Notes
-
[1]
Conférence ministérielle mondiale sur la criminalité transnationale organisée, Naples, 21-23 novembre 1994, Nations unies, Prévention du crime et justice pénale, n° 26-27, novembre 1995.
-
[2]
Journal officiel des Communautés européennes, 29 décembre 1998, L 351/1-L351/3.
-
[3]
Journal officiel des Communautés européennes, 31 mars 1999, L 87/1.
-
[4]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », Courrier hebdomadaire, , n° 1592,1998.
-
[5]
Chambre, Doc. parl., n° 954/-1 (1996-1997), 12 mars 1997, Exposé des motifs.
-
[6]
Moniteur belge, 2 avril 1998.
-
[7]
Moniteur belge, 22 juin 1999.
-
[8]
Moniteur belge, 18 décembre 1998.
-
[9]
Moniteur belge, 2 octobre 1999.
-
[10]
Lignes de force du programme du gouvernement fédéral, 28 juin 1995, p. 15.
-
[11]
Service de la politique criminelle. Note d’orientation du ministre de la Justice à l’intention du Parlement, 15 octobre 1997.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
« La lutte contre le crime organisé, combat d’arrière-garde ou attaque de front », discours prononcé par l’avocat général A. Vandoren, Cour d’appel de Bruxelles, audience de rentrée du 2 septembre 1996.
-
[14]
Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire, Ministère de la Justice, janvier 2000, p. 63.
-
[15]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », op. cit.
-
[16]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[17]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », op. cit., p. 32.
-
[18]
Chambre, Doc. parl., 954-17 (1996-1997).
-
[19]
Sénat, Rapport de la Commission d’enquête sur la criminalité organisée, Doc. parl., 1-326/9.
-
[20]
Sénat, Rapport de la Commission d’enquête sur la criminalité organisée, Doc. parl., 1-326/9.
-
[21]
Réunion du 15 juillet 1997, p. 48/8, Sénat, Doc parl., 1-326/9.
-
[22]
Réunion du 16 juillet 1997, p. 49/6, Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[23]
J. Berkvens, Criminele organisaties, een preadvies, Vereniging voor de vergelijkende studie van het recht van Belgïe en Nederland, Belgische sectie 1991, Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[24]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Cassation, 4-12-1984 n° 8290, Arrêté Cassation 1984-1985, p. 466, RDP, 1985, p. 580, in 1-326/9, p. 76.
-
[27]
A. De Nauw, Inleiding tot het bijzonder strafrecht, Antwerpen, Kluwer, 1992, p. 61 ; cité par Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
Chambre, Doc parl., 954/10 (1996-1997).
-
[30]
Chambre, Doc. parl., 954/17 (1996-1997).
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
Chambre, Doc. parl., 954/11 (1996-1997).
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Chambre, Doc parl., 954/12 (1996-1997).
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Chambre, Doc. parl., 954/13 (1996-1997).
-
[52]
Chambre, Doc. parl., 954/14 (1996-1997).
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Chambre, Doc. parl., 954/15 (1996-1997).
-
[55]
Chambre, Doc. parl., 954/16 (1996-1997).
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ibid.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
Chambre, Doc. parl., 954/18 (1996-1997). Texte adopté par la commission.
-
[60]
Ibid.
-
[61]
Chambre, Doc parl., 954/19 (1996-1997).
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Chambre, Doc. parl., 954/20 (1996-1997).
-
[64]
Chambre, Doc. parl., 954/21 (1996-1997).
-
[65]
Chambre, Doc. parl., 954/22 (1996-1997).
-
[66]
Chambre, Doc. parl., 954/24 (1996-1997).
-
[67]
Chambre, Doc. parl., 954/25 (1996-1997).
-
[68]
Chambre, Doc. parl., 954/26 (1996-1997).
-
[69]
Chambre, Doc. parl., 954/27 (1996-1997).
-
[70]
Chambre, Doc. parl., 954/29 (1996-1997).
-
[71]
Chambre, Doc. parl., 954/30 (1996-1997).
-
[72]
Sénat, Doc. parl., 1-662/8.
-
[73]
Moniteur belge, 26 février 1999.
-
[74]
Article 28bis, Moniteur belge, 2 avril 1998.
-
[75]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[76]
Ibid.
-
[77]
Ibid.
-
[78]
Ibid.
-
[79]
G.-H. Beauthier, Commentaires sur le projet de loi relatif aux organisations criminelles, Ligue des droits de l’homme, 25 septembre 1997.
-
[80]
Moniteur belge, 18 décembre 1998.
-
[81]
Chambre, Doc. parl., 638/17 (1995-1996).
-
[82]
Sénat, Doc. parl., 1-758/7 (1997-1998).
-
[83]
Ibid.
-
[84]
Sénat, Doc. parl., 1-758/3 (1997-1998).
-
[85]
Ibid.
-
[86]
Sénat, Doc. parl., 1-758/8 (1997-1998).
-
[87]
Ibid.
-
[88]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[89]
Ibid.
-
[90]
Loi du 17 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction, article 28bis.
-
[91]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[92]
C. De Valkeneer, « Les opérations sous-couverture et la recherche proactive dans les instruments internationaux », in La Justice pénale et l’Europe, sld de Fr. Tuikens et H.-D. Bosly, Bruxelles, Bruylant, 1996, p. 368.
-
[93]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[94]
Ibid.
-
[95]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[96]
Sénat, Doc. parl., 1-758/10 (1997-1998).
-
[97]
Ibid.
-
[98]
Moniteur belge, 22 décembre 1992.
-
[99]
Ibid.
-
[100]
Ministère de l’Intérieur et de la Fonction publique, circulaire relative à la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police, Moniteur belge, 20 mars 1993.
-
[101]
Sénat, Doc. parl., 1-758/10 (1997-1998).
-
[102]
Chambre, Doc. parl., 954/1, (1996-1997).
-
[103]
Ibid.
-
[104]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996), 8 octobre 1997.
-
[105]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996).
-
[106]
Ibid.
-
[107]
Ibid.
-
[108]
Ibid.
-
[109]
Ibid.
-
[110]
Ibid.
-
[111]
Ibid.
-
[112]
Ibid.
-
[113]
Ibid.
-
[114]
Ibid.
-
[115]
Chambre, Doc. parl., 638/7 (1995-1996).
-
[116]
Chambre, Doc. parl., 638/4 (1995-1996).
-
[117]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996).
-
[118]
Ibid.
-
[119]
Sénat, Doc. parl., Rapport fait au nom des commissions réunies de la Justice et des Affaires étrangères, 1-758/10 (1997-1998).
-
[120]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[121]
Loi du 12 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction, article 28bis.
-
[122]
Décision des Ministres de l’Intérieur et de la Justice du 16 novembre 2000 relative à l’intégration des membres de la police judiciaire et de la gendarmerie dans la direction générale de la police judiciaire.
Introduction
1Le 10 janvier 1999 était promulguée la loi relative aux organisations criminelles, qui introduit dans le Code pénal de nouveaux articles qui permettent à la justice de poursuivre des personnes sur base de leur appartenance à une organisation criminelle.
2La mise en place d’une nouvelle incrimination sur base de la définition de l’organisation criminelle n’est pas propre à la Belgique. Cette préoccupation occupe une place importante au niveau des négociations internationales dans le cadre des Nations unies. En 1994, la Conférence ministérielle mondiale de Naples sur la criminalité transnationale organisée [1] a élaboré un plan d’action ainsi qu’une déclaration politique qui ont été approuvés par l’Assemblée générale des Nations unies. Ces travaux visent au renforcement de la coopération internationale ainsi que la mise en place de législations nationales sur la criminalité transnationale organisée. Pour cela, elle met en avant une série de directives au sujet de mesures législatives à adopter. Le projet de convention des Nations unies pour combattre la criminalité organisée internationale, en discussion dans le cadre d’un comité spécial créé à cet effet, a été adopté par la 55ème Assemblée générale en septembre 2000.
3En décembre 1997, le Conseil de l’Union européenne avait déjà adopté un projet d’action commune fondé sur l’article k3 du Traité sur l’Union européenne concernant la proposition des Nations Unies de lutte contre la criminalité organisée [2]. Le 29 mars 1999, le Conseil a adopté une position commune qui donne une définition de l’organisation criminelle [3]. Dans la définition de la position commune, la participation à une organisation criminelle constitue un fait punissable distinct de la participation à une association de malfaiteurs. La définition européenne, au contraire de la nouvelle incrimination inscrite dans le Code pénal belge, suppose une participation active, intentionnelle et en connaissance de cause, à l’activité criminelle ou à l’intention de l’organisation de commettre des délits.
4La définition pénale belge consacre un délit d’appartenance et étend l’incrimination à la participation à des activités licites de l’organisation. Elle est fortement inspirée de la définition de type criminologique utilisée par le Bundeskriminalamt, la police criminelle allemande. C’est d’ailleurs cette définition qui avait été agréée, dès 1992 par le Collège des procureurs généraux et adoptée par les différentes polices du royaume. Elle ne pouvait pas servir à incriminer des personnes mais était fonctionnelle pour la recherche policière.
5Si la démarche s’inscrit dans un contexte international, il semble cependant que la Belgique ait fait plus que suivre le mouvement, du moins en ce qui concerne l’étendue des comportements qui sont incriminés par la nouvelle loi. De plus, cette loi pénale se double d’une définition de l’organisation criminelle élaborée dans le cadre de loi du 30 novembre 1998 organique des services de renseignement et de sécurité.
6Nous aborderons ces deux lois comme un ensemble car elles s’intègrent dans un plan global qui modifie le cadre légal dans lequel s’exerce la fonction de police dans notre pays.
7Dans la première partie du Courrier hebdomadaire, on rappelle brièvement les péripéties qui ont marqué les travaux parlementaires consacrés au projet de loi déposé en 1997 à la Chambre par S. De Clerck, ministre de la Justice du gouvernement Dehaene II [4]. Ensuite sont examinés les travaux parlementaires qui se sont déroulés lors du retour du projet de loi à la Chambre et qui ont abouti à l’adoption de la loi du 10 janvier 1999 relative aux organisations criminelles.
8La deuxième partie analyse la définition de l’organisation criminelle contenue dans la loi du 30 novembre 1998 organique des services de renseignement et de sécurité.
9La conclusion est consacrée à une réflexion sur la coexistence de deux définitions sensiblement différentes de l’organisation criminelle, à l’importance donnée à la proactivité dans le travail d’enquête policière ainsi qu’aux perspectives qu’offre cette orientation dans le cadre de l’actuelle réforme des polices.
La définition pénale de l’organisation criminelle
10Le 12 mars 1997, lorsqu’il dépose son premier projet de loi définissant la notion d’organisation criminelle, le ministre de la Justice Stéphane Declerck (CVP) met en avant trois objectifs [5] :
- définir l’organisation criminelle ;
- rendre punissable toute forme de participation à l’organisation criminelle ;
- établir une base à l’enquête proactive des forces de police.
11Ces éléments sont en concordance avec l’accord de gouvernement de juin 1995 qui avait fait de la lutte contre le crime organisé un de ses principaux défis. Dans son chapitre VI intitulé Renouveau démocratique et renouveau de l’État de droit, le gouvernement se prononce en faveur d’une série de réformes qui aboutissent à :
- la loi du 12 mars relative à l’amélioration de la procédure pénale ou stade de l’information et de l’instruction, connue sous le nom de ‘petit Franchimont’ [6] ;
- la loi du 4 mai 1998 relative à la responsabilité pénale des personnes morales [7] ;
- la loi du 19 novembre 1998 organique des services de renseignement et de sécurité [8] ;
- la loi du 17 décembre 1998 sur l’intégration verticale du ministère public, le parquet fédéral et le Conseil des procureurs du Roi [9].
12En ce qui concerne la réforme des polices, le programme gouvernemental se montre relativement modeste puisqu’il envisage seulement d’assurer la continuité des réformes inspirées de la communication gouvernementale du 5 juin 1990 connue sous le nom de plan de la Pentecôte par « une spécialisation accrue des services de police et par le renforcement de la coordination indispensable des services de police » [10]. Il s’agissait essentiellement de consolider le Service général d’appui policier (SGAP), de diviser le territoire en zones inter-polices en articulant le travail de la gendarmerie avec les polices communales. Le développement de l’actualité à travers l’affaire Dutroux poussera le gouvernement à aller beaucoup plus loin dans l’action et à mettre en œuvre la réforme de la police par la loi du 30 novembre 1998 créant une police intégrée à deux niveaux.
13La lutte contre la criminalité organisée constitue un des axes porteurs de l’accord de gouvernement. Le gouvernement se propose de lutter contre la criminalité internationale et transfrontalière par les actions suivantes :
- la promotion de la coopération internationale en matière de police et de justice, en ce compris vis-à-vis des paradis fiscaux et des sociétés off-shore ;
- la confirmation du rôle d’un magistrat de contact international ;
- l’intensification de la conclusion de traités concernant l’assistance judiciaire en matière pénale ;
- l’approbation de lois encourageant la collaboration internationale et la continuation du rôle moteur de la Belgique au sein du Conseil européen et du comité technique de Schengen.
