Notes
-
[1]
Cf. P. Hassenteufel, « L’État-providence ou les métamorphoses de la citoyenneté », in L’Année Sociologique, n° 1, vol. 46, pp. 127-149.
-
[2]
T.H. Marshall, « Social Class and Citizenship », in Bottomore, et al., Social Class and Citizenship, Londres, Verso, 1974.
-
[3]
Les débats actuels autour de la problématique « genre et citoyenneté » cherchent à dépasser ces dilemmes. Cf. B. Marques-Pereira, « Femmes dans la cité en Europe », Sextant, Citoyenneté, numéro coordonné par B. Marques-Pereira, n° 7, 1997, pp. 7-16.
-
[4]
A. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1995.
-
[5]
Parmi l’abondante littérature à ce propos, cf. V.R. Lorwin, « Conflits et compromis dans la politique belge », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 323, 1966 ; A. Lijpardt, Democracy in Plural Societies, New Haven, Yale University Press, 1977, pp. 21-52 ; E. Lentzen, X. Mabille, « Rythmes et changements dans la politique belge », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1500, 1995 ; M. Molitor, « Orthodoxie des piliers et conduites novatrices », Revue de l’Institut de sociologie, 1992, pp. 131-142.
-
[6]
O. Paye, « Féminiser le politique : recitoyennisation ou tribalisation », Sextant, op. cit., p. 159.
-
[7]
Cf. J. Jenson, « Paradigms and Political Discourses : Protective Legislation in France and the Unitated States before 1914 », Canadian Journal of Political Science, vol. XXII, 1989.
-
[8]
Cf. É. Gubin, « Les femmes et la citoyenneté politique en Belgique », Sextant, op. cit., pp. 163-187.
-
[9]
Chambre, Doc. Parl., n° 105 (1919-1920), p. 4.
-
[10]
Chambre, Annales parlementaires, 12 janvier 1921, p. 300.
-
[11]
Ibidem, p. 301.
-
[12]
Ibidem, p. 302.
-
[13]
Ibidem, p. 303.
-
[14]
Ibidem, p. 357.
-
[15]
Sénat, Annales parlementaires, 19 mars 1948, p. 705.
-
[16]
Chambre, Annales parlementaires, 18 et 19 février 1948, p. 2.
-
[17]
Ibidem, p. 8.
-
[18]
Ibidem, p. 2.
-
[19]
Ibidem, p. 3.
-
[20]
Ibidem, p. 8.
-
[21]
Sénat, Annales parlementaires, 19 mars 1948, p. 703.
-
[22]
Ibidem, pp. 704-705.
-
[23]
É. Gubin, L. Van Molle, Femmes et politique en Belgique, Bruxelles, Éditions Racine, 1998, p. 36.
-
[24]
M. Riot Sarcey, « De la représentation et ses multiples usages », in M. Riot Sarcey, Démocratie et représentation, Paris, Éditions Kimé, 1995, pp. 137-138.
-
[25]
Sénat, Annales parlementaires, 24 mars 1948, p. 780.
-
[26]
La loi du 24 mai 1994 limite à deux tiers du total le nombre de candidats d’un même sexe pouvant être présentés sur une liste électorale, quel que soit le scrutin concerné (communal, provincial, régional, communautaire, fédéral, européen). Cette loi entre pleinement en vigueur à partir du 1er janvier 1999 ; actuellement une version transitoire consiste en l’instauration d’un maximum de trois quarts (au lieu de deux tiers) de candidats d’un même sexe pouvant être présentés sur une liste électorale. La mesure a été appliquée pour la première et seule fois lors des élections communales et provinciales d’octobre 1994, à la suite desquelles le nombre de conseillères communales est passé de 14 à 20 %, celui des échevines de 11 à 14 %, et celui des femmes bourgmestres de 4 à 5 %.
-
[27]
De 1949 à 1974, les femmes représentaient moins de 5 % des parlementaires. Depuis lors, la proportion de députées a oscillé entre 5,5 et 9,5 %, et celle des sénatrices, entre 6,5 et 12 %. Lors des dernières élections législatives de 1995, la proportion des députées a atteint 12 % et celle des sénatrices 22 %. Par ailleurs, il n’y a jamais eu plus de trois femmes présentes en même temps au sein d’un gouvernement fédéral, et le nombre de femmes bourgmestres n’a jamais dépassé les 5 %. Cf. « Les femmes dans les parlements 1945-1995. Étude statistique mondiale », Genève, Union Interparlementaire, Série Rapports et documents, n° 23, 1995, pp. 78-79.
-
[28]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4 (1993-1994), 24 mars 1994, p. 12.
-
[29]
Chambre, Doc. parl., ibidem, p. 14.
-
[30]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1305.
-
[31]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 742.
-
[32]
Cf. infra.
-
[33]
Sénat, Compte rendu analytique, 6 mai 1994, p. 727.
-
[34]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 732.
-
[35]
B. Marques-Pereira, « Nationalisme et extrême droite : un déni de la citoyenneté des femmes », in De J. Leeuw, H. Peemans-Poullet, L’extrême droite et les femmes, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 1995, pp. 179-191 ; cf. aussi H. Gijsels, « Lorsque l’extrême droite parle aux femmes », ibidem, pp. 101-114 ; J. De Leeuw, « De la famille à la communauté du peuple : le rôle des femmes dans l’idéologie fasciste, hier et aujourd’hui », ibidem, pp. 139-149.
-
[36]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4, 24 mars 1994 (1993-1994), p. 10.
-
[37]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[38]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4, 24 mars 1994 (1993-1994), pp. 15-16.
-
[41]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[42]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1342.
-
[43]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 743.
-
[44]
É. Vogel-Polsky, « Démocratie, femmes et citoyenneté européenne », Sextant, op. cit., pp. 17-41.
-
[45]
É. Vogel-Polsky, « Genre et droit : les enjeux de la parité », Cahiers du GEDISST, n° 17, 1996, p. 12.
-
[46]
F. Gaspard, « La République et les femmes » in M. Wieviorka, et al., Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996, pp. 152-172.
-
[47]
F. Gaspard, « La parité pourquoi pas », Pouvoir, n° 82, Femmes en politique, 1997, pp. 115-126.
-
[48]
À l’instar du courant différencialiste, le courant fondé sur un naturalisme anthropologique entend dépasser la problématique de l’égalité que suppose l’inclusion des femmes comme individus. Cependant, le premier repose sur une ontologie de la différence qui récuse le postulat universaliste de l’unicité humaine générique comme leurre servant à occulter la distinction entre le masculin et le féminin à laquelle un statut d’essence est accordée. Dans cette perspective, la parité apparaît comme dédoublement juxtaposant les deux figures sexuées de l’humanité dans un même espace public, voire en leur réservant des statuts de citoyenneté distincts. À l’opposé du différencialisme, le courant fondé sur un naturalisme anthropologique postule que la nature humaine est sexuée et que l’essence humaine se manifeste toujours à travers une différence et une relation entre les deux sexes ; en ce sens, le rapport hommes/femmes fonderait une détermination immédiatement naturelle qui serait le véritable rapport générique et qui se distinguerait de tous les autres rapports sociaux. Dans cette perspective, la parité viendrait expliciter sa formulation. Cf. J. Vogel, « Parité et égalité », Cahiers du GEDISST, op. cit., pp. 57-76.
-
[49]
B. Marques-Pereira, La parité : les termes du débat, communication présentée au colloque « La démocratie à l’épreuve du féminisme », organisé par l’Université des femmes, Bruxelles, 13-14 mars 1998. Cf. aussi J. Mossuz-Lavau, Femmes / Hommes. Pour la parité, Paris, Presses de Science Po, 1998.
-
[50]
G. Fraisse, « La démocratie exclusive : un paradigme français », Pouvoir, op. cit., pp. 5-16.
-
[51]
E. Pisier, E. Varikas, « Femmes, République et Démocratie », ibidem.
-
[52]
G. Hermet, Culture et Démocratie, Paris, Unesco, Albin Michel, 1993, pp. 86-91.
-
[53]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1332.
-
[54]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2032.
-
[55]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4 (1993-1994), 24 mars 1994, p. 5.
-
[56]
H. Peemans-Poullet, « Du genre à la parité. Pertinence de l’ensemble “femmes” pour l’histoire de la protection sociale », Sextant, op. cit., p. 120.
-
[57]
Conseil de l’Europe, Groupe de spécialistes sur l’égalité et la démocratie, Rapport final, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 1996.
-
[58]
B. Marques-Pereira, op. cit.
-
[59]
O. Paye, op. cit., pp. 139-164.
-
[60]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, pp. 1333-1335.
-
[61]
Ibidem, p. 1334.
-
[62]
Ibidem.
-
[63]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 742.
-
[64]
C. Decauquier, « Retour sur les arguments fondant la demande d’une représentation accrue des femmes en politique », Res Publica, vol. 36, 1994, pp. 119-127.
-
[65]
Ibidem, p. 120.
-
[66]
Ibidem, p. 122.
