’elle entendait respecter l’accord du « groupe des 10 », mais qu’elle reprendrait sa liberté, et se réservait de déposer son projet, si l’accord s’avérait caduc. Dans les faits, la pression s’exerça principalement sur la CSC, sommée de mesurer si elle voulait s’exclure du processus de négociation en cours.

2.4. L’ACCORD DU JEUDI SAINT

103La ministre réunit tout de même les acteurs pour apprécier si des « précisions » pouvaient être apportées au texte.

104Le jeudi 28 mars, à la veille du week-end de Pâques, elle fut en mesure de diffuser une « déclaration » de la ministre de l’Emploi et des partenaires sociaux. La phrase introductive et la partie consacrée aux conflits collectifs était rédigée comme suit :

105

« Dans le cadre du projet d’accord intervenu entre les partenaires sociaux (...), la vice-
première ministre a réuni à plusieurs reprises les interlocuteurs sociaux. Au cours de ces réunions, les projets de textes existants ont été confirmés moyennant les précisions suivantes :
Les partenaires sociaux entendent renforcer la cohésion sociale et réaffirmer la pri mauté de la concertation sociale sur toute autre forme de règlement, notamment en matière de conflit collectif. Ils confirment ainsi le projet de protocole d’accord conclu en février 2002, mais estiment devoir apporter les précisions suivantes :
  • l’accord conclu entre eux est interprété comme faisant référence à la Convention de l’OIT n°87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, ratifiée par la Belgique le 23 octobre 1951 ;
  • ainsi ils entendent faire référence à la jurisprudence et à la doctrine, dans toutes leurs dimensions, des instances de l’Organisation internationale du travail en ce qui concerne la nature des conflits collectifs et la définition des travailleurs concernés.

106

L’accord des partenaires sociaux doit être compris comme une étape s’inscrivant dans une démarche de confiance mutuelle. L’exécution de l’accord fera l’objet d’une évaluation dans une année, qui si elle s’avère positive permettra de renforcer la confiance existante. De telle sorte, les partenaires sociaux redynamiseront le modèle belge de concertation dont la base légale demeure la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.
La Ministre de l’Emploi reçoit la demande des partenaires sociaux relative au renforcement des instruments de concertation sociale par l’administration des relations collectives de travail. Elle leur déposera des propositions visant à la création d’une véritable “Maison de la conciliation sociale” ».

107L’accord ainsi interprété fut finalement approuvé par les organisations syndicales le 9 avril. Le conseil général de la CSC le vota à une large majorité (286 pour, 12 contre, 5 abstentions).

108Le Syndicaliste CSC du 25 avril commentait ainsi le texte de la Déclaration et les débats au conseil général : « La CSC avait demandé qu’en matière de droit de grève et de règlement des conflits sociaux, il y ait une référence claire à la convention n° 87 de l’OIT. Elle voulait surtout qu’il y ait une référence à la jurisprudence de cette convention, qui reconnaît la liberté d’organiser des actions et des grèves de solidarité (...).

109De la jurisprudence de l’OIT, il ressort tout d’abord, au sujet du droit de grève proprement dit, qu’il s’agit d’un droit fondamental des travailleurs et de leurs organisations (…). Au sujet de la portée de ce droit de grève par rapport aux grèves de solidarité (…), la commission d’experts de l’OIT pour l’application des conventions et des recommandations a déclaré qu’« une interdiction générale des grèves de solidarité risquerait d’être abusive et les travailleurs devraient pouvoir avoir recours à de tels mouvements. En 1987 (…), le comité de la liberté syndicale de l’OIT a jugé que “des dispositions telles que la limitation géographique ou sectorielle des grèves de solidarité, excluant les grèves générales de ce type, ou leur limitation dans le temps ou dans la fréquence, constituent un obstacle sérieux au déclenchement de tels mouvement”. Le comité a déclaré en même temps que “l’interdiction des grèves non liées à un conflit auquel les travailleurs ou le syndicat seraient partie est contraire aux principes de la liberté syndicale”. (…) En langage courant, cela signifie : les actions de solidarité ne peuvent pas être interdites. »

CONCLUSION : UNE CODIFICATION DU DROIT DE GRÈVE ?

110Commentant l’accord conclu, certains journaux ont titré : « Les interlocuteurs sociaux codifient le droit de grève »  [51]. Cette interprétation est-elle correcte ?

111Rien n’est moins sûr.

112La volonté la plus claire des partenaires sociaux, employeurs comme travailleurs, était bien plutôt d’éviter l’intervention du législateur et, par-delà, celle du juge ; bref d’éviter le juridisme dans l’approche des conflits collectifs, et de privilégier la voie de la négociation et de la conciliation, conformément à l’esprit traditionnel des relations collectives en Belgique.