14Il projette également de lutter contre le crime organisé par :
- la promotion de la recherche scientifique en vue d’une meilleure analyse du phénomène ;
- la mise en place d’une législation sur la définition pénale de l’organisation criminelle qui prévoit :
- l’adoption de certaines techniques spéciales d’investigation et de recherche ;
- la saisie et la confiscation des patrimoines présumés être d’origine criminelle, la charge de la preuve étant renversée ;
- l’élaboration d’une législation en vue de prévoir la faculté de réduction de peine –ou de négociation en échange d’informations valables ;
- l’abolition de la fiction créée par la personnalité morale.
15Il s’agit de combler les lacunes de la législation belge sur le crime organisé en mettant en place une incrimination de la participation à une organisation criminelle, aux actes préparatifs à l’infraction et en développant une incrimination de la criminalité liée à l’informatique et aux télécommunications ainsi que par l’extension des compétences de la cellule de traitement d’informations financières (CTIF).
16Le plan d’action contre la criminalité organisée, élaboré par le ministre de la Justice et adopté par le gouvernement le 28 juin 1996, concrétise les intentions exprimées dans le programme gouvernemental à travers un ensemble de projets législatifs portant sur :
- la définition légale du concept d’organisation criminelle ainsi que l’incrimination de la participation à une telle organisation ;
- la détermination légale de la recherche policière proactive sur base d’une définition légale de l’organisation criminelle ainsi que la fixation d’un cadre légal aux techniques spéciales d’enquêtes ;
- la protection de certaines formes de collaboration avec la justice (repentis) et la prise en compte de certaines formes de témoignage (témoins anonymes) ;
- la responsabilité pénale des personnes morales, l’incrimination d’actes de participation à la création de personnes morales fictives ainsi que l’incrimination de l’abus de biens sociaux.
17Ce plan d’action est confirmé par la note d’orientation présentée par le ministre de la Justice au Parlement le 15 octobre 1997 [11].
18Par ailleurs, une définition opérationnelle de la criminalité organisée a été agréée en 1992 par les Ministères de la Justice et de l’Intérieur, le Collège des procureurs généraux, la gendarmerie, la police générale du royaume et la police judiciaire. Elle a été rendue opérationnelle en 1997. Elle reprend la définition utilisée par la Bundeskriminalamt, la police criminelle allemande.
19Selon cette définition, la criminalité organisée est « la perpétration planifiée d’infractions d’une importance considérable à elles seules ou dans leur ensemble
- motivée par l’aspiration au profit ou au pouvoir ;
- où plus de deux personnes impliquées agissent ensemble ;
- durant une période assez longue ou indéterminée ;
- avec répartition du travail ;
- en se servant de structures commerciales ou en ayant recours à la violence ou à d’autres moyens d’intimidation ou en exerçant de l’influence sur la vie politique, les médias, l’administration publique, la justice ou la vie économique. » [12]
20Cette définition ne peut servir d’incrimination pénale mais est opérationnelle pour l’enquête policière, comme le signalait l’avocat général A. Vandoren : « Il faut bien se rendre à l’évidence que cette définition opérationnelle n’a aucun caractère légal. » [13]
21Dans la première version, publiée en janvier 2000, du Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire du ministre Marc Verwilghen, cette définition est toujours considérée comme opérationnelle pour les forces de police alors qu’il existe maintenant une définition légale. Le ministre justifie ce fait par la nécessité d’assurer une « certaine continuité dans l’analyse quantitative et qualitative du phénomène de la criminalité organisée » [14].
22Ceci n’est pas sans importance puisque, contrairement à la loi, cette définition inclut comme élément spécifiant l’organisation criminelle sa capacité « à exercer une influence sur la vie politique, les médias, l’administration publique, la justice ou la vie économique ».
23C’est justement cet élément politique contenu dans le premier projet de loi qui sera rejeté par le Sénat. La seconde version du Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire datant du mois de juin 2000 ne fait plus mention de cette question.
Le premier parcours du projet de loi
24Le projet de loi relative aux organisations criminelles, qui définit l’organisation criminelle, a connu un parcours mouvementé. Déposé le 12 mars 1997 à la Chambre, il fut adopté rapidement par celle-ci le 5 juin 1997 à la quasi-unanimité des députés, exceptés les écologistes et la Volksunie. Évoqué par le Sénat le 10 juin 1997, il fut débattu en commission de la Justice au cours de ses réunions des 13 juin et 21 novembre 1997, ainsi que des 13, 14 et 21 janvier, 3 février et 24 mars 1998.
25Ce premier projet gouvernemental fut rejeté à la suite de pressions de divers groupes de défense des droits de l’homme qui s’étaient mobilisés après le vote du projet à la Chambre et après que la Commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée ait remis son rapport.
26La commission de la Justice du Sénat adopta le 27 novembre un texte amendé par le gouvernement lui-même. Cette partie du processus parlementaire a déjà fait l’objet d’un Courrier hebdomadaire [15]. On reprendra ici les conclusions de la Commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée. Elles constituent une critique fondamentale de l’approche gouvernementale ainsi qu’une source incontournable pour toute recherche sur la question.
27Le 18 juillet 1996, le Sénat avait mis sur pied une commission chargée d’enquêter sur la criminalité organisée en Belgique. Les préoccupations de la commission parlementaire s’opposent à la volonté gouvernementale de produire, dans l’urgence, une nouvelle incrimination pénale. La commission avait pour mission non seulement de faire le point sur le phénomène de la criminalité organisée dans notre pays mais aussi sur les bouleversements que pourrait provoquer une nouvelle incrimination dans l’équilibre des différents principes juridiques [16].
28Ces deux approches, d’une part celle du gouvernement et d’autre part celle de la commission sénatoriale, vont se heurter. Cette opposition aura pour conséquence le blocage du projet gouvernemental au Sénat. Les discussions au sein de la commission se sont cristallisées autour de la question de la spécificité de la criminalité organisée et surtout sur la question de la nécessité de mettre en place une nouvelle incrimination distincte de celle d’association de malfaiteurs.
29C’est cette nécessité d’articuler la nouvelle incrimination sur base de la définition légale de l’organisation criminelle avec la notion d’association de malfaiteurs déjà contenue dans l’article 322 du Code pénal, qui poussera le sénateur Roger Lallemand à proposer une nouvelle mouture du projet de loi. Ce texte (amendement n° 13) servira de base de travail pour le gouvernement qui va proposer dans son amendement n° 29 une réécriture du projet de loi qui ne touche pas aux dispositions sur l’association de malfaiteurs. Il se propose d’insérer à la suite de l’article 324, deux nouveaux articles 324bis et 324ter dans le Code pénal.
30Le gouvernement justifie cette transformation par le souci de se conformer aux conclusions de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée. Mais il s’agit là d’un rapprochement purement formel puisque les conclusions de la Commission parlementaire ne se limitent pas à la nécessaire cohérence de ces deux définitions mais vont jusqu’à remettre en cause la mise en place d’une nouvelle incrimination sur base de l’organisation criminelle.
Association de malfaiteurs ou organisation criminelle
31La question fondamentale qui a parcouru les discussions de la commission d’enquête du Sénat, mais aussi l’ensemble des débats aussi bien en commission de la Justice des deux assemblées qu’en séance plénière, est le fait de savoir si une nouvelle incrimination est nécessaire. La commission d’enquête a donc analysé les possibilités qu’offrait la notion pénale d’association de malfaiteurs (article 322 et suivants du Code pénal) pour lutter contre la criminalité organisée. Quant aux membres de la commission de la Justice, dont plusieurs siégeaient également dans la commission d’enquête, s’ils ont bien déposé des amendements visant à apporter des correctifs au projet de loi, en aucun cas ils ne se sont interrogés sur la pertinence d’une telle incrimination. Le climat ambiant de l’époque des débats, climat « politiquement dangereux » [17] pour quiconque aurait voulu s’opposer à un projet de loi contre la criminalité organisée, a fait que, en dehors de la commission d’enquête, aucun débat n’a eu lieu sur la pertinence d’une telle incrimination, à l’exception de Th. Giet et S. Moureaux qui, à la Chambre, se sont interrogés sur « la valeur ajoutée de la loi en projet » [18]. Les travaux de la commission d’enquête sur cette question n’en sont que plus précieux.
32À travers la discussion, il apparaît que la notion d’association de malfaiteurs présente, sur quatre points, des différences par rapport à ce qui est posé comme nécessaire pour établir une incrimination basée sur une définition pénale de l’organisation criminelle [19].
33La première différence consiste dans le fait que la définition pénale de l’association de malfaiteurs vise à punir les attentats contre les personnes et les propriétés alors que la définition pénale de l’organisation criminelle qui figure dans le projet s’attache à des délits passibles d’un emprisonnement de trois ans et plus et ayant pour but de se procurer des avantages patrimoniaux ou de détourner le fonctionnement d’autorités publiques ou d’entreprises publiques et privées.
34Cependant, la commission considère que « la situation n’est pas très claire à cet égard, et ce d’autant moins que l’on peut donner une très large définition au membre de phrase ‘attentats contre les personnes ou les propriétés’ utilisé dans le cadre de l’association de malfaiteurs » [20].
35La deuxième différence réside dans l’élément moral de l’infraction. L’incrimination dans le cadre de l’association de malfaiteurs requiert une intention personnelle de réaliser une infraction dans le cadre de l’association. La nouvelle incrimination dans le cadre de l’organisation criminelle ne nécessite pas l’intention de commettre soi-même des délits dans le cadre de l’organisation ou de participer à des activités illicites : « Serait dès lors punissable le simple fait d’appartenir à l’organisation criminelle ou de participer à la préparation ou à la réalisation d’une activité licite, tout en ayant connaissance du caractère criminel de l’organisation. » [21]
36Cependant, la commission d’enquête fait remarquer que cette interprétation de l’article 322 du Code pénal (association de malfaiteurs) est trop restrictive. La jurisprudence contient des décisions qui considèrent qu’une intention personnelle de commettre un délit au sein de l’association, c’est-à-dire attenter aux personnes et aux propriétés, n’est pas nécessaire. Par contre, elle requiert, en tant qu’élément moral, que le suspect ait eu la volonté délibérée d’être membre de la bande « en sachant que celle-ci est formée dans le but d’attenter aux personnes ou aux propriétés » [22].
37Le rapport de la commission d’enquête cite une étude de J. Berkvens : « L’appartenance à une bande doit être consciente et délibérée mais cette volonté délibérée ne concerne que l’existence d’une association et son but d’attenter aux personnes et aux propriétés. Il n’est donc pas nécessaire que le membre cherche à commettre quelque infraction ou qu’il l’envisage, il n’est même pas nécessaire qu’il soit informé de l’ensemble des plans actuels et futurs de l’association, ni qu’il sache si une quelconque infraction sera véritablement commise. Une certaine doctrine considère que l’élément moral de l’infraction est le fait de prendre consciemment un risque en ralliant une telle association et en se soumettant donc volontairement à une volonté criminelle collective qui mène à une responsabilité de groupe constitutive d’infractions. » [23]
38La troisième différence entre l’association de malfaiteurs et l’organisation criminelle consiste dans le fait que les éléments constitutifs du délit sont décrits de manière plus précise dans la nouvelle incrimination.
39L’association de malfaiteurs contient trois éléments constitutifs : l’existence d’une association, l’organisation de la bande et l’intention d’attenter aux personnes et aux propriétés.
40L’organisation criminelle, outre qu’elle établit un lien entre plusieurs personnes, poursuit une finalité spécifique : l’intention de commettre de manière concertée des infractions passibles d’un emprisonnement d’au moins trois ans. De plus, elle a des objectifs spécifiques qui peuvent être de deux ordres :
- la réalisation de profits ;
- la déstabilisation de l’État ou l’exercice d’une influence sur le fonctionnement de l’économie.
41Enfin, l’organisation criminelle se caractérise aussi par les moyens utilisés pour atteindre un objectif : l’intimidation, la menace, la violence, les armes, les manœuvres frauduleuses, la corruption, des structures commerciales ou autres pour dissimuler ou faciliter l’accomplissement de délits. Cependant, ces conditions, même prises cumulativement, seront vite remplies. Certains sénateurs insistent sur ce qui spécifierait l’organisation criminelle : l’utilisation des moyens cités de manière préventive, en tant que « contre stratégie » afin de se protéger de toute enquête ou de toute sanction [24].
42La quatrième différence entre l’organisation criminelle et l’association de malfaiteurs résulte de la caractérisation de la politique criminelle mise en œuvre pour y faire face. L’article 322 du Code pénal concernant l’association de malfaiteurs porte sur certaines infractions, tandis que « l’article 342 viserait d’avantage la structure criminelle » [25].
