Couverture de CRIS_1666

Article de revue

Les juridictions du travail et la réforme de la Justice

Pages 1 à 60

Notes

  • [1]
    Loi du 10 octobre 1967, entrée en vigueur le 1er novembre 1970.
  • [2]
    Moniteur belge, 5 mai 1999.
  • [3]
    Le Code judiciaire de 1967 fut dans une large mesure l’œuvre d’un commissaire royal à la Réforme judiciaire. Cette charge fut assumée d’abord par Charles Van Reepinghen, professeur à l’UCL. Nommé par arrêté royal du 17 octobre 1958, il produisit, en 1963, le rapport et l’avant-projet sur lequel seraient basés les travaux du Parlement. Après le décès de Ch. Van Reepinghen, la charge fut reprise par Ernest Krings, futur procureur général à la Cour de cassation.
  • [4]
    Cf. par exemple l’interview d’E. Krings dans Vlaams Jurist Vandaag, 1991, n° 1, p. 13, cité dans la note de H. Lenaerts, Zijn de arbeidsgerechten aan vernieuwing toe ?, diffusée en annexe du Mémorandum du groupe de concertation magistrature-université, septembre 1999.
  • [5]
    L’appel des décisions du juge de paix relève, selon le cas, du tribunal de première instance (tribunal civil) ou du tribunal de commerce ; l’appel des décisions du tribunal de police relève du tribunal correctionnel.
  • [6]
    Le ressort de la cour du travail de Bruxelles comprend les trois provinces constituant l’ancienne province de Brabant.
  • [7]
    Dans le langage juridique, le terme sentence s’applique essentiellement à la décision d’un arbitre, spécialement un arbitre privé.
  • [8]
    À l’exception de la chambre chargée du statut social des travailleurs indépendants, composée de deux conseillers à la cour et d’un conseiller social travailleur indépendant.
  • [9]
    Cf. infra.
  • [10]
    Les juges sociaux doivent avoir un diplôme en français ou en néerlandais, selon la langue de la juridiction où ils sont nommés. À Bruxelles, leur diplôme doit être établi dans une de ces deux langues, et ils ne peuvent siéger que dans la langue de leur diplôme. À la cour de Liège et au tribunal de Verviers-Eupen, le diplôme doit être établi en français ou en allemand ; les juges ne peuvent siéger que dans la langue de leur diplôme, sauf s’ils passent un examen attestant la connaissance de l’autre langue.
  • [11]
    Moniteur belge, 4 mai 1999. Cet arrêté entre en vigueur rétroactivement au 1er décembre 1998.
  • [12]
    M. Taquet, « Les cours et les tribunaux du travail », Journal des tribunaux du travail, 1970, p. 153 ; idem, Journal des Tribunaux, 1955, p. 1, cité dans le Rapport sur la Réforme judiciaire (Éd. du Moniteur, Bruxelles 1964, p. 107)
  • [13]
    Conseil national du travail, avis n° 58 du 5 juillet 1956.
  • [14]
    Cf. l’avis n° 284 du 11 juillet 1968, relatif notamment aux ressorts territoriaux des cours et tribunaux du travail et à divers aspects du statut des juges sociaux (polyvalence ou spécialisation ; nombre de juges à nommer ; tour de rôle ; jeton de présence) et l’avis n° 335 du 9 juin 1970, qui concernait le droit des juges sociaux à un congé non rémunéré, et l’assimilation de ce congé dans la législation sociale.
  • [15]
    Cf. article 151 § 1 de la Constitution, suite à la modification du 20 novembre 1998 dans le cadre de la nouvelle réforme judiciaire.
  • [16]
    Sauf dans des cas particuliers (jugement des ministres…) le ministère public de la Cour de cassation n’exerce pas l’action publique. Son rôle, dans les procédures civiles comme dans les procédures pénales, consiste essentiellement à formuler des ‘conclusions’, autrement dit un avis.
  • [17]
    Certains auditorats couvrent cependant le ressort de plusieurs tribunaux
  • [18]
    Dans le langage juridique, on appelle ordre public ce qui transcende les intérêts privés. On admet généralement que la législation de sécurité sociale intéresse l’ordre public. Il en va de même d’une bonne partie de la législation du travail, dans la mesure où, au-delà de l’intérêt privé du travailleur, elle protège l’ordre social et économique, notamment la concurrence loyale entre entreprises.
  • [19]
    Lorsqu’un travailleur se plaint de ce que son salaire n’est pas correctement payé, sa demande peut s’analyser juridiquement comme une demande de réparation d’une infraction à la loi sur la protection de la rémunération ou à la loi sur les conventions collectives.
  • [20]
    Modification de l’article 764 du Code judiciaire par la loi du 26 novembre 1986.
  • [21]
    Cour de cassation 14 septembre 1989, Pasicrisie 1990, 696.
  • [22]
    Cf. article 1052 du code judiciaire.
  • [23]
    Cette partie ne peut prétendre à l’exhaustivité. On a pris quelques exemples qui éclairent la nature des débats en cours. On aurait pu citer également la question du contrôle à domicile des chômeurs, les procédures de référé dans les conflits collectifs de travail et d’autres sujets.
  • [24]
    En ce qui concerne les lois et les décrets, rappelons que la Cour d’arbitrage peut annuler ceux qui sont contraires à certaines dispositions constitutionnelles, et que les tribunaux refusent d’appliquer ceux qui sont contraires au droit international applicable en Belgique.
  • [25]
    Il s’agit évidemment ici des conventions collectives visées par la loi du 5 décembre 1968. L’expression ‘convention collective’ est parfois utilisée dans le contexte de la fonction publique ou du dialogue social européen ; elle vise alors des protocoles d’accords, concrétisés ensuite dans les formes juridiques appropriées (arrêtés royaux, etc.).
  • [26]
    Les parties signataires d’une CCT conclue au sein d’un organe paritaire (commission paritaire, CNT) peuvent demander d’étendre sa force obligatoire par arrêté royal. Cette extension a pour effet, d’une part d’interdire les dérogations individuelles à la CCT, d’autre part de rendre les manquements à la CCT pénalement punissables.
  • [27]
    Même dans le domaine pénal le plus classique, il est difficile d’interpréter les mouvements d’opinion de ces dernières années autrement que comme un appel à plus de répression, même si les initiateurs de ce que l’on a appelé le mouvement blanc se sont généralement gardés de formuler des revendications concrètes.
  • [28]
    Moniteur belge, 22 juin 1999.
  • [29]
    Article 13 de la Constitution : « Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
  • [30]
    Cette règle a fait l’objet de critiques, et la plupart des tribunaux acceptent désormais de redonner la parole aux parties qui souhaitent répliquer au ministère public. Mais cette évolution n’empêche pas que la procédure reste basée sur une mise en état de l’affaire par les parties, en amont de l’avis du ministère public.
  • [31]
    La seule exception concerne le cas où les parties sont d’accord de comparaître volontairement devant le tribunal. Cela se présente rarement devant le tribunal du travail, sauf dans certaines procédures en matière d’accidents du travail.
  • [32]
    La sécurité sociale est ici entendue au sens large ; elle comprend les accidents du travail, les CPAS, etc.
  • [33]
    Selon les règles ordinaires, les frais de justice sont à charge de la partie qui perd le procès.
  • [34]
    Moniteur belge, 2 février 1999.
  • [35]
    Bureau national de la CSC, Doc 98/056, 18 mai 1998.
  • [36]
    P. Pype, « Une réforme en profondeur des tribunaux du travail », Bulletin FEB, septembre 1996, p. 43
  • [37]
    Ch.-A. van Oldeneel, « Réforme de la justice : enfin une réalité ? », Bulletin FEB, septembre 1996, p. 60
  • [38]
    Le passage omis, qui concerne l’auditorat, est reproduit au chapitre suivant.
  • [39]
    Lettre de M. Guy Verhofstadt, 18 décembre 1998.
  • [40]
    Document préparatoire du Congrès du 5-6 juin 1998, Résolution 5.2., publié dans Keerpunt, avril 1998.
  • [41]
    Lettre de Ingrid Vanden Berghe (CEPESS), 23 février 1999.
  • [42]
    « 5 manières de vivre mieux », programme du Nouveau PSC, juin 1999, p. 35.
  • [43]
    Lettre de M. Philippe Busquin, 18 décembre 1998.
  • [44]
    Cf. en ce sens la déclaration de M. Thierry Giet lors de la discussion du projet de loi en séance plénière de la Chambre : Chambre, Annales parlementaires, séance du 16 décembre 1998.
  • [45]
    Cf. par exemple la déclaration de M. Antoine Duquesne lors de la discussion en séance plénière de la Chambre, Chambre, Annales parlementaires, 16 décembre 1998.

Introduction

1Les juridictions du travail existent sous leur forme actuelle depuis l’entrée en vigueur du Code judiciaire, en 1970 [1]. En 1995, leur vingt-cinquième anniversaire fut commémoré par des colloques universitaires, des publications scientifiques ou des discours de circonstance, qui rencontrèrent un intérêt poli. L’impression dominante était que le système fonctionnait à la raisonnable satisfaction de tous et ne justifiait ni congratulations enthousiastes ni critiques rédhibitoires.

2En 1998, les juridictions du travail se sont trouvées entraînées un peu malgré elles dans la vague des réformes inspirées par le constat des carences de l’appareil judiciaire belge. Même si, depuis 1991, les déclarations gouvernementales mentionnaient la nécessité de réformer la justice, les affaires qui ont éclaté en été 1996 ont manifestement servi de détonateur. Les carences que l’on stigmatisait le plus concernaient surtout l’appareil pénal. Qu’il s’agisse de la procédure pénale proprement dite – notamment la place qu’y occupe la victime –, ou qu’il s’agisse de problèmes organisationnels, comme le fonctionnement de la police ou les relations des différentes autorités entre elles, il s’avéra que les règles en vigueur, qui dataient pour l’essentiel de la période napoléonienne, nécessitaient des réformes plus ou moins importantes.

3Certaines critiques concernaient cependant aussi la justice civile, dont font partie les juridictions du travail. Ainsi, les débats sur le contrôle dit ‘externe’ de l’appareil judiciaire ou sur les conditions de nomination dans la magistrature se posent fondamentalement dans les mêmes termes pour les magistrats pénaux et pour les magistrats civils et, parmi ceux-ci, pour les magistrats du travail. Pour le reste, les règles de fonctionnement de la justice civile avaient été refondues trois décennies auparavant, et semblaient pouvoir se satisfaire de révisions moins fondamentales que celles qu’appelait la justice pénale. Il reste néanmoins que des problèmes se posaient. Certains sont tout à fait étrangers aux juridictions du travail, ou ne les concernent que d’une façon atténuée, par exemple la question de l’arriéré judiciaire. D’autres les concernent au même titre que les autres juridictions civiles. Certaines questions leur sont même spécifiques – par exemple les débats autour de l’auditorat du travail.

4Le 28 mai 1998, une résolution du Parlement approuvait une Note sur les lignes de force de la réforme de l’organisation judiciaire, datée elle-même du 24 mai. Cette note était l’aboutissement de la concertation ‘octopartite’ qui a réuni les partis de la majorité fédérale (CVP, PS, PSC, SP) et quatre partis d’opposition (FDF, PRL, VLD, VU) au lendemain de la tentative de l’évasion de Marc Dutroux.

5Le présent Courrier hebdomadaire présente la réforme judiciaire résultant de cette concertation vue sous l’angle des juridictions du travail. De ce point de vue, il s’agit essentiellement de la réforme du ministère public par la loi du 22 décembre 1998, qui entraîne notamment la suppression de l’auditorat du travail comme corps autonome.

6Il s’agit ensuite de l’institution du tribunal d’arrondissement, qui aurait entraîné, si la réforme avait été adoptée, la suppression des juridictions du travail comme entités distinctes. Sur ce point, la concertation octopartite n’a pas débouché sur une décision formelle coulée en projet de loi. Au stade actuel, le tribunal d’arrondissement n’est encore qu’un objet d’études et d’expériences pilotes, à concrétiser éventuellement lors de l’actuelle législature, après les révisions constitutionnelles nécessaires. La déclaration de révision de la Constitution du 4 mai 1999 [2] ouvre notamment à révision l’article 157, qui prévoit l’existence des juridictions militaires, commerciales et du travail, sans cependant préciser l’objet ou l’orientation de la réforme.

7Les thèmes communs à l’ensemble de la réforme judiciaire, comme le Conseil supérieur de la Justice, la nomination, la carrière et le statut disciplinaire des magistrats, sont abordés de façon succincte, l’accent y étant mis sur les thèmes par rapport auxquels les juridictions du travail se sont profilées de façon spécifique.

8La première partie du Courrier hebdomadaire met la réforme en perspective, par la description et l’évaluation du fonctionnement actuel des juridictions du travail. On s’attachera particulièrement au positionnement des acteurs, en l’occurrence, les acteurs politiques au sens strict et les interlocuteurs sociaux, mais aussi le ‘monde juridique’ – la magistrature, le barreau, et les universités. D’autre part, au-delà de quelques positions de principe – par exemple sur l’existence d’une juridiction qui n’est pas composée uniquement de magistrats de carrière – la réforme judiciaire comporte un important aspect pratique ou technique. Sans transformer cette étude en ouvrage juridique, on n’a pas voulu ignorer cette dimension.

9On s’est efforcé de rendre compte des développements entrés dans l’actualité jusqu’en octobre 1999. On espère cependant que ce travail permettra au lecteur et aux acteurs de comprendre, voire d’anticiper, les évolutions ultérieures du débat.

La juridiction du travail aujourd’hui

L’environnement de la juridiction du travail

Rappel historique

10Les juridictions du travail ont été mises en place à partir du 1er novembre 1970, en application du Code judiciaire (loi du 10 octobre 1967).

11Auparavant, le contentieux du travail relevait en principe soit des conseils de prud’hommes soit des juges de paix. Il n’existait cependant pas de conseils de prud’hommes sur l’ensemble du territoire. Lors de la création de l’État belge, en 1830, il n’en existait que deux, à Bruges et à Gand. A la veille de la réforme judiciaire, les villes et les régions industrielles étaient desservies, mais non les régions rurales. Là où il n’existait pas de conseil de prud’hommes, le contentieux du travail relevait des juges de paix. Les juges de paix étaient par ailleurs compétents pour certains autres contentieux sociaux, par exemple celui des accidents du travail.

12Quant au contentieux de la sécurité sociale, il relevait de commissions administratives propres à chaque secteur. Ces commissions ne siégeaient pas dans les palais de justice, mais dans les bâtiments des organismes publics concernés. Elles statuaient jusqu’au niveau de l’appel. Le Conseil d’État assumait le rôle de juge de cassation.

13Dans la forme qu’ils avaient à la veille de la réforme judiciaire, les conseils de prud’homme et les commissions administratives de la sécurité sociale avaient la même composition et traduisaient le même esprit. Schématiquement, il s’agissait de l’esprit du Projet d’accord de solidarité sociale de 1944, fondé sur la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs sociaux. La juridiction était composée de juges présentés par ces interlocuteurs sociaux (c’est-à-dire les organisations patronales et syndicales) qui rendaient la justice avec l’aide d’un juriste professionnel.

14Faut-il rappeler que cet esprit ne s’était développé que progressivement ? L’esprit initial des conseils de prud’hommes, que l’État belge avait hérités de la période révolutionnaire française, les rapprochait beaucoup plus des tribunaux militaires ou maritimes ou d’autres juridictions spéciales liées à des statuts disciplinaires. Institués à la demande des Chambres de commerce, ils étaient composés majoritairement de représentants des employeurs.

15La délégation des travailleurs, composée à l’origine de chefs d’ateliers, contremaîtres ou ouvriers patentés, est restée longtemps limitée au personnel de maîtrise, même lorsque les ouvriers y eurent légalement accès. Les conseils de prud’hommes étaient un élément de l’autorité patronale, au même titre que d’autres dispositifs dérogatoires au droit commun qui caractérisaient le droit du travail de l’époque : le livret ouvrier, les discriminations entre employeurs et travailleurs dans le droit de la preuve ou dans la liberté d’association, le droit de l’employeur de modifier unilatéralement les conditions de travail en modifiant le règlement de travail, etc. À côté de leurs compétences civiles, les prud’hommes avaient d’ailleurs certaines compétences pénales, par exemple en matière de protection des secrets de fabrication. Ce n’est que progressivement que les conseils de prud’homme ont évolué vers la logique de la concertation paritaire qui inspire les juridictions du travail mises en place en 1970.

16Le concept de tribunal du travail, groupant les compétences sociales éparpillées dans diverses juridictions, émergea dans le courant des années 1950. Il fit l’objet de diverses propositions de loi, spécialement celles de Louis Major, ancien dirigeant de la FGTB devenu parlementaire, et qui fut ministre de l’Emploi et du Travail. Il fit également l’objet, en 1957, d’un avis du Conseil national du travail. Ces propositions suivirent leur cours parlementaire parallèlement au projet de réforme judiciaire préparé par les commissaires royaux à la réforme judiciaire [3]. Ceux-ci avaient imaginé plutôt un tribunal d’arrondissement composé de diverses sections, dont une section sociale.

17Le Code judiciaire repose sur un compromis entre les deux propositions. Les acteurs de l’époque relatent que Louis Major avait mis tout son poids dans la balance pour faire admettre le principe d’un tribunal du travail autonome, contre le concept de tribunal d’arrondissement, au point de persuader le ministre de la Justice – et après lui le commissaire royal – que sans ce compromis la réforme judiciaire elle-même n’avait aucune chance d’aboutir [4].

Le contexte international

18L’existence d’une juridiction sociale spécifique n’est pas imposée par des textes internationaux. La Recommandation n° 23 de l’Organisation internationale du Travail, adoptée lors de la 7ème session de l’Assemblée générale, le 19 mai 1925, préconise une juridiction spécifique, composée paritairement de représentants des travailleurs et des employeurs, « avec ou sans le complément de juges réguliers », dans le domaine des accidents du travail. Les représentants des travailleurs et des employeurs devraient être soit désignés par leurs organisations respectives ou nommés sur présentation de ces organisations, soit détachés d’autres institutions sociales, soit encore élus par des collèges électoraux séparés. Subsidiairement, la même recommandation préconise que, là où ce contentieux est attribué aux juridictions ordinaires, celles-ci entendent les représentants des employeurs et des travailleurs « entant qu’experts ».

19Dans la majorité des pays européens il existe un tribunal du travail spécifique.

20Parmi les pays de l’Union européenne, ce n’est qu’en Grèce et aux Pays-Bas que le droit social relève des juridictions ordinaires. Cela ne signifie pas que les caractéristiques du système belge se retrouvent partout telles quelles. En Espagne et en Italie, le tribunal du travail est simplement une juridiction spécialisée, composée seulement de magistrats de carrière. Au Portugal, il s’agit d’une section du tribunal de première instance, du tribunal d’appel ou de la cour suprême. En première instance, la possibilité théorique existe de porter l’affaire devant une chambre à trois juges (un juge de carrière et deux juges sociaux), mais cette possibilité ne semble jamais être utilisée.

21Le système de l’échevinage (présence de juges sociaux) existe dans plusieurs pays, mais pas nécessairement dans le sens que l’on connaît en Belgique. En France, les prud’hommes sont moins encadrés que les juges sociaux belges, mais leurs compétences sont plus limitées, et l’échevinage n’est pas appliqué en degré d’appel. Au Luxembourg, le tribunal du travail est constitué du juge de paix siégeant avec deux juges sociaux ; le contentieux d’appel relève de la cour d’appel ordinaire (sans échevinage). En Grande-Bretagne, les Industrial Tribunals sont composés d’une manière qui ressemble à celle des tribunaux du travail belges, mais leurs compétences sont plus limitées, même dans le domaine du droit du travail. Au niveau de l’appel, le contentieux relève d’une section spécialisée (mais sans échevinage) de la Haute Cour. En Irlande, les Labour Courts ne sont pas de vrais tribunaux, mais plutôt comme des instances de conciliation ou d’arbitrage sur une base volontaire. Au Danemark, le tribunal du travail ressemble au tribunal belge, mais ses décisions ne sont pas susceptibles d’appel.

22C’est finalement l’Allemagne qui possède le système le plus proche du système belge de juridictions spécialisées, avec échevinage, tant en première instance qu’en appel. Le législateur belge s’est inspiré du système allemand, mais s’en est écarté sur trois points importants.