-
[67]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[68]
M. Sineau, Des femmes en politique, Paris, Economica, 1988.
-
[69]
Cf. J. Freedman, Femmes et politique. Mythes et symboles, Paris, L’Harmattan, 1996.
-
[70]
La notion de « masse existentielle » suppose le saut quantitatif des 30 %, tant en valeur absolue que relative ; ce saut est également d’ordre qualitatif, car il permet une amélioration des prestations des femmes et une chute du niveau de stress qu’implique la position de « femme symbole » inhérente aux minorités existentielles. Ce saut qualitatif modifie les rapports de pouvoir dans la mesure où les femmes sont alors à même d’utiliser les ressources organisationnelles des institutions pour améliorer leur position individuelle et collective. C’est dire que la fixation de quotas constitue un indicateur de pouvoir des femmes et constitue une ressource institutionnelle de mobilisation ultérieure. Même si la « masse critique » demeure une minorité, celle-ci est en position de créer et d’utiliser les ressources institutionnelles pour transformer les rapports sociaux de sexe.
-
[71]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1341.
-
[72]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[73]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[74]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 745.
-
[75]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2032.
-
[76]
Ibidem, p. 2038.
-
[77]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1342.
-
[78]
Ibidem, p. 1344.
Introduction
1L’objet du présent Courrier hebdomadaire est de cerner les représentations de la citoyenneté politique des femmes, véhiculées par les forces politiques lorsqu’elles s’expriment dans les débats parlementaires ayant trait au suffrage féminin au niveau communal (1920) et au niveau législatif et provincial (1948) et dans ceux portant sur la répartition équilibrée des hommes et des femmes sur les listes de candidatures aux élections (1994). Il ne s’agit donc pas de rendre compte des arguments échangés en faveur ou en défaveur de l’acquisition et de l’exercice de cette citoyenneté, mais plutôt de saisir, à travers ces arguments, les représentations de la citoyenneté lorsqu’elles s’appliquent aux femmes. Cette notion possède trois sens : la citoyenneté est un statut (un ensemble de droits et de devoirs) ; elle est aussi une identité (un sentiment d’appartenance à la communauté politique) ; elle est une pratique qui s’exerce à travers la représentation et la participation politiques. La citoyenneté comme pratique renvoie à une pratique fondée sur la capacité de l’individu à peser sur l’espace public, le droit d’avoir des droits, le droit de réclamer des droits [1].
2Selon le célèbre essai de T.H. Marshall Social Class and Citizenship [2], pour être membre à part entière de la société, il faut non seulement jouir de la protection de la loi, mais aussi être en mesure de façonner celle-ci par l’exercice de ses droits démocratiques. Au 20è siècle, la notion de citoyenneté en est venue à inclure divers droits sociaux tels que le droit à l’instruction, les soins de santé, l’assurance chômage et la retraite. C’est dire qu’une personne ne peut être membre à part entière et participer à la vie en société que si ses besoins fondamentaux sont satisfaits. L’élargissement de la citoyenneté recouvre ainsi deux sens : d’une part, l’extension des droits existants à de nouvelles catégories de personnes (exemple : le passage du suffrage censitaire au suffrage universel) et d’autre part, la reconnaissance de nouveaux éléments définissant la citoyenneté (exemple : l’introduction de nouveaux types de droits tels que les droits sociaux qui assurent la reproduction des individus malgré les risques que sont le chômage, l’accident de travail, etc.). Par conséquent, selon T.H. Marshall, la pleine expression de la citoyenneté nécessite l’existence d’un État-providence démocratique et libéral ; en garantissant les droits civils, politiques et sociaux, l’État providence fait en sorte que chaque membre de la société ait le sentiment d’être un citoyen à part entière capable de participer à la vie en société et d’y être intégré.
3En tant que droits de l’individu dans la communauté de l’État-nation, ils sont en dernière instance garantis par l’État. Mais ce n’est pas là la seule caractéristique des droits de la citoyenneté. D’une part, ils comprennent des devoirs pour toute personne qui les exerce. D’autre part, ils imposent une contrainte à l’État. En effet, les droits de la citoyenneté sont conditionnés par des devoirs. Ainsi, en Europe occidentale, la citoyenneté sociale est celle d’une participation aux droits sociaux qui requiert une solidarité générale des salariés : les chômeurs, les retraités, les malades voient leurs droits conditionnés par les devoirs des travailleurs, des actifs, des bien portants, droits et devoirs garantis par l’État. D’autre part, les droits de la citoyenneté imposent différents types de contraintes à l’État. Si les droits civils et politiques sont des droits-libertés dont l’individu jouit face à l’État qui voit son autorité souveraine limitée, les droits sociaux, eux, sont des droits-créances de l’individu sur l’État, des prestations en monnaie ou en nature que l’individu consomme, dans la mesure où elles sont garanties par la mise en œuvre de politiques.
4C’est dans ce cadre que la notion d’égalité a évolué de l’égalité devant la loi et l’égalité de statut vers l’égalité des résultats en passant par l’égalité de traitement, l’égalité des chances et la discrimination positive. Cette évolution pose le problème du rôle régulateur de l’État. L’égalité devant la loi et l’égalité de statut prennent place dans un cadre de justice procédurale qui a, de fait, permis les discriminations envers les femmes et la mise de celles-ci sous tutelle. C’est l’égalité de traitement, c’est-à-dire l’égalité dans le traitement de la loi qui a interdit les discriminations au motif du sexe et permis à la personne discriminée d’invoquer la discrimination. L’égalité de traitement implique ainsi le droit à l’accès à la justice pour faire valoir ses droits. C’est la personne discriminée qui a la charge de la preuve et la personne attaquée pour discrimination a le droit de faire valoir l’existence des raisons objectives justifiant celle-ci. L’égalité des chances substitue à l’idée d’égalité de traitement celle d’égalisation des chances, des conditions. Elle est manifestement sous-tendue par une idéologie de la libre concurrence et de la méritocratie dans le cadre d’une justice distributive, mais n’aboutit pas nécessairement à l’égalité de résultats. La mise en œuvre de l’égalité de résultats s’est fondée sur l’idée de proportionnalité auxquelles les discriminations positives ont donné consistance.
5Nul doute que la notion d’égalité soit au cœur des représentations de la citoyenneté des femmes. La notion de représentation politique n’est pas moins importante à cet égard, tant la démocratie représentative donne consistance à la capacité de l’individu de peser sur l’espace public en délibérant sur des choix de société. Aussi importe-t-il d’avoir à l’esprit que la représentation politique est fondée sur des modèles dont trois seront retenus en particulier pour cette étude. Le premier se réfère à la représentation comme délégation de pouvoir : le représentant est un exécutant privé d’autonomie, sorte d’ambassadeur lié par un mandat impératif. Le second modèle concerne la représentation comme relation de confiance entre l’élu et l’électeur. Le représentant apparût comme fidéicommis pourvu d’un mandat autonome qui lui permet d’agir et de parler au nom des intérêts des représentés, intérêts appréhendés à travers la vision que le représentant s’en fait. Le dernier modèle renvoie à la représentation comme microcosme représentatif de la composition sociologique de la société. Il s’agit moins de représentant que d’organisme représentatif (le parti politique) reproduisant les caractéristiques du corps politique. À la limite le représentant apparaît comme le miroir des traits de l’électeur.
6À cet égard il est sans doute utile de souligner la polysémie du terme de représentation. Il peut renvoyer aux représentants de la Nation, aux élus, aux mandataires. Il peut aussi signifier l’évocation, la figuration, la personnification, l’incarnation, l’image, le reflet, le symbole, le signe. Dans le premier cas, le terme implique l’action de substituer, d’agir au nom de, de délégation. Dans le second cas, nous ne sommes plus dans le registre de l’action, mais dans celui de la reproduction. Cette dimension est celle du miroir entre le sujet et l’objet représenté ; représenter c’est alors posséder certains traits qui évoquent ou figurent les caractéristiques des sujets ou objets représentés. Le lien entre ces deux dimensions est manifeste dans le cas du représentant représentatif/reproduisant les caractéristiques du corps politique.
7Aussi, l’analyse portera-t-elle sur les représentations de l’égalité politique entre hommes et femmes et sur les conceptions de la démocratie représentative qui y sont associées. Deux questions sont à ce titre posées : celles de savoir dans quelle mesure la politique est appréhendée comme une affaire d’hommes, d’une part, et d’autre part, dans quelle mesure les argumentations utilisées se réfèrent aux thèses-dés de la rhétorique réactionnaire, qui peuvent, paradoxalement, être aussi utilisées par des progressistes.