43Certains sénateurs estiment que cet argument n’est pas décisif pour justifier l’existence de ce nouvel article, car les dispositions légales concernant l’association de malfaiteurs peuvent également s’appliquer à la structure criminelle. Pour fonder leur argumentation, ils se réfèrent à la jurisprudence de la Cour de cassation [26] : « Quand l’association constitue un groupe organisé de personnes qui a pour but de commettre des attentats contre les personnes et les propriétés, ses membres tombent sous le coup de la loi pénale, même s’ils ne se mettent pas effectivement à en commettre. Le texte originel de la loi était rédigé ainsi ‘quand même il n’aurait été accompagné ni suivi d’aucune infraction’. Les ayant estimés inutiles, l’on a supprimé ces mots. » [27]
44En conclusion, la commission d’enquête affirme qu’aucun des quatre arguments avancés n’est décisif pour différencier l’organisation criminelle de l’association de malfaiteurs. Cependant si des nouvelles incriminations sont mises en place, « elles seront qualifiées de novatrices pour qu’elles reculent en effet les limites classiques du droit pénal. Les membres se sont dès lors demandé si le projet ne pousse pas ces limites trop loin » [28].
45Comme nous l’avons déjà signalé, cette intéressante discussion n’a pas eu d’impact sur les travaux ultérieurs du Sénat en commission de la Justice et en séance plénière.
Le retour du projet à la Chambre
46Le projet amendé est adopté en séance plénière du Sénat, le 2 avril 1998. Le même jour il est transmis à la Chambre pour un deuxième examen. Il est aussitôt envoyé en commission.
47Rappelons la définition de l’organisation criminelle telle qu’elle apparaît dans les nouveaux articles 324bis et 324ter que le projet propose d’insérer entre les articles 324 et 325 du Code pénal :
« art. 324bis.- Constitue une organisation criminelle l’association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée des crimes et délits punissables d’un emprisonnement de trois ans ou d’une peine plus grave, pour obtenir, directement ou indirectement des avantages patrimoniaux, en utilisant l’intimidation, la menace, la violence, des manœuvres frauduleuses ou la corruption ou en recourant à des structures commerciales ou autres pour dissimuler ou faciliter la réalisation des infractions.
Art. 324ter.- § 1er. Toute personne qui, volontairement et sciemment, fait partie d’une organisation criminelle, est punie d’un emprisonnement de un an à trois ans et d’une amende de cent à cinq mille francs ou d’une de ces peines seulement, même si elle n’a pas l’intention de commettre une infraction dans le cadre de cette organisation ni de s’y associer d’une des manières prévues par les articles 66 et suivants.
§ 2. Toute personne qui participe à la préparation ou à la réalisation de toute activité licite de cette organisation criminelle, alors qu’elle sait que sa participation contribue aux objectifs de celle-ci, tels qu’ils sont prévus à l’article 324bis, est punie d’un emprisonnement de un an à trois ans et d’une amende de cent à cinq mille francs ou d’une de ces peines seulement.
§ 3. Toute personne qui participe à toute prise de décision dans le cadre des activités de l’organisation criminelle, alors qu’elle sait que sa participation contribue aux objectifs de celle-ci, tels qu’ils sont prévus à l’article 324bis, est punie de la réclusion de cinq ans à dix ans et d’une amende de cinq cents à cent mille francs ou d’une de ces peines seulement.
§ 4. Tout dirigeant de l’organisation criminelle est puni de la réclusion de dix ans à quinze ans et d’une amende de mille à deux cent mille francs ou d’une de ces peines seulement. » [29]
Les auditions
49La commission de la Justice de la Chambre s’est réunie les 6, 12, 26, et 27 mai, ainsi que les 3 et 17 juin. Le 12 mai elle a procédé aux auditions de G.H. Beauthier, président de la Ligue des droits de l’homme, de A. Vandoren, magistrat national, et de P. Pataer, président de la Liga voor Mensenrechten.
50Dans son exposé introductif à la commission, le ministre de la Justice explique que l’amendement global du gouvernement déposé au Sénat vise, à la suite des critiques pertinentes, à rapprocher les nouvelles dispositions sur l’organisation criminelle de celles sur l’association de malfaiteurs.
51En réponse au ministre, D. Vandenbossche (SP) insiste pour que la Commission entende de nouveau la Ligue des droits de l’homme [30].
52En appui à D. Vandenbossche, A. Bourgeois (CVP) à l’instar de Th. Giet (PS), reproche au gouvernement d’avoir fait voter ce projet de loi en 1997 sans discussion approfondie et sans dialogue avec le Parlement. Th. Giet et J. Barzin (PRL) appuient d’ailleurs la proposition de réentendre la Ligue des droits de l’homme.
53Pour J. Lozie (Agalev) les modifications apportées au projet n’ont pas dissipé les principales objections à celui-ci.
54Quant à A. Duquesne (PRL), se ralliant aux précédentes interventions, il déplore également la précipitation avec laquelle ce projet avait été adopté en 1997, il estime que « la commission a cédé à une certaine forme de chantage du gouvernement ». En proposant aussi d’écouter la Ligue des droits de l’homme, il rappelle que la réforme des forces de police est aussi à l’ordre du jour. « Il insiste dès lors pour que l’on ne mette pas la magistrature dans une situation impossible en élaborant des textes légaux trop vagues, qui pourraient trop facilement servir de base aux interventions proactives de la police. Pour fixer les limites, les magistrats doivent disposer de textes clairs. » [31]
55Suite à la réponse du ministre et à la discussion s’y rapportant, la commission décide de convier les présidents de la Ligue des droits de l’homme et de la Liga voor Mensenrechten à une audition. Sur proposition du ministre, la commission entendra également A. Vandoren, magistrat national [32].
Audition de G.-H. Beauthier, président de la Ligue des droits de l’homme
56Pour la Ligue, « le principal enjeu d’un tel projet est de voir comment sera réglée la question proactive » [33]. Le projet donne en effet la possibilité ‘proactive’ de faire procéder à des écoutes téléphoniques. Le 2 avril 1998, le Sénat a voté un projet donnant la possibilité aux officiers de la police judiciaire de ne plus transcrire intégralement l’enregistrement des communications téléphoniques. « Ceci a fait dire, à juste titre, à certains membres de l’opposition qu’il s’agissait d’une violation des droits de la défense. La Ligue s’oppose à un texte que le gouvernement s’empresse de faire voter avec rapidité en affirmant qu’il est semblable à ceux de plusieurs pays européens et au projet proposé au sein de l’Union européenne. Or, pour la Ligue, le texte belge est beaucoup plus répressif que ce dernier, qui vise uniquement ceux qui sont suspectés d’avoir commis des infractions pénales graves. »
57Le champ des poursuites, défini au niveau belge, est extrêmement large. La définition belge, au contraire du projet de définition proposé au niveau des Nations unies, s’étend aux avantages patrimoniaux indirects. Cela donne une possibilité de répression très large. S’il est difficile d’affirmer que le but d’un syndicat est de réaliser des avantages patrimoniaux directs, « par contre, il a été soutenu, en Angleterre et aux Pays-Bas notamment, et il pourrait être soutenu en Belgique avec l’adoption de ce texte, que le fait de se constituer un trésor de guerre en bloquant l’accès, par exemple, d’un parc de nouvelles voitures ou de machines, constitue un avantage indirect » [34].
58Pour la Ligue, les « manœuvres frauduleuses » et « l’intimidation » sont des notions au contenu particulièrement dangereux. G.-H. Beauthier rappelle que dans la discussion, le sénateur R. Lallemand a indiqué qu’à travers le concept de manœuvres frauduleuses, on pourrait « indiquer le but pour certaines mafias, d’influencer le comportement de l’économie ou, en tout cas, l’organisation de l’État » [35].
59La notion d’« intimidation est tout aussi inquiétante, car il s’agit là d’une notion subjective et non un concept de droit pénal ». G.-H. Beauthier ajoute : « Le dictionnaire indique que ‘c’est rendre timide’. Que signifie ‘rendre timide’ si ce n’est évidemment vouloir influencer quelqu’un, même pacifiquement par le fait d’une manifestation, d’une grève, d’une marche ? » [36]
60La Ligue s’oppose également au maintien des termes « toutes les structures commerciales ou autres ». Elle estime que l’on ne peut accepter une mention « ou autres » dans un texte pénal qui se doit de respecter le principe de légalité.
61Il en est de même pour la notion de participation à une organisation criminelle qui n’est pas non plus définie. Par rapport au premier projet, il a été ajouté un élément intentionnel par l’ajout des termes « volontairement » et « sciemment ». Cependant, pour la Ligue, cela ne change rien. L’existence d’un simple contrat de travail peut permettre de conclure au caractère volontaire de l’appartenance à l’organisation.
62En synthèse, la Ligue estime que la notion d’appartenance qui permet de punir une personne « même si elle n’a pas l’intention de commettre l’infraction ainsi que cette notion indéterminée de participation constituent un subtil cercle vicieux dans lequel se trouvera entraînée toute appartenance à un groupe contestataire » [37].
63En conclusion, la Ligue estime que ce projet est inquiétant non seulement par « ses malfaçons juridiques, par sa dangerosité proactive, mais également par son manque d’envergure » [38]. Ce texte ne protège pas de l’entreprise de destruction de l’appareil d’État opérée par les mafias.
64Ces lacunes existent d’abord au niveau national : « Se contenter de donner compétence à un ou deux arrondissements judiciaires pour des délits ou des crimes qui, par essence, se moquent des frontières et des continents, est irresponsable. » [39]
65Quant au niveau européen, « aucun moyen efficace n’est mis à la disposition du pouvoir judiciaire pour qu’une lutte démocratique inter-étatique soit menée contre les mafias » [40].
66De plus, il n’existe aucun contrôle judiciaire transnational sur les organes internationaux de coopération policière et donc sur l’infiltration dont ces forces de police pourraient être l’objet de la part des mafias.
Audition de A. Vandoren, magistrat national
67Quant à l’audition, à la demande du ministre de la justice, de A. Vandoren magistrat national, elle rejette les hypothèses de travail avancées par la Ligue des droits de l’homme, à savoir que la nouvelle incrimination puisse servir à autre chose qu’à lutter contre la criminalité organisée. A. Vandoren justifie sa position par le fait qu’« Avant de venir à cette audition, il a discuté avec plusieurs collèges, tant des juges d’instruction que des magistrats du parquet. Il constate que personne n’a jamais songé à utiliser la loi en projet à d’autres fins que la lutte contre la criminalité organisée. » [41]
68La réponse de A Vandoren est, en partie, en porte-à-faux par rapport aux critiques de la Ligue puisque celles-ci ne portent pas sur l’intention qu’aurait la magistrature de criminaliser certaines actions politiques ou syndicales, mais sur la possibilité objective qu’offre un tel texte.
69Pour A. Vandoren, ce projet de loi est nécessaire afin de « s’attaquer à certaines formes de criminalité particulièrement insidieuses » [42]. Cependant les différents exemples qu’il a utilisés ne lui ont pas permis de convaincre de nombreux intervenants en ce qui concerne la nécessité d’une nouvelle incrimination.
Audition de P. Pataer, président de la Liga voor Mensenrechten
70P. Pataer souscrit pleinement à l’exposé de G.-H. Beauthier. Son intervention se limite à quelques remarques. La Liga constate que malgré la réécriture du projet, « sur les onze critiques transmises à la commission du Sénat, neuf sont toujours d’actualité » [43].
71Si les articles 324 et suivants ont été transférés dans le chapitre du Code pénal relatif à la constitution d’association de malfaiteurs (article 322 et suivants), il apparaît clairement que la constitution d’association de malfaiteurs et l’organisation criminelle sont deux notions pénales différentes. L’intervenant de la Liga n’est toujours pas convaincu de la nécessité de créer une incrimination distincte.
72P. Pataer reprend, article par article, ses critiques déjà anciennes et s’attaque particulièrement à la notion d’appartenance développée par les mots « qui fait partie ». Il suggère de demander à nouveau l’avis du Conseil d’État qui avait déjà émis des réserves à propos d’une telle formulation.
La réponse du ministre de la Justice
73Après un échange de vues, le ministre de la Justice réaffirme que « L’association de malfaiteurs concerne des personnes qui s’associent en bande en vue d’attenter personnellement aux personnes ou aux propriétés. La notion d’organisation criminelle procède d’une autre réalité : une organisation criminelle a une structure beaucoup plus importante, est plus vaste, a un caractère plus permanent et exerce ses activités de manière plus systématique. » [44] À l’inverse de l’association de malfaiteurs, l’organisation criminelle dispose de plusieurs niveaux de structures, dont certaines sont licites et contribuent à la finalité de l’organisation. « Une organisation criminelle compte des membres qui n’ont pas l’intention de commettre personnellement des infractions, ce qui les rendrait complices, mais qui collaborent en revanche à l’organisation. » [45]
74Les organisations criminelles sont dotées d’une structure hiérarchique qui fait que l’enrichissement profite principalement à ceux qui sont à la tête de l’organisation tandis que les membres ordinaires perçoivent plutôt une sorte de salaire (quelque fois légal). Ce sont donc non seulement les membres, ceux qui font partie de l’organisation criminelle, qui sont poursuivis, « mais aussi les personnes qui participent à la préparation ou à la réalisation, de l’activité licite, c’est-à-dire les personnes qui participent au processus décisionnel et qui dirigent l’organisation » [46].
75Quant à la notion d’intimidation, elle serait indispensable dans la lutte contre les sectes.