23D’une part, les juridictions du travail belges appliquent la procédure civile commune. Les juridictions allemandes appliquent une procédure spécifique, axée sur la rapidité et le règlement transactionnel. Ensuite, le système allemand comprend deux ordres de juridictions, compétentes respectivement pour le travail et pour la sécurité sociale. La sécurité sociale y est par ailleurs entendue de façon plus étroite qu’en Belgique. Enfin, l’ensemble de l’ordre judiciaire belge est coiffé par une seule cour suprême, la Cour de cassation, composée uniquement de magistrats de carrière. En Allemagne, la spécialisation et l’échevinage s’étendent jusqu’à la Cour suprême, tant en ce qui concerne le droit du travail (tribunal fédéral du travail) qu’en ce qui concerne le contentieux de la sécurité sociale (tribunal social fédéral). Les diverses juridictions fédérales siègent d’ailleurs dans des villes différentes : le tribunal du travail et le tribunal social à Kassel, la cour constitutionnelle à Karlsruhe, etc.

Le contexte juridique

Rappel de l’organisation judiciaire en Belgique

24Le tribunal du travail siège au niveau de l’arrondissement, comme le tribunal de première instance et le tribunal de commerce. Il y a vingt-sept arrondissements judiciaires en Belgique.

25Le tribunal du travail et le tribunal de commerce sont spécialisés chacun dans leur domaine. Le tribunal de première instance, par contre, est désigné comme le juge ordinaire des conflits. Il se compose de trois sections : le tribunal civil, le tribunal correctionnel et le tribunal de la jeunesse. Son statut de juridiction ordinaire signifie qu’en plus des matières qui lui sont explicitement réservées, il connaît de tous les litiges qui ne sont pas attribués explicitement à une autre juridiction. En outre, s’il est saisi d’un litige qui relève en principe d’une autre juridiction, il ne doit se déclarer incompétent que si la partie défenderesse le demande, ou si la compétence de la juridiction spécialisée est d’ordre public.

26Deux autres juridictions spécialisées dans la justice de proximité siègent au niveau du canton. Le juge de paix est le juge des petits litiges civils, le tribunal de police celui des petites affaires pénales.

27Au niveau de l’appel, fonctionnent des cours d’appel et des cours du travail. Il existe cinq cours d’appel et cinq cours du travail (Bruxelles, Liège, Mons, Anvers, Gand), compétentes pour une ou plusieurs provinces. La cour d’appel connaît de l’appel des décisions des tribunaux de première instance et des tribunaux de commerce [5]. La cour du travail connaît de l’appel des tribunaux du travail. Sauf quelques exceptions, par exemple en matière d’élections sociales, tous les jugements du tribunal du travail peuvent faire l’objet d’un appel.

28Plusieurs tribunaux du travail comportent des sections géographiquement décentralisées. Le ressort de ces sections recouvre habituellement des régions économiques ou des bassins industriels excentrés par rapport au chef-lieu de l’arrondissement. Ils correspondent le plus souvent au ressort d’anciens conseils de prud’homme. De même, s’il n’existe que cinq cours du travail en titre, chaque province est au moins le ressort d’une section décentralisée [6].

29Pour l’ensemble du pays il existe une Cour de cassation. La Cour de cassation ne juge en principe pas du fond de l’affaire, c’est à dire des faits. Son rôle est de vérifier que la loi a été correctement appliquée, qu’il s’agisse de la procédure ou des règles applicables au fond du litige. Un pourvoi en cassation peut être introduit contre les décisions en dernier ressort, c’est-à-dire les décisions qui ne sont plus susceptibles d’appel. La Cour de cassation se compose de trois chambres qui, sans constituer des juridictions séparées, sont néanmoins relativement spécialisées. Le droit social, comme d’autres matières techniques, relève de la troisième chambre.

Les juridictions du travail et la Constitution

30Les juridictions du travail sont prévues par la Constitution depuis une révision du 21 avril 1970 postérieure à la promulgation du Code judiciaire. Le texte de 1830 prévoyait l’existence des tribunaux de première instance, des juges de paix, des tribunaux de commerce et des juridictions militaires, mais non des conseils de prud’hommes, et encore moins des conseils de prud’hommes d’appel, institués à partir de 1910.

31La constitutionnalité des conseils de prud’homme avait fait l’objet de discussions. Pour justifier leur existence, il a été soutenu qu’ils n’étaient qu’un démembrement du tribunal de commerce, dont l’existence était prévue par la Constitution. L’argument avait un sens en 1830 : le conseil de prud’hommes ne rendait pas des jugements, mais des sentences [7] qui pouvaient être déférées au tribunal de commerce. L’institution des conseils de prud’hommes d’appel, en 1910, rendit l’argument caduc. D’autres auteurs sortaient de la difficulté en déniant aux conseils de prud’hommes le caractère de juridiction à part entière. Ils insistaient sur le caractère mineur des litiges en cause, et sur le rôle de conciliation de l’institution. Sans craindre la contradiction dans les termes, ils voyaient les prud’hommes comme des arbitres privés dont l’intervention aurait été légalement obligatoire. Certains, enfin, soutenaient que la Constitution n’interdit pas les juridictions spécialisées, même si elle prohibe les juridictions extraordinaires. Avec le recul, il faut bien admettre que le maintien des conseils de prud’hommes résulte du consensus politique qui les entourait et de l’absence de contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, plus que de la force des arguments invoqués. Saisi du projet de Code judiciaire, le Conseil d’État insista pour que la Constitution soit modifiée en vue d’y intégrer les juridictions du travail.

La juridisation des rapports sociaux

32La nature consensuelle, arbitrale, concertative, est restée la marque des conseils de prud’hommes jusqu’à leur disparition. Il en reste un vestige dans le Code judiciaire, qui impose que le tribunal du travail s’efforce de concilier les parties à un litige en matière de contrat de travail. Ce préalable de conciliation s’est cependant, dans la plupart des cas, réduit à une formalité, voire à une clause de style. Des commentateurs ont d’ailleurs souligné la contradiction qu’il y avait à chercher à concilier des parties après l’introduction d’une procédure contentieuse. Le Code judiciaire prévoit par ailleurs une procédure de conciliation hors procès, fréquemment utilisée devant le juge de paix. Les plaideurs recourent rarement à cette procédure devant le tribunal du travail. L’évolution de l’institution depuis sa création a été marquée par un très net progrès du juridisme. La plupart des parties qui se présentent devant le tribunal du travail n’ont aucune intention de se concilier ou de transiger, et demandent un jugement par droit et sentence.

33Il y a certaines causes techniques, voire pratiques, à cette évolution. Par exemple, un travailleur a des possibilités très limitées d’obtenir qu’une transaction avec son employeur soit opposable à la sécurité sociale, notamment à l’ONEm pour l’octroi d’allocations de chômage. Mais il y va aussi d’évolutions plus fondamentales. Les usages, les coutumes, les traditions qui marquaient les conseils de prud’hommes au point de justifier leur existence, ont largement cédé la place à un droit écrit dont le conceptualisme n’a plus rien à envier à celui d’autres branches du droit. La législation sociale elle-même, avec sa réglementation détaillée et ses interprétations consensuelles, est de plus en plus imprégnée par les principes généraux du droit, qu’ils soient issus du droit des obligations, du droit public, du droit international, etc. L’évolution n’est pas sans rappeler la transformation du droit coutumier, à la fin du Moyen Âge, sous l’influence d’un droit savant d’origine romaine ou ecclésiastique.

34L’enjeu pour le juge du travail n’est plus de dégager les interprétations généralement acceptées en fonction d’un esprit général de concertation et de consensus entre partenaires sociaux, mais les valeurs communes qui transcendent les multiples divisions du monde du travail et, à travers lui, de la société. Quant au caractère mineur des litiges traités par les prud’hommes, il appartient également au passé. Le tribunal du travail traite régulièrement d’affaires de plusieurs centaines de milliers de francs, voire plusieurs millions, par exemple lorsqu’il s’agit du licenciement d’un cadre ou d’un travailleur protégé par son mandat syndical. Le contentieux de la sécurité sociale met souvent en cause le revenu de base des gens pendant plusieurs mois, voire plusieurs années.

35Va-t-on assister à un retour du balancier ? Dans beaucoup de branches du droit, et spécialement dans le domaine du droit privé, le progrès du juridisme est considéré comme un phénomène assez ambivalent. De nombreuses initiatives se développent pour favoriser le règlement à l’amiable, par le biais de médiations plus ou moins institutionnalisées. Dans la sphère sociale, de telles médiations sont traditionnelles, par le biais des structures de concertation internes ou extérieures aux entreprises. De fait, la majorité des procédures au tribunal du travail concernent des entreprises où ces organes de concertation n’existent pas ou ne fonctionnent pas convenablement.

Le siège du tribunal

La composition du tribunal

36Le tribunal du travail et la cour du travail ont en principe une composition tripartite : le siège est présidé par un magistrat de carrière, mais comprend également des assesseurs présentés par les partenaires sociaux. Ces assesseurs sont appelés juges sociaux au tribunal, conseillers sociaux à la cour.

37Le plus souvent, il y a un assesseur employeur et un assesseur travailleur salarié. Dans les litiges en matière de contrat de travail, l’assesseur travailleur salarié doit avoir été nommé en qualité d’ouvrier ou d’employé, selon la qualité du travailleur en cause. Lorsque cette qualité fait elle-même l’objet de contestation, le tribunal siège avec quatre assesseurs : deux employeurs, un ouvrier, un employé. En matière de statut social des travailleurs indépendants, le tribunal siège avec deux assesseurs travailleurs indépendants. En matière d’allocations pour handicapés, il siège avec un assesseur salarié et un assesseur indépendant.

38La même composition se retrouve au niveau de la cour du travail [8]. La Cour de cassation, par contre, est composée uniquement de magistrats.

39Signalons enfin que quelques procédures sont menées devant le président du tribunal du travail, siégeant sans juges sociaux. Tel est le cas, en particulier, du référé, qui permet de prendre les mesures provisoires appelées par l’urgence ; l’appel de référé, par contre, se traite par la cour du travail dans sa composition normale.

Le statut des magistrats de carrière

40Dans l’ensemble, les magistrats de carrière des juridictions du travail ont le même statut que les autres membres de la magistrature. Les membres du tribunal du travail ont le même statut pécuniaire que les membres du tribunal de première instance. Les membres de la cour du travail ont le même statut que les membres de la cour d’appel.

41Il existait quelques différences dans la procédure de nomination, qui ont été largement gommées par la réforme [9].

Le statut des juges et conseillers sociaux

La nomination

42Les juges et conseillers sociaux sont nommés pour une période de cinq ans, renouvelable. Ils sont nommés par arrêté royal contresigné par le ministre de l’Emploi et du Travail en ce qui concerne les employeurs et les travailleurs salariés, par le ministre des Classes moyennes en ce qui concerne les travailleurs indépendants. Ils sont présentés sur liste double par les organisations patronales, syndicales et de classes moyennes.

43Le Code judiciaire ne prévoit pas de critère spécifique de reconnaissance comme organisation représentative, et ne prévoit pas non plus comment les mandats de juges sociaux sont répartis lorsque plusieurs organisations sont reconnues comme représentatives. Dans la pratique, le ministre de l’Emploi et du Travail tient compte des présentations faite par la Fédération des entreprises de Belgique, en ce qui concerne les juges employeurs, et par les trois confédérations syndicales représentées au Conseil national du travail, en ce qui concerne les juges travailleurs. Pour la répartition des mandats travailleurs entre les trois organisations syndicales, il tient compte du résultat des dernières élections sociales qui ont précédé le renouvellement des mandats.

44Il s’agit d’une pratique, qui ne semble d’ailleurs pas avoir été constante, et non d’une obligation légale. À plus forte raison, aucune loi ne précise ce qu’il faut entendre par résultat des élections sociales. Lors des derniers renouvellements, on a tenu compte des pourcentages de voix obtenus, dans l’arrondissement administratif où se trouve le siège du tribunal (qui ne correspond pas nécessairement au ressort judiciaire), respectivement dans le collège employé et dans le collège ouvrier, pour l’élection aux comités pour la prévention et la protection du travail. On ne tient donc pas compte des résultats dans le collège jeunes travailleurs (qui n’est pas réparti entre employés et ouvriers), ni des entreprises où les ouvriers et les employés sont groupés dans un collège commun, ni des entreprises où fonctionne un CPPT, mais où il n’y a pas eu d’élections en raison du fait que le nombre de candidats correspondait aux mandats à pourvoir. On ne tient pas compte non plus des organes de concertation dans le secteur public, bien que les juridictions du travail soient compétentes pour certains contentieux dans ce domaine.

45Le ministre des Classes moyennes tient compte des candidats présentés par les organisations membres du Conseil supérieur des classes moyennes. Il suit apparemment les pondérations en usage au sein de cet organe.

46La loi ne prévoit pas d’autre condition de nomination que d’être Belge et d’avoir atteint un certain âge (25 ans pour les juges sociaux, 30 ans pour les conseillers sociaux). La nomination fait l’objet d’un avis de la magistrature, qui s’enquiert de la moralité des candidats. Par contre, l’originalité de l’institution veut qu’aucune condition de formation ou de diplôme n’est requise. Le diplôme scolaire est seulement pris en considération pour déterminer le rôle linguistique des candidats [10].

L’exercice du mandat

47Les juges et conseillers sociaux sont en principe soumis au même statut disciplinaire et au même régime d’incompatibilités que les magistrats. Il existe quelques dérogations. Ainsi, les juges et conseillers sociaux ne sont pas soumis à l’incompatibilité entre les fonctions judiciaires et la qualité de travailleur salarié, l’exercice d’un commerce, l’administration de sociétés ou la direction d’entreprises industrielles ou commerciales. Par dérogation à l’incompatibilité entre les fonctions judiciaires et les autres mandats publics, ils peuvent exercer des fonctions dans une organisation représentative d’employeurs, de travailleurs salariés ou de travailleurs indépendants, ou dans des organismes de sécurité sociale. Par contre, le mandat de juge social est incompatible avec tout emploi dans la fonction publique.

48La réglementation (arrêté royal du 12 octobre 1970) prescrit que les conseillers et les juges sociaux siègent pendant trois mois à tour de rôle. Le rôle est établi par le chef de corps de manière à permettre à tous les juges et conseillers sociaux « de siéger approximativement à un même nombre d’audiences, au cours de leur mandat ». À cet effet, les conseillers et juges sociaux sont classés, au sein de leur catégorie (ouvrier, employé, employeur, travailleur indépendant), par ordre d’ancienneté ou, à ancienneté égale, par ordre d’âge. L’application de cette règle varie d’une juridiction à l’autre. On peut cependant en retenir que, en principe, c’est le juge de carrière, et non le juge social, qui assume la continuité, notamment celle de la jurisprudence.

Le statut social

49S’ils sont salariés, les juges et les conseillers sociaux bénéficient à charge de l’employeur d’un congé pendant le temps qu’ils exercent leur mission. Ce congé n’est en principe pas rémunéré. Le juge touche de l’État un jeton de présence qui est censé couvrir à la fois la perte de salaire éventuelle et les frais – notamment les frais de déplacement. Le montant du jeton a été fixé en 1970 à 500 francs brut pour les juges sociaux et 750 francs pour les conseillers sociaux. Il n’avait jamais été adapté ni indexé jusqu’à ce qu’un arrêté royal du 22 avril 1999 [11] le fasse passer à 1.644 francs pour les juges et à 2.461 francs pour les conseillers, et prévoie leur indexation semblable à celle des traitements dans la fonction publique. Ce jeton n’est dû que pour les prestations de trois heures au moins. Le juge preste donc gratuitement sa présence pour les tâches de moindre durée. Par ailleurs, le jeton est censé couvrir également les frais de la fonction, notamment les déplacements. Toutes ces contraintes font que, dans la pratique, la plupart des organisations sont amenées à présenter comme juges sociaux des permanents, des travailleurs de très grandes entreprises dont le salaire est maintenu pendant la mission, ou encore des retraités ou des prépensionnés. Cette restriction dans le choix des candidats pourrait menacer en partie l’originalité de l’institution.

Évaluation

La position du monde juridique

50On a déjà mentionné que le principe d’une juridiction du travail autonome a été imposé par le législateur, à la demande pressante des partenaires sociaux et contre l’avis des commissaires royaux à la réforme judiciaire. Le commissaire royal van Reepinghen avait admis la nécessité d’une section spécialisée en fonction de l’évolution du droit social vers une plus grande technicité et de la nécessité de regrouper dans une juridiction le contentieux du droit du travail et de la sécurité sociale. Néanmoins, son rapport ne tarit pas d’éloges sur la façon dont les juges de paix avaient assumé le contentieux social, au point que l’on peut se demander si son projet correspondait réellement à son intime conviction. Quant à la présence des juges sociaux, le commissaire royal l’avait admise, de son propre aveu, par souci de réalisme, et non sans énumérer longuement les objections théoriques qu’il voyait à des juges non juristes, nommés temporairement, de surcroît sur présentation d’organisations patronales ou syndicales. Son opinion correspondait à la plupart de celles qui avaient cours à l’époque dans le monde juridique.

51Après la mise en œuvre de la réforme, peu de voix dissidentes se sont encore manifestées.

52À l’occasion de l’installation des juridictions du travail, Marcel Taquet a publié un texte qui reprenait le titre d’un article publié en 1955 [12]. Dans l’article de 1955, l’avocat bruxellois, éminent spécialiste du droit du travail, se prononçait résolument contre le principe d’une juridiction paritaire. L’article de 1970 était d’une tonalité très différente. Saluant l’installation des nouvelles juridictions, l’auteur constate qu’elles « se présentent bien » : « les justiciables y bénéficieront d’une bonne connaissance de la vie sociale (juges et conseillers sociaux), sous la direction d’un juge professionnel président. Ils jouiront de l’aide dont ils auront besoin : le ministère public (…) ».

53La littérature juridique publiée depuis lors, d’ailleurs peu abondante, ne s’écarte guère de cette position. Les problèmes soulevés ont concerné des points de détail, et non le principe de l’échevinage. Ainsi, lors de l’attribution aux juridictions du travail du contentieux de l’aide sociale, on s’est demandé s’il était justifié de faire juger le contentieux des CPAS par des assesseurs présentés par les interlocuteurs sociaux. La composition de la chambre chargée du statut social des travailleurs indépendants a également soulevé quelques difficultés, qui ont entraîné des modifications.

54Le Code judiciaire avait opté pour des chambres composées de deux magistrats de carrière et d’un juge social indépendant. Cette solution avait été préconisée par le commissaire royal, qui craignait que les juges sociaux puissent être suspectés de prendre trop fait et cause pour le travailleur. Elle reste en vigueur à la cour du travail. Elle fut cependant critiquée au sein même de la magistrature, car c’était le seul domaine où les juges sociaux étaient en minorité par rapport aux magistrats de carrière. Certaines propositions, catégoriquement rejetées par les organisations de classes moyennes, tendaient à mettre en présence un travailleur salarié et un travailleur indépendant. Une loi du 26 juillet 1990, conforme à la position du Conseil supérieur des classes moyennes, établit la composition actuelle (un magistrat de carrière, deux assesseurs présentés par les organisations de classes moyennes).

55Cette modification fut expliquée par des motifs budgétaires : libérer un magistrat de carrière de ce contentieux contribuerait à réduire l’arriéré judiciaire. La modicité du jeton de présence alloué aux juges sociaux fut expressément invoquée par le ministre de la Justice pour justifier le bénéfice de la réforme ! Pour rencontrer les objections du commissaire royal, rappelées par le Conseil d’État, on maintint à la cour du travail la composition d’origine (deux magistrats, un assesseur).

La position des interlocuteurs sociaux

56La position des interlocuteurs sociaux sur la juridiction du travail fut exprimée officiellement dans un avis du Conseil national du travail bien antérieur au vote du Code judiciaire, et même au rapport du commissaire royal à la réforme judiciaire [13]. Il était basé sur « diverses propositions de loi dont la Chambre des représentants (était à l’époque) saisie ».

57Unanime sur l’essentiel (la création de juridictions du travail autonomes, jusqu’en degré d’appel, compétentes pour la majeure partie du contentieux social), le Conseil était divisé sur des points importants.

58Ainsi, la CSC a tenu à se distancier du concept d’un tribunal présidé par un juriste. Elle préférait un schéma dans lequel le pouvoir de décision appartiendrait aux juges sociaux, qui assumeraient à tour de rôle la présidence. L’assesseur juridique aurait pour fonction principale de mettre en forme la décision prise. De même, la FGTB rejetait l’idée que les juges sociaux soient nommés. Elle préférait un système d’élections, comme en France. Les organisations syndicales souhaitaient que le tribunal du travail soit compétent en matière de droit pénal social ; les employeurs rejetaient cette option. La majorité du Conseil souhaitait que les tribunaux du travail absorbent les commissions administratives de la sécurité sociale. Les employeurs et la CSC ont cependant tenu à se dissocier d’un avis recommandant la suppression pure et simple de ces commissions. Ils recommandèrent de les laisser subsister « tout en perdant leur caractère juridictionnel, leur rôle étant dès lors limité à une instruction administrative susceptible, en corrigeant les erreurs administratives éventuelles, d’alléger le rôle des juridictions ». Ce rôle de référendaire ressemble un peu au rôle finalement attribué à l’auditorat du travail. On notera à ce sujet que l’auditorat du travail était absent de l’avis de 1956.