8La première question renvoie aux trois acceptions de la citoyenneté. Nous montrerons dans quelle mesure celles-ci sont traversées par les ambiguïtés que recèlent la tension égalité/différence qui recoupe la tension privé/public ainsi que le dilemme universalisme/particularisme, qui vient spécifier ultérieurement, les conceptions de la démocratie représentative [3]. Dans le cadre des débats actuels sur la citoyenneté des femmes, le dilemme universalisme/particularisme transparaît dans les questions que voici. L’humanité est-elle une ou marquée par la dualité du genre masculin/féminin ? La citoyenneté ne peut-elle être fondée sur l’individu abstrait (coupé de ses déterminations concrètes) et autonome ou bien peut-elle être basée sur la personne concrète (inscrite socialement) et hétéronome ? La tension égalité/différence peut être traduite par les questions de savoir si la différence sexuelle est ontologique, centrale par rapport aux autres différences (de classe, de religion, etc.) ; comment concevoir l’égalité sans égalisation homogénéisante ; comment concevoir la pluralité sans que les différences ne donnent lieu à des discriminations, etc. Enfin, la tension entre la sphère privée et la sphère publique subsiste tant que les différences demeurent confinées à la sphère privée au titre de pures particularités qui n’ont pas à se traduire dans l’espace public commun ; la question est de savoir comment reconnaître les différences et maintenir la pluralité dans cet espace public commun. Le second problème auquel ce Courrier hebdomadaire s’attachera renvoie aux thèses de la rhétorique réactionnaire mises en lumière par A. Hirschmann [4].
9L’argument de l’effet pervers consiste à soutenir que toute tentative de modifier l’ordre existant produit des effets strictement inverses au but recherché. Par exemple, tout pas vers la liberté conduit à l’oppression, toute volonté de démocratisation fût le lit de la tyrannie, les mesures de protection sociale, loin de faire reculer la pauvreté, l’alimentent. L’argument de l’inanité consiste à prétendre que les programmes de changements politiques et sociaux sont incapables de modifier le statu quo en quoi que ce soit. Par exemple, c’est l’idée que « plus ça change, plus c’est la même chose », il s’agit ainsi d’éviter le changement. L’argument de la mise en péril consiste à soutenir que les réformes sont à proscrire, car elles compromettent des acquis précieux difficilement conquis. C’est par exemple, l’idée de « mettre un doigt dans l’engrenage », de « laisser la porte ouverte aux revendications ». A. Hirschman montre comment ces trois grands arguments se retrouvent chez des auteurs tels que de Bonald, de Maistre et Burke qui mènent la réaction à la Révolution Française, chez des auteurs tels que Tocqueville, Pareto et Mosca qui marquent leur doute voire le rejet de toute démocratisation au profit de l’élitisme ou, enfin, chez des auteurs tels que Friedman et Hayek qui sont les chantres du néolibéralisme dans leurs attaques de l’État-providence.
10Nous verrons que ces trois types d’argumentation sont immanquablement utilisées à chaque étape de réforme concernant la citoyenneté politique des femmes. En ce sens, nous les considérons comme le sodé commun aux représentations qui y sont associées.
11Cet ensemble de questions inscrit ainsi l’analyse des représentations de l’égalité politique et de la démocratie représentative dans la problématique de l’inclusion/exclusion des femmes (comme individus ou comme groupe) par rapport à la citoyenneté politique. La problématique de l’inclusion/exclusion renvoie aux questions suivantes. Quel est le statut de l’inclusion politique des femmes : sont-elles intégrées en tant qu’individus ou en tant que femmes (donc comme groupe identitaire) ? Quel est le statut de l’exclusion/minorisation des femmes en politique : l’exclusion est-elle constitutive de la démocratie représentative ou bien l’exclusion est-elle simplement antidémocratique ?
12En ce sens, la participation politique des femmes est étudiée à travers les représentations qui donnent sens aux relations entre politique, démocratie et citoyenneté. L’analyse des débats parlementaires sur la longue durée devrait nous permettre d’évaluer la persistance et le changement à l’œuvre dans le discours à propos de la tension privé/public auquel les représentations de l’égalité politique et de la démocratie représentative donnent consistance.
13Ces représentations s’inscrivent dans le cadre institutionnel d’un pluralisme segmenté et d’une démocratie de compromis [5]. Ce système possède une incidence sur la manière de concevoir la citoyenneté et son exercice à partir d’une inscription socio-historique dans les « mondes », à tel point que l’on peut parler « d’engluement sociétal de la citoyenneté en Belgique » [6].
14Dans ce cadre institutionnel, il faut souligner que la Belgique voit une mutation du « paradigme sociétal » [7] dans lequel s’inscrit l’égalité entre hommes et femmes. À la fin de la seconde guerre mondiale, la Belgique est encore un pays fondé sur le modèle masculin d’acquisition des revenus. En effet, le familialisme est à l’époque largement hégémonique et se base sur une stricte division sociale du travail entre hommes et femmes. Celle-ci implique une assignation des femmes à la reproduction et des hommes à la production. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, un nouveau modèle apparaît qui privilégie les ménages à double revenu. Les préoccupations en faveur de l’égalité entre hommes et femmes commencent à se développer. Mais comme dans toute période de transition, certains traits de l’ancien modèle familialiste subsistent. Ainsi, si en 1958, les femmes mariées acquièrent la capacité civile, elles doivent attendre 1976 en ce qui concerne les régimes matrimoniaux. Depuis 1981, les mesures de dérégulations constituent le socle d’un discours familialiste qui va de pair avec celui sur la flexibilité ou la nécessaire adaptation aux lois du marché.
15Ce Courrier hebdomadaire analysera dans une première partie les représentations sous-jacentes à la notion d’égalité dans son évolution de l’égalité de statut à l’égalité de résultat, lors de l’acquisition du droit de vote en 1920 et en 1948 et lors de l’instauration d’un système de quotas en 1994. La problématique des quotas nous conduira à envisager dans une seconde partie les représentations associées à la démocratie représentative. Les quotas apparaissent-ils comme une étape vers la démocratie paritaire ou sont-ils simplement l’expression d’une démocratie « microcosme » de la société ?
De l’égalité de statut à l’égalité de résultat
16L’enjeu des débats parlementaires de 1920 et de 1948 porte sur l’acquisition partielle, et ensuite, totale de l’égalité de statut entre hommes et femmes au plan des droits politiques.
17En 1920, les catholiques obtiennent le vote communal des femmes en contrepartie du suffrage universel masculin réclamé par les socialistes. Depuis 1902 jusqu’en 1940, le Parti ouvrier belge - POB parlera un double langage - celui du principe égalitaire mais de son nécessaire ajournement - tandis que le parti catholique inscrit le suffrage féminin dans sa stratégie de lutte contre les progrès du socialisme [8].
Le suffrage communal des femmes
18Le 17 avril 1920, les femmes âgées de 21 ans et résidant depuis au moins six mois dans la commune, à l’exclusion des prostituées, obtiennent le droit de vote aux communes. La loi du 15 novembre 1920 les rend éligibles à tous les niveaux. Celle du 27 août 1921 leur permet de devenir échevin ou bourgmestre moyennant l’autorisation de leur mari.