76En ce qui concerne la notion de « structures commerciales ou autres », il s’agit de lutter contre des personnes ou des organisations, qui dans la situation actuelle, échappent aux poursuites parce qu’elles se retranchent derrière des activités légales.
77La poursuite des avantages patrimoniaux indirects et non seulement directs est essentielle pour le ministre. Il s’agit de toucher, par exemple, non seulement le produit de la vente de la drogue, mais aussi les bénéfices générés par les investissements qui proviennent de cette vente.
Les amendements
78Les amendements déposés visent, d’une part à augmenter la précision du texte en distinguant nettement fins et moyens et en énumérant les infractions et, d’autre part, à vouloir se prémunir contre une utilisation liberticide de la loi.
79J. Barzin et A. Duquesne, tous deux PRL, déposent une série d’amendements (n° 19 à 23) [47] qui visent à établir, pour l’article 324bis, une distinction plus adaptée entre le but (avantages patrimoniaux) et les moyens (menace, violence, corruption, utilisation de structures commerciales).
80Ils proposent de supprimer le § 1er de l’article 324ter. Ils s’opposent ainsi à la mise en place d’un délit d’appartenance. Pour eux, les termes « volontairement » et « sciemment » ne changent rien par rapport à l’ancienne formulation, car « aucun critère n’est fixé par la loi relativement au concept d’appartenance. Quand appartient-on à une organisation par hypothèse criminelle : lorsqu’il y a contrat de travail, du simple fait de l’acquisition d’une carte de membre, du simple fait d’avoir manifesté sa sympathie pour une organisation criminelle ? (lettre, manifestations…) » [48].
81Ils proposent également de créer un nouvel article 4bis (amendement n° 21), ainsi qu’un nouvel article 4ter (amendement n° 23). Il s’agit d’aménager les dispositions de l’association de malfaiteurs, favorisant la collaboration avec les autorités judiciaires, à l’organisation criminelle, en adoptant de nouvelles dispositions propres aux repentis.
82Fr. Lozie (Agalev) et O. Deleuze (Écolo) ont également déposé une série de quatre amendements (n° 24 à 27) [49] qui proposent une suppression puis une réécriture des articles 2 et 3.
83Pour ces parlementaires, la lutte contre la criminalité organisée ne nécessite aucune nouvelle incrimination, les lois pénales existantes sont suffisantes pour combattre les mafias. Mais, conscient de la faiblesse du rapport de force, ces deux sénateurs proposent une réécriture qui vise à limiter les aspects les plus liberticides des propositions gouvernementales, c’est ainsi qu’ils insèrent que « les organisations créées dans un but politique ou un but social légitime ne sont en aucun cas considérées comme criminelles au sens de la présente disposition, pas même si des infractions sont commises dans la poursuite de ce but » [50].
84Les amendements 28 et 29 de J. Barzin [51] ne proposent qu’un petit toilettage du projet gouvernemental, de même que ceux proposés par A. Bourgeois (CVP) (n° 30 et 31) [52] et R. Landuyt (SP) (n° 32 et 33) [53] qui précisent quelque peu l’article 324.
85Les amendements n° 34 et 35 de S. Moureaux (PS) présentent une réécriture formelle de l’article 324bis qui veut circonscrire d’une manière plus adéquate les objectifs poursuivis. L’amendement n° 35 précise en outre que « l’alinéa premier n’est pas applicable aux organisations dont l’objet est uniquement d’ordre politique ou syndical, ni à celles qui poursuivent uniquement un but charitable, philosophique ou religieux » [54].
86L’amendement n° 36 de J.-J.Viseur (PSC) [55] propose une réécriture de l’article 324bis qui énumère les infractions que l’association cherche à commettre :
87« art. 324bis. – Constitue une organisation criminelle l’association structurée de plus de deux personnes établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée une ou plusieurs des infractions mentionnées ci-après :
- le blanchiment de capitaux ;
- le recel ;
- les fraudes ;
- les fraudes en matières de passation de marchés publics ;
- (le terrorisme) ;
- le trafic illicite de stupéfiants ;
- le trafic illicite d’armes, et le trafic de biens ou de marchandises ;
- le trafic d’êtres humains ou l’exploitation de la prostitution ;
- l’utilisation illégale chez les animaux de substances à effet hormonal. » [56]
88L’amendement n° 37 de A. Duquesne procède également par énumération des infractions.
89La commission d’enquête parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée en Belgique a été invitée à donner son avis concernant les amendements n° 35 de S. Moureaux et n° 36 de J.-J. Viseur.
90S. Moureaux estime que le passage le plus révélateur dans l’avis de la Commission d’enquête est le moment où celle-ci aborde la question de la recherche proactive. Cependant, la Commission estime que cette question ne doit pas interférer dans les discussions actuelles, car « la question de la recherche proactive s’intègre, en effet, dans un autre domaine, plus vaste, celui des techniques spéciales d’investigation, soit un domaine de procédure pénale qui nécessiterait comme tel un travail parlementaire spécifique » [57].
91Quant à l’amendement de J.-J. Viseur, les modifications apportées ne se justifient pas pour la commission, parce que l’amendement ne fait pas référence aux autres stratégies utilisées par les organisations criminelles, c’est-à-dire à un des éléments qui caractérisent l’organisation criminelle par rapport à l’association de malfaiteurs.
92En ce qui concerne l’aspect principal de l’amendement, l’énumération d’une liste d’infractions que l’association pourrait commettre, la commission estime que cette liste risque toujours d’être incomplète et que « l’insertion d’une telle liste rendrait la répression des agissements préparatoires beaucoup plus difficile » [58].
93Seul l’amendement n° 35 de S. Moureaux fut adopté à une courte majorité, par 6voix contre 4 et 1 abstention. Tous les autres furent rejetés ou retirés.
94L’article 3 est donc modifié. Il est ajouté à l’article 324bis : « L’alinéa 1er n’est pas applicable aux organisations dont l’objet est uniquement d’ordre politique ou syndical, ni à celles qui poursuivent uniquement un but charitable, philosophique ou religieux. »
95La commission termine ses travaux le 17 juin 1998. Elle adopte le texte de l’ensemble du projet par 4 voix contre 3 et 4 abstentions [59]. Le rapport de la commission est déposé le 30 juin 1998. Pourtant, il ne satisfait toujours par certains membres de la commission de la Chambre. Pour S. Moureaux : « On a l’impression que le texte vise uniquement à permettre l’utilisation de techniques spéciales d’investigation contre des membres d’organisations que l’on veut infiltrer et contre lesquelles on n’a pas agi actuellement, en raison de la difficulté de rassembler des preuves. Cela impliquerait une évolution très inquiétante de notre système juridique, en ce sens qu’une présomption ne reposant sur aucune preuve, suffirait pour condamner quelqu’un. » [60]
Nouveaux amendements
96De nouveaux amendements sont déposés après l’adoption du projet de loi par la commission. Ils concernaient toujours la définition de l’organisation criminelle telle que prévue par l’article 324bis.
97Dans leur amendement n° 38, A. Duquesne et J. Barzin, proposent de remplacer le premier alinéa de l’article 324bis par :
« Constitue une organisation criminelle, l’association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée une ou plusieurs des infractions relatives au blanchiment de capitaux, au recel, au trafic illicite de stupéfiants, au trafic illicite d’armes, de biens ou de marchandises, à la traite des êtres humains ou à l’exploitation de la prostitution, aux fraudes financières ou aux fraudes en matière de passation de marchés publics, à l’utilisation illégale chez les animaux de substances à effet hormonal et ce, en utilisant l’intimidation, la menace, la violence, des manœuvres frauduleuses ou la corruption ou en recourant à des structures commerciales pour dissimuler ou faciliter la réalisation des dites infractions. » [61]
99Leur proposition est basée sur le principe de l’interprétation restrictive propre au droit pénal. Cette condition leur semble essentielle afin d’éviter toute atteinte aux libertés fondamentales. Ils considèrent qu’une définition claire se justifie d’autant plus, que contrairement à ce qui a été affirmé par l’avis du 17 juin 1998 de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée, le domaine de l’enquête proactive interfère avec le présent projet. Le projet de loi sur l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction définit ce qu’il faut entendre par recherches proactives, et autorise celles-ci dans le cadre de la lutte contre les organisations criminelles.
100L’amendement n° 39 de F. Lozie [62] propose de remplacer dans l’article 324 aliéna 2, le mot « uniquement » par « principalement », car il est rare qu’une organisation poursuive un seul but. Ce qui importe, c’est d’exclure du champ de la loi les organisations qui poursuivent un but légitime.
101L’amendement n° 40 de R. Landuyt (SP), S. Moureaux (PS), N. de T’ Serclaes (PSC) et J. Vandeurzen (CVP) propose de remplacer l’alinéa 2 de l’article 324bis par le texte suivant : « L’alinéa 1er n’est pas applicable aux organisations dont l’objet réel est exclusivement d’ordre politique, syndical, charitable, philosophique ou religieux ou qui poursuivent exclusivement tout autre but légitime. » [63] Il précise ainsi par l’introduction du terme « réel » l’amendement n° 35 de S. Moureaux qui avait été accepté.
102L’amendement n° 41 de P. Dewael (VLD) s’oppose à cette transformation et propose tout simplement de supprimer l’alinéa 2 de l’article 324bis, car « il est absurde de faire figurer une définition légale pour la modifier, voire la rétracter dans l’alinéa suivant » [64].
103S. Moureaux dépose un sous-amendement n° 42 à l’amendement n° 40. Et propose de remplacer le mot « charitable » par le mot « philanthropique ».
104Seul l’amendement n° 40 et son sous-amendement n° 42 sont adoptés par 11 voix contre 1 et deux abstentions. L’article 3 modifié est adopté par 11 voix contre 3. L’ensemble du projet de loi est adopté également par 11 voix contre 3 [65].
105Un rapport complémentaire de ladite commission est déposé le 9 juillet. Saisi d’une demande d’avis urgent, le Conseil d’État remet son avis sur l’amendement n° 40 adopté par la commission. Le Conseil d’État est d’avis que l’amendement qui lui est soumis est, soit un truisme, soit vide le projet de sa substance : « Si l’article (…) vise à préciser qu’une organisation qui poursuit un but légitime n’est pas établie en vue de commettre de façon concertée des crimes et des délits, l’amendement est un truisme qui n’a pas sa place dans le Code pénal. Si par contre, l’amendement vise à empêcher qu’une organisation qui poursuit un but légitime puisse faire l’objet de recherches ou de poursuites du chef de constitution d’organisation criminelle, il vide le projet de sa substance. » [66] L’avis du Conseil d’État est longuement discuté en commission. Des amendements sont en effet déposés à la suite de cet avis.
106L’amendement n° 43 de J. Vandeurzen propose aussi de supprimer l’alinéa 2 de l’article 324bis [67].
107A. Duquesne et J. Barzin reprennent leur amendement précédent n° 38 dans l’amendement n° 44 et rappellent leurs justifications.
108Il en est de même en ce qui concerne l’amendement n° 45 de J. Vandeurzen, S. Moureaux, D. Vandenbossche et du Bus de Warnaffe. Ils proposent de remplacer l’aliéna 2 de l’article 324bis par la disposition suivante : « Une organisation dont l’objet réel est exclusivement d’ordre politique, syndical, philanthropique, philosophique ou religieux ou qui poursuit exclusivement tout autre but légitime ne peut, en tant que telle, être considérée comme une organisation criminelle au sens de l’aliéna 1er. » [68]
109L’amendement 44 est rejeté tandis que l’amendement 45 est adopté par 7 voix pour et 4 abstentions. L’article 3 est modifié en conséquence.
110Le second rapport complémentaire, fait au nom de la commission de la Justice par J. Vandeurzen [69], révèle l’opposition de points de vue en ce qui concerne l’utilisation des techniques spéciales d’enquête. Comme J. Barzin le fait remarquer, on se retrouve en présence du même problème enregistré lors des discussions du projet de loi Franchimont en ce qui concerne la mise en place de l’enquête proactive. En effet, un membre de la commission fait remarquer que la nécessité pour le ministère public de fournir la preuve de l’existence d’une organisation criminelle le poussera à procéder à une recherche proactive, par exemple des écoutes téléphoniques, pour voir si une organisation légale ne cache pas une organisation criminelle.
111À l’inverse S. Moureaux indique « que l’on ne peut appliquer des mesures spéciales de recherche ou d’instruction (telles que les écoutes téléphoniques ou les perquisitions) que moyennant le respect de conditions strictes imposées par la loi » (cf. article 90ter du Code d’instruction criminelle). En fait, « le juge d’instruction doit avoir de bonnes raisons de supposer que des membres d’une organisation légale se rendent coupables d’infractions dont la constatation autorise l’écoute de communications téléphoniques ».
112Cette réponse suppose que le juge d’instruction ait toujours les moyens d’une juste évaluation des éléments qui lui sont donnés par la police et le parquet.