113Pour un gouvernement dont le mandat expire en juin 2003, l’engagement de ne pas prendre d’initiative avant que l’accord n’eût été évalué pendant un an, c’est-à-dire jusqu’en avril ou mai 2003, implique dans les faits qu’il renonce à intervenir. Les difficultés politiques et juridiques du dossier excluent qu’on le reprenne sans nouveaux arbitrages et sans un important et délicat travail légistique non accompli jusqu’à présent.

114De codification, il n’est guère question.

115Le protocole a, de part et d’autres, la valeur d’un engagement moral et politique. En aucun cas il ne s’agit d’une convention collective ou d’un engagement susceptible de lier juridiquement les organisations syndicales ou patronales ou leurs affiliés, sans parler des travailleurs et des employeurs non affiliés à une organisation. Évidemment, dans le contexte précisément peu codifié du droit belge, il aurait pu avoir une autorité d’influence. Un juge chargé d’apprécier ce qui, en Belgique, est considéré comme « normal » en matière de grève aurait pu, par exemple, tenir compte des engagements souscrits par les organisations syndicales. D’où l’attention des rangs syndicaux à la portée du texte dans le domaine des grèves de solidarité. Mais les précisions contenues dans la déclaration commune montrent bien que la volonté n’était nullement d’innover par rapport aux principes établis par « la jurisprudence et la doctrine ».

116Les engagements des organisations syndicales ne diffèrent en rien des principes traditionnellement admis. Les organisations syndicales n’ont jamais refusé les modalisations conventionnelles du droit de grève, par exemple le respect de préavis. Leur position est qu’à partir du moment où ces modalités ne lient pas juridiquement les travailleurs, il est généralement préférable, du point de vue de la paix sociale, de couvrir des actions menées sans respecter ces règles, plutôt que de se couper de la base en se cramponnant à des règles juridiques. De même, les organisations syndicales n’ont jamais revendiqué d’immunité pour des actes de « violence physique ou matérielle », et ont toujours admis « que la sauvegarde de l’outil soit garantie ». Même le point le plus discuté de l’accord ne leur pose aucune difficulté, s’il signifie que la grève fait suite à un vote majoritaire des travailleurs concernés, et n’implique pas le rejet des actions de solidarité.

117Quant aux organisations d’employeurs, elles n’ont pas pris l’engagement ferme de ne jamais recourir aux tribunaux. Elles ont seulement souscrit à l’engagement de privilégier la concertation, et de limiter les actions juridiques aux cas où celle-ci n’a rien donné. Les organisations syndicales, d’ailleurs, ne demandaient pas vraiment d’autres engagements. Leur position n’était pas que le recours à la justice devait être rejeté dans tous les cas. Il était qu’il y avait eu des abus de ce type de procédures. Plutôt que des règles juridiques à l’efficacité aléatoire, ils ont préféré un engagement politique et moral.

118Il reste donc à évaluer si l’accord permettra d’atteindre le but fixé. Ceci dépendra des attitudes prises par les « bases » respectives, et échappe dans une large mesure aux organisations signataires.

119À ce stade, on observera que l’accord a été conclu entre les organisations syndicales interprofessionnelles et les fédérations d’employeurs du secteur privé. Déjà lorsqu’était envisagée une initiative législative, une des grandes inconnues concernait la manière d’appliquer dans le secteur public les différents principes proposés. Si certains observateurs se posent des questions sur le « modèle belge de concertation sociale », c’est dans le secteur public, beaucoup plus que dans le secteur privé, que l’on a vu, au cours des dernières années, éclater des conflits manifestement liés à l’insuffisance ou au mauvais fonctionnement des organes de concertation existants.