19Le suffrage communal n’est manifestement pas acquis à l’aune de l’idée d’égalité : il est présenté à la fois comme une école politique indispensable pour que les femmes acquièrent une formation suffisante pour participer à la vie politique et comme un espace à mi-chemin entre le privé et le public. Ainsi le rapporteur de la commission de la Chambre s’exprime-t-il : « La majorité de la Commission pense qu’il est désormais impossible de refuser à la moitié des Belges le droit de faire tout au moins la preuve de leur capacité administrative, préparation à l’exercice complet de leurs droits politiques. L’administration communale n’est qu’une extension de la vie familiale. Comme le disait récemment un homme d’État de Grande-Bretagne, les femmes sont depuis des siècles les chanceliers de l’échiquier dans la plupart des ménages, et l’expérience a démontré qu’elles savent faire des prodiges que les hommes n’ont même pas soupçonnés. » [9]
20Ce confinement des femmes à la sphère de la reproduction est redoublé par la hantise de ce que la politique puisse devenir une affaire de femmes. Les débats à la Chambre en attestent lorsque les discussions s’enlisent sur la composition des bureaux de vote. Ainsi, l’intervention du député socialiste Louis Pépin est-elle explicite : « Il faut dire qu’il devra y avoir un certain nombre d’assesseurs masculins, sinon vous risqueriez d’avoir un bureau électoral présidé par une femme et où tous les assesseurs fussent des femmes. (…) Si le dépouillement (des votes, BMP) doit se faire avec le concours d’un grand nombre de femmes, comme celles-ci n’ont jamais assisté aux opérations électorales, on n’en sortira pas facilement. Au surplus, beaucoup de femmes, mères de famille, retenues par les soins du ménage, demanderont à être dispensées, d’où beaucoup de difficultés pour former le bureau. » [10]
21Affaire d’hommes, la politique risquerait de mettre en jeu la moralité des femmes, comme le suggère l’intervention du député catholique Jules Poncelet : « Il n’y a aucune raison d’appeler les femmes à siéger dans les bureaux électoraux. Il ne s’agit pas ici d’une attribution de droits à la femme, mais bien, au contraire, de lui imposer une charge. Or cette charge put être très désagréable pour une femme et beaucoup plus lourde que pour un homme. Une mère de famille ou même simplement une femme de ménage faisant partie d’un bureau électoral devra assister durant toute la journée aux opérations ; elle devra même souvent y prolonger sa présence jusqu’à une heure avancée de la nuit, pour le dépouillement. Est-ce admissible ? (…) je me rallierais donc à un amendement d’après lequel les bureaux électoraux seraient composés exclusivement d’hommes. » [11] À quoi le député catholique Lionel Pussemier fait remarquer qu’un tel souci n’a pas de sens puisqu’il ne s’agit aucunement d’attribuer aux femmes une compétence de présidence : « Il me permettra de lui faire remarquer qu’il ne s’agit pas en l’occurrence pour la femme de prendre la présidence du bureau électoral, mais tout simplement de siéger comme assesseur le matin. N’oublions pas que ce sont les présidents de bureau qui seuls sont appelés à siéger toute la journée, parce que ce sont les différents présidents de bureau réunis qui forment les bureaux de dépouillement. » [12] Il n’est bien évidemment à l’époque pas question que les femmes puissent avoir d’autres responsabilités que celles d’exécution, et encore faut-il que celles-ci n’enlèvent pas « la femme à sa mission propre, qui est de veiller surtout sur son foyer et sur les divers devoirs que cette charge lui impose » [13], comme le rappelle le catholique Charles Woeste. L’égalité partielle des droits politiques ne peut pas se concevoir au début du 20e siècle autrement que dans la réaffirmation de la différence des rôles appréhendés à ce moment dans la naturalité d’une mission ou d’une vocation. L’appartenance, même partielle, à la communauté politique ne peut pas s’effectuer au détriment de la famille, affaire d’ordre social, comme en témoigne l’intervention de Charles Woeste plaidant en faveur de la nécessité d’accorder les droits politiques à une femme qui a acquis la nationalité belge par mariage : « Il ne faut pas oublier qu’il y a ici un aspect qui intéresse l’ordre social : celui de la cohésion de la famille. Un Belge épouse une étrangère qui, parle fait même, devient Belge. (…) des enfants naissent de cette union, et ces enfants sont Belges. Or, c’est dans cet ensemble de Belges que la mère, chargée de l’éducation des enfants, resterait me étrangère, ou tout au moins si elle n’est plus étrangère, elle ne serait pas dans la même situation que les autres membres de la famille, ceux qui lui tiennent de plus près. Ce serait aller à l’encontre des règles qui doivent présider à l’organisation de la famille, et ce serait provoquer, au sein de la famille, de véritables ferments de discorde. » [14]
22C’est dans cette logique familialiste que les prostituées sont exclues du suffrage communal et que sont admises au suffrage législatif les veuves non remariées des militaires morts au cours de la guerre ou de citoyens belges fusillés ou tués par l’ennemi lors de la guerre, ou à défaut leurs mères si celles-ci sont veuves, de même que les mères veuves des militaires ou citoyens célibataires, les femmes condamnées à la prison ou détenues préventivement lors de l’occupation ennemie, pour des motifs d’ordre patriotique. Ce « vote des morts » par procuration indique à quel point la figure du citoyen est celle du citoyen-soldat, dès lors que l’abolition du suffrage censitaire a déchu la figure du citoyen-propriétaire.
23Les femmes belges ont dû attendre la fin de la deuxième guerre mondiale pour disposer des même droits politiques que les hommes. Paradoxalement, elles ont déjà acquis en 1920 le droit d’éligibilité. C’est pourquoi des femmes interviennent lors des débats parlementaires sur le suffrage universel des femmes en 1948.
Le suffrage universel
24Il faut attendre la loi du 27 mars 1948 pour que le suffrage législatif soit accordé aux femmes et celle du 26 juillet pour le suffrage provincial.
25En 1948, les débats ne sont guère différents de ceux de 1920-1921. Les représentations restent imperméables à l’idée d’égalité tant la conception naturaliste de la femme l’ancre dans la différence, la politique demeurant avant tout une affaire d’hommes, même si le suffrage des femmes est présenté comme la récompense de leur attitude patriotique. Il n’en demeure pas moins que les réflexes électoralistes comptant sur les femmes pour faire triompher la cause conservatrice restent vivaces. C’est le socialiste Pierre Vermeylen, ministre de l’intérieur, qui introduit le débat à la Chambre en répondant aux objections socialistes au suffrage des femmes. Ce faisant, il dénonce les argumentations propres à la rhétorique réactionnaire, utilisées, cependant, par des progressistes. En effet, l’objection selon laquelle « les femmes ne réclament pas le droit de suffrage » et « n’ont pas la culture nécessaire pour l’exercer » mobilise en fait l’argument d’inanité : l’obtention des droits politiques égaux aurait un caractère vain. Seule la sénatrice libérale Georgette Ciselet s’insurge contre l’idée de passivité politique des femmes : « Ne croyez pas, monsieur le ministre, que les femmes belges soient demeurées indifférentes à la politique. (…) Elles ont mesuré toutes les responsabilités qui leur incombent et elles ont fait mieux que de les accepter, elles les réclament depuis trente ans. Mais elles les réclament à la manière de chez nous, sans cortège et sans cris séditieux, avec calme, bon sens, d’une manière réfléchie, par l’intermédiaire de leurs groupements politiques, de leurs groupements professionnels, de leurs groupements sociaux. Nous savions trop que le suffrage féminin dépendait exclusivement d’accords entre partis pour nous dépenser en vaines manifestations de la rue. » [15]
26L’argument d’inanité utilisé par les socialistes est redoublé par l’idée d’effet pervers et de mise en péril que recèle l’objection selon laquelle « les femmes perpétueraient dans notre pays la domination du cléricalisme (…) le vote des femmes mettrait en péril l’action entreprise par les partis de gauche, au bénéfice de la droite. » [16] Les femmes ne pouvant agir en individus-citoyennes par manque de compétence et d’éducation, leur suffrage ne pourrait qu’en faire une masse de manœuvre du parti catholique. L’argument est repris par la socialiste Isabelle Blume elle-même pour plaider le retardement de l’entrée en vigueur de la loi jusqu’en 1950 : « C’est parce que nous croyons que la question royale n’étant pas réglée, on profitera du vote féminin pour faire de la masse féminine, qui, pas plus chez vous que chez nous, n’est encore très éduquée, une masse de manœuvre pour fausser ce qui serait la pensée profonde du pays dans cette question. » [17]
27La manière dont Pierre Vermeylen répond à de telles objections est intéressante tant elle manifeste les ambiguïtés de la tension égalité/différence chez un socialiste égalitaire à l’égard des femmes :
28« Dans le domaine de la politique générale, il n’est sans doute pas mauvais que les femmes puissent intervenir, à l’échelon législatif, dans des questions comme celle de l’alcoolisme, qui intéresse si profondément la santé même de la population.
29Loin de moi l’idée de confiner les femmes dans un rôle déterminé sur quelque terrain que ce soit. Leur avis doit embrasser l’ensemble de la chose publique, comme l’avis des autres citoyens. Et à ceux qui craignent que la paix d’un foyer ne résiste pas à la construction d’idées différentes, je crois tout de même pouvoir dire qu’à l’heure actuelle beaucoup de femmes ont une opinion politique (…). Le droit de vote conféré à la femme doit, même sais cet angle, être considéré comme une réforme favorable, puisqu’il donnera à l’expression d’une opinion jusqu’à présent méconnue un exutoire qui pourra, s’il est besoin, ramener l’harmonie au foyer. (…)
30On ne peut plus dire, à l’heure actuelle, que la femme n’ait pas la culture nécessaire, puisqu’elle a pu accéder à tous les emplois publics et à toutes les fonctions. L’argument est employé maintenant sous une forme qui consiste à insinuer que les femmes n’ont pas l’objectivité ni la pondération nécessaires pour exercer leur droits.
31À une époque où les hommes manifestent une telle passion et souvent une telle violence dans leurs luttes idéologiques, cet argument me paraît spécieux ; peut-être peut-on admettre que la femme est moins apte que l’homme à faire de la politique et désire moins s’y adonner, mais l’exercice du droit de vote, commun à tous les citoyens, n’implique pas une participation active aux luttes politiques. (…)
32Le droit de vote, du reste, sera une occasion pour les femmes de développer leur éducation politique (…). » [18]
33En ce qui concerne l’objection selon laquelle « le vote des femmes mettrait en péril l’action entreprise par les partis de gauche, au bénéfice de la droite (…). Je ne sais à qui profitera le suffrage féminin. Je ne sais si d’aucuns spéculeraient sur le bénéfice électoral qu’il pourrait leur apporter.
34En 1948, ce n’est pas une modification de la représentation parlementaire qui peut mettre en question les conquêtes d’un prolétariat solidement organisé.