113L’amendement n° 46 de F. Lozie propose de supprimer le mot « exclusivement » dans l’alinéa 2 de l’article 324bis. Il le considère comme superflu du fait du pouvoir d’interprétation dont dispose le juge [70]. L’amendement n° 47 de A. Bourgeois propose de supprimer l’alinéa 2, car, selon lui, cette disposition n’a aucun sens et peut même être dangereuse dans une loi pénale [71]. Ces deux derniers amendements sont rejetés. Le projet de loi est adopté en séance plénière de la Chambre le 3 décembre 1998.
114De retour en commission de la Justice du Sénat, le projet amendé à la Chambre est adopté à l’unanimité des neuf membres présents le 8 décembre 1998 [72]. Il est discuté et adopté durant les séances plénière du Sénat des 16 et 17 décembre 1998. La loi est sanctionnée et promulguée le 10 décembre 1998. Elle paraît au Moniteur belge le 26 février 1999.
115L’article 3 de la loi relative aux organisations criminelles, qui définit l’organisation criminelle, est libellé comme suit :
« Art. 3
Il est inséré entre les articles 324 et 325 du même Code des articles 324bis et 324ter, rédigés comme suit :
Art. 324bis.- Constitue une organisation criminelle l’association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée, des crimes et délits punissables d’un emprisonnement de trois ans ou d’une peine plus grave, pour obtenir, directement ou indirectement, des avantages patrimoniaux, en utilisant l’intimidation, la menace, la violence, des manœuvres frauduleuses ou la corruption ou en recourant à des structures commerciales ou autres pour dissimuler ou faciliter la réalisation des infractions.
Une organisation dont l’objet réel est exclusivement d’ordre politique, syndical, philanthropique, philosophique ou religieux ou qui poursuit exclusivement tout autre but légitime ne peut, en tant que telle, être considérée comme une organisation criminelle au sens de l’alinéa 1er.
Art. 324ter. - § 1er. Toute personne qui, sciemment et volontairement, fait partie d’une organisation criminelle, est punie d’un emprisonnement de un an à trois ans et d’une amende de cent francs à cinq mille francs ou d’une de ces peines seulement, même si elle n’a pas l’intention de commettre une infraction dans le cadre de cette organisation ni de s’y associer d’une des manières prévues par les articles 66 et suivants.
– § 2. Toute personne qui participe à la préparation ou à la réalisation de toute activité licite de cette organisation criminelle, alors qu’elle sait que sa participation contribue aux objectifs de celle-ci, tels qu’ils sont prévus à l’article 324bis, est punie d’un emprisonnement de un an à trois ans et d’une amende de cent francs à cinq mille francs ou d’une de ces peines seulement.
– § 3. Toute personne qui participe à toute prise de décision dans le cadre des activités de l’organisation criminelle, alors qu’elle sait que sa participation contribue aux objectifs de celle-ci, tels qu’ils sont prévus à l’article 324bis, est punie de la réclusion de cinq ans à dix ans et d’une amende de cinq cent francs à cent mille francs ou d’une de ces peines seulement.
– § 4. Tout dirigeant de l’organisation criminelle est puni de la réclusion de dix ans à quinze ans et d’une amende de mille francs à deux cent mille francs ou d’une de ces peines seulement. » [73]
L’objectif de la loi : fonder la proactivité
117Si l’on considère que le délit d’appartenance existait déjà dans la jurisprudence de la Cour de cassation concernant l’association de malfaiteurs, l’objectif principal du gouvernement, lorsqu’il a fait voter la loi contenant une définition pénale de l’organisation criminelle, était de régler la question de l’enquête proactive des forces de police rendue légale par la loi du 12 mars 1998. Ces recherches policières appelés proactives, ont été codifiées par la loi relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction. L’article 28bis [74] de cette loi définit l’enquête proactive comme « la recherche, la collecte, l’enregistrement et le traitement de données et d’informations sur la base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis, et qui sont ou seraient commis dans le cadre d’une organisation criminelle, telle que définie par la loi, ou constituent ou constitueraient un crime ou un délit tel que visé à l’article 90ter, § 2, 3 et 4 ».
118La loi du 12 mars 1998 faisait ainsi référence anticipativement à une infraction qui ne sera définie que par la loi du 10 janvier 1999 relative aux organisations criminelles. Cela montre à la fois l’unité d’intention entre les deux lois ainsi que l’assurance du gouvernement à faire appliquer son programme quel que soit le calendrier parlementaire.
119La cohérence du point de vue juridique et du point de vue de la prise de décision parlementaire paraît avoir eu peu de poids face à la volonté du gouvernement d’imposer une prise de décision relativement rapide sans que les débats parlementaires aient pu mesurer l’ampleur des modifications intervenues dans le Code pénal.
120Dans l’exposé des motifs du premier projet de loi sur l’organisation criminelle, le ministre de la Justice a défini comme objectif de « (…) donner aux services de police, sous le contrôle de la magistrature, la possibilité de mener des investigations judiciaires à l’égard de l’organisation criminelle même, indépendamment de l’indication concrète d’infractions déjà commises. De telles mesures s’inscrivent dans la perspective du plan d’action précité du gouvernement. L’objet des recherches qu’on appelle proactives est bien en première instance de mettre en lumière la structure et le fonctionnement de la criminalité organisée, afin de pouvoir, dans une deuxième phase, contrer les infractions projetées et poursuivre les personnes individuelles pour des infractions spécifiques… » [75] C’est donc dans ce cadre qu’il faut reprendre les critiques du Conseil d’État et de la Ligue des droits de l’homme en ce qui concerne les notions d’appartenance et de participation à une organisation criminelle.
121L’avis du Conseil d’État sur l’avant projet de loi rappelait au gouvernement des principes de base du droit pénal belge tel le principe de légalité : « Le principe de légalité importe qu’en matière pénale, c’est, pour le pouvoir législatif, une obligation constitutionnelle et non une simple obligation de prudence de disposer par des règles précises. Au contraire, le projet présenté contient de nombreuses incertitudes de sorte qu’il ne peut être mis en œuvre par le juge qu’au prix d’une interprétation qui pourrait bien devoir prendre les allures d’une véritable construction complémentaire. » [76]
122S’il a tenu compte de certaines critiques formelles en ce qui concerne la nécessité d’articuler la notion d’organisation criminelle avec celle d’association de malfaiteurs, le gouvernement n’a rien cédé sur le fond. En plus de ne pas répondre au principe de légalité avancé par le Conseil d’État, la loi considère toujours que la notion d’appartenance à une organisation criminelle est distincte des différentes autres formes de participation.
123Si, selon le ministre de la Justice, « l’appartenance n’implique pas qu’il y ait une participation effective à la préparation ou à la réalisation d’une infraction » [77], il s’agit bien de sanctionner l’attitude d’une personne qui accepte une « situation de fait illicite en connaissance de cause » [78].
124Le fait que la loi ne précise pas ce qu’il faut entendre par « faire partie d’une organisation criminelle » ou par « participer à des activités même licites » en son sein augmente non seulement la marge d’interprétation du juge, mais surtout laisse les mains libres aux forces de police pour procéder à des recherches en dehors de toute infraction. Tel est aussi le point de vue de G.-H. Beauthier, pour qui également ce projet « vise d’abord à permettre aux forces de police toutes investigations avant même que ne soit commise une infraction » [79].
La définition de l’organisation criminelle dans la loi organique des services de renseignement et de sécurité
125La loi du 30 novembre 1998 organique des services de renseignement et de sécurité intègre dans son article 8 paragraphe f une définition de l’organisation criminelle qui reprend en partie le texte du projet d’article 324bis du Code pénal auquel sont ajoutées les finalités politiques rejetées par le Sénat dans le cadre de la discussion du premier projet de loi sur la définition légale de l’organisation criminelle. Cet article explicite l’application de l’article 7 qui a pour objet de définir les missions de la sûreté de l’État.
126Le premier projet de loi adopté le 23 octobre 1997 en séance plénière de la Chambre et transmis au Sénat, ne comportait pas de définition de l’organisation criminelle.
127Une telle définition fut introduite lors des discussions en Commissions réunies de la Justice et des Affaires étrangères du Sénat par un amendement de H. Vandenberghe (CVP), puis par un sous-amendement du gouvernement, qui justifia son initiative par la nécessité de tenir compte du projet de loi relatif aux organisations criminelles.
128La définition se trouve à l’article 8 de la loi, qui spécifie l’application de l’article 7 relatif aux missions de la Sûreté de l’État :
« Art. 7. La Sûreté de l’État a pour mission :Art. 8. Pour l’application de l’article 7, on entend par :
- de rechercher, d’analyser et de traiter le renseignement relatif à toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’État et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel, la sûreté extérieure de l’État et les relations internationales, le potentiel scientifique ou économique défini par le Comité ministériel, ou tout autre intérêt fondamental du pays défini par le Roi sur proposition du comité ministériel ;
- d’effectuer les enquêtes de sécurité qui lui sont confiées conformément aux directives du Comité ministériel ;
- d’exécuter les tâches qui lui sont confiées par le Ministre de l’Intérieur en vue de protéger des personnes ;
- d’exécuter toutes autres missions qui lui sont confiées par ou en vertu de la loi.
Pour l’application de l’alinéa précédent, on entend par :
- activité qui menace ou pourrait menacer : toute activité, individuelle ou collective, déployée à l’intérieur du pays ou à partir de l’étranger, qui peut avoir un rapport avec l’espionnage, l’ingérence, le terrorisme, l’extrémisme, la prolifération, les organisations sectaires nuisibles, les organisations criminelles ; en ce compris la diffusion de propagande, l’encouragement ou le soutien direct ou indirect, notamment par la fourniture de moyens financiers, techniques ou logistiques, la livraison d’informations sur des objectifs potentiels, le développement des structures et du potentiel d’action et la réalisation des buts poursuivis.
- espionnage : le recueil ou la livraison d’informations non accessibles au public, et le fait d’entretenir des intelligences de nature à les préparer ou à les faciliter ;
- terrorisme : le recours à la violence à l’encontre de personnes ou d’intérêts matériels, pour des motifs idéologiques ou politiques, dans le but d’atteindre ses objectifs par la terreur, l’intimidation ou les menaces ;
- extrémisme : les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie ou des droits de l’homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques ou aux autres fondements de l’État de droit ;
- prolifération : le trafic ou les transactions relatifs aux matériaux, produits, biens ou know-how pouvant contribuer à la production ou au développement de systèmes d’armement non conventionnels ou très avancés. Sont notamment visés dans ce cadre le développement de programmes d’armement nucléaire, chimique et biologique, les systèmes de transmission qui s’y rapportent, ainsi que les personnes, structures ou pays qui y sont impliqués ;
- organisation sectaire nuisible : tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine ;
- organisation criminelle : toute association structurée de plus de deux personnes, établie dans le temps, en vue de commettre de façon concertée des crimes et délits, pour obtenir, directement ou indirectement, des avantages patrimoniaux, en utilisant l’intimidation, la menace, la violence, des manœuvres frauduleuses ou la corruption ou en recourant à des structures commerciales ou autres pour dissimuler ou faciliter la réalisation des infractions. Sont visées dans ce cadre les formes et structures des organisations criminelles qui se rapportent intrinsèquement aux activités visées à l’article 8, 1°, a) à e) et g), ou qui peuvent avoir des conséquences déstabilisantes sur le plan politique ou socio-économique [80] ;
- ingérence : la tentative d’influencer des processus décisionnels par des moyens illicites, trompeurs ou clandestins.
(…) »
130Le texte précédent adopté par la Chambre n’apportait pas les précisions sur les finalités politiques de la loi. L’expression était beaucoup plus réduite. L’article 7, 1°, b définissait simplement comme mission de la Sûreté : « la sûreté intérieure de l’État et la pérennité de l’ordre démocratique et constitutionnel », notamment : « la sécurité et la sauvegarde des personnes et des biens contre toute atteinte violente inspirée par des motifs idéologiques ou politiques et contre la contrainte morale ou physique exercée par une organisation à caractère sectaire » [81].
131L’explicitation dans le texte du projet de loi, des termes « activité qui menace ou pourrait menacer » ainsi que des notions d’« ingérence », de « terrorisme », d’« extrémisme », d’« organisation sectaire nuisible » et d’« organisation criminelle » a été introduite par l’amendement n° 68 du gouvernement, le 9 juin 1998 [82] et adoptée par la commission mixte Affaires étrangères et Justice du Sénat par 18 voix contre 2. Le gouvernement justifiait son amendement par la nécessité de « déboucher sur des définitions opérationnelles » [83]. De plus, il a voulu tenir compte du projet de loi relative aux organisations criminelles qui venait d’être voté au Sénat et qui était à nouveau en discussion à la Chambre.
132L’amendement n° 68 du gouvernement est un sous-amendement de l’amendement n° 6 de H. Vandenberghe [84] qui proposait une définition du terrorisme et de l’extrémisme idéologique. En ce qui concerne la définition de l’organisation criminelle, le texte proposé par H. Vandenberghe reprenait les termes « activités qui peuvent avoir des conséquences déstabilisatrices sur le plan politique ou socio-économique ». H. Vandenberghe justifie son amendement par la nécessité, dans le traitement de données à caractère personnel, « qu’une loi précise de façon suffisamment claire les cas et les conditions dans lesquels il peut être porté atteinte au droit au respect de la vie privée » [85].