59Le CNT n’a plus rendu d’avis officiel sur la base du rapport du commissaire royal ou du projet de Code judiciaire. Ce n’est qu’après le vote de la loi que son avis fut sollicité au sujet de quelques mesures d’exécution [14]. Il apparaissait en fait que les solutions retenues par le législateur rencontraient le consensus des acteurs. Ainsi, sans avoir coulé leur position dans un avis paritaire officiel, les partenaires sociaux ont soutenu activement l’idée d’un auditorat du travail distinct du parquet du procureur du Roi.

60Le fonctionnement concret des juridictions du travail n’a pas appelé de positionnement des partenaires sociaux jusqu’aux réformes projetées par l’accord octopartite de mai 1998. Faut-il en déduire que les juridictions du travail correspondent à leurs attentes ? La question mérite surtout d’être posée en rapport avec la position exprimée par la CSC en 1956. Celle-ci concevait la juridiction du travail sur le modèle des conseils de prud’homme, au sein de laquelle le pouvoir de décision appartiendrait aux juges sociaux, assistés d’un assesseur juridique chargé essentiellement de mettre la décision en forme. Cette conception correspondait à une instance de nature essentiellement arbitrale et concertative. La réforme judiciaire, et surtout son application concrète, fit du magistrat de carrière le pivot de la nouvelle institution. Seul à siéger en permanence, c’est lui qui assume la continuité de la jurisprudence. Seul à être nommé et rémunéré pour une fonction à temps plein, chargé par ailleurs de la rédaction du jugement, son poids est généralement déterminant lorsque la décision requiert une recherche juridique pointue. Cette logique institutionnelle n’est sans doute pas étrangère à l’évolution des tribunaux du travail vers plus de juridisme. Cette évolution répond-elle à la demande sociale ? Il faut constater en tout cas qu’aucune prise de position officielle ne l’a mise en cause. Du point de vue des organisations syndicales, le recours à la justice n’est certainement pas le seul moyen, ni même le moyen privilégié, de réaliser la justice sociale. La concertation sociale et l’action politique y sont généralement préférées. Mais, dans la sphère d’intervention propre de l’appareil judiciaire, on semble se satisfaire assez bien d’une justice plutôt technique.

61On notera aussi que les organisations syndicales n’ont pas pris l’initiative de suggérer des modifications qui auraient pu représenter une modernisation des juridictions du travail. Par exemple, en dépit du mouvement de rapprochement entre le statut d’ouvrier et d’employé, n’a pas encore émergé la proposition de supprimer la division du tribunal entre chambres employés et chambres ouvriers, et la distinction entre juges sociaux ouvriers et juges sociaux employés qui en est le corollaire. Indépendamment des évolutions au sein du monde du travail, cette distinction a pourtant perdu de sa pertinence du point de vue de l’organisation du tribunal lui-même, puisqu’elle n’est de mise que dans les chambres chargées du contentieux du contrat de travail. De même, la formation continuée des juges sociaux est presque entièrement abandonnée à l’initiative individuelle des personnes concernées ou des organisations qui les ont présentées.

62Dans le monde patronal, les opinions étaient moins unanimes. On retrouve grosso modo les deux tendances habituelles en son sein, celle du Pacte social de 1944, favorable aux institutions paritaires, et celle que l’on appellerait aujourd’hui ‘néo-libérale’, qui préférerait un tribunal unique comme l’aurait été le tribunal d’arrondissement. Il faut croire soit que la première thèse prévalut dans les années 1960 soit que le concept de tribunal du travail représentait un compromis acceptable pour l’autre tendance : la FEB approuva le projet et ne mit jamais en cause ce point de vue. Il apparut néanmoins qu’elle était moins unanimement gagnée que les organisations syndicales au maintien des structures actuelles. Ce point reviendra plus tard, lorsque sera examiné le positionnement des acteurs sur les projets de l’accord octopartite. On précisera que ces états d’âmes ne concernent pas les organisations de travailleurs indépendants en ce qui concerne les chambres chargées du statut social des travailleurs indépendants et les autres matières où siègent les juges et conseillers sociaux travailleurs indépendants.

Le ministère public

La structure du ministère public

La nature du ministère public

63Sans traiter de façon exhaustive une question qui fait l’objet de nombreux ouvrages spécialisés, il paraît nécessaire d’en exposer les traits essentiels, dans la mesure où ils éclairent les débats en cours. En théorie, le ministère public représente l’intérêt de la collectivité. Dans les procès pénaux, il exerce l’action publique, autrement dit l’accusation. Cela fait de lui le pivot de la politique pénale, puisque c’est lui qui initie les enquêtes et décide si une affaire doit être soumise au juge ou peut être classée sans suite. Dans les procès civils qui touchent à l’ordre public, il donne un avis « au nom de la loi ».

64La façon de concrétiser les notions abstraites de collectivité ou d’intérêt de la loi, et en particulier la question de savoir dans quelle mesure le pouvoir exécutif peut y intervenir, est un sujet très délicat. Le consensus actuel sur la question [15] est que l’indépendance du pouvoir judiciaire s’applique aussi au ministère public lorsqu’il s’agit de prendre position sur un dossier individuel. Mais le gouvernement est le responsable ultime de la politique, notamment en matière de sécurité. Pour concilier les deux principes, on admet que le gouvernement a le droit d’imposer au ministère public une politique des poursuites pour des directives générales, et peut même l’enjoindre de poursuivre dans un cas individuel. Par contre, il ne peut pas l’empêcher de poursuivre. Il ne peut pas non plus intervenir dans les missions civiles.

65La même difficulté concerne le fonctionnement du ministère public lui-même. Il serait inacceptable que des pouvoirs aussi importants soient exercés par des potentats tout-puissants dans leur arrondissement. Le ministère public que l’État belge avait hérité des réformes napoléoniennes était donc une structure pyramidale très hiérarchisée. Au sommet de la pyramide, cinq procureurs généraux – un par ressort de cour d’appel – assistés d’avocats généraux et de substituts généraux. À la base, un procureur du Roi par arrondissement judiciaire, assisté de substituts. Se détachant de la pyramide, le ministère public de la Cour de cassation, composé d’un procureur général et d’avocats généraux, avec des missions spécifiques [16]. La création des auditorats du travail, par le Code judiciaire de 1967, puis des magistrats nationaux, par la loi du 4 mars 1997, ont rompu cette ordonnance géométrique. Comme on le verra par la suite, la nouvelle réforme du ministère public introduit une rupture définitive avec le modèle pyramidal. L’effet démotivant d’une structure hiérarchique ressentie comme trop pesante fut l’argument principal de cette réforme, spécialement de l’intégration dite verticale du ministère public.

L’auditorat du travail et l’auditorat général du travail

66Il existe un auditorat du travail auprès de chaque tribunal du travail [17]. Il est dirigé par un auditeur du travail, assisté par des substituts. Ces magistrats sont soumis à l’autorité du procureur général. Par contre, ils constituent un corps distinct du parquet du procureur du Roi. Ils sont dans l’ensemble soumis au même statut que les autres magistrats du ministère public. Ils bénéficient du même traitement que le procureur du Roi et ses substituts. Toutefois, l’arrêté royal qui les nomme est contresigné par le ministre de la Justice et par le ministre de l’Emploi et du Travail.

67Au niveau de l’appel, le ministère public ne constitue pas un corps distinct. La loi prévoit l’existence d’une section, appelée auditorat général du travail, chargée des missions de ministère public devant la cour du travail et des poursuites devant la cour d’appel en matière d’infractions sociales. Cette section est composée de magistrats spécialisés nommés spécifiquement dans cette fonction, mais soumis à l’autorité hiérarchique du procureur général.

Les missions

Devant les juridictions du travail

68L’auditorat du travail et l’auditorat général du travail assument d’abord les missions du ministère public devant les juridictions du travail. Ce rôle consiste essentiellement à donner un avis au nom de la loi dans des matières qui touchent à l’ordre public [18]. Le ministère public peut intervenir d’initiative dans les affaires où il le juge opportun. Le tribunal, de son côté, peut solliciter son avis. La loi dresse par ailleurs une liste d’affaires dites communicables, où l’intervention du ministère public est obligatoire. Devant le tribunal du travail, il s’agit essentiellement des dossiers de sécurité sociale (y compris les régimes d’assistance, mais non le risque professionnel), ainsi que des recours en matière d’amendes administratives. Initialement, l’intervention du ministère public était également requise dans les affaires de droit du travail, lorsqu’il s’agissait de la réparation d’infractions pénales à la réglementation du travail. Mais la plupart des procès en matière de droit du travail concernent techniquement des infractions pénales [19]. L’application stricte de cette disposition aurait conduit à noyer les auditorats de dossiers où leur intervention était dépourvue d’intérêt.

69La loi a donc supprimé le caractère communicable de ces affaires [20]. L’intervention du ministère public ayant cessé d’être obligatoire, l’implication des auditorats du travail dans le domaine du droit du travail est devenue très inégale, en fonction des disponibilités et des centres d’intérêts des magistrats concernés. Dans certains arrondissements, le ministère public est paradoxalement présent dans des affaires banales de sécurité sociale où son intervention est parfaitement inutile, tandis qu’il est absent d’affaires de droit du travail, d’accidents du travail ou de maladies professionnelles qui représentent des enjeux majeurs pour l’ordre public.

70Le ministère public dispose aussi d’un droit d’action, qui lui permet par exemple d’exercer un recours contre des décisions « chaque fois que l’ordre public exige son intervention ». En principe, il ne suffit pas que le dossier touche à l’ordre public, ce qui est techniquement le cas de la plupart des affaires traitées par les juridictions du travail : il faut que l’ordre public soit « mis en péril par un état de choses auquel il importe de remédier » [21]. Dans certaines matières sociales, le ministère public dispose cependant d’un droit d’appel spécifique, qui n’est pas soumis à ce critère strict [22].

71Et enfin, devant les juridictions du travail, le ministère public peut requérir des institutions compétentes les renseignements administratifs nécessaires. Il peut requérir les services d’inspection sociale pour prêter leur concours à cette mission. Cette prérogative est un résidu de la procédure qui s’appliquait aux anciennes commissions administratives de la sécurité sociale. Dans les dossiers de sécurité sociale, elle permet à l’auditorat de jouer un rôle apprécié de constitution du dossier administratif, qui facilite dans beaucoup de cas les débats. Les auditorats les plus actifs s’en servent aussi dans des dossiers de droit du travail.

Devant les juridictions pénales

72L’auditorat du travail et, en appel, l’auditorat général du travail, exercent l’action publique dans le domaine du droit pénal social, c’est à dire « du chef d’une infractions aux lois et règlements dans l’une des matières qui sont de la compétence des juridictions du travail ».

73Cette compétence pénale était l’une des revendications des partenaires sociaux lors de la réforme judiciaire de 1970. L’exercice de l’action publique suppose une bonne connaissance de la législation, et aussi une bonne sensibilité à la place spécifique de la répression pénale dans l’effectivité du droit. La plupart des lois sociales sont pénalement sanctionnées, mais il existe d’autres mécanismes pour en assurer l’application, depuis l’action civile devant les juridictions du travail jusqu’à la conciliation dans le cadre des procédures de concertation, à l’intérieur ou à l’extérieur des entreprises. Les interlocuteurs sociaux estimaient important que le ministère public possède une bonne compréhension de tous ces mécanismes, pour mener à bon escient la politique criminelle qui lui appartient.

Évaluation

Les missions civiles

74Sur le plan théorique, les missions civiles de l’auditorat posent deux questions.

75La première concerne la nature de l’intérêt défendu par le ministère public. Dans les autres matières, cet intérêt est assez clairement identifié. Il peut s’agir de l’intérêt général, que peuvent méconnaître les parties privées en procès. Il peut s’agir aussi de l’intérêt d’une partie faible, ou encore d’une partie non représentée au procès. C’est ce qui justifie l’intervention du ministère public en matière de faillite et d’autres procédures commerciales, ou dans le domaine familial. En droit social, cet intérêt est moins facile à définir. En matière de sécurité sociale, le litige oppose généralement un assuré social et un organisme de service public, soumis au principe de légalité et chargé d’appliquer une réglementation d’ordre public. En principe, il ne défend pas son intérêt patrimonial, mais celui de la législation qu’il est chargé d’appliquer. Cet intérêt se distingue-t-il de l’intérêt général défendu par le ministère public ? Le ministère public aurait-il pour vocation de défendre, sinon l’organisme partie à la cause, du moins le ‘Système’ contre les ‘abus’ des allocataires sociaux ? Serait-il en fait un deuxième adversaire de l’allocataire social ? Ou est-il au contraire un deuxième défenseur du travailleur ou de l’assuré social, présumé partie faible au procès contre l’employeur ou l’organisme de sécurité sociale ? Si telle est la vocation du ministère public, ne lui fait-on pas jouer le rôle qui, dans la logique de la procédure civile, devrait être assumé par les parties ? Les budgets consacrés à l’auditorat ne seraient-ils pas mieux investis dans un système performant d’assistance juridique ? Et surtout, est-ce dans cet esprit que travaillent tous les magistrats du ministère public ? Assurer la défense des allocataires sociaux par un magistrat indépendant ne marque-t-il pas la suspicion que le ‘système’ doit être protégé contre des assurés sociaux qui défendraient trop bien leurs droits ?

76Une deuxième question concerne le rôle de l’auditorat dans la constitution du dossier administratif. La loi n’attribue à l’auditeur aucun pouvoir particulier, si ce n’est celui de requérir le concours de certains fonctionnaires, particulièrement les services d’inspection sociale. En ce qui concerne les documents détenus par les administrations publiques, sa tâche se résume à se faire produire le dossier de la décision concernée, et poser éventuellement l’une ou l’autre question d’éclaircissement. L’auditeur ne peut procéder à de véritables enquêtes, par exemple pour vérifier le bien-fondé des accusations parfois formulées contre le fonctionnement de certains organismes. Une telle fonction a-t-elle encore un sens à l’heure où se multiplient les législations sur la transparence administrative ? Ne peut-on se satisfaire de ce que la procédure prévoit déjà, comme le pouvoir du juge d’ordonner la production de documents détenus par une partie ? Si l’on estime qu’une instance intermédiaire entre le juge et les parties doit intervenir, est-il nécessaire de faire intervenir des magistrats ? Cette tâche ne pourrait-elle pas être assumée par une équipe administrative au sein des greffes, dirigée par un référendaire ou une personne qualifiée en matière sociale ?

77Ces questions sont rarement posées ouvertement dans leur brutalité. La plupart des acteurs reconnaissent le rôle positif joué par les magistrats les plus consciencieux, notamment au bénéfice des justiciables les plus démunis.

78Et lorsque le représentant du ministère public s’avère moins à la hauteur, ou ne conçoit pas son rôle comme défenseur de la partie faible, on s’accommode de retomber sur les principes normaux de la procédure civile. On peut cependant émettre l’hypothèse que ces questions sont au cœur des interrogations sur l’auditorat, qu’il s’agisse de mises en cause extérieures de son utilité, du malaise ressenti par de nombreux magistrats du corps, ou tout simplement de ce que plusieurs fonctions restent vacantes, faute de candidats.

Les missions pénales

79L’exercice des compétences pénales des auditorats s’est heurté à certaines difficultés juridiques. Il est rare qu’une infraction ne puisse être qualifiée qu’en droit social. Un faux dans un document social, par exemple, constitue à la fois une infraction à la législation sociale concernée et un faux en écriture au sens du code pénal. Il est rare aussi qu’une infraction sociale, du moins une infraction d’une gravité suffisante pour justifier des poursuites, ne s’accompagne pas d’autres infractions. Si un accident du travail survient en raison d’un manquement aux règles de sécurité et d’hygiène, le chef d’entreprise peut être poursuivi pour ce manquement lui-même, mais aussi pour l’accident, qualifiable de coups et blessures, voire d’homicide, selon ses conséquences pour la victime. Très souvent, enfin, comme l’ont montré les procès récents contre les ‘négriers’ de la construction ou contre les filières de prostitution clandestine, l’infraction sociale n’est qu’un aspect, parfois accessoire, d’un contexte criminel où se mêlent des infractions fiscales, des délits financiers ou commerciaux, voire des délits de droit commun.

80Comment répartir les compétences entre l’auditorat et le procureur du Roi dans ces différents cas de figure ? Après de nombreuses hésitations et quelques échecs de procédure, une loi du 3 août 1992 prévoit que le procureur général désigne le parquet chargé des poursuites. Cette réforme n’a pas fait disparaître les problèmes, comme l’illustre l’échec retentissant d’un procès à Hasselt, qui a manifestement marqué les discussions préalables à l’accord octopartite. Abstraction faite de ces difficultés juridiques, les auditorats ne se sont généralement pas organisés comme un véritable parquet pénal. Les auditorats n’assurent par exemple pas de permanence de nuit ou de week-end. Peu d’entre eux tiennent des réunions régulières avec les corps de police ou d’inspection sociale pour définir une politique criminelle. En réalité, dans beaucoup d’arrondissements, les auditorats ont délaissé le terrain du droit pénal, pour se replier sur leurs compétences civiles en matière de sécurité sociale. Selon les évaluations communiquées au Parlement, les compétences pénales représenteraient 15 à 20 % de la charge de travail des auditorats. Lors des auditions au Parlement, certains magistrats de l’auditorat, affirmant parler au nom de leurs collègues, ont explicitement suggéré de délaisser ces compétences.

Les compétences du tribunal du travail

Le droit du travail

Le contrat de travail

81Le tribunal du travail est compétent pour toutes les « contestations relative aux contrats de louage de travail ».

82L’expression juridique ‘contrat de louage de travail’ est très large. Elle vise les contrats réglés par la loi du 3 juillet 1978 sur les contrats de travail (ouvrier, employé, domestique, représentant de commerce, travail à domicile, occupation d’étudiant), mais aussi les contrats de travail qui restent réglés par d’autres législations (travail intérimaire, marins, bateliers…). La loi précise que le tribunal du travail est compétent également en matière d’apprentissage, de stage des jeunes ou de contrat de formation professionnelle. Il est même compétent pour « les contestations entre les personnes qui exercent en commun une profession à caractère principalement manuel, notamment entre un patron pêcheur et les membres de son équipage avec qui il est associé ».

83Le tribunal du travail est compétent que l’employeur relève du secteur privé ou du secteur public. Il est cependant entendu que les agents statutaires de la fonction publique ne sont pas liés par un contrat de travail ; les litiges qui les concernent relèvent donc d’autres instances.

84Le tribunal du travail est compétent pour les litiges entre travailleurs et employeurs, mais aussi pour les litiges entre travailleurs.

La réglementation du travail

85Le tribunal du travail est compétent pour les « contestations civiles résultant d’une infraction aux lois et arrêtés relatifs à la réglementation du travail et aux matières qui relèvent de la compétence du tribunal du travail ».

86La victime d’une infraction pénale a en théorie le choix entre deux voies : se porter partie civile dans le cadre d’une procédure pénale, ou mener une procédure civile devant la juridiction compétente. Dans le domaine du droit social, la procédure pénale relève de la juridiction ordinaire pour les délits, c’est-à-dire le tribunal correctionnel. La procédure civile relève du tribunal du travail.

Le droit collectif du travail

87Le tribunal du travail connaît des « contestations d’ordre individuel relatives à l’application des conventions collectives de travail ». Contestations d’ordre individuel s’oppose ici à contestations d’ordre collectif. La loi voulait éviter que l’on porte devant les tribunaux le règlement de conflits collectifs de travail qui, dans l’esprit des partenaires sociaux, relèvent d’instances collectives de négociation et de conciliation, et non d’instances juridiques.