35Je sais bien que si en 1902 on voulait instaurer une véritable démocratie politique, en 1948, on veut jeter les bases d’une véritable démocratie économique. » [19]
36À cet égard, les interventions de la socialiste Isabelle Blume sont intéressantes car elles mettent l’accent sur l’idée d’une citoyenneté pleine et entière, non réductible aux droits politiques mais devant comprendre également les droits civils et sociaux. Ainsi Isabelle Blume prône-t-elle la nécessité d’acquérir la citoyenneté comme cet ensemble de droits tout en arguant cependant le report de l’entrée en vigueur de loi sur le suffrage universel féminin : « C’est pourquoi je dépose aujourd’hui, au nom de mon parti, sur le bureau de la Chambre, une proposition de réforme complète du Code civil et je vous dis Messieurs les catholiques, nous vous attendrons là. Nous ne désirons pas seulement nos droits politiques, mais aussi nos droits civils, et nous savons hélas ! que si nous sommes mis en minorité lorsqu’il s’agira d’acquérir ces droits civils, nous ne les aurons jamais. (…) Je crois, en bonne socialiste, que légalité économique vaut au moins, et peut-être plus, que l’égalité politique pure et simple. (…)
37C’est pourquoi nous ne voulons pas que ce droit de vote, qui pour nous doit être un moyen et un instrument de conquêtes nouvelles, nous l’obtenions, pour la première fois, dans des circonstances telles, que demain il empêche précisément la réalisation de tous les autres droits que nous voulons conquérir. » [20] Double langage socialiste sur le registre d’un attentisme en ce qui concerne l’opportunité, légitimé par un radicalisme des principes.
38Dans la même perspective d’une citoyenneté pleine et entière, la sénatrice socialiste Marie Spaak légitime l’égalité civile, politique et économique au nom d’une identité spécifique féminine fondée sur les rôles reproductifs, comme si l’égalité ne pouvait être conçue que par référence à la différence ; mais dans le même temps cette argumentation se justifie au nom d’une citoyenneté identifier fondée sur le sentiment d’appartenance à la communauté politique qu’a forgé le patriotisme des femmes. La figure du citoyen-soldat semble se superposer à l’idée d’une citoyenneté pleine et entière. Les ambiguïtés de la tension égalité/différence transparaissent à nouveau dans le discours de la sénatrice lorsqu’elle s’exprime, se référant à la figure d’Émile Vandervelde, l’un des fondateurs du POB, souvent nommé « le patron » : « Depuis longtemps (…) au congrès de Quaregnon, célèbre dans les annales du parti ouvrier, celui-ci inscrivait à son programme l’égalité civile, politique et économique de l’homme et de là femme. (…)
39Je m’en voudrais de ne point évoquer devant vous la grande figure d’Émile Vandervelde, qui fut l’un des plus fervents défenseurs de la cause féminine. Il a protégé la famille ouvrière sous tous ses aspects. Il avait compris, lui aussi, le rôle joué par la femme dans le développement de la vie familiale. (…). » [21] À la moitié du vingtième siècle, la confusion entre cause féminine et familialisme persiste.
40Se référant à l’étude en commissions parlementaires des « questions spécifiquement féminines », Marie Spaak plaide en faveur de la représentation de la voix des femmes, ou plutôt de « la femme », et continue son intervention en ces termes : « (…) qu’on discutât de l’habitation, ou même de la famille, la voix de la ménagère n’était pas entendue ; qu’on se préoccupât de la protection de la maternité, de l’éducation à donner aux enfants, des soins de la famille en général, la voix de la mère n’était pas entendue ; qu’on se souciât du sort de l’infirmière, de l’institutrice, de l’ouvrière, de toutes celles qui gagnent leur vie, la voix de la femme n’était pas entendue ; qu’on se préoccupât à juste titre du sort de la fermière, celle qui a peut-être la vie la plus dure de toutes, sa voix n’était pas entendue.
41Que l’on se préoccupât de la protection du foyer contre la débauche, l’alcoolisme et le jeu, la voix de l’épouse protectrice du foyer et défenseur de son honneur, n’était pas entendue.
42Lorsqu’on discute le grand problème de la paix, ce problème si cher au cœur de toutes les femmes, ni la voix de la ménagère, ni celle de l’épouse, de l’ouvrière, de l’employée, de la fermière n’était pas entendue. (…)
43Certains se demandent si la femme a le sens des responsabilités. Permettez-moi de vous rappeler l’attitude de celle-ci pendant la guerre. Elle ne s’est pas demandée si le parlement lui avait accordé des droits civils et des droits politiques. Elle les a exercés. La mère, quand l’époux ou le père étaient partis, s’est mise courageusement, vaillamment, à la tête de la famille, s’occupant des intérêts matériels de tous, de la santé et de l’éducation des enfants, avec cette seule préoccupation de remettre au père revenu un enfant vigoureux et bien portant. (…) Elles ont caché des enfants juifs, elles ont dissimulé des soldats alliés, elles ont pris part à tous les groupements de résistance, elles ont été emprisonnées.(…)
44Exerçant à vos côtés leurs droits civils et politiques, les femmes belges ont défendu avec vous la cause de la liberté et de la démocratie. Elles ont, comme vous, souffert pair le même idéal. » [22]
45Éliane Gubin et Leen Van Molle notent avec beaucoup de justesse les ressorts de l’ambivalence qui parcourt la tension égalité/différence : « Il s’ensuit une ambiguïté constante, un flottement entre le désir de valoriser le savoir-faire des femmes acquis dans les domaines “féminins” (éducation, enfance, bienfaisance) et le désir de faire reconnaître leurs droits en tant qu’être humain. Cette ambiguïté a pour conséquence de modeler la conscience politique des femmes dans un espace flou à mi-chemin du public et du privé, sans contours bien nets. » [23] Sans doute est-il nécessaire de prendre la mesure de l’imaginaire sexiste de l’époque et d’avoir à l’esprit ce que Michèle Riot-Sarcey nomme « les multiples usages de la représentation » parmi lesquels celui-ci : « Constamment représentées, elles étaient soumises à l’idée que l’on se faisait d’elles ; appelées à s’y conformer, la réalité discursive s’imposait à elles comme principe de vérité, et leur propre vie constamment se déroulait entre la volonté d’être et la nécessité d’exister ; entre contraintes détournées ou en respect des normes. (…) Aussi lorsque les femmes parlent, ce n’est pas l’individu qui est entendue, mais plutôt la représentation qui la constitue en être social ; à cet être, à qui est dénié le statut de sujet politique sont attribuées des idées représentatives de la catégorie qu’il est censé représenter. » [24]
46L’enjeu réside dans ce processus si essentiel à toute citoyenneté : l’individuation des femmes. Cette dynamique suppose les moyens d’acquérir un statut personnel sans devoir se situer constamment comme membre d’une catégorie sociale pour agir et se poser en sujet politique. Faute d’une telle individuation, le seul choix possible, si c’en est un, réside dans le détournement des contraintes d’une féminité prescrite ou le respect de ses normes.
47Les mêmes ambiguïtés se notent dans l’intervention de la sénatrice baronne Agnès della Faille d’Huysse (PSC-CVP) : « Qu’est-ce, en effet, qu’une démocratie où plus de la moitié du peuple ne peut participer au pouvoir ? (…) Nous reconnaissons avec fierté le courage de celles qui ont travaillé dans la résistance ; nous rappelons avec émotion le martyre de celles qui ont vécu dans les camps de concentration dont beaucoup ne sont pas revenues. (…) Soyez certains que les femmes mettront dans leur participation à notre vie publique la même conscience, la même sincérité, la même volonté de bien faire, qu’inlassablement elles apportent chaque jour à leurs tâches naturelles au foyer. » [25]
48À nouveau la citoyenneté politique des femmes est légitimée au nom de la commune appartenance à la Nation par le biais du patriotisme et au nom d’une féminité naturalisée. En ce sens, la figure du citoyen-soldat se voit réaffirmée. On peut de nouveau se demander si la quête d’une reconnaissance de leurs droits politiques au nom de la différence et simultanément au nom de leur commune humanité avec les hommes ne traduit pas une tension entre la volonté d’être et la nécessité d’exister qui pèsent sur celles qui, bien que représentantes, ne cessent d’être représentées et confrontées à l’idée que les normes d’une féminité prescrite se font d’elles. N’est-ce pas là le principe de réalité pour chaque femme qui entre en politique : prendre place aux côtés de représentants en se conformant aux règles qui opposent les représentations de la féminité à celles du pouvoir politique. Le problème se posera à nouveau lors de la loi de 1994 sur le système de quotas.
Le système de quotas
49Les débats parlementaires à propos du projet de loi visant à promouvoir une répartition équilibrée des femmes et des hommes sur les listes de candidatures aux élections [26] ont pour enjeu, en ce qui concerne la notion d’égalité, l’acceptation ou le rejet de la discrimination positive. Le problème se pose, tant la reconnaissance du droit de vote des femmes n’implique pas une représentation égalitaire. Au contraire la sous-représentation politique des femmes est patente depuis 1949 [27].