133L’amendement du gouvernement suscita peu de discussions. H. Coveliers (CVP) déposa un sous-amendement (amendement n° 89) réclamant la suppression du mot « anarchistes » [86]. Quant à J. Ceder (Vl. Bl.), il proposa dans son amendement n° 90 de supprimer le mot « nationalistes ».
134H. Coveliers et S. Goris se sont associés, dans leur amendement n° 91, afin de proposer d’insérer, entre « philosophique » et « contraire » les mots « pour autant qu’elles soient » [87]. Il voulait ainsi limiter le champ d’action de la loi aux seules conceptions philosophiques contraires aux principes élémentaires d’une démocratie ou contraires aux droits de l’homme.
135Ces trois amendements ont été rejetés par une forte majorité.
Une reprise des finalités politiques
136La définition de l’organisation criminelle dans la loi organique des services de renseignement et de sécurité reprend en grande partie le texte du 324bis (avec tous les éléments critiqués notamment par la Ligue des droits de l’Homme), auquel il est ajouté à travers une spécification des activités visées, des éléments de l’article 3 du premier projet de loi sur la définition pénale de l’organisation criminelle. Il s’agit des éléments votés lors du premier passage du projet à la Chambre et abandonnés au Sénat, suite aux critiques de la Commission parlementaire chargée d’enquêter sur la criminalité organisée.
137En effet, le texte du premier projet d’article 342 du Code pénal comprenait, entre autres, comme élément constitutif d’une organisation criminelle, l’objectif d’« influencer le fonctionnement d’autorités publiques ou d’entreprises publiques ou privées ». Cet élément qui avait été enlevé du projet lors de son premier passage au Sénat, est réintroduit à la faveur du paragraphe f de l’article 8 de la loi organique des services de renseignement et de sécurité par la mention « ou qui peuvent avoir des conséquences déstabilisantes sur le plan politique ou socio-économique ».
138Cette formulation est également pleinement en concordance avec l’exposé des motifs du premier projet de loi relative aux organisations criminelles, qui spécifiait que les objectifs d’une telle organisation pouvaient être de deux ordres :
« – la réalisation de profits ;
– la déstabilisation de l’appareil d’État ou l’influence sur le fonctionnement de l’économie » [88].
140L’article 8 de la loi organique des services de renseignement et de sécurité ajoute également les finalités politiques contenues dans l’exposé des motifs du premier projet de loi relative aux organisations criminelles. Le ministre de la Justice, S. De Clerck y précisait que « par la référence à l’influence sur le fonctionnement des autorités publiques, on couvre non seulement les organisations criminelles qui poursuivent ce but pour asseoir leurs activités lucratives, mais également les groupes extrémistes et les organisations de caractère terroriste qui poursuivent ce but avec une finalité politique.
« Par l’influence sur le fonctionnement de l’économie on vise en particulier l’infiltration par des organisations criminelles, des entreprises, sociétés et structures socio-économiques licites aux fins de contrôler toute l’activité économique. » [89]
142Dans la loi sur les services de renseignements, la vision politique est directement inscrite à l’article 8 : « On entend par activité qui menace ou pourrait menacer : toute activité, qui peut avoir un rapport avec l’espionnage, l’ingérence, le terrorisme, l’extrémisme, la prolifération, les organisations sectaires nuisibles, les organisations criminelles en ce compris la diffusion, la propagande, l’encouragement ou le soutien direct ou indirect… »
Les motifs de cette reprise
143La première version du projet de loi organique des services de renseignement et de sécurité ne faisait pas de la criminalité organisée une des missions de la sûreté de l’État bien qu’elle y intégrait la notion d’organisation sectaire sans en préciser le contenu. Il faut donc s’interroger sur les motifs qui ont poussé le gouvernement à renoncer à cette formulation et à reprendre la définition contenue dans le nouvel article 324bis du Code pénal introduit par la loi relative aux organisations criminelles, à laquelle il va ajouter les finalités politiques et idéologiques qu’il avait dû abandonner.
144Certes, la définition de l’organisation criminelle contenue dans la loi sur les services de renseignement n’a pas la même portée que celle qui constitue une nouvelle incrimination dans la loi pénale relative aux organisations criminelles. La définition pénale de l’organisation criminelle a notamment pour objet l’incrimination des personnes qui appartiennent ou qui participent à des activités de l’organisation criminelle. La loi pénale concerne les missions de police.
145Quant à la définition de l’organisation criminelle contenue dans la loi organique des services de renseignement et de sécurité, elle n’a pas de portée pénale, elle vise à déterminer une des missions de la Sûreté de l’État. Formellement, il semble donc qu’il n’y ait pas matière à rapprocher les deux définitions. Cependant, si on approfondit l’analyse et si l’on tient compte du fait que l’enquête policière se rapproche du travail des services de renseignement, la question est importante.
La proactivité apparente l’enquête policière à la recherche des services spécialisés
146La définition contenue dans la loi relative aux organisations criminelles n’a pas seulement pour but de créer une nouvelle incrimination, mais aussi de servir de base à l’enquête policière ‘proactive’. Cette enquête « consiste en la recherche, la collecte, l’enregistrement et le traitement de données et d’informations sur la base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis mais ne sont pas encore connus et qui sont ou seraient commis dans le cadre d’une organisation criminelle, telle que définie par la loi, ou constitueraient un crime ou un délit tel que visé à l’article 90ter §§ 2, 3 et 4 » [90].
147L’enquête proactive a une finalité judiciaire. Cependant, elle porte sur des faits qui ne sont pas encore commis et donc qui pourraient ne pas être commis. Dans ce dernier cas, l’enquête ne débouchera pas sur une enquête judiciaire, mais le fichage et les recherches seront effectués sans que l’instruction ait pu avoir lieu et donc que les droits de la défense aient pu s’exprimer. L’enquête policière proactive s’apparente donc au travail des services de renseignement et de sécurité. Cet aspect des choses n’a pas échappé aux membres de la commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée. « On aperçoit la spécificité de cette forme de recherche nouvelle : la recherche proactive n’a pas une finalité uniquement judiciaire, mais s’apparente parfois davantage au travail des services de renseignements : il s’agit plus d’étudier des structures, des organisations, des systèmes financiers, de rassembler des informations sur des organisations criminelles. La recherche proactive ne débouchera pas nécessairement sur une phase judiciaire ; l’enquête administrative et l’enquête judiciaire sont plus que jamais étroitement mêlées. » [91]
Un rapprochement dans la conception de l’enquête
148La conception de l’enquête proactive présentée par le Bureau central de renseignement (BCR) de la gendarmerie, lors de l’audition du colonel Berckmoes, a fait l’objet d’une opposition de la part de la commission parlementaire. Cette conception élargie de l’enquête proactive est également partagée par C. De Valkeneer, qui considère aussi que l’enquête proactive s’apparente à l’enquête des services de renseignement : « D’un point de vue phénoménologique, la police réactive renvoie à la figure de l’enquête sur un ou plusieurs faits définis et circonscrits, tandis que la police proactive postule plus une approche exploratoire portant sur un phénomène aux contours plus imprécis. De ce point de vue, la démarche proactive s’apparente à celle des services des renseignements qui rassemblent des informations sur des menaces potentielles, non encore exprimées d’une manière ou d’une autre. Enfin, elle ne poursuit pas une finalité préventive mais bien répressive, visant explicitement la constatation des faits » [92].
149La commission parlementaire constate le développement de la proactivité et de la notion de prévention en matière d’enquête policière. « Le développement de la notion de prévention, outil de gestion des risques en matière policière ces dernières années, est un signe du développement de la proactivité dans tout l’appareil policier » [93]. La commission a mis en évidence la nécessité de réglementer « cette nouvelle approche policière, qui s’est développée de manière empirique en dehors de tout cadre légal précis » [94].
150La loi du 26 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction inscrit l’enquête proactive dans l’information. Une autorisation préalable et écrite du procureur est nécessaire pour entamer une enquête proactive qui est menée sous la direction et le contrôle de ce magistrat.
151Cependant, suite à l’audition de procureurs, le rapport final de la commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée se pose des questions sur la capacité réelle du pouvoir judiciaire à contrôler les forces de police et sur la possibilité du parquet d’exercer un contrôle effectif sur l’enquête proactive : « Trop souvent les magistrats du parquet sont tellement surchargés de travail qu’ils n’ont plus de vue d’ensemble de la criminalité, qu’ils subissent le fonctionnement de la police sans réagir et qu’ils oublient même qu’il faut coordonner la politique au niveau du parquet lui-même. » [95]
152Émancipée, dans les faits, de sa tutelle judiciaire, l’enquête policière proactive qui s’attache non pas à des infractions déjà commises mais à des menaces potentielles, développe une conception du travail policier qui s’apparente à l’enquête des services de renseignement.
Un rapprochement dans la forme et le contenu du renseignement
153Si la question du contrôle par le parquet de l’enquête proactive, ainsi que la finalité purement judiciaire de celle-ci sont inscrites dans la loi, la réalisation effective de ces modalités s’avère plus problématique.
154C’est aussi dans ce contexte qu’il faut étudier les transformations qu’opèrent la proactivité et la définition pénale de l’organisation criminelle dans la nature de l’enquête policière.
155Le rapport fait au nom des commissions réunies de la Justice et des Affaires étrangères en ce qui concerne le projet de loi organique des services de renseignement et de sécurité par A.-M. Lizin [96] (SP) constate, à propos de cet article 39 sur la fonction de police qui traite du renseignement en matière de police et à propos de l’article 14 de la loi qui décrit la mission générale de police administrative de la gendarmerie, que « tout ce qui a trait aux missions de police administrative relève du factuel, lequel nécessite une appréhension immédiate et concrète d’un phénomène dans un but précis et à court terme, ce qui est en contraste avec les activités de renseignements pour lesquelles le facteur temps n’est pas primordial et dont la vision s’opère à long terme » [97].
156En effet, l’article 39 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police [98] autorise les services de police à « recueillir des informations, traiter des données à caractère personnel et tenir à jour une documentation relative à des événements, à des groupements et à des personnes présentant un intérêt concret pour l’exécution de leurs missions de police administrative et de police judiciaire ». Cependant, « les renseignements contenus dans la documentation doivent présenter un lien direct avec la finalité du fichier et se limiter aux exigences qui en découlent ».
157En ce qui concerne les méthodes employées pour la recherche du renseignement, le rapport des commissions réunies de la Justice et des Affaires étrangères considère que le travail de la police diffère de celui des services de renseignements dans la mesure où « la police administrative et judiciaire recueille ses renseignements d’une manière plus ouverte et a court terme tandis que les services de renseignement le font à plus long terme et sans apparaître ouvertement » [99].
158En résumé, on peut considérer comme le fait le rapport Lizin, que la loi sur la fonction de police, comme la circulaire relative à cette loi [100] permet de préciser que les missions de renseignement des services de police, et donc de la gendarmerie, sont limitées à ce qui est strictement nécessaire au maintien de l’ordre et ont un caractère concret tandis que « les missions d’un service de renseignement sont du domaine de l’éventualité et de la probabilité » [101].
159En ce qui concerne la nature des renseignements recueillis, il a été plusieurs fois exprimé et notamment par le ministre de la Justice que « l’objet des recherches qu’on appelle proactives est bien en première instance de mettre en lumière la structure et le fonctionnement de la criminalité organisée » [102] afin de pouvoir dans une deuxième phase poursuivre les personnes incriminées. Une telle approche du renseignement policier est en contradiction avec le renseignement tel qu’il est défini dans la loi sur la fonction de police : l’appréhension d’un fait dans un but précis et à court terme. Au contraire, avec l’enquête proactive sur base d’une organisation criminelle qui, telle que la définit le ministre de la Justice S. De Clerck, développe « une stratégie de recherche et d’enquête sur un plus long terme » [103].
160Cette notion de temps rapproche l’enquête policière proactive de l’activité de renseignement des services de sécurité, qui opèrent sur le long terme. Cette similitude entre l’enquête policière et celle des services de renseignement sera d’autant plus importante que l’enquête proactive ne débouchera pas nécessairement sur des poursuites judiciaires.
161La loi du 12 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction qui définit l’enquête proactive introduit comme condition pour qu’une telle enquête puisse être mise en place, une condition de probabilité dans ces termes : « sur la base d’une suspicion raisonnable que des faits punissables vont être commis ou ont été commis mais ne sont pas encore connus, et qui sont ou seraient commis dans le cadre d’une organisation criminelle, telle que définie par la loi (art. 28) ». Cet élément de probabilité présenté par le gouvernement comme une garantie supplémentaire dans la mise en place de l’enquête proactive rapproche celle-ci des caractéristiques propres à la recherche des services de renseignements.
Un rapprochement dans la finalité politique : la sauvegarde de l’État
162Si nous considérons la finalité de ces services, la protection des biens et des personnes en ce qui concerne les forces de police, la sauvegarde de l’État pour les services de renseignement et de sécurité, force est de constater que la loi relative aux organisations criminelles tend à étendre les missions des forces de police à la stabilisation de l’État.