88Il faut bien constater que cette disposition part d’une double confusion intellectuelle, d’une part entre la solution d’un conflit collectif de travail et les contestations juridiques qui peuvent naître à l’occasion d’un tel conflit, d’autre part, entre la compétence du pouvoir judiciaire en général et celle du tribunal du travail au sein de l’ordre judiciaire. Il ne fait pas de doute que les conflits collectifs de travail présentent des dimensions qui dépassent de loin le cadre juridique, et que les procédures judiciaires sont inadaptées pour les résoudre. Mais s’il se présente à l’occasion d’un conflit collectif une contestation juridique (participer à une grève est-il un motif de rupture du contrat de travail ? Les grévistes engagent-ils leur responsabilité civile pour le dommage résultant de la grève ?), on ne voit pas sur quelle base les tribunaux pourraient refuser d’en connaître. En excluant les conflits collectifs de la compétence du tribunal du travail, la loi n’évite nullement que ces litiges viennent devant les tribunaux. Elle exclut seulement l’intervention du tribunal du travail, pourtant a priori le plus qualifié pour en connaître. Ce sont donc les tribunaux de première instance, voire les juges de paix, qui sont amenés à tracer les contours du droit de grève, par exemple la légalité d’un piquet ou d’une occupation d’entreprise. En fait, la loi est davantage source de confusions et de restrictions non souhaitées que protectrice de la concertation sociale.

89Plusieurs propositions de loi d’origine syndicale visent à rapatrier les litiges collectifs au tribunal du travail. Pour le reste, la jurisprudence a donné une interprétation restrictive de la restriction. Par exemple, les tribunaux du travail se reconnaissent compétents pour statuer sur les contestations relatives aux clauses dites obligatoires des conventions collectives, c’est-à-dire les clauses qui lient les signataires de la convention, et non les travailleurs individuels. Avec quelques hésitations, ils se déclarent compétents dans le contentieux relatif à l’institution des délégations syndicales. La loi elle-même attribue au tribunal du travail le jugement de litiges de droit collectif du travail, par exemple le contentieux des élections sociales et les autres contestations relatives à l’institution et au fonctionnement des conseils d’entreprise ou des comités de prévention.

Les sanctions administratives

90Le tribunal du travail est compétent en matière de sanctions administratives, lorsqu’elles sont prévues par des législations sociales. Tel est le cas des amendes administratives mises à charge des employeurs par l’inspection sociale, lorsque le parquet ne poursuit pas pénalement. C’est le cas aussi, par exemple, des sanctions prévues à l’égard de prestataires de soins ou des organismes assureurs en matière d’assurance maladie.

La sécurité sociale

La sécurité sociale au sens strict

91Le tribunal du travail est compétent pour tous les litiges en matière de sécurité sociale, qu’il s’agisse des relations entre les assujettis et les organismes percepteurs de cotisations, des contestations sur le droit à des prestations, ou encore de litiges entre organismes de sécurité sociale, de certains litiges entre l’assurance maladie et des prestataires de soins, etc.

92La notion de sécurité sociale recouvre les secteurs classiques des prestations familiales, du chômage, de l’assurance maladie, des pensions. La loi belge range techniquement parmi la sécurité sociale la matière des vacances annuelles et l’intervention du fonds de fermeture des entreprises. Le tribunal du travail est compétent en ce qui concerne les travailleurs salariés et en ce qui concerne les travailleurs indépendants, ainsi que pour la sécurité sociale d’outre-mer. Il est compétent pour les agents des services publics dans la mesure où ceux-ci relèvent du régime des salariés. C’est le cas d’une façon générale en matière de soins de santé et de chômage. Pour les pensions et les indemnités de maladie, c’est le cas des agents contractuels et temporaires. Par contre, le contentieux des pensions publiques, qui couvrent les risques de la vieillesse, du décès et de l’invalidité pour les agents nommés à titre définitif, ne relève pas des juridictions du travail.

Le risque professionnel

93Le tribunal du travail est compétent en matière de risque professionnel (accidents du travail et maladies professionnelles), quel que soit le régime en cause (régime privé et régime public). Le code distingue le risque professionnel du reste de la sécurité sociale, par exemple en ce qui concerne l’introduction des litiges ou l’intervention du ministère public. Cette distinction est un résidu du régime antérieur au code judiciaire. Les accidents du travail relevaient d’une procédure civile devant le juge de paix, tandis que le reste de la sécurité sociale relevait d’un contentieux administratif devant des commissions spécialisées.

Les régimes d’assistance

94Le tribunal du travail est compétent pour les régimes d’assistance. Cela va de soi en ce qui concerne les régimes organiquement intégrés à la sécurité sociale des travailleurs salariés, comme le revenu garanti aux personnes âgées, les allocations familiales garanties, etc. Il est compétent aussi en matière d’allocations pour handicapés, de reclassement social des handicapés et de minimex. Depuis la loi du 12 janvier 1993, il est compétent pour les contestations en matière d’aide sociale des CPAS. Cette dernière matière relevait antérieurement de juridictions administratives. Les raisons et les enjeux de cette évolution sont commentés plus loin.

La sécurité sociale complémentaire

95Le tribunal du travail est compétent en matière de fonds de sécurité d’existence, c’est-à-dire les fonds sectoriels chargés de payer des prestations sociales complémentaires, et en matière d’assurances complémentaires proposées par les sociétés mutualistes. Par contre, il n’est pas compétent pour les litiges entre des travailleurs et un fonds de pension, ou pour les litiges en matière d’assurances de groupe (sauf éventuellement pour les litiges entre le travailleur et l’employeur relativement à son affiliation à une telle assurance).

Quelques débats sur la compétence du tribunal du travail [23]

Le contentieux de l’aide sociale

96L’aide sociale, en tant que dispositif destiné à garantir en dernier recours le droit à une « vie conforme à la dignité humaine », est régie sous sa forme actuelle par la loi du 8 juillet 1976 organique des CPAS. Deux ans auparavant, la loi du 7 août 1974 avait instauré le revenu minimum d’existence (minimex), également à charge des CPAS. Ces deux réformes étaient donc postérieures au Code judiciaire. L’attribution aux juridictions du travail du contentieux du minimex ne souleva pas de discussion. Il n’en alla pas de même pour l’aide sociale, alors que l’institution d’un recours juridictionnel contre les décisions du CPAS était l’une des principales nouveautés de la loi de 1976. Le Parlement débattit de façon assez approfondie du choix de la juridiction. Dès ce moment, plusieurs voix s’élevèrent pour attribuer le nouveau contentieux aux juridictions du travail. Le législateur finit cependant par se ranger à l’argument selon lequel l’aide sociale était un droit trop peu formalisable, dont la concrétisation supposait une large appréciation en opportunité, tenant compte de l’évolution des sensibilités et des possibilités budgétaires. Il opta par conséquent pour une juridiction administrative spécifique, les chambres provinciales de recours.

97L’expérience de ces chambres de recours s’avéra apparemment peu concluante, pour les raisons déjà invoquées lors de la préparation de la loi. Du point de vue technique, la séparation du contentieux du minimex et de l’aide sociale était peu heureuse, les deux types de dossiers étant souvent connexes. Du point de vue des principes, les chambres provinciales furent critiquées pour la raison même que l’on voyait à leur création : elles ne parvinrent apparemment pas à développer une jurisprudence à laquelle les CPAS et les demandeurs d’aide pussent se référer, à contribuer à la définition d’un droit à l’aide sociale au-delà des sensibilités et des rapports de forces parmi les édiles chargés de la gestion des CPAS. L’attribution de ce contentieux aux juridictions du travail fut l’une des revendications du secteur associatif représentatif du quart monde, et fut réalisée par la loi du 12 janvier 1993.

98Le bilan officiel de cette réforme n’ayant pas été fait, on doit se limiter à des observations générales, voire subjectives. Les juridictions du travail ont certainement apporté à la matière le juridisme dont elles font preuve ailleurs. L’aide sociale fait désormais l’objet d’une abondante jurisprudence publiée, qui alimente une assez importante production doctrinale. Il faut dire que le contentieux de l’aide sociale a été dans une large mesure absorbé par des questions juridiques assez pointues, liées pour la plupart au droit à l’aide sociale des demandeurs d’asile et des étrangers ayant fait l’objet d’un ordre de quitter le territoire. Lorsqu’est en discussion le fond du droit, par exemple le montant ou la nature de l’aide, l’état de besoin ou la volonté d’insertion du demandeur, il est rare que les juridictions du travail fassent preuve d’un esprit de dissidence par rapport à l’appréciation des CPAS.

99Il existe une raison technique à cette prudence. Lié par les principes de la procédure civile, le tribunal n’a pas le pouvoir d’accorder plus que ce que le demandeur postule. D’autre part, il n’est compétent qu’en cas de litige’, autrement dit lorsqu’une demande de l’intéressé a été refusée par le CPAS. Sa saisine est donc doublement limitée, d’une part par la demande initiale auprès du CPAS, d’autre part par la demande en justice. Pour s’écarter fondamentalement de la décision du CPAS, il faudrait donc que le demandeur d’aide se risque lui-même à un procès de rupture par rapport aux pratiques habituelles. Presque par définition, peu de demandeurs sont en position de mener un tel combat. Il est d’ailleurs loin d’être certain qu’une telle stratégie soit payante. Il est permis de risquer l’hypothèse que la jurisprudence des tribunaux du travail est plutôt plus stricte que la pratique des CPAS, en tout cas que les CPAS les plus avancés sur le plan social. Ce n’est sans doute pas un hasard si le contentieux concerne surtout des demandeurs étrangers en situation précaire, voire irrégulière, auxquels un pouvoir communal est habituellement peu sensibilisé.

Le contrôle de légalité des conventions collectives de travail

100La législation sociale en général, dans la mesure où elle a la forme de règlements, est soumise à un double contrôle de légalité. Les tribunaux (en l’occurrence les juridictions du travail) refusent l’application des arrêtés illégaux ou inconstitutionnels et le Conseil d’État a le pouvoir de les annuler [24]. Qu’en est-il des conventions collectives de travail [25] ?

101Les conventions collectives sont évidemment soumises au contrôle de légalité des juridictions du travail. Sont-elles en outre des règlements susceptibles de faire l’objet d’un recours en annulation auprès du Conseil d’État ? La loi sur les conventions collectives appelle une réponse plutôt négative. Selon la définition légale, la convention collective est un contrat.

102Cette qualification ne pose guère de difficultés dans le cas des conventions collectives d’entreprise, et même des conventions sectorielles non rendues obligatoires. Les conventions collectives rendues obligatoires se rapprochent beaucoup plus du concept de règlement négocié, sans cependant pouvoir se réduire à cette qualification [26]. Traditionnellement, on enseignait que seul l’arrêté royal étendant la force obligatoire d’une convention conclue au sein d’un organe paritaire pouvait être attaqué devant le Conseil d’État. L’annulation éventuelle par le Conseil d’État ne touchait que l’arrêté royal, et laissait subsister la convention collective. Evidemment, si l’arrêt du Conseil d’État critiquait la convention elle-même, l’effectivité de celle-ci s’en trouvait fort compromise. Mais au moins, la convention ne s’en trouvait pas annulée directement.

103En 1990, le Conseil d’État fut saisi d’une demande d’annulation d’une convention collective de la commission paritaire auxiliaire pour employés, qui mettait notamment en cause sa validité formelle, spécialement la représentativité des organisations patronales signataires.

104Le rapport de l’auditeur du Conseil d’État laissa entrevoir un arrêt qui, s’écartant de la doctrine traditionnelle, affirmerait la compétence du Conseil d’État pour annuler une convention collective. Aussitôt, le législateur intervint par une loi du 20 juillet 1991 pour préciser que la convention collective n’est pas un acte annulable par le Conseil d’État. Le Conseil d’État questionna la Cour d’arbitrage sur la constitutionnalité de cette loi.

105Dans son arrêt du 19 mai 1993, la Cour d’arbitrage eut des mots sévères sur le fait que le législateur, sous prétexte d’interpréter une loi en vigueur, intervienne en fait dans une procédure juridique en cours. Elle refusa que la loi s’applique avec effet rétroactif. Mais sur le fond, son arrêt traduit l’appréciation positive que les juridictions du travail avaient acquises dans l’ensemble du monde politique et, on peut le présumer, auprès des justiciables. La Cour considère qu’en raison du « caractère spécifique des conventions collectives de travail d’une part, et de la protection juridique en droit social d’autres part », il est légitime de confier « la constatation de la nullité d’une convention collective de travail à des juridictions composées de manière spécifique, paritaire, à savoir les juridictions du travail ». La Cour ne considère pas que la sphère sociale constitue un contexte particulier qui justifie un certain recul de l’État de droit. Au contraire, elle analyse l’éviction du Conseil d’État comme un moyen « non manifestement disproportionné » d’assurer la protection du justiciable en droit social. Il faut se rappeler que le seul effet possible d’une procédure devant le Conseil d’État est de voir supprimer une norme qui, dans la plupart des cas, prévoit des droits au profit des travailleurs. Dans les autres cas où un règlement est annulé par le Conseil d’État, il est loisible à son auteur de le refaire en tenant compte des critiques formulées. Dans le cas d’une convention collective, il faut recommencer à zéro une négociation parfois durement conclue, au prix, en attendant, d’un recul social. De plus, pendant la procédure au Conseil d’État, la menace d’annulation de la convention collective compromet la sécurité juridique, et donc la concurrence entre les entreprises, pendant une durée qui peut être supérieure à la période de validité de la convention elle-même.

Le droit pénal social

106Si le tribunal du travail est compétent pour connaître des contestations sur les conséquences civiles résultant d’infractions à la législation sociale, ce sont les juridictions pénales ordinaires (en l’occurrence le tribunal correctionnel) qui sont compétentes pour le jugement de l’action publique, autrement dit pour prononcer les peines proprement dites.

107Le droit pénal social est souvent cité parmi les parents pauvres de la répression pénale. Il est vrai que des plaintes sur la prétendue passivité des autorités pénales se manifestent aussi dans d’autres domaines, spécialement lorsqu’on s’écarte de la criminalité de droit commun traditionnelle [27]. Régulièrement, est relancé le débat sur les causes de cette lacune. Une des analyses parfois avancées se réfère à l’absence de sensibilité des juges correctionnels à l’égard des infractions sociales, voire à leur incompétence dans le domaine juridique concerné. D’où l’idée d’attribuer aux juridictions du travail, siégeant évidemment en l’absence des juges sociaux, le jugement des infractions sociales. Des propositions de loi en ce sens sont périodiquement déposées au Parlement. Certaines voix se sont exprimées dans le même sens au sein de la magistrature. À l’analyse, le raisonnement ne manque pas d’étonner.

108Le droit pénal social n’a rien de spécialement compliqué, surtout si on le compare à d’autres domaines de la délinquance en col blanc comme la fraude fiscale ou les délits financiers. On voit mal quel type de compétence supérieure serait exigée d’un juge pour statuer en connaissance de cause. Et pour ce qui est de la sensibilité, les juges ne disposent tout de même pas de pouvoirs illimités pour ne pas condamner lorsque l’infraction est établie.

109D’autres causes expliquent mieux la relative carence de l’appareil pénal. La première est d’ordre quantitatif. L’équité commande que tous les faits de même nature soient poursuivis et jugés de la même façon. Actuellement, la répression touche essentiellement les faits les plus graves, où les infractions sociales se situent dans un ensemble criminel plus vaste. Si l’on élargit le champ de la répression, des milliers d’affaires supplémentaires devraient être jugées par les tribunaux. Chaque tribunal correctionnel n’est en mesure de juger que quelques dizaines d’affaires sociales par an. Attribuer ce contentieux aux juridictions du travail permettrait d’augmenter un peu ce nombre, mais pas dans les proportions réclamées par ceux qui voient dans l’appareil pénal la sanction la plus adéquate des infractions sociales.

110Une seconde difficulté concerne l’imputabilité des infractions. Les règles légales sont assez simples : en règle générale, l’infraction peut être imputée à l’« employeur, ses préposés et ses mandataires ». Mais dans la plupart des cas l’employeur est une personne morale. Même lorsque c’est une personne physique, il a pu déléguer à des subordonnés certaines responsabilités. Déterminer la personne qui assume concrètement la responsabilité de l’infraction concernée n’est pas toujours facile, surtout dans les entreprises d’une certaine taille. Pour régler ce problème, il fallait instituer l’une ou l’autre forme de responsabilité pénale des personnes morales. C’est ce que réalise la loi du 4 mai 1999 [28], dont il y aura lieu d’apprécier les effets dans le domaine du droit social.

111La troisième difficulté concerne la définition d’une politique criminelle. Pas plus que dans d’autres domaines, la répression pénale n’est le seul moyen pour garantir l’effectivité du droit social. Les instances de négociation, internes ou externes à l’entreprise, jouent un grand rôle dans l’élaboration, mais aussi dans l’application du droit social. La plupart des infractions sociales sont également passibles d’amendes administratives, c’est-à-dire de sanctions financières prononcées par l’inspection sociale. Et enfin, le travailleur lésé peut défendre lui-même ses intérêts par une procédure civile devant le tribunal du travail. Cela lui est plus facile que pour d’autres victimes d’infractions. La preuve de l’infraction est souvent plus aisée pour le travailleur que pour des autorités extérieures à l’entreprise. Le travailleur ne doit pas se préoccuper de découvrir le coupable de l’infraction, puisque l’employeur est responsable des conséquences civiles des infractions sociales qui se commettent dans l’entreprise, même si, pénalement, il n’en est pas personnellement responsable. Définir une politique criminelle consiste avant tout à déterminer la place de la répression pénale dans ces dispositifs. Cette responsabilité incombe principalement au ministère public. Tout comme le procureur du Roi ne saurait s’isoler des divers intervenants en matière de sécurité, l’auditeur du travail ne peut s’isoler des acteurs du terrain social. Dénoncer l’absence de politique criminelle en matière sociale revient à dénoncer le manque d’enracinement du ministère public dans son domaine, ou alors l’incapacité des acteurs à définir de façon claire leurs souhaits et leurs priorités.

112Attribuer le jugement des affaires pénales au tribunal du travail poserait toutes sortes de difficultés, analogues à celles que rencontre l’auditorat du travail comme corps distinct : à savoir l’impossibilité d’énoncer une règle de compétence simple dans les cas où l’infraction sociale est liée à d’autres infractions, ce qui est le cas dans la majorité des affaires. Dans le cas du ministère public, ces conflits de compétence peuvent se régler de façon pragmatique. Tel n’est pas le cas du tribunal : la compétence du juge doit faire l’objet de règles précises [29]. En cas de concours ou de connexité, il faudrait donc, soit saucissonner le procès, ce qui n’est pas souhaitable, soit l’attribuer au tribunal correctionnel, ce qui replace au point de départ. Ne resteraient au tribunal du travail que les affaires les plus bénignes, notamment les infractions commises par les allocataires sociaux. On risque donc d’être confronté au paradoxe que les infractions les plus graves continuent à bénéficier, au tribunal correctionnel, de l’indulgence que l’on dénonce actuellement, tandis que les infraction bénignes seraient réprimées efficacement.

113Des propositions plus adéquates consistent à maintenir le jugement des infractions sociales au tribunal correctionnel, mais à créer au sein de cette juridiction des chambres spécialisées dans le droit économique et social. Ces chambres pourraient être composées de trois juges : un juge correctionnel, un juge du tribunal de commerce et un juge du tribunal du travail.

Le fonctionnement

Description

Les caractéristiques de la procédure

114Comme le tribunal civil, le tribunal de commerce et le juge de paix, les juridictions du travail appliquent la procédure civile. Ceci implique que ce sont les parties qui déterminent le cadre du procès (l’objet de la demande, les points contestés) et qui apportent les preuves des faits qu’elles invoquent. Ce sont elles aussi qui veillent au rythme de la procédure. À l’origine du procès, il y a toujours une demande en justice introduite par une partie. Ce sont les parties qui constituent le dossier contenant les preuves et les argumentations, prennent l’initiative de faire fixer l’audience où l’affaire sera plaidée, etc. Évidemment, le juge n’est pas totalement passif. Il peut, d’initiative, recourir à diverses mesures d’instruction (témoignages, expertises, etc.). Il dispose de différents moyens pour éviter que les procédures s’enlisent. Mais, au moins en pratique, un procès n’a guère de chance d’aboutir à un résultat valable s’il n’est pas suivi avec diligence par les parties ou leur représentant. La même chose est vraie de l’argumentation juridique. En théorie, « la cour sait le droit ». Le rôle des parties est en principe de l’informer du fait et de préciser ce qu’elles demandent : une condamnation à une somme d’argent, l’annulation d’une décision administrative, etc. Mais en pratique, une défense adéquate en justice suppose que les parties argumentent techniquement leur position. Même en théorie, la distinction entre le fait et le droit est très difficile à faire. Pour formuler à bon escient une demande ou invoquer à bon escient des faits, il est nécessaire d’avoir une bonne connaissance du droit applicable à l’affaire.