50Il ressort des débats que la représentation équilibrée des femmes et des hommes paraît être l’objectif le plus consensuel qui soit. Rien d’étonnant que cet objectif paraisse aller de soi pour les forces politiques socialistes. Ainsi pour le socialiste flamand Leo Peeters : « Le processus d’intégration croissante des femmes dans un certain nombre de domaines ne s’est pas étendu à la vie politique. Il appartient dès lors aux politiques de prendre une initiative en la matière » [28]. Il est par contre plus surprenant en ce qui concerne les néo-fascistes. Même la représentante du Vlaams Blok se déclare « favorable à l’objectif du projet de loi à l’examen, à savoir accroître la présence des femmes en politique », bien qu’elle soit opposée à l’instauration de quotas [29]. En fait la légitimité de l’objectif du projet de loi est consensuel parce que l’égalité entre hommes et femmes se confond avec la notion d’équilibre.
51Mais ce qui est en jeu c’est, d’une part, le type d’égalité dont on parle, avec ce que cela implique comme conception du rôle de l’État, et, d’autre part, les argumentations mobilisées pour en assurer la légitimité. En effet, alors que les libéraux préfèrent l’égalité des chances, les écologistes optent pour une égalité de résultats, tandis que socialistes et sociaux-chrétiens plaident en faveur de la discrimination positive dans une perspective gradualiste allant des quotas à la parité.
52Ces optiques vont de pair avec un désaccord sur le moyen à utiliser : faut-il utiliser une mesure structurelle pour assurer cette répartition équilibrée entre hommes et femmes - les quotas -, et dès lors soutenir le rôle régulationniste de l’État, à savoir le fait que l’État doive remplir en cette matière un rôle incitatif ou de garant ? Alors que les libéraux, la Volksunie et le Vlaams Blok considèrent, à l’inverse des socialistes et des sociaux-chrétiens, que l’adoption d’une loi en la matière met en péril la liberté et manifeste une série d’effets pervers, les écologistes et le FDF, eux, utilisent l’argumentation du caractère vain de ce projet de loi dès lors qu’il ne garantit pas une égalité de résultat.
53Certes, les options sont parfois moins tranchées. Ainsi, il arrive que des représentants socialistes mobilisent les arguments de l’inanité et de la mise en péril. Le député socialiste francophone François Dufour est manifestement peu partisan du système des quotas : « (…) c’est très grave de galvauder le suffrage universel. Cette fois, par ces quotas, j’estime qu’il est dénaturé. Je le regrette, car je suis complètement d’accord sur l’objectif recherché ; mais ici, on se contente de coller un emplâtre sur une jambe de bois dans le but de se donner bonne conscience. » [30]
54Il arrive aussi que les représentants de la VU aient des argumentations contradictoires. Remarquons que l’argumentation anti-quota est défendue par un homme et la position favorable aux quotas est plaidée par une femme. Ainsi, le représentant de la VU, Herman Lauwers, annonce-t-il l’abstention de son groupe politique : « L’objectif des textes est louable mais mon groupe s’abstiendra toutefois. Il n’y a aucune raison pour que la politique ne soit qu’une affaire d’hommes. La représentation proportionnelle doit cependant être le résultat d’un processus d’émancipation et non d’une obligation légale. (…) Je ne suis pas favorable à un contingentement. Les femmes - en tant que groupe de pression - pourraient alors former leur propre parti, tout comme les personnes âgées d’ailleurs. » [31] Manifestement joue la peur d’institutionnaliser un clivage entre hommes et femmes en politique, ce que ce représentant énonce d’ailleurs explicitement dans sa controverse avec la ministre sociale-chrétienne flamande Miet Smet [32]. Notons, pour l’instant que la sénatrice VU Nelly Maes plaide, quant à elle, en faveur des quotas dans une perspective gradualiste de démocratie paritaire, tout en utilisant cependant les arguments de l’inanité du projet au regard d’une égalité de résultat : « La démocratie paritaire est un objectif que beaucoup s’efforcent d’atteindre, fût-ce uniquement en parole. (…) Je suis d’accord pour qu’on réalise une participation convenable de femmes par le biais d’un quota. À mes jeux, 33 % est un bon chiffre pour résorber le déficit féminin. Une représentation minimum est nécessaire pour influencer la culture politique. (…) L’augmentation du nombre de candidats féminins en tant que mesure isolée n’est pas bonne en soi. Le nombre d’élues doit également augmenter. (…) Cette proposition peut même avoir un effet négatif. Actuellement, il y a un nombre limité de femmes et elles obtiennent le plus souvent un bon score. Un grand nombre de femmes réparties sur la liste à des places non éligibles risque toutefois d’avoir un effet négatif pour les femmes. (…) Je plaide donc pour une répartition sur une base paritaire pour toutes les places sur les listes mais aussi pour les places éligibles. » [33]
55Nous reviendrons ultérieurement sur la problématique de la démocratie paritaire par rapport à celle des quotas. Contentons-nous, pour l’instant, de remarquer, que la revendication paritaire est utilisée pragmatiquement dans une optique gradualiste.
56Dans une toute autre perspective, la représentante du VB s’oppose au système des quotas en faisant usage de deux arguments propres à la rhétorique réactionnaire : la mise en péril de la liberté et l’effet pervers. Ainsi, Marijke Dillen intervient-elle en ces termes : « Ce projet restreint très largement la liberté d’action. Le législateur peut-il imposer le nombre de places à réserver aux candidats féminins ? Il faut éviter toute forme de discrimination positive. Toute discrimination est inadmissible. C’est une marque de mépris pour la femme. Où est le respect de la femme ? Pour la femme le critère d’élection serait le sexe, et non ses qualités. » [34] Au regard du programme classique d’extrême droite à l’égard des femmes, de telles préoccupations ont de quoi surprendre, lorsqu’on connaît le déni de citoyenneté des femmes auquel procède l’extrême droite [35].
57Le discours libéral s’axe, quant à lui, sur l’égalité des chances : les francophones escomptent y arriver par la suppression de la case de tête, tandis que les néerlandophones préconisent la neutralisation du vote de case de tête. Sans entrer ici dans les propositions techniques, ce type de proposition opte au nom de la liberté en faveur d’un renouvellement des élites politiques comme l’indique l’intervention du libéral francophone André Bertouille : « (…) en libérant l’espace démocratique, on provoque un renouvellement plus régulier des responsables politiques tout en assurant un rajeunissement. » [36] L’objectif d’une répartition plus équilibrée de la représentation politique en faveur des femmes est ainsi instrumentalisée au profit d’une relégitimation du politique. La perspective des femmes libérales relève sans doute plus de l’égalité de traitement entre hommes et femmes, bien qu’elle utilise les arguments de l’effet pervers et de la mise en péril. Ainsi la libérale francophone Marie-Laure Stengers, plaide-t-elle contre l’instauration de quota en soulignant : « Je dois répéter qu’aucune place utile ou de combat ne leur est réservée et je n’ajouterai pas tout ce qui a été dit sur le côté humiliant du quota (…) n’est-il pas vrai, messieurs que les hommes arrivent avec une présomption de compétence et que les femmes y arrivent bien souvent avec un lourd fardeau de preuves à donner ? » [37] Pour la présidente des femmes libérales, Jacqueline Herzet : « La situation actuelle consacre en quelque sorte une violation de l’égalité de droit de tous les citoyens, à tous les niveaux. (…) En caricaturant, il m’arrive même de penser que, si les femmes ont obtenu le droit de vote, elles n’ont pas encore obtenu celui d’être élues ! Car une chose est de poser un droit, une autre est de se retrouver dans des conditions qui permettent ou qui favorisent l’exercice de ce droit ! Sans cela, le droit acquis risque longtemps de rester lettre morte. C’est donc précisément dans les conditions qui concernent l’exercice du droit à l’égalité politique que l’on retrouve les raisons de la faible représentation de la femme en politique. » [38] Étonnant ce discours libéral, qui consiste à opposer l’égalité formelle et l’égalité réelle. En fait il n’en est rien, car dans la suite de cette intervention on retrouve les trois arguments qui permettent de légitimer le rejet de la discrimination positive : le caractère vain du projet de loi puisqu’il n’atteindra pas les résultats escomptés, son caractère pervers pour les femmes et la mise en péril de la liberté : « Vous parlez de candidates mais, pour notre part, nous parlons de femmes élues (…) une discrimination, même positive, restant toujours une discrimination, faut-il supprimer une discrimination de fait pour la remplacer par une discrimination de droit ? n’est-il pas heurtant pour l’esprit “d’imposer” légalement à des femmes - ou à des hommes - de participer à la vie politique avec le risque de candidature de dépannage (…), phénomène qui pourrait, à terme, provoquer des effets pervers pour les femmes ? Rien de bon n’est fait dans la contrainte. » [39]
58Dans une optique d’égalité de résultat, le groupe des écologistes (Écolo/Agalev) dénonce le caractère vain du projet de loi, mais en rejetant les argumentations fondées sur l’effet pervers, dans la mesure où il plaide en faveur de la nécessité d’une réforme structurelle dont l’État se porte garant. Pour l’écologiste francophone Marcel Cheron : « L’argument selon lequel les candidates seraient élues moins en raison de leurs qualités intrinsèques qu’en raison de l’existence de quotas ne tient évidemment pas. (…) En ce qui concerne concrètement le projet à l’examen, la discrimination positive à l’égard des femmes se situe au niveau des candidatures et des actes de présentation. Il n’offre (…) aucune garantie quant au renforcement de la présence des femmes dans les différentes assemblées. » [40]
59Quant aux partisans de l’instauration du système de quotas sur les listes de candidatures, les représentantes socialistes et sociales-chrétiennes paraissent y voir une étape vers la démocratie paritaire. Ainsi, la socialiste francophone Anne-Marie Lizin : « C’est un texte qui nous permet d’avancer vers la parité, j’estime donc qu’il est positif. » [41] Quant à la députée sociale-chrétienne francophone de Nathalie de T’Serclaes, le projet a le mérite d’impulser une dynamique permettant d’arriver à une « masse critique » et à la parité : « (…) dans la participation globale des femmes à la vie politique, c’est l’effet de nombre qui doit jouer. Les quotas doivent passer de un quart dans une première phase à un tiers ensuite, l’objectif idéal étant la parité. » [42] Ou encore la députée sociale-chrétienne flamande Trees Merckx : « Le projet introduit le principe d’une représentation équilibrée des hommes et des femmes à tous les niveaux de pouvoir : d’un rapport de 1 pour 4 nous irons vers un rapport de 1 pour 3 et enfin vers une démocratie paritaire. » [43] Ces interventions nous amènent ainsi à considérer les représentations de la démocratie représentative.