12028 juin 2002

Notes

  • [1]
    Trends, 25 mars 2002.
  • [2]
    Articles 415 et 416 du Code pénal de 1810, abrogés en 1866.
  • [3]
    Article 310 du Code pénal de 1867, abrogé en 1921.
  • [4]
    Article 66 alinea 3. Cette disposition a été introduite en 1891, suite aux grèves de 1886, et avait explicitement pour but de viser les « meneurs » des grèves.
  • [5]
    Loi du 24 mai 1921.
  • [6]
    Droit des conventions collectives de travail, des conseils d’entreprises, des comité de prévention et de protection, des délégations syndicales, etc.
  • [7]
    Les deux statuts juridiques ouverts aux organisations syndicales sont l’union professionnelle (loi du 31 mars 1898) et l’association sans but lucratif (loi du 27 juin 1921).
  • [8]
    Convention n° 87 (9.7.1948) sur la liberté syndicale, approuvée par la loi du 16 janvier 1952 ; convention n°98 (8 juin 1949) sur le droit d’organisation et de négociation collective, approuvée par la loi du 20 novembre 1953.
  • [9]
    Pour une organisation de masse, cette prescription impose pratiquement de distinguer des « membres effectifs » et des « membres adhérents » ; une organisation syndicale peut légitimement ne pas souhaiter une telle distinction, et préférer reconnaître le droit de tout affilié à participer pleinement à l’action syndicale.
  • [10]
    Loi du 8 décembre 1992, article 6 § 1.
  • [11]
    Loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires.
  • [12]
    CCT n° 5 du 24 mai 1971.
  • [13]
    Conseils d’entreprises : loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie, articles 14 et suivants; CPPT : loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail, articles 48 et suivants; cf. aussi, en ce qui concerne le statut des délégués des travailleurs : loi du 19 mars 1991 ; en ce qui concerne l’organisation des élections sociales : loi du 5 mars 1999.
  • [14]
    Cf. arrêté royal du 6 novembre 1969, articles 19 à 24.
  • [15]
    Loi du 19 août 1948.
  • [16]
    Par exemple en matière d’élaboration des règlements de travail : articles 11 et 12 de la loi du 8 avril 1965.
  • [17]
    Cf. loi du 19 décembre 1974 organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités et arrêté royal d’exécution du 28 septembre 1984 ; S. JACOB, « Le statut syndical de la Fonction publique », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1736,2001.
  • [18]
    Cour de cassation, 23 novembre 1967, Revue de droit social, 1967, p. 351.
  • [19]
    Cour de cassation, 21 décembre 1981, Pasicrisie 1982, I, p. 531.
  • [20]
    L’article 1134 du Code civil pose le principe que « les contrats font la loi des parties ».
  • [21]
    Loi du 19 août 1948.
  • [22]
    Pacte du 16 décembre 1966, article 8.1.d. Approuvé par le Parlement belge le 15 mai 1981 (Moniteur belge, 6 juillet 1983).
  • [23]
    Charte sociale européenne (Conseil de l’Europe), 18 octobre 1961, article 6.4. Approuvée par le Parlement belge le 11 juillet 1990 (Moniteur belge, 28 décembre 1990).
  • [24]
    On ne peut manquer de se référer également à la mise en cause du rôle des interlocuteurs sociaux dans l’idéologie dite néo-libérale qui, à la même époque, commença à exercer son influence dans la vie politique belge. Sur le plan des idées, cf. aussi les analyses qui lient le « modèle belge » à un stade dépassé du « mode de production » ; les ouvrages de Pierre Rosanvallon, en particulier, ont été parmi les premiers à répandre cette idée au-delà de la situation française qui faisait l’objet de son analyse, et au-delà des cercles conservateurs et « néo-libéraux » qui en étaient coutumiers. Sur le plan des idées juridiques, cf. L. FRANÇOIS, Théorie des relations collectives de travail en Belgique, Bruylant, 1980 ; tranchant avec le caractère assez consensuel des ouvrages classiques du droit du travail belge, cet auteur passe, de façon particulièrement critique, les principaux éléments du « compromis social à la belge » au crible du droit civil et du droit public.
  • [25]
    Code judiciaire du 10 octobre 1967, entré en vigueur le 1er novembre 1970.
  • [26]
    Les élections sociales, le fonctionnement des organes de concertation, etc.
  • [27]
    Par exemple la question de savoir si la participation à une grève représente un motif grave de rupture du contrat ou, au contraire, si le licenciement d’un gréviste représente un licenciement abusif.
  • [28]
    Il serait compétent, par exemple, pour les contestations relatives au respect, par une organisation syndicale, d’une clause de paix sociale. Rappelons cependant qu’en vertu de la loi du 5 décembre 1968, les organisations syndicales ne peuvent être condamnées à des dommages et intérêts que dans la mesure où cette sanction serait prévue par la convention collective.
  • [29]
    Compétence des juridictions pénales : tribunal correctionnel ; éventuellement tribunal de police ou cour d’assises, selon la nature de l’infraction.
  • [30]