115Par rapport à cette caractéristique fondamentale, la seule spécificité des juridictions du travail se trouve dans le rôle du ministère public dans la constitution du dossier administratif. Comme il a été dit, cette fonction facilite la discussion sur les faits, dans la mesure bien sur où les faits sont contenus dans le dossier administratif. Pour le reste, elle ne change pas grand chose à la nature de la procédure. Contrairement à l’auditorat du Conseil d’État ou aux référendaires de la Cour d’arbitrage, l’auditorat du travail n’établit pas un rapport qui déblaie le terrain et est soumis ensuite à la contradiction des parties. Son avis, parfois très succinct, est donné après la clôture des débats, et n’est normalement plus discuté par les parties [30].

L’introduction de la demande

116Le législateur a pris diverses dispositions pour faciliter l’introduction de la demande devant les juridictions du travail. Mais ces dispositions n’ont manifestement pas fait l’objet d’une réflexion d’ensemble. Elles reproduisent en fait les modalités en vigueur avant le code judiciaire, respectivement devant les prud’hommes (ou le juge de paix) ou devant les commissions administratives de la sécurité sociale.

117Les litiges qui opposent un assuré social à un organisme de sécurité sociale sont introduits de la façon la plus simple qui soit : le tribunal est valablement saisi par une ‘requête’ déposée au greffe ou envoyée par recommandé. Cette requête n’est soumise à aucune condition de forme.

118Il suffit par exemple que l’assuré social envoie une copie de la décision qu’il souhaite contester et écrive par-dessus « pas d’accord » pour que la demande soit valablement introduite. La requête est par ailleurs gratuite, sauf le coût éventuel de l’envoi par recommandé.

119Les autres litiges, notamment les procédures en droit du travail, en accidents du travail ou en maladies professionnelles, doivent s’introduire comme les autres procédures civiles.

120En général, il est nécessaire de recourir à une citation [31], qui doit obéir à certaines règles de forme et requiert l’intervention d’un huissier.

Le déroulement de la procédure

121La citation indique la date où l’affaire sera appelée par le tribunal. En principe, cette audience a lieu huit jours après la communication de la citation. En matière de sécurité sociale, l’introduction de la requête déclenche l’enquête de l’auditorat du travail pour constituer le dossier. Lorsque cette enquête est terminée, les parties sont convoquées par le greffe à une audience.

122La loi prévoit que le juge peut retenir, dès l’audience d’introduction, les affaires qui n’appellent que des débats succincts. Fréquente devant le juge de paix, cette modalité est plus rare devant les juridictions du travail, où les affaires peuvent représenter un enjeu financier important, et sont souvent assez complexes, tant au niveau des faits que des règles applicables. Le plus souvent, les parties sont donc confrontées aux épisodes du renvoi au rôle et des diverses étapes qui, après constitution du dossier, conduisent à l’audience où l’affaire sera plaidée. Sans être inutilement compliquée ni comporter trop de chausses trappes, cette procédure n’est cependant pas d’usage simple pour le justiciable qui n’y a pas été formé. D’autant que la procédure peut comporter des mesures d’instruction (expertise, témoignages, etc.), des jugements intermédiaires, des recours, etc. Même si les greffes et les auditorats ont généralement à cœur de renseigner les justiciables qui en font la demande, le système est conçu en fait en fonction de l’hypothèse que le justiciable est représenté ou assisté par un professionnel du droit.

123Cet état de fait n’est pas nécessairement à déplorer. Lorsque l’affaire est par nature complexe, ce qui est souvent le cas en matière sociale, c’est leurrer le justiciable que de lui offrir une procédure trop paternaliste, qui peut créer l’illusion que son affaire peut se gagner sans devoir faire l’objet d’une argumentation adéquate. Par contre, cela pose le problème de la représentation des parties en justice.

Les frais de la procédure

124Le législateur a pris diverses mesures pour alléger le coût de la procédure devant les juridictions du travail. Tout d’abord, la plupart des actes judiciaires (requête, citation, jugement) sont, devant les juridictions du travail, exemptés des taxes (droits de greffe, droits d’enregistrement) qui les frappent normalement. Comme il a été dit, les litiges dans le domaine de la sécurité sociale peuvent s’introduire par une simple lettre recommandée ou déposée au greffe ; l’assuré social évite donc l’avance des frais d’une citation par huissier de justice. D’autre part, dans les litiges entre un assuré social et un organisme de sécurité sociale [32], les dépens, y compris par exemple les frais d’expertise, sont en principe à charge de l’organisme, sauf lorsque le procès est jugé téméraire ou vexatoire, c’est-à-dire abusif [33].

125Grâce à ces mesures, les procédures en matière de sécurité sociale sont pratiquement gratuites pour les assurés sociaux. En matière d’accidents du travail ou de maladie professionnelle, le coût se limite à l’avance des frais de citation. Dans les autres litiges, l’exemption des taxes allège le coût, sans cependant le supprimer. En particulier, les travailleurs ne bénéficient d’aucune disposition spécifique en ce qui concerne les frais en aval de la procédure proprement dite, par exemple les mesures d’exécution des jugements, autrement dit les saisies.

126Pour avoir une vue complète de ce que peut représenter le coût de la procédure pour un allocataire social, on se rappellera cependant que l’action en justice n’a généralement pas pour effet de suspendre les effets de la décision contestée. Si celle-ci refuse ou retire le droit à un revenu de remplacement, le justiciable peut se trouver privé de toute ressource pendant la durée de la procédure. C’est particulièrement le cas lorsque le litige concerne le droit aux prestations des CPAS, qui représentent le dernier filet de la protection sociale.

127Et surtout, les mesures précitées concernent le coût du fonctionnement de l’appareil judiciaire proprement dit, et non le coût de la défense en justice, en d’autres termes les frais d’avocat.

La représentation des parties

128Comme devant les autres juridictions civiles, les parties peuvent comparaître en personne devant le tribunal du travail et devant la cour du travail. Comme devant le juge de paix et devant le tribunal de commerce, elles peuvent également être représentées par leur conjoint ou par un parent ou allié.

129Ces possibilités théoriques ne sont pas très souvent utilisées devant les juridictions du travail. De fait, elles sont rarement dans l’intérêt des parties : eu égard à la complexité des affaires et des procédures, l’assistance d’un professionnel n’est certainement pas un luxe.

130Comme devant les autres juridictions, les parties peuvent évidemment être représentées par un avocat. Il n’existe pas de règles spécifiques pour le financement de l’assistance juridique des justiciables du tribunal du travail. Le justiciable dépend donc du dispositif habituel du pro deo offert par le barreau. Il faut bien constater que ce dispositif est peu adapté aux matières techniques comme le droit social, à supposer qu’on le trouve adapté pour d’autres types d’affaires. Une bonne défense en justice devant le tribunal du travail suppose une connaissance de la technique juridique utilisée. Les avocats habituellement commis pour assurer le pro deo n’ont généralement pas encore acquis cette technique, et ne sont pas non plus nécessairement intéressés de l’acquérir. Par ailleurs, peu de justiciables du tribunal du travail, sauf peut être dans les litiges avec le CPAS, se trouvent dans les conditions d’indigence qui leur permettent de bénéficier d’une assistance juridique gratuite. La plupart des travailleurs, et même des allocataires sociaux, sont trop riches pour être défendus gratuitement, mais pas assez pour se trouver vraiment à armes égales avec les organismes de sécurité sociale ou les employeurs défendus par des bureaux spécialisés.

131La seule réponse légale à ce problème est que, par exception au principe du monopole du barreau dans la défense en justice, les travailleurs peuvent, devant les juridictions du travail, être défendus par un « délégué d’une organisation représentative d’ouvriers ou d’employés ». Une possibilité analogue est offerte aux organisations de classes moyennes pour la défense en justice des travailleurs indépendants et, dans la matière du minimex et de l’aide sociale, aux « organisations sociales qui défendent les intérêts des personnes visées par la législation en la matière ». Les organisations qui font usage de cette possibilité délèguent habituellement des professionnels, employés de services spécialisés dans la défense en justice des membres (service juridique, office de droit social, etc.). Ces services sont financés par les organisations elles-mêmes, et ne bénéficient d’aucune subvention publique. Ils sont donc habituellement réservés aux affiliés des organisations en cause.

Évaluation

La juridiction du travail et l’arriéré judiciaire

132On appelle habituellement arriéré judiciaire le retard apporté au jugement des affaires, dans la mesure où il est imputable à l’institution judiciaire proprement dite. Le critère le plus significatif, de ce point de vue, est le délai nécessaire pour fixer une affaire à une audience de plaidoirie, après la mise en état du dossier. À ce niveau, la situation est sensiblement meilleure devant les juridictions du travail que devant les juridictions ordinaires. Devant la plupart des tribunaux du travail, les fixations s’obtiennent dans un délai de quelques semaines. Les délais sont plus long dans les gros arrondissements et dans les cours du travail, mais la situation n’est en rien comparable à celle des tribunaux de première instance et, pire encore, des cours d’appel, où des délais de plusieurs années ne sont pas rares.

133Après la clôture des débats, le juge a en principe un mois pour rendre son jugement. Le respect de cette règle est variable. Des dépassements peuvent se produire pour des raisons structurelles (excès de travail) ou accidentelles (maladie du magistrat) ; la plupart des chefs de corps sont en tout cas attentifs à ne pas tolérer de dépassements dus à la nonchalance.

134Mais, du point de vue du justiciable, la question fondamentale est de savoir dans quel délai il peut espérer obtenir jugement. Ce délai dépend en grande partie de facteurs imputables aux parties, et non au tribunal lui-même. La procédure offre divers moyens à la partie la plus diligente pour que l’affaire se mène dans des délais acceptables. Encore faut-il que cette partie elle-même, autrement dit son défenseur, puisse se tenir à ces délais. Ceci repose la question de l’accès à une défense efficace en justice.

135En tout, un délai de l’ordre de six mois entre l’introduction de l’affaire et le prononcé du jugement est à peu près incompressible. Mais un délai d’un an est plus proche de la moyenne, et est fréquemment dépassé, surtout lorsque l’affaire appelle une expertise, une audition de témoins, etc.

136Ce délai est-il adéquat ? Ici encore, il s’agit d’une question de priorité. Dans certains pays, la priorité est accordée à une procédure rapide, quitte à sacrifier la qualité juridique. En Belgique, la loi part du principe que c’est la partie elle-même, entourée des conseils nécessaires, qui veille au rythme de la procédure. Ce choix correspond-il à l’intérêt de tous les justiciables, par exemple lorsqu’il s’agit du droit à l’aide sociale, à un revenu de remplacement ou à un salaire incontestablement dû ? Ni dans la doctrine juridique ni dans les positionnements d’acteurs n’ont émergé de revendication à cet égard.

L’accès à la justice et le déroulement de la procédure

137Comme il a été dit, il existe un certain contraste, surtout en matière de sécurité sociale, entre l’extrême simplicité de l’introduction du litige en justice, et la relative complexité de la procédure proprement dite, sans parler du droit applicable à l’affaire elle-même. En fait, la procédure favorise les débats juridiques d’un bon niveau, au détriment s’il le faut de la rapidité, et sans guère laisser de place à la conciliation ou à l’arbitrage en équité. De ce point de vue, les juridictions du travail belges ne sont pas les simples héritières des anciens conseils de prud’hommes, et se démarquent de l’esprit affiché par la juridiction du travail dans certains pays. Cette évolution correspond-elle à l’attente des justiciables ?

138Dans la majorité des cas, on peut penser que oui. Du point de vue du travailleur, un arbitrage ou un jugement en équité aboutiraient dans beaucoup de cas à une réduction des droits qu’il puise dans son contrat ou dans la loi. Du point de vue des employeurs, le système a le mérite de la clarté et de la sécurité juridique ; donnant la priorité au respect de la législation en vigueur, il n’encourage pas les distorsions de concurrence.

139Par exception à cette tendance, un certain nombre de justiciables attendent avant tout qu’on puisse écouter leur problème et leur expliquer en termes clairs leur situation. C’est surtout en matière de pensions, de handicapés ou de CPAS, et aussi dans le contentieux de la perception des cotisations à charge de petits employeurs ou de travailleurs indépendants, que se manifeste ce type de besoins, de la part de personnes qui se défendent seules. Il faut bien constater que leur satisfaction dépend essentiellement de la bonne volonté et de la disponibilité du personnel de greffe, des magistrats du ministère public, voire des juges, et est donc assez aléatoire. En fait, le rôle attendu de la juridiction serait sans doute mieux assuré par une information juridique de qualité, donnée par un intermédiaire, voire par l’organisme de sécurité sociale lui-même.

Les jugements et arrêts

140Il est difficile de se faire une idée globale de la qualité des jugements, qui n’est guère saisissable par des critères objectifs, encore moins par des critères quantitatifs. Il est cependant permis de risquer l’hypothèse que, dans l’ensemble, cette qualité est plutôt bonne, meilleure même que la production des autres juridictions du même niveau. C’est en tout cas le point de vue des acteurs du système, qu’il s’agisse des professionnels du droit ou des partenaires sociaux.

141Jamais en tout cas n’a émergé la revendication de créer une instance plus arbitrale ou plus consensuelle. Il est vrai qu’il existe de nombreuses instances de conciliation, à l’intérieur ou à l’extérieur des entreprises, où se règlent de nombreux litiges. Contrairement à ce qui s’observe, par exemple, en droit des affaires ou en droit familial, la tendance n’est cependant pas de déposséder les juges au profit d’instances privées d’arbitrage, de conciliation ou de médiation. Au contraire, la tendance serait plutôt de ‘juridiser’ et ‘judiciariser’ des problèmes qui se traitaient naguère par la conciliation. Est-ce à dire qu’il n’y aurait aucune place pour un règlement moins juridisé des conflits, que la sphère sociale échappe à la mode actuelle de la médiation ? Le point de vue des acteurs, sur ce thème, tient en deux points. D’une part, cette médiation doit se dérouler en dehors de la sphère judiciaire. D’autre part, elle doit être menée par les interlocuteurs reconnus dans la sphère sociale, les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs.

La réforme

142La première partie a dressé un tableau d’ensemble des juridictions du travail à la veille de la réforme, dans le but d’éclairer les enjeux et de comprendre les raisons qui se trouvent à la base du positionnement des acteurs. La deuxième partie présente la réforme judiciaire proprement dite. Elle est divisée en deux chapitres, consacrés respectivement à la réforme du tribunal (le concept de tribunal d’arrondissement) et à la réforme du ministère public (l’intégration des auditorats dans le parquet du procureur du Roi). Chacun de ces chapitres est structuré selon l’ordre chronologique. Mais pour ne pas perdre de vue l’ensemble, ces deux chapitres principaux sont précédés d’un chapitre introductif qui retrace la chronologie générale de la réforme et les aspects de la réforme qui ne concernent pas spécifiquement les juridictions du travail.

La réforme en général

Chronologie générale de la réforme

143Les différents aspects de la réforme de la justice et de la police ont été coulés dans un accord politique conclu par huit partis politiques : les quatre partis de la majorité fédérale de l’époque (CVP, PS, PSC, SP) et quatre partis d’opposition (FDF, PRL, VLD, VU).

144Seuls les deux partis écologistes (Écolo et Agalev) et les deux partis d’extrême droite (Vlaams Blok et Front national) sont restés étrangers à cet accord. Cela n’a pas été sans conséquences sur les débats parlementaires, qui, en ce qui concerne les partis liés par l’accord, ont été étroitement verrouillés.

145En ce qui concerne la justice, l’accord est contenu dans une note du 24 mai 1998 intitulée Lignes de force de la réforme de l’organisation judiciaire. Cette note, approuvée par le Parlement le 28 mai, sous forme de résolution, balisait le contenu des réformes légales et constitutionnelles qui allaient suivre.

146Deux volets de l’accord devaient être concrétisés immédiatement : d’une part, l’institution d’un Conseil supérieur de la justice et les procédures de nomination dans la magistrature, et, d’autre part, la réforme du ministère public. Dans la logique de l’accord à huit, qui débordait le cadre de la majorité gouvernementale, les textes présentés au Parlement ne furent pas des projets préparés par le gouvernement, mais des propositions cosignées par des parlementaires de chacun des partis signataires. Le premier volet, plus politique, fut présenté initialement à la Chambre des représentants. Il aboutit à la révision constitutionnelle du 20 novembre 1998 et à la loi du 22 décembre 1998 modifiant certaines dispositions de la deuxième partie du Code judiciaire concernant le Conseil supérieur de la Justice, la nomination et la désignation des magistrats et instaurant un système d’évaluation pour les magistrats [34].

147Le second volet, plus technique, fut présenté à l’origine au Sénat. Celui-ci procéda à diverses auditions, durant lesquelles furent recueillis divers avis en provenance du monde juridique. Parallèlement, des démarches furent accomplies par divers acteurs pour obtenir des amendements aux textes initiaux. On citera particulièrement une lettre du président du Conseil national du travail, adressée à la ministre de l’Emploi et du Travail en date du 14 juillet et réitérée à l’adresse du président du Sénat le 1er octobre, une lettre de la ministre de l’Emploi et du Travail au ministre de la Justice, en date du 7 juillet, ainsi que les positionnements d’une nouvelle Association des magistrats des juridictions du travail. Tout cela aboutit finalement à la loi du 22 décembre 1998 sur l’intégration verticale du ministère public, le parquet fédéral et le conseil des procureurs du Roi.

148Sur chacun de ces points, les réformes actuellement engrangées ne sont que l’amorce d’un processus. Dans le cadre de la réforme générale du statut de la magistrature, a par exemple été adoptée la loi du 8 mars 1999 relative au Conseil consultatif de la magistrature, et sont envisagées diverses mesures qui devraient modifier en profondeur la carrière de magistrat, par exemple l’introduction de la carrière plane. Quant à la réforme du ministère public, la loi actuellement votée suppose encore de nombreuses mesures d’application, à commencer par la fixation, par la loi elle-même, du cadre des nouveaux organes.

149En ce qui concerne la réforme des juridictions de première instance (tribunal d’arrondissement), l’accord politique se limite à une déclaration d’intention, qui a soulevé les réactions franchement négatives de plusieurs acteurs. Aucune mesure d’exécution n’a été prise à ce jour, et le nouveau ministre de la Justice, constatant que la matière était controversée au sein de la majorité issue des élections du 13 juin 1999, a déclaré publiquement que ce point ne faisait pas partie de ses priorités.

La réforme de la magistrature

Le Conseil Supérieur de la Justice

150La question du contrôle dit externe sur l’appareil judiciaire fut l’un des grands débats de la réforme. Le Code judiciaire prévoyait un schéma hiérarchisé de surveillance des magistrats par leur chef de corps et par le ministère public, et des membres du ministère public par leur hiérarchie. Par ailleurs, les recours juridiques (appel, pourvoi en cassation, etc.) permettent de mettre en cause les décisions judiciaires inadéquates.

151Certaines voix se sont élevées au sein de la magistrature pour privilégier ces moyens de contrôle, éventuellement en les développant, ou d’utiliser mieux certaines autres modalités prévues par la loi, par exemple les assemblées générales des juridictions. Une large partie de la magistrature s’est cependant déclarée favorable à l’idée de doubler ces contrôles internes par un contrôle externe. La concertation octopartite fit sienne cette idée, et institua le Conseil supérieur de la Justice (article 151 de la Constitution, tel que remplacé par la modification du 20 novembre 1998, et loi du 22 décembre 1998).

152On se contentera ici de rappeler les traits essentiels de cette réforme, qui ne concerne pas spécifiquement les juridictions du travail.

153Le Conseil supérieur de la Justice est composé d’un collège francophone et d’un collège néerlandophone. Chaque collège comprend 22 membres, 11 magistrats élus par leurs pairs et 11 non-magistrats désignés par le Sénat. Le Conseil n’est pas une instance de recours contre les décisions. Au contraire, il doit, dans l’exercice de ses compétences, respecter l’indépendance des juges dans l’exercice de leurs compétences juridictionnelles, et l’indépendance des magistrats du ministère public, désormais inscrite dans le texte constitutionnel.

154Sa première mission, exercée par une commission de nomination et de désignation, concerne la carrière des magistrats. Les candidats à une nomination comme juge ou comme officier du ministère public, ou à une désignation comme chef de corps (président de tribunal, etc.), font l’objet d’une présentation par cette commission. Celle-ci établit en outre les profils généraux pour les désignations, et est compétente en matière de formation des magistrats. La seconde mission, exercée par une commission d’avis et d’enquête, concerne l’audit de l’appareil judiciaire, tant en ce qui concerne le fonctionnement général que les plaintes particulières, étant entendu que le Conseil n’exerce pas d’action disciplinaire.

Les nominations et les promotions

155La modification à la Constitution du 20 novembre 1998 et la loi du 22 décembre 1998 ont unifié les procédures de nomination et de promotion dans la magistrature.