163Le projet d’article 343 que le premier projet de loi relatif aux organisations criminelles proposait d’insérer dans le Code pénal prévoyait comme élément constitutif d’une organisation criminelle la capacité d’« influencer le fonctionnement d’autorités publiques ou d’entreprises publiques ou privées ». Les discussions parlementaires ainsi que le rapport de la commission d’enquête sur la criminalité organisée ont fait apparaître qu’un des éléments qui caractérisaient l’organisation criminelle par rapport à l’association de malfaiteurs était son pouvoir de déstabiliser la structure de l’État.
164Si dans le texte de la loi relative aux organisations criminelles, la capacité d’influencer les autorités a disparu de la définition de l’organisation criminelle à la suite de l’opposition des sénateurs, il a été repris dans la loi sur les services de renseignements. Cela traduit une forte continuité dans l’analyse gouvernementale de la criminalité organisée et montre que la capacité d’influencer le pouvoir de l’État est pour ce gouvernement un élément essentiel qui caractérise l’organisation criminelle aussi bien que les « conséquences déstabilisantes sur le plan socio-économique ».
165Ces éléments ne pourront pas légalement servir de base à une enquête policière proactive mais bien à une recherche des services de renseignement et de sécurité.
Un rapprochement de fait, nié par le gouvernement et ignoré par la loi
166Dans la discussion en commissions réunies de la Défense nationale et de la Justice, le député O. Deleuze (Écolo) demandait pourquoi le projet de loi qui avait pour objet le renseignement ne concernait pas également la gendarmerie [104]. Il faisait remarquer que l’article 39 de la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police permet aux services de police de recueillir des informations, de traiter des données et de tenir une documentation qui présente un intérêt pour leurs missions de police judiciaire et de police administrative. Il demandait donc pourquoi la gendarmerie n’était pas reprise dans ce projet de loi. Il s’appuyait sur le rapport d’activités du Comité R pour 1995, qui estimait « que le projet à l’examen devrait aussi viser l’activité de tous les autres services de police et de gendarmerie, dans la mesure où cette activité consiste à recueillir, analyser et exploiter des renseignements de sécurité » [105].
167Le ministre de la Défense nationale, J.-P. Poncelet (PSC), s’opposait à cette interprétation ; pour lui, « ce corps n’a pas le renseignement en tant que tel comme finalité (…) La mission de renseignement y est donc liée à l’intérêt concret des enquêtes administratives et judiciaires dont la gendarmerie est chargée. » [106]
168Dans son rapport, R. Delathouwer (SP), président des commissions réunies de la Défense nationale et de la Justice, soutint la position du gouvernement. Il estimait « que la gendarmerie n’est pas un service de renseignement et ne doit dès lors pas être mentionnée à l’article deux du projet » et précisait : « la collecte d’informations dans la phase proactive n’est pas considérée comme une collecte de renseignements » [107]. Avec cette conception, l’enquête policière, même dans sa phase proactive, se voyait attribuer automatiquement une finalité judiciaire.
169O. Deleuze avait pourtant indiqué des exemples spectaculaires de collectes de renseignements et de fichage menées par la gendarmerie sans qu’il soit question d’une finalité concrète, tant en matière administrative que judiciaire :
« – le fichage des enfants nomades (sur base d’une circulaire établie par la Direction supérieure des opérations de l’état-major de la gendarmerie) ;
– le fichage des syndicalistes (selon la SETCA, ce fichage serait toujours tenu) ;
– l’opération REBEL, consistant à ficher des dizaines de milliers de Belges d’origine turque ou de Turcs » [108].
171Le député de l’opposition libérale A. Duquesne, aujourd’hui devenu ministre de l’Intérieur, prit une position proche de celle de O. Deleuze : « Cependant mener des recherches proactives sans qu’aucune infraction n’ait été commise c’est bien du renseignement. Dès lors que c’est effectivement le cas, il n’y a pas de raison d’imposer des précautions particulières aux services de renseignement et de permettre à la gendarmerie de faire ce qu’elle veut. » [109]
172Pour appuyer son argumentation, A. Duquesne prit l’exemple de la Commission d’enquête parlementaire relative aux sectes, à laquelle la gendarmerie a communiqué des informations sur certaines sectes, informations recueillies sans qu’aucune infraction n’ait été constatée.
Une distinction théorique
173En ce qui concerne les missions de maintien de l’ordre, le ministre de l’Intérieur a soutenu que le projet de loi organique n’est pas d’application pour les services de renseignement de la gendarmerie. Celle-ci peut dresser une liste et tenir des renseignements sur des organisations présentant une menace pour le maintien de l’ordre public, « mais il ne s’agirait pas de suivre les activités d’un groupe en raison de ses opinions politiques, le seul critère retenu est que les activités sont susceptibles de troubler l’ordre public » [110]. Cependant, le ministre lui-même relativise cette distinction. Il précise « que si une organisation cherche à renverser les institutions, cela peut avoir des répercussions sur l’ordre public » [111].
174Distinguer l’activité de renseignement de la gendarmerie de celle des services de renseignement paraît purement « théorique » tel que le ministre lui-même l’a exprimé [112]. Cependant cela permet à la gendarmerie d’échapper au contrôle du Comité Renseignement du Parlement (Comité R).
175La gendarmerie, contrairement aux gouvernements successifs, ne nie pas son activité de renseignement. Mme Paulus de Châtelet, présidente du Comité R, affirme : « La gendarmerie fait du renseignement à l’occasion du maintien de l’ordre et de la sécurité comme en atteste son livre II intitulé : Le Renseignement-Degrés de sécurité. » Ce livre « reprend la façon dont la gendarmerie clarifie et donne une notion de secret au contenu de l’information qu’elle recueille » [113]. Elle insiste également sur le fait que la police judiciaire et la police communale recueillent aussi du renseignement.
176Afin que la future loi sur les services de renseignement vise non seulement la Sûreté de l’État et le Service général du renseignement et de la sécurité des forces armées (SGR), mais aussi les services de police et ainsi amener le gouvernement à modifier le champ d’application de la loi, le Comité R proposa au Parlement d’ajouter un deuxième alinéa à l’article 2 de la future loi : « Aucun autre service ne peut exécuter des missions de renseignement et de sécurité qu’en vertu d’une loi. » [114]
177Cette proposition fut reprise telle quelle par R. Delathouwer et R. Cuyt dans leur amendement n° 48 [115], qui fut cependant retiré.
178Dans leur amendement n° 6, A. Duquesne et J.-P. Moerman firent une proposition qui visait le même objectif mais au moyen d’une formulation inverse : « La gendarmerie traite de l’information générale et relève pour ses missions des dispositions arrêtées par la présente loi. » [116] Cet amendement fut rejeté par 19 voix contre 2.
179En conclusion, le gouvernement nie que l’activité de renseignement des forces de police et principalement de la gendarmerie dépasse le cadre de la loi 1992 sur la fonction de police qui autorise cette activité strictement dans la réalisation des missions judiciaires et administratives. Cependant, la nouvelle orientation donnée au travail policier par la légalisation de l’enquête proactive rapproche davantage l’information policière du travail des services de renseignement.
180Ne pas vouloir reconnaître le travail de renseignement des forces de police laisse la porte ouverte à un développement incontrôlé de cette activité.
La collaboration entre forces de police et services de renseignement
181Pour cerner toutes les implications qu’engendre l’enquête proactive il nous reste à aborder la question de la collaboration entre forces de police et services de renseignement.
182En ce qui concerne l’enquête proactive, la Sûreté de l’État ne peut développer de manière autonome une enquête, telle que définie dans la loi relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction. Cependant elle peut apporter un appui à un projet de recherche proactive.
183La loi organique des services de renseignement et de sécurité évoque cette collaboration. Ainsi son article 14 qui fixe le recueil de données, établit que : « Dans le respect de la loi, sur la base des accords éventuellement conclus ainsi que des localités déterminées par leurs autorités compétentes, les autorités judiciaires, les fonctionnaires et les agents des services publics peuvent communiquer d’initiative au service de renseignement et de sécurité concerné les informations utiles à l’exécution de ses missions. À la requête d’un service de renseignement et de sécurité, les autorités judiciaires, les fonctionnaires et les agents des services publics peuvent, dans le respect de la loi, sur la base des accords éventuellement conclus ainsi que des modalités déterminées par leurs autorités compétentes, communiquer au service de renseignement et de sécurité concerné les informations utiles à l’exécution de ses missions.
184Lorsque les autorités judiciaires, les fonctionnaires et agents des services publics estiment ne pas pouvoir communiquer aux services de renseignement et de sécurité les informations qu’ils demandent, ils en communiquent les raisons par écrit endéans le mois de la demande. »
185Concernant la communication de données, l’article 19 dispose que : « Les services de renseignement et de sécurité ne communiquent les renseignements visés à l’article 13, deuxième alinéa, qu’aux ministres et autorités administratives et judiciaires concernés, aux services de police et à toutes les instances et personnes compétentes conformément aux finalités de leurs missions ainsi qu’aux instances et personnes qui font l’objet d’une menace visée aux articles 7 et 11. »
186Quant à la coopération entre les services, l’article 20 stipule : « § 1er. Les services de renseignement et de sécurité, les services de police, les autorités administratives et judiciaires veillent à assurer entre eux une coopération mutuelle aussi efficace que possible. Les services de renseignement et de sécurité veillent également à assurer une collaboration avec les services de renseignement et de sécurité étrangers.
187§ 2ième. Lorsqu’ils en sont sollicités par celles-ci, les services de renseignement et de sécurité peuvent, dans les limites d’un protocole approuvé par les ministres concernés, prêter leur concours et notamment leur assistance technique aux autorités judiciaires et administratives. »
188Ce niveau de collaboration entre services de police et de renseignement ainsi que l’implication de la gendarmerie en tant que service de police dans l’organisation du renseignement dans notre pays ont été aussi relevés par O. Deleuze : « En outre, si l’on considère que la Gendarmerie n’est pas concernée par l’article 2 du projet de loi, pourquoi le commandant de la gendarmerie fait-il partie du Collège du renseignement ? Il est étonnant que ce corps échappe à tout contrôle à ce propos mais soit associé au contrôle des services de renseignement. » [117]
189Le Collège du renseignement, institué par un arrêté royal du 21 juin 1996, est un organe de coordination des activités des services de renseignement, entre eux et avec les services utilisateurs de renseignements. Selon le ministre de l’Intérieur, la gendarmerie s’y trouve pour « que ce corps ne fasse pas, en la matière, obstacle ou double emploi avec le renseignement théoriquement d’un type distinct, pratiqué par la Sûreté de l’État ». Il reconnaît que « dans les faits, la distinction est parfois très ténue, ce qui justifie cette présence » [118].
190L’argumentation ministérielle cultive le paradoxe : elle justifie la présence de la gendarmerie dans le Collège par une différence « théorique » et « ténue » entre son renseignement et celui de la Sûreté, mais considère qu’une telle différence serait suffisante pour que la gendarmerie échappe au cadre de cette loi et ainsi au contrôle du Comité R.
191Cette volonté ministérielle de ne pas concevoir la gendarmerie comme un service de renseignement doit aussi faire face à une autre réalité : un détachement de la gendarmerie est présent dans le SGR de l’armée. Le général major G.W. Simons, chef du SGR, auditionné par la commission parlementaire, précise que ces agents sont uniquement chargés de mener des enquêtes dans le cadre de l’octroi de certificats de sécurité mais que l’on ne peut toutefois exclure l’existence de contacts de ces agents avec des services de renseignement étrangers [119].
192Il semble bien qu’un des enjeux non déclaré de la loi organique des services de renseignement et de sécurité est bien de permettre à la gendarmerie d’échapper à ce cadre légal.
Conclusion
193Il existe aujourd’hui trois définitions de l’organisation criminelle : une définition pénale, une définition contenue dans la loi organique des services de renseignement et de sécurité et une définition agréée par le Collège des procureurs généraux en 1992 et toujours opérationnelle pour l’enquête policière.
194La loi relative aux organisations criminelles constitue une modification importante du droit pénal. Comme le mentionnait le rapport à la commission d’enquête parlementaire sur la criminalité organisée, ces nouvelles incriminations seront qualifiées de novatrices car elles font reculer les limites classiques du droit pénal. Cette idée est partagée par un grand nombre d’intervenants. La question est de cerner précisément l’ampleur exacte de ces modifications et d’en saisir les conséquences. Le délit d’appartenance ainsi que l’incrimination de la participation à des activités licites d’une organisation considérée comme criminelle n’existaient pas dans notre Code pénal. Cependant, la jurisprudence de la Cour de cassation permettait déjà de poursuivre l’appartenance à une bande de malfaiteurs, sans qu’il soit nécessaire que la personne commette des infractions ou qu’elle ait l’intention d’en commettre. Ainsi était déjà établi un délit d’appartenance. Pour certains sénateurs également, la nécessité de toucher les structures de l’organisation criminelle, et pas seulement les exécutants, était déjà rencontrée par la jurisprudence.