Les quotas : une étape vers la démocratie paritaire ou vers une démocratie « microcosme » de la société ?
Quotas et parité
60Les quotas sont un système de pourcentage de places réservées aux femmes, dont le point de départ est le constat d’inégalités flagrantes qui persistent dans leur accès aux responsabilités publiques. Il s’agit d’une mesure de rattrapage visant à compenser le déséquilibre créé par une division sociale du travail qui se joue au détriment des femmes, l’absence de prise en compte des femmes dans les différentes sphères de la vie en société. Une telle mesure s’inscrit dans la perspective des discriminations positives.
61Les argumentations anti-quotas se fondent généralement sur l’idée suivante : l’égalité entre hommes et femmes devant la loi étant reconnue, une loi établissant des quotas en faveur de ces dernières violerait l’égalité formelle. L’égalité formelle vient ainsi conforter une inégalité réelle. La revendication paritaire entend dépasser le dilemme égalité réelle et égalité formelle. C’est là un des arguments forts en faveur de la parité.
62Par ailleurs, la parité ne se limite pas à un problème de représentation des femmes dans les sphères de pouvoir. Selon Éliane Vogel-Polsky [44], la parité répond à une question préalable : qui est la personne humaine de la Déclaration universelle de 1948 ? Qui est le sujet de droits fondamentaux inaliénables ? Dans la perspective paritaire, il ne s’agirait plus de l’individu abstrait mais de la personne concrète. En effet, la parité serait une reconnaissance de la dualité sexuelle du genre humain. Il s’agirait là, non pas d’un droit à la différence ou « d’une réinscription de la différence dans le bastion de l’universalité des droits. La différence met l’accent sur l’antagonisme, l’apposition, la hiérarchie des sexes : elle est source d’exclusion ou de domination. La dualité sexuelle met l’accent sur la parité, c’est-à-dire sur l’égale valeur en dignité et en droits des deux composantes de l’humain (…) [pour inscrire] dans le droit la reconnaissance du genre, c’est-à-dire l’existence de rapports sociaux de sexe dont il faut tenir compte pour construire une égalité de statut des personnes humaines sexuées. » [45]
63Dans cette perspective, la parité transcenderait la représentation par groupe, car toutes les catégories socio-légales telles que les minorités, les groupes linguistiques, etc., sont constituées sans exception d’individus de l’un ou l’autre sexe, placés dans une dynamique de rapports de genre [46]. En ce sens, l’enjeu de la parité n’est pas d’affirmer que les femmes représenteraient les femmes, et les hommes, les hommes ; mais que, paritairement, les hommes et les femmes représenteraient tout le peuple [47]. Cette argumentation s’oppose clairement au différencialisme, et relève plutôt d’un naturalisme anthropologique [48].
64L’écueil de ces deux approches réside certainement dans la recherche de fondements des choix politiques alors que le propre de la modernité politique a été d’écarter une telle quête au profit d’une activité réflexive et délibérative menée par des sujets visant l’autonomie.
65La revendication de la parité interroge la démocratie représentative à partir des questions suivantes. Comment séparer des droits universels de l’uniformité ? Comment reconnaître des différences qui soient révélatrices de droits universels ? Comment s’assurer que les quêtes identitaires ne se transforment pas en séparatisme et en particularisme ?
66Autant de questions qui renvoient à la reconnaissance de la personne concrète hétéronome comme fondement de l’inclusion politique des femmes, non de manière simplement additionnelle, mais comme une refondation du pacte social qui permette aux femmes d’être représentantes de l’universel, qui fasse une large place à la reconnaissance d’une pluralité irréductible à celle des opinions et des intérêts et donc à l’introduction de l’altérité dans la représentation. Nous n’entendons pas cerner dans cet article les termes du débat sur la parité, ni ses impasses [49]. Il s’agissait ici de différencier la problématique des quotas de celle de la parité. Notre objectif consiste à cerner à cet égard les représentations véhiculées à propos de la démocratie représentative.
La proportionnalité comme lien entre parité et démocratie microcosme
67La revendication paritaire se fonde sur un présupposé quant à la démocratie représentative : celle-ci serait un système politique qui, non par transgression du principe démocratique mais par définition, exclut ou minorise les femmes en tant que groupe [50]. Ne conviendrait-il pas plutôt de se demander si l’exclusion politique des femmes n’est pas simplement une transgression du principe démocratique ? [51] Leur mise à l’écart des fonctions représentatives ne fait-elle pas peser un doute profond sur l’issue de la crise de légitimité des systèmes représentatifs ? [52]
68En tout cas, certains parlementaires inscrivent clairement la représentation équilibrée d’hommes et de femmes en politique dans une perspective de rapprochement du représentant et du citoyen. Ainsi, le socialiste néerlandophone Léo Peeters : « Nous sommes convaincus qu’une participation garantie [par l’État] des femmes en politique peut aussi rendre la politique plus proche des gens, précisément parce que les femmes ont, bien plus souvent, par leur implication directe, une meilleure connaissance des conditions de vie de la moitié de notre population. » [53] Ou la sociale-chrétienne néerlandophone Maria Tyberghien-Vandenbussche : « La politique va peut-être se rapprocher des gens, étant donné que les conditions de vie quotidiennes des femmes seront davantage vécues et ressenties — car souvent les femmes ressentent beaucoup plus facilement les aspirations des autres femmes - traduites et défendues sur la scène politique. » [54] Ou enfin, pour la sociale-chrétienne néerlandophone Trees Merckx dont la proposition de loi avait été à l’origine du processus d’élaboration de la loi de 1994, « les femmes constituent (…) un groupe social ayant des besoins et des intérêts spécifiques dont la défense pourrait sans doute être mieux assurée par les intéressées elles-mêmes. » [55]
69À l’évidence, l’idée du représentant-miroir des caractéristiques de l’électeur paraît correspondre aux exigences d’ordre symbolique qui s’avèrent importantes en ce qui concerne les outsiders du système politique. En effet, les minorités de fait (par exemple, les immigrés), les minorités existentielles (les femmes qui sont en fait la majorité de la population), peuvent à ce titre revendiquer des représentants qui, non seulement assurent la défense de leurs intérêts, mais aussi permettent, à travers leurs caractéristiques personnelles, l’identification et le développement du sentiment d’être présent sur la scène politique.
70L’écueil que comporte la représentation-miroir est bien mise en évidence par Hedwige Peemans-Poullet : « L’histoire nous montre que les intérêts des femmes sont divisés du moins à court terme, que les organisations féministes sont également divisées, que les élues politiques, même lorsqu’elles sont féministes, peuvent tout à coup soutenir des positions inattendues, que de toutes façons, elles ne sont pas les représentantes de femmes (qui d’ailleurs ne forment pas un ensemble homogène) et ne s’appuient pas sur les organisations de femmes (qui d’ailleurs n’ont pas des positions semblables). » [56]
71Le problème de la crise de légitimité du système représentatif se pose aussi bien au regard de la revendication paritaire que du système des quotas, même si la parité entend transcender la question de la représentation. Car la traduction institutionnelle de la parité s’avère être la fixation d’un pourcentage de présence minimale de chacun des deux sexes pour la composition des organes consultatifs, des assemblées élues, des instances judiciaires ainsi que dans les structures des partis politiques, etc. [57] En ce sens, on peut comprendre pourquoi les quotas apparaissent dans les débats parlementaires comme une étape vers la démocratie paritaire. La parité ne serait qu’un système de quotas exactement proportionnels appliqués aux femmes. Même si le débat sur la parité fait apparaître un dépassement de l’idée de proportionnalité [58], la pratique politique en Belgique opère cette réduction, d’autant que les discussions parlementaires s’y déroulent le plus souvent en termes pragmatiques et non en termes de principes [59].