156Tous les juges du siège, quels que soient la juridiction et le niveau, sont désormais présentés à la nomination par la commission de nomination et de désignation compétente du Conseil supérieur de la Justice. En ce qui concerne les membres des cours, l’assemblée générale de la juridiction concernée donne un avis préalable à la présentation. Antérieurement, les conseillers à la Cour de cassation et à la cour d’appel étaient présentés, d’une part par l’assemblée générale de la Cour, d’autre part par le Sénat (en ce qui concerne la Cour de cassation) ou par le conseil provincial (en ce qui concerne la cour d’appel). Par contre, les conseillers à la cour du travail étaient nommés sans présentation. À noter que l’arrêté royal de nomination dans les juridictions du travail reste fait sur proposition conjointe du ministre de la Justice et du ministre de l’Emploi et du Travail (articles 197 et 215 du Code judiciaire).

157Les chefs de corps (premier président de cour, président de tribunal) ne sont plus nommés dans cette fonction, mais désignés par arrêté royal, pour une durée déterminée. Cette désignation se fait sur présentation de la Commission de nomination et de désignation. L’assemblée générale de la cour concernée donne un avis préalable à la présentation. Les autres promotions à l’intérieur d’une même juridiction (président ou président de chambre à la cour, vice-président de tribunal) font l’objet d’une désignation par la juridiction concernée en son sein. Le caractère temporaire des fonctions est la modification principale apportée par la réforme. Mais celle-ci a également unifié la procédure proprement dite. Antérieurement, la Cour de cassation et les cours d’appel élisaient elles-mêmes leurs chefs de corps et leurs présidents. Les présidents des tribunaux de première instance étaient nommés, comme les conseillers à la cour d’appel, sur présentation de la cour d’appel et du conseil provincial. Par contre, toutes les nominations dans les juridictions du travail se faisaient par arrêté royal, sans présentation.

Le Conseil consultatif de la magistrature

158Outre le Conseil supérieur de la Justice, la concertation octopartite a débouché sur l’institution d’un Conseil consultatif de la magistrature, qui a pour mission « de donner des avis et de se concerter avec (le Ministre de la Justice ou les Chambres législatives) sur tout ce qui se rapporte au statut, aux droits et aux conditions de travail des juge et des officiers du ministère public » (loi du 8 mars 1999). Le conseil consultatif est composé de 44 membres, séparé en un collège francophone et un collège néerlandophone de 22 membres chacun. Chaque collège est composé de :

  • 4 membres des cours, dont au moins 1 membre appartenant à la Cour de cassation et 1 membre appartenant à une cour du travail ;
  • 10 membres des tribunaux, dont au moins 1 membre d’un tribunal du travail, 1 membre d’un tribunal de commerce, 1 membre d’un tribunal de police ;
  • 2 juges de paix ;
  • 2 membres du ministère public près les cours ;
  • 4 membres du ministère public près les tribunaux, dont au moins 1 membre appartenant à un auditorat.
Les membres du conseil consultatif sont élus par les magistrats de carrière, divisés en collèges électoraux pour chacun des groupes précités. Les juges et les conseillers sociaux élisent, dans chaque collège linguistique, deux représentants siégeant avec voix consultative à l’assemblée générale du Conseil. Il en va de même des juges consulaires au tribunal de commerce et des magistrats suppléants. Une place, avec voix consultative, est également accordée aux présidents d’associations représentatives de magistrats.

La réforme de la juridiction

Le concept de tribunal d’arrondissement

L’origine de l’idée

159Comme on l’a vu dans la première partie, le concept de tribunal d’arrondissement trouve son origine dans la réforme judiciaire des années 1960. C’était l’idée de base du Rapport sur la réforme judiciaire du commissaire royal Van Reepinghen. On a vu aussi que c’est le système néerlandais. Le Code judiciaire repose sur une sorte de compromis entre ce principe et le système allemand des juridictions sociales entièrement autonomes, qui avait inspiré les propositions de Louis Major. Les juridictions du travail belges sont intégrées à l’ordre judiciaire : elles appliquent la procédure commune et se trouvent placées sous l’autorité ultime de la Cour de cassation.

160Mais elles comportent un certain nombre de spécificités. La plus importante, en rapport avec les débats sur le tribunal d’arrondissement, est que, jusqu’au niveau de l’appel, le tribunal du travail possède un cadre spécifique. Il n’est donc pas possible de combler les déficits éventuels en personnel dans d’autres juridictions en y désignant des magistrats du travail.

161Corollaire de cette caractéristique, les magistrats sont nommés spécifiquement dans les juridictions du travail. S’ils veulent changer d’orientation professionnelle, ils doivent obtenir une nouvelle nomination. Il n’existe pas, au niveau de la magistrature, de régime de mobilité comparable à celui des fonctionnaires.

162Bien que ce compromis n’ait été réellement mis en question par personne, la vieille idée du commissaire royal n’avait jamais été tout à fait abandonnée par le monde académique. Elle fut ressortie lorsque le monde politique se mit à la chasse d’idée de réforme de la justice, en réponse aux affaires que l’on sait. C’était l’idée centrale du rapport du Centre interuniversitaire de droit judiciaire, remis en juillet 1997 dans le cadre de la mission confiée en décembre 1996 par le ministre de la Justice de l’époque, Stefaan Declerck.

La négociation octopartite

163La note Lignes de forces de la réforme de l’organisation judiciaire, datée du 24 mai 1998, s’exprime comme suit : « On examinera dans quelle mesure une intégration poussée des tribunaux au niveau de la première instance dans un tribunal d’arrondissement composé de plusieurs sections, chacune compétente pour un contentieux spécifique (civil, pénal, social, commercial, familial…) pourra augmenter l’efficacité. Le cas échéant, l’article 157 (de la Constitution) sera révisé en ce sens. L’organisation des tribunaux d’arrondissement s’inscrit dans le cadre de la revalorisation de la justice de première ligne.

164C’est un moyen efficace pour combattre l’arriéré judiciaire et faciliter l’accès à la justice pour le justiciable, et c’est une manière d’utiliser les moyens de façon plus efficace (effectifs, bâtiments, infrastructure).

165Le principe de l’institution, au niveau de chaque arrondissement, d’une chambre de compétence (guichet avec fonction de ‘dispatching’) afin d’arriver à une organisation aussi cohérente et efficace que possible des tribunaux, est retenu. Elle chapeautera les structures existantes des tribunaux de commerce, du travail et de première instance qui seront conservées. Toutes les affaires seront introduites auprès de cette chambre et renvoyées ensuite vers le tribunal compétent, sans que cela n’entraîne un quelconque retard dans la procédure. Une telle structure permettra une gestion optimale des moyens et exclut tout conflit de compétences. Dans l’attente de la révision de l’article 157 de la Constitution, une expérience sera lancée dans deux arrondissements, dans lesquels sera instituée une fonction de dispatching, l’introduction de la demande par requête et le juge de la mise en état ».

166La spécificité des juridictions du travail fut l’un des principaux points de discussion lors de la négociation à huit, et fut l’une des raisons pour lesquelles cette négociation n’a débouché que sur une mise à l’étude.

Les réactions

Les interlocuteurs sociaux

167Contrairement à la réforme judiciaire des années 1960, les partenaires sociaux ne se sont pas positionnés dans un avis officiel circonstancié du Conseil national du travail. Le 14 mai 1998, le bureau exécutif du CNT a adressé sous la signature de son président une lettre à la ministre de l’Emploi et du Travail, insistant en termes généraux sur la nécessité de maintenir une juridiction du travail spécifique et un ministère public performant. La même lettre fut adressée le 1er octobre au président du Sénat, et publiée dans l’annexe du rapport de la Commission de la Justice. Cette position ne rejetait pas explicitement la réforme des auditorats du travail, commentée ci-dessous, ni même l’idée de transformer le tribunal du travail en section d’un tribunal d’arrondissement, pour autant que cette section conserve les spécificités actuelles du tribunal du travail (échevinage, représentation des travailleurs par des délégués syndicaux, rôle actif de l’auditorat du travail, etc.).

168Si les partenaires sociaux ne sont pas arrivés à formuler une position commune plus détaillée, ou n’ont pas estimé opportun de le faire à ce stade, certaines organisations concernées ont généralement approfondi davantage le sujet.

169La CSC commence par manifester une opposition catégorique à toute mise en cause des spécificités des juridictions du travail. Elle constate que cette position n’exclut pas, en soi, « que le tribunal du travail, avec ses spécificités actuelles, relève d’une structure commune quant à la hiérarchie, la logistique, l’administration, etc. ». Elle concède même qu’« une telle évolution représenterait en théorie certains avantages », mais « émet les plus grands doutes quant à la possibilité de maintenir les standards de qualité actuels dans le contexte d’un tribunal commun (…). En effet, il est essentiel dans le succès du tribunal du travail que les magistrats qui le composent soient spécialisés dans la matière (…). Il est vrai que les réflexions relatives au droit social pourraient être étendues à d’autres matières techniques, comme le droit fiscal, le droit des affaires, le droit de l’environnement, etc. Le tribunal d’arrondissement pourrait être une idée intéressante s’il devait permettre la création de sections ou de chambres spécialisées dans ces matières, sans multiplier exagérément les juridictions. Par contre, il doit être rejeté s’il s’agit de déspécialiser les juridictions actuelles. (La CSC) constate que le projet tel qu’il est actuellement connu ne contient aucune précision sur ce point essentiel. Au contraire, sa motivation principale semble être de permettre une meilleure répartition du travail sans augmenter le cadre global de la magistrature. Tenant compte de la situation de l’arriéré dans les diverses juridictions, ceci devrait se traduire par le fait que des magistrats actuellement affectés au tribunal du travail contribuent à réduire l’arriéré dans les juridictions civiles et pénales. Le mouvement contraire relève, dans le contexte actuel, de la théorie. Le projet ne devrait donc pas permettre de résoudre les problèmes chroniques des juridictions civiles et pénales, mais au contraire entraînera la contamination du tribunal du travail par les problèmes des autres.

170Dans l’état actuel des choses, (la CSC) se prononce donc pour le maintien dune juridiction du travail distincte, quitte à prévoir certains éléments de logistique commune (bâtiments, bibliothèque, etc…) et une certaine mobilité du personnel, autre que les magistrats » [35].

171En septembre 1998, le Bulletin de la FEB publiait un article qui illustre les nuances, ou peut-être les contradictions, au sein du monde patronal.

172D’un côté, le lay out met en exergue la phrase « C’est avec admiration que l’on observe à l’étranger le fonctionnement des tribunaux du travail belges ». L’article souligne les constatations auxquelles « toutes les parties concernées souscrivent » (« les tribunaux du travail fonctionnement bien sous leur forme actuelle »). Mais, lorsqu’il s’agit de prendre position en faveur du maintien des structures actuelles, ou d’évaluer si les réformes en cours peuvent mettre en péril le bon fonctionnement actuel, le texte s’en tient à la neutralité (« Nombreux sont ceux qui plaident… », « D’aucuns pensent… »). L’article conclut sous le titre : « Et pourtant, une réforme s’impose (…) » « Il est inconcevable qu’un certain immobilisme des tribunaux du travail entrave une réforme en profondeur de l’appareil judiciaire. En effet, la demande de réforme formulée par la société est trop importante et ne peut être infléchie.

173Par ailleurs, ce qui est à présent réalisé dans les tribunaux du travail ne peut disparaître sans plus. La réforme globale doit déboucher sur un fonctionnement de l’ensemble de la justice encore plus efficace qu’il ne l’est actuellement dans les tribunaux du travail. Il faudrait peut-être garantir un degré de spécialisation des magistrats au moyen d’une sorte de formation permanente, quelle que soit leur mobilité. L’accès à la justice doit lui aussi être facilité grâce à des procédures simplifiées. Enfin, il faut que des accords clairs soient conclus au sujet des compétences des diverses chambres, ce qui constitue la base d’une administration de la justice rapide et efficace » [36].

174On observera que cet article ne souffle mot de la composition paritaire du tribunal du travail, pas plus que de l’auditorat du travail. Par ailleurs, il tient pour pratiquement acquis, sans s’y opposer, la mobilité des magistrats et la réduction du tribunal du travail à une chambre d’un tribunal plus vaste.

175Dans le même numéro, un article consacré à la réforme judiciaire en général « se félicite de la réforme projetée, qui rejoint dans une très large mesure les préoccupations (que la FEB) avait exprimées il y a un an et demi à l’occasion de la présentation de ses propres propositions pour une réforme de la justice ». Après avoir souligné que la réforme suppose encore de nombreuses mesures de mise en œuvre, l’article ajoute : « Il conviendra également de veiller à ce que les intégrations prévues ne compromettent pas l’efficacité des juridictions qui fonctionnement bien : on songe en particulier aux tribunaux de commerce et du travail » [37]

176Ce texte aussi peut difficilement s’interpréter comme une opposition résolue aux projets en cours.

La magistrature et le monde juridique

177Jusqu’à présent, la magistrature en général s’est peu prononcée sur le concept de tribunal d’arrondissement, réservant ses interventions aux projets finalisés comme le Conseil supérieur de la justice. Par contre, les milieux concernés au sein de la magistrature – les tribunaux de commerce et les tribunaux du travail – se sont prononcés pour s’y opposer énergiquement.

178Mentionnons d’abord que le projet a suscité la création d’une association catégorielle, l’Association des magistrats des juridictions du travail. Significativement, cette association a concentré presque tous ses efforts sur la question du tribunal d’arrondissement, qui n’existe qu’à l’état de concept. En ce qui concerne la réforme de l’auditorat, pourtant beaucoup plus avancée, elle est intervenue de façon particulièrement nuancée, ce qui illustrait peut-être des divergences en son sein.

179En mai 1998, les présidents des tribunaux du travail ont adopté une déclaration commune, réagissant à la fois au projet élaboré par le Centre interuniversitaire de droit judiciaire et aux lignes de force de l’accord octopartite. Après avoir rappelé que le concept de tribunal d’arrondissement avait déjà été présenté dans les années 1960 et dressé un bilan positif du fonctionnement de la juridiction du travail, ils considèrent que la création d’un tribunal unique par arrondissement mettrait en cause l’autonomie des tribunaux du travail et menacerait le bon fonctionnement de ceux-ci. On notera que les arguments invoqués concernent tous la spécialisation et la spécificité du personnel permanent (magistrats, employés de greffe, secrétariat de l’auditorat). On ne cite ni les juges sociaux ni les délégués syndicaux parmi les spécificités à conserver. Au contraire, les présidents suggèrent, en finale de leur déclaration, d’étendre les compétences du tribunal du travail à des domaines où ces spécificités ne se justifient pas, comme le droit pénal social, le contentieux de la fonction publique ou le droit du sport.

180Le 15 septembre 1998, un groupe de concertation université-magistrature des juridictions du travail a adressé aux ministres concernés, ainsi qu’aux présidents des Chambres et aux membres des commissions parlementaires de la justice, un document intitulé Texte plate-forme relatif à la réforme envisagée des juridictions du travail. Élaboré surtout par des magistrats et des universitaires anversois, il fut cependant signé par d’autres magistrats flamands (ainsi que par le président – francophone bilingue – du tribunal de Bruxelles), par la plupart des professeurs de droit social des universités flamandes, et par quelques universitaires francophones. Il fut repris à son compte par l’Association des magistrats des juridictions du travail, et publié avec leur note dans l’annexe du rapport de la Commission de la justice du Sénat. Il reprenait, en gros, les mêmes arguments que la déclaration des présidents de tribunaux. Ces arguments se retrouvent dans un Memorandum aux responsables politiques, diffusé par le même groupe en septembre 1999. Vue de l’extérieur, il faut bien constater que cette opposition concerne moins le principe de la réforme que les caricatures possibles de son exécution, à savoir que les magistrats deviennent des pions déplaçables au gré d’un président gestionnaire tout puissant, en fonction du retard pris dans l’une ou l’autre section.

181Si les mesures d’exécution ne confirment pas cette crainte, il n’est pas certain, en fonction des arguments avancés, que la magistrature continue de s’opposer à un concept qui augmente les possibilités pour les magistrats de pratiquer plusieurs matières au cours de leur carrière.

La ministre de l’Emploi et du Travail

182Le 7 juillet 1998, la ministre de l’Emploi et du Travail, Mme Miet Smet, adressait au ministre de la Justice une lettre qui faisait manifestement suite à celle du bureau du CNT et aux démarches de la magistrature, spécialement de la nouvelle Association des magistrats des juridictions du Travail. Cette lettre s’exprime comme suit (traduction de l’auteur) :

183

« La concertation ‘octopus’ a débouché sur une réforme structurelle de l’organisation judiciaire, caractérisée par le contrôle externe, des nominations et des promotions objectivées, l’attention portée à un accroissement de l’efficacité par le management, l’intégration horizontale et verticale, et une plus grande mobilité du personnel.
Les partenaires sociaux et moi-même sommes convaincus de la nécessité de réformes judiciaires qui conduisent réellement à une amélioration, un fonctionnement plus efficace et des renouvellements dans l’intérêt des justiciables. Dans cette mesure nous accordons notre entier soutien à l’exécution des conclusions de la concertation octopus.
Concernant les réformes structurelles envisagées, les interlocuteurs sociaux sont plus spécialement intéressés à la proposition d’intégration des parquets de première instance et des auditorats du travail, et à l’étude d’intégration horizontale des tribunaux de premier ressort.
Comme indiqué dans la note d’implémentation de la concertation octopus précitée, les partenaires sociaux, les organisations d’employeurs et de travailleurs, manifestent un intérêt particulier pour les juridictions du travail.
C’est entre autres dans cette optique, et tenant compte du fait que je suis moi-même ministre de tutelle des juridictions du travail, que je souhaite attirer votre attention spéciale sur la problématique des tribunaux du travail et des auditorats du travail.
Le bureau du Conseil national du travail insiste particulièrement :
  • sur la spécialisation technique des magistrats qui siègent dans les juridictions du travail ;
  • sur la présence dans les juridictions du travail, en premier ressort comme en degré d’appel, de représentants des travailleurs, des employeurs et des travailleurs indépendants, qui connaissent la réalité socio-économique des entreprises ;
  • l’existence d’un certain nombre de règles de procédure spécifiques, qui assouplissent et facilitent l’accès aux juridictions du travail.
À partir des contacts répétés que j’ai eus à ce sujet avec les partenaires sociaux et avec des représentants de l’Association des tribunaux du travail et représentants des auditorats du travail, j’aurais voulu vous communiquer les considérations et les idées qui suivent.
De par leur expérience de plusieurs années de matières spécifiques comme le droit du travail et le droit de la sécurité sociale, les juridictions du travail comme les auditorats du travail ont développé une spécialisation telle qu’ils assurent un accueil de haute qualité du justiciable.
La présence au sein des juridictions du travail des partenaires sociaux est également une garantie d’une grande expertise, alliée à une sensibilité à la réalité, résultant en une jurisprudence compréhensible pour le citoyen. Le droit pour les délégués syndicaux de plaider est par ailleurs paru comme une excellente alternative pour assurer aux personnes à revenus limités un accès aisé à la justice et une assistance spécialisée correcte.
En matière de sécurité sociale, l’accès aux juridictions du travail est très souple, grâce à la requête, qui est par ailleurs gratuite. Ceci est essentiel dans des domaines qui concernent la sécurité d’existence des justiciables. En matière de sécurité sociale et de législation CPAS, il y a lieu de remarquer que l’auditorat du travail remplit une fonction d’aide à l’accès pour tous les justiciables, y compris le quart monde.
Cette juridiction importante qui a acquis son indépendance depuis la réforme judiciaire de 1967, touche plus de 4 millions de citoyens dans leur existence quotidienne. Il est donc important de constater que cette juridiction ne connaît plus d’arriéré.
Il est d’une importance essentielle que cette juridiction conserve ses caractéristiques de qualité : spécialisation, seuil peu élevé, composition, absence de monopole de plaidoirie, rapidité. Une réforme judiciaire qui porterait atteinte à ces critères serait vécue par cet immense groupe de justiciables comme un recul, et hypothéquerait l’ensemble de la réforme judiciaire (…) [38].
En ce qui concerne les juridictions du travail, une mobilité géographique horizontale des magistrats et du personnel de greffe ou de secrétariat, à l’intérieur d’un domaine de compétences déterminé, peut contribuer à une plus grande efficacité dans l’affectation des moyens en personnel. Par ailleurs, les juges du travail peuvent jouer un grand rôle en siégeant dans les chambres du tribunal correctionnel où sont jugés les délits sociaux. »

Évaluation

Le positionnement des partis politiques

184Les partis partenaires de l’accord octopartite se réfèrent aux décisions prises, qui consistent essentiellement à mettre le concept de tribunal d’arrondissement à l’étude.