195Le caractère novateur de cette loi consiste dans le fait qu’elle fonde le cadre légal de l’enquête proactive. Les caractéristiques de ce type d’investigation (le fait qu’elle peut être mise en place en l’absence de faits punissables, et donc sans déboucher sur des poursuites en contradiction avec la finalité judiciaire affirmée dans la loi) permettent de rapprocher la définition pénale de l’organisation criminelle de la définition existant dans la loi organique des services de renseignement et de sécurité.
196L’enquête policière développée dans un cadre proactif produit un estompement des frontières qui la distingue de la recherche des services de renseignement. C’est dans l’ensemble de ces éléments qu’il faut replacer la volonté du gouvernement Dehaene II de reprendre dans cette loi les caractéristiques directement politiques et idéologiques qui définissent une organisation criminelle.
197Si l’objectif principal de la loi pénale n’est pas en premier lieu de produire une nouvelle incrimination mais de donner une base légale à l’enquête proactive, c’est que l’aspect du renseignement policier prime l’aspect pénal de la loi. Il est donc légitime d’associer à cette loi pénale les aspects de la loi sur les services de renseignement qui concernent la définition de l’organisation criminelle. La collaboration entre services de police et services de renseignement justifie également cette approche. On ne peut donc pas considérer que la reprise par le gouvernement Dehaene II des spécifications politiques et idéologiques pour définir l’organisation criminelle dans le cadre des missions de la Sûreté de l’État manque de cohérence. Au contraire, les deux lois portent en effet toutes deux sur le renseignement : l’investigation policière et la recherche des services spécialisés.
198L’orientation du travail policier vers le renseignement (au sens de la loi organique des services de renseignement et de sécurité) est niée par le ministre Stéphane De Clerck qui insistait sur la finalité judiciaire de l’enquête proactive. Ce même ministre de la Justice a cependant plusieurs fois exprimé l’opinion selon laquelle « l’objet des recherches qu’on appelle ‘proactives’ est bien en première instance de mettre en lumière la structure et le fonctionnement de la criminalité organisée » [120]. Une telle approche de l’enquête policière est en contradiction avec le renseignement tel qu’il est défini dans la loi sur la fonction de police, l’appréhension d’un fait dans une finalité concrète.
199La finalité judiciaire de l’enquête proactive suppose en outre que les magistrats puissent contrôler cette enquête. La loi réaffirme le but judiciaire de l’enquête proactive et place celle-ci dans le cadre de l’information judiciaire, et donc « sous la direction et l’autorité du procureur du roi compétent qui en assure la responsabilité » [121]. De même, cet article précise que « pour entamer une enquête ‘proactive’, l’autorisation écrite et préalable du procureur du roi, de l’auditeur du travail ou du magistrat national, dans le cadre de leur compétence respective, est requise, sans préjudice du respect des dispositions légales spécifiques réglant les techniques particulières de recherche ».
200Cependant, par ces dispositions, le contrôle du procureur se limite à l’ouverture de l’enquête. La réalisation de celle-ci risque de lui échapper, la loi n’ayant rien prévu pour qu’il puisse exercer un contrôle sur le déroulement de celle-ci.
201Une finalité judiciaire qui ne s’appuie pas sur la matérialité du fait, sur l’existence d’un délit est purement subjective. Le contrôle exercé par la magistrature sur l’enquête proactive risque d’être purement formel.
202Cette nouvelle orientation de l’enquête policière indique le changement fondamental qui affecte le travail policier : celui-ci intègre les missions judiciaires comme éléments de la fonction administrative. Le maintien de l’ordre devient essentiellement un travail de contrôle social. Ce changement prend toute son importance dans le cadre de la réforme de la police fédérale qui intégrera les missions de police administrative et les missions de police judiciaire et qui rassemblera l’ensemble des informations nécessaires à l’exercice de ces deux fonctions dans une banque de données unique interne à la police fédérale.
203Les dernières décisions touchant l’organisation de la future police fédérale intégrée à deux niveaux confirment cette nouvelle orientation du travail policier. Le 16 novembre 2000, les ministres de l’Intérieur A. Duquesne et de la Justice M. Verwilghen ont fixé la composition de la direction générale de la police judiciaire au sein de la police fédérale [122]. Contrairement à ce qui était prévu, le Bureau central de recherche (BCR) de la gendarmerie soit une composante de la Direction générale de l’appui opérationnel, cette brigade a rejoint la Direction générale judiciaire. Or le BCR est l’organe de gestion de la banque de données de la gendarmerie qui intègre informations judiciaires et administratives. Son fonctionnement par projet, par exemple en ce qui concerne la criminalité organisée, et ses recherches spécialisées en dehors de toute finalité judiciaire, comme l’opération REBEL, apparentent son travail à celui d’un service de renseignement.
204L’intégration du BCR au sein de la division judiciaire risque de marquer celle-ci de son empreinte et de l’orienter vers une fonction de contrôle social plutôt que vers un travail judiciaire uniquement au service des magistrats. Le BCR tendra à occuper une position dirigeante dans cette Direction générale. De plus, c’est le colonel commandant le BCR, Paul Van Thielen, qui a été nommé le 15 décembre 2000, au poste de directeur général de la police judiciaire au sein de la police fédérale.
205La réorganisation des forces de police dans le cadre de la police intégrée apporte de nouveaux éléments qui soulignent la nouvelle orientation de l’enquête policière, qui s’apparente au travail des services de renseignement, tendance que nous avons décelée au niveau de l’analyse des lois.
Notes
-
[1]
Conférence ministérielle mondiale sur la criminalité transnationale organisée, Naples, 21-23 novembre 1994, Nations unies, Prévention du crime et justice pénale, n° 26-27, novembre 1995.
-
[2]
Journal officiel des Communautés européennes, 29 décembre 1998, L 351/1-L351/3.
-
[3]
Journal officiel des Communautés européennes, 31 mars 1999, L 87/1.
-
[4]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », Courrier hebdomadaire, , n° 1592,1998.
-
[5]
Chambre, Doc. parl., n° 954/-1 (1996-1997), 12 mars 1997, Exposé des motifs.
-
[6]
Moniteur belge, 2 avril 1998.
-
[7]
Moniteur belge, 22 juin 1999.
-
[8]
Moniteur belge, 18 décembre 1998.
-
[9]
Moniteur belge, 2 octobre 1999.
-
[10]
Lignes de force du programme du gouvernement fédéral, 28 juin 1995, p. 15.
-
[11]
Service de la politique criminelle. Note d’orientation du ministre de la Justice à l’intention du Parlement, 15 octobre 1997.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
« La lutte contre le crime organisé, combat d’arrière-garde ou attaque de front », discours prononcé par l’avocat général A. Vandoren, Cour d’appel de Bruxelles, audience de rentrée du 2 septembre 1996.
-
[14]
Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire, Ministère de la Justice, janvier 2000, p. 63.
-
[15]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », op. cit.
-
[16]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[17]
C. Sägesser, « Le projet de loi relatif aux organisations criminelles », op. cit., p. 32.
-
[18]
Chambre, Doc. parl., 954-17 (1996-1997).
-
[19]
Sénat, Rapport de la Commission d’enquête sur la criminalité organisée, Doc. parl., 1-326/9.
-
[20]
Sénat, Rapport de la Commission d’enquête sur la criminalité organisée, Doc. parl., 1-326/9.
-
[21]
Réunion du 15 juillet 1997, p. 48/8, Sénat, Doc parl., 1-326/9.
-
[22]
Réunion du 16 juillet 1997, p. 49/6, Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[23]
J. Berkvens, Criminele organisaties, een preadvies, Vereniging voor de vergelijkende studie van het recht van Belgïe en Nederland, Belgische sectie 1991, Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[24]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Cassation, 4-12-1984 n° 8290, Arrêté Cassation 1984-1985, p. 466, RDP, 1985, p. 580, in 1-326/9, p. 76.
-
[27]
A. De Nauw, Inleiding tot het bijzonder strafrecht, Antwerpen, Kluwer, 1992, p. 61 ; cité par Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[28]
Ibid.
-
[29]
Chambre, Doc parl., 954/10 (1996-1997).
-
[30]
Chambre, Doc. parl., 954/17 (1996-1997).
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Ibid.
-
[33]
Ibid.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Ibid.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
Ibid.
-
[40]
Ibid.
-
[41]
Ibid.
-
[42]
Ibid.
-
[43]
Ibid.
-
[44]
Ibid.
-
[45]
Ibid.
-
[46]
Ibid.
-
[47]
Chambre, Doc. parl., 954/11 (1996-1997).
-
[48]
Ibid.
-
[49]
Chambre, Doc parl., 954/12 (1996-1997).
-
[50]
Ibid.
-
[51]
Chambre, Doc. parl., 954/13 (1996-1997).
-
[52]
Chambre, Doc. parl., 954/14 (1996-1997).
-
[53]
Ibid.
-
[54]
Chambre, Doc. parl., 954/15 (1996-1997).
-
[55]
Chambre, Doc. parl., 954/16 (1996-1997).
-
[56]
Ibid.
-
[57]
Ibid.
-
[58]
Ibid.
-
[59]
Chambre, Doc. parl., 954/18 (1996-1997). Texte adopté par la commission.
-
[60]
Ibid.
-
[61]
Chambre, Doc parl., 954/19 (1996-1997).
-
[62]
Ibid.
-
[63]
Chambre, Doc. parl., 954/20 (1996-1997).
-
[64]
Chambre, Doc. parl., 954/21 (1996-1997).
-
[65]
Chambre, Doc. parl., 954/22 (1996-1997).
-
[66]
Chambre, Doc. parl., 954/24 (1996-1997).
-
[67]
Chambre, Doc. parl., 954/25 (1996-1997).
-
[68]
Chambre, Doc. parl., 954/26 (1996-1997).
-
[69]
Chambre, Doc. parl., 954/27 (1996-1997).
-
[70]
Chambre, Doc. parl., 954/29 (1996-1997).
-
[71]
Chambre, Doc. parl., 954/30 (1996-1997).
-
[72]
Sénat, Doc. parl., 1-662/8.
-
[73]
Moniteur belge, 26 février 1999.
-
[74]
Article 28bis, Moniteur belge, 2 avril 1998.
-
[75]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[76]
Ibid.
-
[77]
Ibid.
-
[78]
Ibid.
-
[79]
G.-H. Beauthier, Commentaires sur le projet de loi relatif aux organisations criminelles, Ligue des droits de l’homme, 25 septembre 1997.
-
[80]
Moniteur belge, 18 décembre 1998.
-
[81]
Chambre, Doc. parl., 638/17 (1995-1996).
-
[82]
Sénat, Doc. parl., 1-758/7 (1997-1998).
-
[83]
Ibid.
-
[84]
Sénat, Doc. parl., 1-758/3 (1997-1998).
-
[85]
Ibid.
-
[86]
Sénat, Doc. parl., 1-758/8 (1997-1998).
-
[87]
Ibid.
-
[88]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[89]
Ibid.
-
[90]
Loi du 17 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction, article 28bis.
-
[91]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[92]
C. De Valkeneer, « Les opérations sous-couverture et la recherche proactive dans les instruments internationaux », in La Justice pénale et l’Europe, sld de Fr. Tuikens et H.-D. Bosly, Bruxelles, Bruylant, 1996, p. 368.
-
[93]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[94]
Ibid.
-
[95]
Sénat, Doc. parl., 1-326/9.
-
[96]
Sénat, Doc. parl., 1-758/10 (1997-1998).
-
[97]
Ibid.
-
[98]
Moniteur belge, 22 décembre 1992.
-
[99]
Ibid.
-
[100]
Ministère de l’Intérieur et de la Fonction publique, circulaire relative à la loi du 5 août 1992 sur la fonction de police, Moniteur belge, 20 mars 1993.
-
[101]
Sénat, Doc. parl., 1-758/10 (1997-1998).
-
[102]
Chambre, Doc. parl., 954/1, (1996-1997).
-
[103]
Ibid.
-
[104]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996), 8 octobre 1997.
-
[105]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996).
-
[106]
Ibid.
-
[107]
Ibid.
-
[108]
Ibid.
-
[109]
Ibid.
-
[110]
Ibid.
-
[111]
Ibid.
-
[112]
Ibid.
-
[113]
Ibid.
-
[114]
Ibid.
-
[115]
Chambre, Doc. parl., 638/7 (1995-1996).
-
[116]
Chambre, Doc. parl., 638/4 (1995-1996).
-
[117]
Chambre, Doc. parl., 638/14 (1995-1996).
-
[118]
Ibid.
-
[119]
Sénat, Doc. parl., Rapport fait au nom des commissions réunies de la Justice et des Affaires étrangères, 1-758/10 (1997-1998).
-
[120]
Chambre, Doc. parl., 954/1 (1996-1997).
-
[121]
Loi du 12 mars 1998 relative à l’amélioration de la procédure pénale au stade de l’information et de l’instruction, article 28bis.
-
[122]
Décision des Ministres de l’Intérieur et de la Justice du 16 novembre 2000 relative à l’intégration des membres de la police judiciaire et de la gendarmerie dans la direction générale de la police judiciaire.