    Compétence des juridictions civiles : tribunal de première instance, éventuellement juge de paix, selon le montant de la demande.
  • [31]
    Compétence du juge de paix en tant que trouble de la possession, ou du juge des référés (cf. infra).
  • [32]
    Article 584 du Code judiciaire. Les décisions des présidents de tribunaux sont intitulées « ordonnances », pour marquer leur différence avec des jugements « par droit et sentence ».
  • [33]
    Ordonner une expertise, entendre un témoin, etc.
  • [34]
    Des procédures de référé sont assez couramment menées pour obtenir des documents sociaux, trancher une contestation entre le travailleur et le médecin contrôleur de son incapacité de travail, obtenir une provision sur des salaires ou des allocations sociales incontestablement dus, etc.
  • [35]
    Significativement, ce point a été établi par la Cour de cassation dans l’arrêt même qui reconnaissait pour la première fois explicitement le droit de grève (cf. note n° 19).
  • [36]
    L’article 584 du Code judiciaire prévoit la possibilité, en cas d’« absolue nécessité », de statuer en référé sans devoir entendre la partie adverse, ou même sans devoir désigner d’adversaire.
  • [37]
    Article 1039 du Code judiciaire.
  • [38]
    Article 1035 du Code judiciaire.
  • [39]
    C’est-à-dire sur la base d’une copie de l’ordonnance remise sur-le-champ (article 1041 du Code judiciaire). En principe, les jugements sont exécutés sur la base d’une « expédition », c’est-à-dire d’une copie remise par le greffe… pendant les heures d’ouverture de celui-ci.
  • [40]
    C’est pour cette raison qu’en première instance la compétence des référés est exercée par le président du tribunal, c’est-à-dire par un magistrat expérimenté.
  • [41]
    Par exemple des astreintes en garantie d’une interdiction d’interrompre le travail. Cf. infra.
  • [42]
    Ces ordonnances ont été publiées dans la revue juridique Chroniques de droit social, 2000, p. 435 et ss. ; la lecture de ces décisions contradictoires sur la base d’une argumentation rigoureusement identique confirme l’impression d’incohérence et d’arbitraire que la justice donne souvent d’elle-même dans de telles affaires.
  • [43]
    L’astreinte est une sorte d’amende civile prononcée par le juge pour assurer l’application d’injonctions de faire ou de ne pas faire ; la partie qui n’exécute pas les obligations qui lui sont imposées est condamnée à payer à l’autre une somme d’argent, dont le montant est fixé par le juge, sans que le demandeur doive établir l’existence d’un dommage.
  • [44]
    C’est-à-dire communiqué par huissier.
  • [45]
    Comité des libertés syndicales et conseil d’administration du BIT ; Comité des Nations unies pour les droits de l’homme ; Rapport des experts du Conseil de l’Europe sur l’application de la Charte sociale.
  • [46]
    Cf. en particulier : Proposition de loi interprétative des articles 6,584 et 1385bis du Code judiciaire, par les sénateurs Jacques Santkin (PS), Myriam Vanlerberghe (SP) et Jean-François Istasse (PS) (Sénat, Doc. parl., 2-115/1, (19 octobre 1999) ; Proposition de loi modifiant l’article 1385bis du Code judiciaire en ce qui concerne l’exercice du droit de grève, par les sénateurs Anne-Marie Lizin (PS) et Jean-François Istasse (PS) (Sénat, Doc. parl., 2-887/1,10 août 2001) ; Proposition de loi modifiant l’article 1385bis du Code judiciaire en vue d’interdire l’application d’astreintes lors de contestations qui résultent de conflits collectifs du travail, par les députés Zoé Genot (Écolo), Paul Timmermans (Écolo) et Joos Wauters (Agalev) (Chambre, Doc. parl., 50-1426/1,1er octobre 2001) ; Proposition de loi (même titre que la précédente), par les sénateurs Marie Nagy (Écolo), Meryem Kaçar (Agalev), Marc Hordies (Écolo), Jacinta De Roeck (Agalev), Paul Galand (Écolo) (Sénat, Doc. parl., 2-921/1,3 octobre 2001).
  • [47]
    Convention Benelux portant loi uniforme sur l’astreinte (La Haye, 26 novembre 1973), approuvée par la loi du 31 janvier 1980, qui insère le texte de la loi uniforme dans le Code judiciaire (articles 1385bis à 1385nonies).
  • [48]
    L’astreinte peut être prononcée pour garantir l’exécution d’obligations civiles de faire ou de ne pas faire (à l’exclusion donc du paiement de sommes d’argent).
  • [49]
    La Centrale chrétienne des services publics affilie les agents des ministères, parastataux, administrations locales, ainsi que les sociétés de transports en commun (STIB, TEC, De Lijn). Transcom résulte de la fusion de la centrale compétente pour les entreprises publiques des secteurs communication et culture (Poste, Belgacom, SNCB, RTBF, etc…) et de celle qui affiliait les ouvriers du transport (camionneurs, marins…) et du diamant.
  • [50]
    B. VAES, « Polémiques sur le droit de grève », Le Soir, 5 mars 2002.
  • [51]
    Cf. par exemple La Libre Belgique, 10 avril 2002.
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