185Les partis libéraux se déclarent partisans de principe du tribunal d’arrondissement [39].

186Lors de son congrès de juin 1998, le CVP a adopté la résolution suivante : « Il y a lieu d’instaurer dans le pouvoir judiciaire le principe du ‘guichet unique’, en instituant, par arrondissement, un seul tribunal d’arrondissement. Au sein de ce tribunal, le juge des rôles a pour tâche de mettre immédiatement l’affaire au rôle du juge de paix territorialement compétent, du tribunal civil, du tribunal administratif, du tribunal de commerce ou du tribunal du travail » [40].

187Cette position conçoit donc le tribunal d’arrondissement comme un lieu de dispatching. Elle maintient l’autonomie des juridictions existantes, et prévoit même la création de juridictions administratives. Après la conclusion de l’accord octopartite, le CVP a précisé que la réforme ne peut porter atteinte aux spécificités des juridictions du travail [41].

188Dans son programme pour les élections de juin 1999, le PSC formule un certain nombre de propositions pour « moderniser l’organisation judiciaire et encourager le management de la justice », « lutter contre l’arriéré judiciaire » et « rendre la justice plus accessible », mais ne dit mot du tribunal d’arrondissement. Il propose en tout cas « de maintenir les garanties et spécificités des procédures des contentieux du travail » [42].

189Sans s’opposer au tribunal d’arrondissement, le PS accorde la priorité politique au maintien des spécificités de la juridiction du travail [43]. Les études en cours visent précisément à vérifier qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux concepts.

190Les partis écologistes, non parties à la concertation octopartite, se sont prononcés lors des débats parlementaires en faveur du maintien du tribunal du travail.

191Le positionnement le plus étonnant, en fonction des positions de la FGTB et de l’histoire de ce parti – notamment le rôle éminent de Louis Major dans l’institution des juridictions du travail actuelles – fut celui du SP. Selon divers témoignages, les négociateurs de ce parti semblent avoir été parmi les partisans les plus actifs du tribunal d’arrondissement. Nous n’avons pu déterminer si ce positionnement avait été précédé d’orientations au sein des instances du parti.

192Quoi qu’il en soit, l’actuel ministre de la Justice, constatant les dissensions au sein de la majorité, aurait déclaré que le tribunal d’arrondissement « ne constitue pas une priorité ».

Les arguments

193Comme on l’a vu plus haut, les arguments en faveur d’une mise en cause du compromis du code judiciaire ne se trouvent pas dans une insatisfaction à l’égard du système. Celui-ci fonctionne à la raisonnable satisfaction des acteurs. Les points d’insatisfaction éventuels ne sont pas liés à la spécialisation de la juridiction, au contraire.

194Tels qu’on les trouve exprimés dans les notes gouvernementales et dans les travaux du Centre interuniversitaire de droit judiciaire, les arguments en faveur d’un tribunal d’arrondissement sont de deux ordres.

195Le premier a trait à la simplicité de la procédure. S’il n’y a qu’un seul tribunal, le justiciable ne doit pas s’informer de la juridiction compétente pour connaître de son problème.

196Il lui suffit d’introduire sa demande à un guichet unique et l’attribution à la chambre compétente est opérée par le tribunal lui-même. Il faut bien dire que cet argument n’a rien de décisif. D’une part, dans sa version ultime, le projet ne prévoit pas la suppression du Conseil d’État et d’autres juridictions administratives, ni même des juges de paix. Le justiciable ne pourra donc pas s’épargner toute interrogation sur la juridiction compétente. D’autre part, et surtout, déterminer le juge matériellement compétent est, de loin, le problème le plus simple à résoudre par le justiciable qui aurait l’intention de se défendre seul. La compétence territoriale ou la langue de la procédure, par exemple, obéissent à des règles plus complexes et moins généralement connues. Et surtout, il ne suffit pas d’introduire une affaire pour la voir menée à bon port. En ce qui concerne les juridictions du travail, en tout cas, il a été abondamment commenté dans la première partie que le système est conçu en fonction de justiciables assistés ou représentés par un professionnel du droit.

197Le second argument concerne la gestion. Une juridiction unique peut être gérée comme un ensemble au point de vue de l’infrastructure (bâtiments, bibliothèque, informatique) et, surtout, du personnel. Si un arriéré s’observe dans une section déterminée, on peut y affecter du personnel occupé dans des sections moins chargées. En ce qui concerne surtout les magistrats, cet argument peut être dangereux, parce qu’il méconnaît les mérites de la spécialisation. Juger une affaire correctionnelle n’a que de lointains rapports avec le suivi de la gestion d’une faillite ou avec le jugement d’une affaire sociale. La documentation juridique à utiliser, les méthodes de raisonnement, les justiciables, le contexte sociétal, sont fondamentalement différents. Et surtout, le concept risque de contaminer les juridictions qui ne connaissent pas trop d’arriéré avec les problèmes des autres, sans solution pour l’ensemble. Il est vrai que le thème de la spécialisation peut être approfondi. La fonction de juger suppose évidemment une bonne connaissance technique de la matière et un enracinement suffisant dans son contexte, mais aussi une culture générale et une expérience humaine qui gagnent à être aussi diversifiées que possible. Surtout dans les matières techniques comme le droit social, le système perdrait à avoir des juges trop généralistes qui se prononcent sur un dossier de sécurité sociale entre une audience correctionnelle et une affaire de divorce. Par contre, une expérience dans d’autres domaines que le droit social peut apporter un point de vue neuf sur certains problèmes. La spécialisation n’exclut donc pas une certaine mobilité. Il faut bien dire que les textes étaient d’un flou redoutable sur les critères de mobilité que l’on entendait promouvoir.

198Curieusement, on a peu entendu le seul argument qui aurait pu justifier fonctionnellement le projet de juridiction unique, qui est l’émergence de nouveaux besoins juridiques dans certaines matières. On peut citer le contentieux fiscal ou celui de la famille, éclatés aujourd’hui entre plusieurs juridictions, ou encore le droit de l’environnement. On peut citer aussi le droit administratif. Le Conseil d’État a développé une jurisprudence fondamentale sur les prérogatives et les obligations de l’administration. Mais, d’une part, une juridiction nationale centralisée n’est pas nécessairement la mieux adaptée aux besoins. Et d’autre part, la compétence du Conseil d’État se limite à annuler les actes administratifs, ce qui ne suffit pas nécessairement à donner satisfaction au justiciable. Une juridiction administrative décentralisée, compétente aussi pour statuer sur les droits subjectifs en cause dans les litiges avec l’administration, pourrait combler cette lacune, par exemple dans le contentieux de la fonction publique. Multiplier le nombre de juridictions spécialisées pose divers problèmes, que l’on peut rencontrer en créant des sections spécialisées au sein de juridictions existantes.

199On aurait pu aussi évaluer l’évolution des idées et des mentalités depuis les années 1960. À l’époque de l’élaboration du Code judiciaire, la revendication des juridictions du travail reposait sur une méfiance avouée à l’égard de la magistrature ordinaire, réputée plus sensible aux principes individualistes du code civil qu’à la dimension collective du droit du travail. À ce point de vue, on pourrait soutenir que le bilan des juridictions du travail est plutôt mitigé. Comme on l’a vu, l’évolution de l’institution a été marquée, pour le meilleur et pour le pire, par une très nette avancée du juridisme. Si cet état de fait ne semble pas spécialement critiqué par les acteurs, qui tendent au contraire à faire largement usage du droit pour défendre des acquis ou obtenir de nouvelles avancées, on peut penser que cela reflète une modification dans les perceptions du droit et de la justice par les travailleurs.

La réforme du ministère public

Présentation générale

L’intégration horizontale

200La réforme du ministère public comporte trois grands volets. Cette étude concerne essentiellement l’intégration dite horizontale du ministère public, par laquelle le parquet du procureur du Roi et l’auditorat du travail sont regroupés en un seul corps sous l’autorité du procureur du Roi. On présente id le texte adopté par le législateur, pour revenir ensuite sur les débats qui ont entouré son élaboration. On commentera par ailleurs brièvement les deux autres volets, qui ne concernent pas directement les juridictions du travail : la création d’un parquet fédéral et l’intégration dite verticale du ministère public

201La réforme rétablit au niveau des procureurs du Roi l’unicité du ministère public, que le Code judiciaire n’avait conservée qu’au niveau des procureurs généraux. Le parquet du procureur du Roi comprendra cependant une section distincte pour les matières économiques, financières et sociales. Cette section sera appelée auditorat, et sera placée sous la direction d’un magistrat appelé auditeur. Elle comportera un ou plusieurs substituts ou premiers substituts. Leur nombre sera déterminé par une loi.

202Des dispositions assez détaillées cherchent à garantir la spécificité de l’auditorat, en lui attribuant des compétences réservées.

203L’article 152 du code judiciaire précise que « seuls les membres de l’auditorat exercent, sous la surveillance et la direction du procureur du Roi, les fonctions de ministère public près les tribunaux du travail et les tribunaux de commerce. Sans préjudice de l’article 155, le procureur du Roi, dans le cadre du règlement du service du parquet, ne peut affecter les membres de l’auditorat à d’autres tâches que par une décision écrite et motivée après concertation avec l’auditeur ».

204L’article 155 ajoute : « Sans préjudice des compétences du procureur fédéral et du procureur général, l’action publique du chef d’une infraction aux lois et règlements dans l’une des matières qui sont de la compétence des juridictions du travail ou des tribunaux de commerce, ainsi que dans les matières fiscales, est exercée prioritairement devant les tribunaux de police, devant les tribunaux de première instance, et sauf les exceptions prévues par la loi, devant les cours d’appel, par les membres de l’auditorat.

205Le procureur du Roi, dans le cadre du règlement du service du parquet, ne peut confier ces tâches à d’autres membres du parquet que par une décision écrite et motivée après concertation avec l’auditeur. »

La création d’un parquet fédéral

206Un parquet fédéral est créé pour la poursuite des infractions qui ne se limitent pas au territoire d’un arrondissement. La matière du droit social n’est pas directement concernée par cette réforme, même s’il arrivera peut être que certains dossiers de fraude ou de criminalité organisée comportent des aspects sociaux (non-assujettissement à la sécurité sociale, infractions à la législation sur l’occupation de travailleurs étrangers, conditions de travail illégales, etc.).

L’intégration verticale

207Le parquet du procureur du Roi est compétent pour exercer l’action publique devant les cours d’appel. Le parquet général n’intervient que dans certains cas limitativement énumérés (jugement des ministres, etc.). En fait, la principale limitation des compétences des procureurs du Roi provient du rôle attribué au parquet fédéral. En ce qui concerne les matières sociales, économiques et fiscales, l’article 155 du code judiciaire, modifié par la loi du 22 décembre 1998, prévoit que l’action publique devant les cours d’appel relève prioritairement de l’auditorat.

208L’intégration verticale ne s’applique pas aux compétences civiles du ministère public : en ce qui concerne les matières sociales, celles-ci restent de la compétence de l’auditorat général du travail. On observera à ce sujet que l’on n’a pas modifié la structure du parquet général ; on continuera à parler d’auditorat général du travail, compétent pour les missions civiles devant les cours du travail. On n’a pas jugé bon de constituer un auditorat général économique et social. Les travaux parlementaires ne s’expliquent pas sur ce choix. Il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’un oubli de la concertation octopartite, que les partenaires n’ont pas osé rectifier par la suite.

L’élaboration du concept d’intégration horizontale

La proposition d’auditorat économique et social

209Le 10 septembre 1997, les députés Thierry Giet (PS), Jean-Jacques Viseur (PSC) et Didier Reynders (PRL) ont déposé une proposition de loi visant à la création d’un auditorat économique et social. Cette proposition consistait en substance à élargir les compétences de l’auditorat du travail aux matières économiques et financières, autrement dit à placer sous l’autorité des auditeurs les actuelles sections économiques et financières des parquets des procureurs du Roi.

210L’objectif affiché était d’améliorer la répression de la criminalité en col blanc, en permettant aux magistrats chargés des poursuites d’avoir une vue globale des dossiers. Il s’agissait aussi de permettre aux auditorats de refaire mieux le lien entre leurs missions civiles (les avis qu’ils sont amenés à donner dans certains dossiers de droit du travail ou de sécurité sociale) et leurs compétences pénales.

211La difficulté technique principale de cette proposition concernait les relations entre le parquet du procureur du Roi et ce nouvel auditorat.

212Comme exposé dans la première partie, des difficultés de cet ordre avaient conduit à ce que beaucoup d’auditorats du travail avaient désinvesti le terrain pénal. S’il s’agissait de réaffirmer ce rôle pénal, il n’était pas évident d’éviter les lacunes et les doubles emplois. C’est sans doute la raison pour laquelle les auteurs de la proposition, ou du moins leurs partis respectifs, qui s’y référaient explicitement dans leurs positions, ont jugé que la solution finalement retenue (une section autonome au sein du parquet du procureur du Roi) était un compromis acceptable [44].

L’accord octopartite

213La note du 24 mai 1998 s’exprime comme suit : « Les parquets de première instance et les auditorats du travail seront intégrés avec maintien de leur spécialisation, en différentes sections, en suivant le modèle des parquets auprès des cours d’appel. Le rôle en matière civile sera également maintenu intégralement. »

214La proposition de loi déposée au Sénat comporte quelques différences par rapport au texte finalement voté. D’une part, l’auditorat aurait été dirigé par le plus ancien de ses membres. Le texte final fait de l’auditeur un chef à part entière, adjoint direct du procureur du Roi. D’autre part, la proposition laissait au procureur du Roi une assez grande latitude pour répartir les tâches entre l’auditorat et les autres sections de son parquet. Comme on l’a vu, le texte final balise ce pouvoir en réservant à l’auditorat des compétences réservées ou préférentielles.

215Hormis ces quelques amendements, qui pouvaient justifier d’une fidélité parfaite au texte de l’accord politique, les débats parlementaires proprement dits ont été assez restreints.

216Les partis signataires de l’accord octopartite ont limité leurs interventions à une brève défense de l’accord et des quelques amendements retenus. Les partis écologistes ont déposé quelques amendements qui, même s’ils avaient été retenus, n’auraient pas compromis l’équilibre général de la réforme. L’extrême droite (Vlaams Blok et Front national) n’est guère intervenue qu’en demandant la régionalisation de la justice.

217On observera pourtant que le Sénat avait pris l’initiative de procéder à l’audition d’un certain nombre d’acteurs, ce qui a permis que les réactions suscitées par le projet sur le terrain soient assez correctement reflétées dans les documents parlementaires. Ces auditions n’ont cependant pas conduit les partenaires de la concertation octopartite à revoir le contenu de la réforme. Certains porte-parole n’ont même pas hésité à dénoncer les « choses inexactes ou injustes » avancées par des « experts irresponsables politiquement » [45].

Les réactions

Le monde juridique

218La magistrature dans son ensemble ne paraît pas avoir eu de position très structurée sur la question de l’intégration horizontale du parquet. La plupart des procureurs du Roi auditionnés au Sénat n’y ont guère fait allusion, réservant la majeure partie de leur intervention à la question du traitement vertical et à l’existence d’un parquet fédéral. Le procureur du Roi de Namur nota que « l’intégration des membres des auditorats du travail est perçue favorablement par les procureur du Roi ». L’argumentation développée donne à penser que l’élément essentiel de cette satisfaction était le renfort en personnel pour les missions pénales. L’intervenant déclara en toute franchise que « la volonté des procureurs du Roi, si la décision est prise d’intégrer les membres de l’auditorat du travail au parquet, est d’initier ces magistrats au travail de fond du parquet, afin de les familiariser au travail dans les affaires pénales, y compris le service de garde ».

219En posant la « question de savoir s’il convient de garder ou non le rôle actuel des membres de l’auditorat du travail en matière sociale et particulièrement celui de la préparation des audiences du tribunal du travail et le rôle de conseil attribué à cet auditorat », l’intervenant émettait en termes à peine voilés des doutes sur cette mission.

220Les magistrats du travail ont évidemment pris le contre-pied de cette position, mais en ordre assez dispersé. L’auditeur du travail de Bruxelles, déclarant représenter « le point de vue des auditeurs du travail de Belgique », plaida à titre principal pour le maintien des structures existantes, et à titre subsidiaire pour la suppression des compétences pénales des auditorats du travail, qui se replieraient entièrement sur leurs missions civiles en matière de sécurité sociale. Ce n’est qu’à titre très subsidiaire, « si malheureusement le législateur jugeait devoir maintenir le système tel que l’organise la présente proposition de loi, (qu’) il faudrait prévoir une série de mesures permettant de garantir que l’auditorat puisse continuer à exercer ses missions civiles ». Un point de vue semblable fut exprimé par l’auditeur du travail de Charleroi et par celui de Gand. Il était pointant notoire que la proposition d’auditorat économique et social était soutenue par plusieurs magistrats des auditorats du travail.

221L’Association des magistrats des juridictions du travail présenta un point de vue beaucoup plus nuancé – ou plus réaliste. Elle déposa des amendements qui visaient à mieux consacrer l’autonomie de l’auditorat, sans mettre en cause le principe de la réforme. Ce point de vue, qui était aussi celui des interlocuteurs sociaux et de plusieurs participants de la concertation octopartite, fut à l’origine des quelques amendements retenus par le Parlement.

Les interlocuteurs sociaux

222Dans ses lettres aux ministres et au président du Sénat, le bureau du CNT mentionne un « échange de vues sur l’intégration proposée des parquets de première instance et des auditorats du travail », et souligne les spécificités qui, selon lui, ont « permis d’offrir au justiciable un accueil de très haute qualité » : la spécialisation technique des « magistrats qui siègent dans les juridictions du travail », la présence des juges sociaux et « l’existence de règles de procédures spécifiques permettant un accès plus souple et plus simple aux juridictions du travail ».

223Il conclut en appelant en termes très généraux « à la sauvegarde de cette spécificité et de cette spécialisation des juridictions du travail et des auditorats du travail ».

224Si l’auditorat se retrouve dans la conclusion, on observera qu’il n’est cité qu’implicitement dans les éléments de spécificité que le CNT juge essentiels. Plus significativement, le CNT ne se prononce pas explicitement sur la structure qu’il estime la plus adaptée à la satisfaction de son objectif, alors qu’il avait connaissance du projet de fusion des deux parquets. Sa position peut donc difficilement être interprétée comme un rejet de ce projet. De fait, on n’a eu aucun écho de démarches ultérieures du CNT ou des partenaires sociaux, en vue de contester le principe du projet. Pour les interlocuteurs sociaux, l’autonomie intégrale de l’auditorat du travail semblait donc moins essentielle que dans les années 1960. Cette autonomie n’était réellement défendue que dans la mesure où elle paraissait nécessaire pour assurer le maintien des compétences civiles actuelles. Aucune des parties ne semblait en faire une question de principe.

225Le document adopté par le bureau de la CSC, par exemple, commence par exprimer le souci de n’envisager la question de la structure de l’auditorat qu’en conclusion d’une évaluation globale du fonctionnement de l’institution. Il évalue ainsi successivement l’auditorat en tant que ministère public devant les juridictions du travail, la prise en compte de la dimension sociale devant les autres juridictions que le tribunal du travail et la question des poursuites pénales. Sur chacun de ces points, le texte conclut à la nécessité d’un ministère public performant, mais aussi à la nécessité de certaines réformes ou de certaines clarifications.

226Le document évalue ensuite les trois hypothèses de structuration future de l’auditorat.

227En ce qui concerne la fusion des parquets, il « constate que cette formule présente, en théorie, l’avantage de régler de façon simple tous les conflits de compétence entre les deux parquets.

228Tant en ce qui concerne la fonction de ministère public auprès des autres juridictions que le tribunal du travail qu’en ce qui concerne les poursuites pénales, elle permet en principe que les diverses dimensions techniques en présence (notamment la dimension sociale) soient prises en compte, à condition bien entendu que l’on s’assure de ce que le parquet comporte suffisamment de juristes spécialisés, éventuellement regroupés dans une section particulière ». Le document « considère cependant comme nulles les chances que cet avantage théorique se traduise dans la pratique. Étant donnée la surcharge des parquets du procureur du Roi, et la pression de l’opinion publique pour une répression renforcée de la délinquance de droit commun, la seule évolution plausible est que la dimension sociale soit complètement négligée par un parquet unique ».

229Le document accorde une préférence de principe pour le concept d’auditorat économique et social, constatant « que cette formule présente l’avantage de mieux prendre en compte la dimension sociale dans les affaires qui ne relèvent pas des tribunaux du travail, et d’assurer une unité du ministère public dans les affaires où les infractions sociales se mêlent à d’autres délits économiques – ce qui est souvent le cas. Elle établit par ailleurs un lien intéressant entre les fonctions civiles et les fonctions pénales du ministère public ». Il pose cependant comme condition que la formule « entraîne un accroissement du cadre de l’auditorat et l’accompagnement nécessaire pour la formation des magistrats concernés (…). Le simple transfert des sections ‘éco-fin’ des parquets des procureurs du Roi ne suffit pas à rencontrer les besoins. (Il) constate par ailleurs que la formule ne fait pas disparaître tous les conflits de compétences, (et que) l’existence de deux grands corps pourrait rendre plus difficile la solution de ces conflits. La notion d’infraction sociale, à laquelle se limitent les compétences actuelles de l’auditorat, est d’ailleurs plus simple à appréhender que la notion de délit économique ou social, utilisée par la proposition sur l’auditorat économique et social. » La CSC conclut qu’elle « préférerait le maintien de la situation actuelle s’il n’est pas possible de trouver une réponse satisfaisante aux questions que pose (le concept d’auditorat économique et social), ou si les moyens nécessaires ne sont pas dégagés ».

La ministre de l’Emploi et du Travail

230Si le CNT s’abstint de parler explicitement de l’auditorat du travail, la lettre déjà citée de la ministre de l’Emploi et du Travail ajouta un élément dans la discussion (traduction de l’auteur) : « L’auditorat du travail se distingue du parquet traditionnel par les tâches importantes qu’il accomplit en matière d’avis, obligatoire en matière de sécurité sociale et d’amendes administratives et facultatif dans les autres matières. En outre il y a lieu de souligner qu’en matière de sanctions sociales (sociaal handhavingsrecht) un quart seulement des dossiers sont classés sans suite. L’auditorat du travail joue par ailleurs souvent, en matière de sanctions, un rôle de conciliation entre les travailleurs et les employeurs.

231Dans toute l’exécution du Plan Octopus, je vous demande donc une attention particulière à la préservation de cette spécificité et de cette spécialisation des auditorats du travail. Le point de départ doit être en effet que le ministère public doit intervenir aussi efficacement que possible. Il est en effet impensable que la spécificité et la spécialisation des juridictions du travail soit garantie sans ministère public spécifique et spécialisé, et vice versa.

232C’est pourquoi il est en tout cas nécessaire qu’ils continuent à jouer leur rôle particulier et qu’ils conservent leur autonomie. (…)

233Les partenaires sociaux et moi-même voulons évidemment contribuer à une jurisprudence plus performante dans sa globalité. Dans la mesure où les juridictions du travail et l’auditorat du travail doivent être impliqués dans les réformes nécessaires à cette fin, on peut examiner les pistes de réflexion suivantes, auxquelles chaque partenaire social n’a pas encore nécessairement souscrit formellement.

234Pour l’auditorat du travail, on pourrait penser à deux sections d’un ministère public unifié sous la direction directe d’un procureur général avec deux chefs de section.

235L’une des sections traiterait du droit pénal commun, l’autre donnerait des avis dans les matières sociales et économiques, comme les faillites et les concordats, le droit du travail, les accidents du travail, les maladies professionnelles, les matières fiscales, etc., et seraient également compétente dans les aspects pénaux de ces matières ».

236Le schéma proposé par la ministre de l’Emploi et du Travail (deux parquets sous la direction du procureur général), qui s’opposait à l’option générale de la concertation octopartite sur le rôle du parquet général, ne fut pas retenue. Par contre, plusieurs amendements, émanant du gouvernement ou de parlementaires associés à cette concertation, s’employèrent à affirmer l’autonomie de l’auditorat au sein du parquet.

Évaluation

237Le fait marquant de la réforme de 1998 a sans doute été l’abstention des interlocuteurs sociaux de défendre la structure qu’ils avaient appelée de leurs vœux lors de l’élaboration du Code judiciaire de 1967. Cette évolution dans la position des interlocuteurs sociaux semble en toute hypothèse refléter une certaine déception vis-à-vis de la structure existante.

238L’autonomie des auditorats du travail était censée contourner l’indifférence attribuée aux procureurs du Roi vis-à-vis des infractions sociales. Un corps spécialisé devait être mieux au courant de la législation, et mieux au fait de la place de l’appareil pénal dans l’ensemble des moyens assurant l’effectivité du droit social. Sous cet angle, le bilan d’un corps autonome est manifestement apparu mitigé aux acteurs, ou à tout le moins très inégal d’un arrondissement à l’autre. L’incapacité de la magistrature à définir une politique des poursuites cohérente a été dénoncée à plusieurs reprises, par exemple lorsqu’il s’agissait d’évaluer la répression de la fraude sociale. L’évolution au cours des années s’est traduite par un renforcement du rôle et des pouvoirs de l’inspection du travail, notamment dans le cadre de la législation sur les amendes administratives, et par une réduction du rôle attribué à la répression pénale au sens strict, et donc aux auditorats. Par contre, les désavantages de l’autonomie complète sont apparus à de nombreuses reprises, par exemple lorsque la dimension sociale n’est qu’un aspect d’un dossier plus général, ce qui est souvent le cas des affaires pénales les plus graves, ainsi que des affaires sociales qui ne relèvent pas de la compétence des juridictions du travail, par exemple les faillites.

239Néanmoins, les interlocuteurs sociaux, et d’autres acteurs, sont intervenus pour assurer une certaine autonomie de l’auditorat à l’intérieur de la nouvelle structure. Ces interventions ont été couronnées de succès, puisque le texte de la proposition initiale a été amendé au cours de la discussion parlementaire. La loi finalement votée cherche à préserver l’autonomie de l’auditorat, sans en faire une règle juridique sur laquelle des plaideurs pourraient s’appuyer, par exemple pour invoquer la nullité d’actes de poursuites. Il en résulte un texte assez pointilleux, dont il faudra évaluer l’applicabilité pratique.

240Le fait que le texte a dû être amendé par ses propres auteurs illustre peut-être aussi que l’objectif de la réforme, qui en traduirait également l’esprit, n’a pas été exprimé en toute clarté. Manifestement, deux tendances ont coexisté jusqu’au sein de la concertation octopartite.

241La première, suggérée par certains procureurs du Roi lors des auditions au Sénat et exprimée en toute franchise par des parlementaires de l’opposition d’extrême droite, part du point de vue que l’auditorat est un luxe inutile, et qu’il convient de réaffecter ses membres au parquet du procureur du Roi en vue de participer à ses tâches pénales.

242La seconde vise au contraire à reconnaître le rôle de l’auditorat, à l’encourager à réinvestir le monde de l’entreprise approché dans sa globalité, y compris dans ses aspects étrangers au droit social. Le législateur a clairement penché pour cette deuxième option, sans cependant trancher définitivement. Tout dépendra, en particulier, de la façon dont les lois d’application définiront le cadre des auditorats… et dont ce cadre sera effectivement rempli.

Conclusion

243Le tribunal du travail s’est imposé comme une juridiction spécialisée dans le domaine du droit social. Son bilan est plutôt positif si l’on admet que le but d’une juridiction est de produire dans un délai acceptable – mais qui peut être considéré comme assez long lorsque l’affaire est urgente – un jugement convenablement motivé en droit et en fait.

244La principale question qu’il soulève est de savoir s’il n’y aurait pas place, comme dans d’autres pays, pour une procédure orientée surtout sur la rapidité, intégrant la logique de conciliation qui marquait les anciens conseils de prud’homme, au détriment éventuellement de la qualité de la motivation juridique. On observera que les acteurs du système ne formulent aucune revendication de ce type, et même qu’ils la rejettent implicitement. Dans leur esprit, la conciliation et la médiation doivent se trouver en dehors de la sphère judiciaire, par les structures de concertation entre interlocuteurs sociaux. C’est dans cet esprit que les organisations syndicales s’efforcent de trouver avec les organisations de classes moyennes un terrain d’entente pour assurer une présence syndicale là où celle-ci n’existe pas.

245Il faut donc s’attendre à ce que les acteurs continuent de s’opposer à des projets qui, comme le tribunal d’arrondissement, feraient perdre au tribunal du travail sa spécialisation technique et ses spécificités. Les interlocuteurs sociaux se sont positionnés en faveur du maintien des juges sociaux, et personne ne semble vouloir contester leur point de vue. La question est de savoir si l’institution ne devrait pas être modernisée sur certains points, par exemple quant à la distinction entre ouvriers et employés, aux conditions de nomination ou à l’accès à une formation continuée.

246Ces arguments jouent moins en ce qui concerne le ministère public. Les acteurs reconnaissent le rôle positif joué par le ministère public dans le contentieux de la sécurité sociale, et ont insisté pour qu’il soit sauvegardé dans le cadre de la réforme. Mais, contrairement à leur positionnement des années 1960, ils n’ont pas estimé qu’un corps autonome était indispensable pour assurer cet objectif. L’autonomie des auditorats est même apparue comme un obstacle, plus que comme un atout, pour un exercice efficace des compétences pénales. De même, leur spécialisation au droit social au sens strict a été considérée comme un obstacle à la présence d’un ministère public efficace dans le domaine économique, fiscal et financier.

Bibliographie

Bibliographie

  • J. Petit, Arbeidsgerechten en sociaal procesrecht, Gand-Louvain 1980, Story-Scientia, est l’ouvrage de référence sur les juridictions du travail belges.
  • Pour une comparaison internationale, lire B. Vivier e.a., Les juridictions du travail dans les États membres de la Communauté économique européenne, Paris, La Documentation française, 1990
  • Le Rapport sur la réforme judiciaire du commissaire royal Charles van Reepinghen a fait l’objet de plusieurs publications : Sénat, Documents parlementaires (1963-1964) n° 60 ; éditions du Moniteur belge, 1964 ; éditions Bruylant
  • F. Van Loon (dir.) et A. Bruyninckx, De werking van justitie en de juridische beroepen, Fondation Roi Baudouin 1999 (synthèse en français sous le titre Le fonctionnement de la justice et les professions juridiques, par M. Teller-Cyrano) contient des données d’évaluation du fonctionnement de l’appareil judiciaire, y compris les tribunaux du travail.
  • En ce qui concerne la réforme judiciaire en général (Conseil supérieur de la Justice, nomination des magistrats), voir les documents parlementaires relatifs à la modification à la Constitution du 20 novembre 1998 (Chambre, Doc. parl., n° 1675 -1 à 6 (1997-1998), Sénat Doc. parl., n° 1-1121, 1 à 5 (1997-1998)) et à la loi du 22 décembre 1998 (Chambre, Doc. parl., n° 1677 -1 à 15 (1997-1998) ; Sénat, Doc. parl., 1169 -1 à 3 (1997-1998)).
  • Sur la réforme du Ministère public (Loi du 22 décembre 1998), voir surtout les travaux parlementaires du Sénat, particulièrement le Rapport fait au nom de la commission de la justice par MM Bourgeois et Desmedt (Sénat, Doc. parl., n° 1-1066, n° 6 (1997-1998)), ainsi que ses annexes (ibid., n° 7). Ce rapport relate notamment les auditions de divers acteurs, auxquels a procédé le Sénat.
  • Sur la proposition d’auditorat économique et social, voir la proposition de loi de MM Giet, Viseur et Reynders, Chambre, Doc. parl., n° 1178-1 (1996-1997).
  • M. Alaluf, Le droit est-il soluble dans le travail ?
  • « L’auditorat, une réforme à réussir », colloque organisé le 14 octobre 1999 à Nivelles par l’association Rencontres de droit social ; comporte notamment les contributions suivantes :
    • M. Alaluf, Une réforme à rebours
    • J.-P. Janssens, La réforme de l’auditorat, une chance à saisir
    • F. Roggen, Une riposte à la délinquance financière
    • P. Palsterman, Quel auditorat pour quel contentieux ?
  • M. Alaluf, « Une réforme à rebours », Journal des Procès, 11 juin 1999 ; une version remaniée de ce texte a été présentée lors du colloque de Nivelles du 14 octobre 1999 (voir ci-dessus)
  • P. Palsterman, « Les tribunaux du travail et la réforme de la justice », La Revue Nouvelle, n° 9, 1998

Notes

  • [1]
    Loi du 10 octobre 1967, entrée en vigueur le 1er novembre 1970.
  • [2]
    Moniteur belge, 5 mai 1999.
  • [3]
    Le Code judiciaire de 1967 fut dans une large mesure l’œuvre d’un commissaire royal à la Réforme judiciaire. Cette charge fut assumée d’abord par Charles Van Reepinghen, professeur à l’UCL. Nommé par arrêté royal du 17 octobre 1958, il produisit, en 1963, le rapport et l’avant-projet sur lequel seraient basés les travaux du Parlement. Après le décès de Ch. Van Reepinghen, la charge fut reprise par Ernest Krings, futur procureur général à la Cour de cassation.
  • [4]
    Cf. par exemple l’interview d’E. Krings dans Vlaams Jurist Vandaag, 1991, n° 1, p. 13, cité dans la note de H. Lenaerts, Zijn de arbeidsgerechten aan vernieuwing toe ?, diffusée en annexe du Mémorandum du groupe de concertation magistrature-université, septembre 1999.
  • [5]
    L’appel des décisions du juge de paix relève, selon le cas, du tribunal de première instance (tribunal civil) ou du tribunal de commerce ; l’appel des décisions du tribunal de police relève du tribunal correctionnel.
  • [6]
    Le ressort de la cour du travail de Bruxelles comprend les trois provinces constituant l’ancienne province de Brabant.
  • [7]
    Dans le langage juridique, le terme sentence s’applique essentiellement à la décision d’un arbitre, spécialement un arbitre privé.
  • [8]
    À l’exception de la chambre chargée du statut social des travailleurs indépendants, composée de deux conseillers à la cour et d’un conseiller social travailleur indépendant.
  • [9]
    Cf. infra.
  • [10]
    Les juges sociaux doivent avoir un diplôme en français ou en néerlandais, selon la langue de la juridiction où ils sont nommés. À Bruxelles, leur diplôme doit être établi dans une de ces deux langues, et ils ne peuvent siéger que dans la langue de leur diplôme. À la cour de Liège et au tribunal de Verviers-Eupen, le diplôme doit être établi en français ou en allemand ; les juges ne peuvent siéger que dans la langue de leur diplôme, sauf s’ils passent un examen attestant la connaissance de l’autre langue.
  • [11]
    Moniteur belge, 4 mai 1999. Cet arrêté entre en vigueur rétroactivement au 1er décembre 1998.
  • [12]
    M. Taquet, « Les cours et les tribunaux du travail », Journal des tribunaux du travail, 1970, p. 153 ; idem, Journal des Tribunaux, 1955, p. 1, cité dans le Rapport sur la Réforme judiciaire (Éd. du Moniteur, Bruxelles 1964, p. 107)
  • [13]
    Conseil national du travail, avis n° 58 du 5 juillet 1956.
  • [14]
    Cf. l’avis n° 284 du 11 juillet 1968, relatif notamment aux ressorts territoriaux des cours et tribunaux du travail et à divers aspects du statut des juges sociaux (polyvalence ou spécialisation ; nombre de juges à nommer ; tour de rôle ; jeton de présence) et l’avis n° 335 du 9 juin 1970, qui concernait le droit des juges sociaux à un congé non rémunéré, et l’assimilation de ce congé dans la législation sociale.
  • [15]
    Cf. article 151 § 1 de la Constitution, suite à la modification du 20 novembre 1998 dans le cadre de la nouvelle réforme judiciaire.
  • [16]
    Sauf dans des cas particuliers (jugement des ministres…) le ministère public de la Cour de cassation n’exerce pas l’action publique. Son rôle, dans les procédures civiles comme dans les procédures pénales, consiste essentiellement à formuler des ‘conclusions’, autrement dit un avis.
  • [17]
    Certains auditorats couvrent cependant le ressort de plusieurs tribunaux
  • [18]
    Dans le langage juridique, on appelle ordre public ce qui transcende les intérêts privés. On admet généralement que la législation de sécurité sociale intéresse l’ordre public. Il en va de même d’une bonne partie de la législation du travail, dans la mesure où, au-delà de l’intérêt privé du travailleur, elle protège l’ordre social et économique, notamment la concurrence loyale entre entreprises.
  • [19]
    Lorsqu’un travailleur se plaint de ce que son salaire n’est pas correctement payé, sa demande peut s’analyser juridiquement comme une demande de réparation d’une infraction à la loi sur la protection de la rémunération ou à la loi sur les conventions collectives.
  • [20]
    Modification de l’article 764 du Code judiciaire par la loi du 26 novembre 1986.
  • [21]
    Cour de cassation 14 septembre 1989, Pasicrisie 1990, 696.
  • [22]
    Cf. article 1052 du code judiciaire.
  • [23]
    Cette partie ne peut prétendre à l’exhaustivité. On a pris quelques exemples qui éclairent la nature des débats en cours. On aurait pu citer également la question du contrôle à domicile des chômeurs, les procédures de référé dans les conflits collectifs de travail et d’autres sujets.
  • [24]
    En ce qui concerne les lois et les décrets, rappelons que la Cour d’arbitrage peut annuler ceux qui sont contraires à certaines dispositions constitutionnelles, et que les tribunaux refusent d’appliquer ceux qui sont contraires au droit international applicable en Belgique.
  • [25]
    Il s’agit évidemment ici des conventions collectives visées par la loi du 5 décembre 1968. L’expression ‘convention collective’ est parfois utilisée dans le contexte de la fonction publique ou du dialogue social européen ; elle vise alors des protocoles d’accords, concrétisés ensuite dans les formes juridiques appropriées (arrêtés royaux, etc.).
  • [26]
    Les parties signataires d’une CCT conclue au sein d’un organe paritaire (commission paritaire, CNT) peuvent demander d’étendre sa force obligatoire par arrêté royal. Cette extension a pour effet, d’une part d’interdire les dérogations individuelles à la CCT, d’autre part de rendre les manquements à la CCT pénalement punissables.
  • [27]
    Même dans le domaine pénal le plus classique, il est difficile d’interpréter les mouvements d’opinion de ces dernières années autrement que comme un appel à plus de répression, même si les initiateurs de ce que l’on a appelé le mouvement blanc se sont généralement gardés de formuler des revendications concrètes.
  • [28]
    Moniteur belge, 22 juin 1999.
  • [29]
    Article 13 de la Constitution : « Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
  • [30]
    Cette règle a fait l’objet de critiques, et la plupart des tribunaux acceptent désormais de redonner la parole aux parties qui souhaitent répliquer au ministère public. Mais cette évolution n’empêche pas que la procédure reste basée sur une mise en état de l’affaire par les parties, en amont de l’avis du ministère public.
  • [31]
    La seule exception concerne le cas où les parties sont d’accord de comparaître volontairement devant le tribunal. Cela se présente rarement devant le tribunal du travail, sauf dans certaines procédures en matière d’accidents du travail.
  • [32]
    La sécurité sociale est ici entendue au sens large ; elle comprend les accidents du travail, les CPAS, etc.
  • [33]
    Selon les règles ordinaires, les frais de justice sont à charge de la partie qui perd le procès.
  • [34]
    Moniteur belge, 2 février 1999.
  • [35]
    Bureau national de la CSC, Doc 98/056, 18 mai 1998.
  • [36]
    P. Pype, « Une réforme en profondeur des tribunaux du travail », Bulletin FEB, septembre 1996, p. 43
  • [37]
    Ch.-A. van Oldeneel, « Réforme de la justice : enfin une réalité ? », Bulletin FEB, septembre 1996, p. 60
  • [38]
    Le passage omis, qui concerne l’auditorat, est reproduit au chapitre suivant.
  • [39]
    Lettre de M. Guy Verhofstadt, 18 décembre 1998.
  • [40]
    Document préparatoire du Congrès du 5-6 juin 1998, Résolution 5.2., publié dans Keerpunt, avril 1998.
  • [41]
    Lettre de Ingrid Vanden Berghe (CEPESS), 23 février 1999.
  • [42]
    « 5 manières de vivre mieux », programme du Nouveau PSC, juin 1999, p. 35.
  • [43]
    Lettre de M. Philippe Busquin, 18 décembre 1998.
  • [44]
    Cf. en ce sens la déclaration de M. Thierry Giet lors de la discussion du projet de loi en séance plénière de la Chambre : Chambre, Annales parlementaires, séance du 16 décembre 1998.
  • [45]
    Cf. par exemple la déclaration de M. Antoine Duquesne lors de la discussion en séance plénière de la Chambre, Chambre, Annales parlementaires, 16 décembre 1998.
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