72C’est dans cette perspective que l’on peut considérer le débat qui s’engage entre le député de la VU Herman Lauwers et la ministre sociale-chrétienne flamande Miet Smet [60].
73Herman Lauwers s’interroge en ces termes : « Les femmes ont-elles par delà les différentes idéologies un apport propre à la politique ? Si elles avaient les mêmes intérêts, elles devraient alors créer leur propre parti. Sinon on devra également prévoir au sein des partis existants un quota pour les autres groupes d’intérêts. S’il s’agit d’un groupe d’intérêts, on peut d’ailleurs dire la même chose des seniors ou des jeunes. Je ne suis pas partisan des quotas parce que je trouve qu’il s’agit d’une sorte de faux corporatisme » [61].
74Très souvent la représentation des femmes est abordée en réduisant celle-ci à une catégorie sociale parmi d’autres et en les réinsérant dans la nomenclature des intérêts. Le rééquilibrage de la représentation se présente alors comme l’expression d’un pluralisme social, dans la mesure où la différence sexuelle est appréhendée comme différenciation du corps social. Le rééquilibrage de la représentation peut également prendre la forme néo-corporatiste si l’objectif est l’institutionnalisation des rapports sociaux de sexe, à l’instar de ce qu’il a eu comme institutionnalisation des rapports sociaux de classe dans les organismes de concertation et de négociation sociales. La question des quotas est donc située dans cette perspective de groupe d’intérêt et de pression. Les versions pluraliste et néo-corporatiste appréhendent implicitement le déficit démocratique pour les femmes comme un retard de l’émancipation politique et culturelle et les quotas comme un instrument de rattrapage.
75À cette logique, la ministre Miet Smet contre-argumente dans une logique paritaire : « Les femmes ne représentent pas un groupe comme les autres. Elles forment avec les hommes le groupe de base de la société et au sein du groupe des femmes et du groupe des hommes, vous avez personnes âgées, les jeunes, les handicapés, etc. Si vous commencez à dire que les seniors doivent aussi revendiquer des places, vous faites une mauvaise comparaison, parce que ce groupe est d’une nature totalement autre que le groupe des femmes et des hommes. En outre, je ne pense pas que la plupart des femmes veulent d’un parti spécifique (…). Nous demandons simplement aux hommes de la compréhension pour nos problèmes. Nous voulons les résoudre ensemble et non par la confrontation » [62]. Le ministre de l’Intérieur Louis Tobback, coauteur avec la ministre Miet Smet du projet de loi, se situe dans la même perspective : « Il ne s’agit pas de la structure d’un groupe d’intérêts ou d’un contingentement. Vous comparez (dit-il en s’adressant au député VU) les femmes aux personnes âgées, aux handicapés ou à d’autres minorités. La grande différence est qu’il s’agit ici d’une majorité qui n’est pas représentée, et non d’une minorité protégée. Une majorité d’habitants est exclue de la participation à la vie politique pour des raisons de sexe. » [63]
76Ces différentes interventions s’appuient sur un ensemble d’arguments qui se réfèrent à l’utilité ou à la spécificité des intérêts représentés par les femmes. Ces arguments sont associés à l’idée que celles-ci forment ou, au contraire, ne forment pas un groupe social parmi d’autres.
77En fait, c’est la perspective de la proportionnalité entre hommes et femmes dans la représentation politique qui vient fonder moins une optique de démocratie paritaire qu’une approche de la démocratie représentative comme miroir de la composition sociologique de la société, comme reflet des intérêts de chaque groupe social, comme microcosme de la société. L’idée de proportionnalité fait manifestement consensus parmi les parlementaires, même parmi ceux-ci qui s’opposent aux quotas. Cela n’a sans doute rien d’étonnant étant donné sa congruence avec une société encore caractérisée par un pluralisme segmenté et un système politique fondé sur la démocratie de compromis.
La démocratie microcosme de la société : ambiguïtés de la tension égalité/différence
78Dans le cadre de la question qui nous occupe, la conception de la démocratie représentative comme microcosme de la société lie, en un même ensemble, l’argument de la proportionnalité, l’argument utilitaire, l’argument de la spécificité des intérêts et des besoins ou la spécificité des comportements et des valeurs.
79Catherine Decauquier, sur base des discours prononcés lors de la rencontre internationale organisée à Genève en 1989 par l’Union interparlementaire [64] a montré que l’ensemble des arguments évoqués alors pouvait être rassemblé en quatre grands types. L’argument de la proportionnalité lie « (…) l’importance du segment femmes au sein de la population à l’idée d’une représentation politique au prorata de ce segment » [65]. Dans cette optique, la représentation politique doit refléter le plus fidèlement possible, sur le plan quantitatif, l’importance relative des différents groupes sociaux dans la communauté. L’argument utilitaire souligne le manque d’efficacité et de légitimité que représente l’exercice de fonctions politiques qui se prive des compétences d’une moitié de la société. L’argument des intérêts et des besoins spécifiques met l’accent sur le fait que « les femmes politiques représenteraient les intérêts des femmes en vertu du postulat voulant que l’élu soit présent en lieu et place des personnes pour lesquelles il agit, et qu’il agit comme elles agiraient » [66]. De ce fait, l’augmentation de la représentation politique des femmes entraînerait un changement de politiques, qui tiendraient davantage compte des intérêts et besoins du groupe social « femmes ». L’argument des valeurs et comportements spécifiques se fonde sur l’idée d’une culture propre aux femmes, différente de celle des hommes. Dans cette optique, une augmentation du nombre de représentantes entraînerait le politique à modifier à la fois ses valeurs et ses manières de faire.
80L’intervention de la sénatrice libérale francophone Jacqueline Herzet est sans doute celle qui, lors des débats parlementaires, synthétise le plus complètement l’ensemble de ces arguments pour plaider en faveur de la présence des femmes en politique : « Tout d’abord parce qu’il s’agit du respect de la démocratie. Ensuite, parce que se priver de la moitié de la population, avec les qualités spécifiques qui sont les siennes, représente un appauvrissement pour la société, un énorme gaspillage d’un potentiel de connaissances et d’expériences. À propos de l’une de ces qualités, permettez-moi de citer Voltaire qui disait : “Tous les raisonnements d’hommes ne valent pas une seule intuition de femme.” Une participation équilibrée des hommes et des femmes permet de mieux prendre en compte les besoins et les intérêts de l’ensemble de cette population. Elle permettra aussi une approche différente des problèmes susceptibles d’engendrer d’autres idées, d’autres valeurs, d’autres comportements et d’enrichir ainsi la société dans sa totalité. » [67]
81D’autres interventions, qu’elles soient sociales-chrétiennes, socialistes ou écologistes vont dans le même sens. Toutes expriment la quête d’une reconnaissance simultanée de l’altérité et de l’universel que Jacqueline Herzet exprime avec le plus de force et de clarté.
82En cette fin du vingtième siècle, cette quête traduit peut-être l’affirmation d’une différence plus assumée que subie. Mais les ambiguïtés de la tension égalité/différence demeurent. Le nombre fournit-il la recette pour transgresser, contourner, résister ou s’opposer aux normes fortement prescrites de la féminité ? Il est vrai que la quasi-exclusion des femmes en politique, ne peut qu’en foire une minorité existentielle qui, elle-même, ne peut que subir la différence sexuelle. Les travaux de Mariette Sineau [68] soulignent combien la différence subie tient à ce que toute femme politique peut être ramenée à sa féminité connotée péjorativement Plus d’un témoignage de femme politique en atteste [69]. Les femmes politiques représentent une double transgression : celle de la hiérarchie entre les sexes et celle de la division sexuelle du travail. L’altérité, comme le note Mariette Sineau, se fonde sur le corporel. Seules les femmes sont considérées, en politique, comme des êtres sexués. Les hommes, eux, seraient neutres. La différence subie réside donc dans ce principe de non-réciprocité. Aussi, les femmes politiques sont-elles condamnées à l’enfermement dans des rôles imposés ou à leur transgression. Condamnées à la transgression, elles sont contraintes de s’user à donner constamment les preuves de ce qu’elles sont les meilleures. Condamnées à l’altérité, jamais elles ne sont collègues, mais collaboratrices. On peut ainsi évaluer toute l’ambivalence qu’il y a à lutter contre les effets de la division sexuelle du travail et à revendiquer une différence en définitive plus subie qu’assumée tant que les femmes demeurent, en politique, une minorité existentielle. Atteindre une « masse critique » [70] comme dans les pays scandinaves permettrait à la différence d’être assumée et d’ouvrir des brèches dans la logique d’assimilation à la norme masculine. Dans cette perspective, l’enjeu consiste certainement à briser l’opposition des représentations de la féminité et celles du pouvoir et à rendre possible l’émergence de modèles positifs de pouvoir féminin. À ce jour cependant, la politique semble demeurer une affaire d’hommes.
La politique, toujours une affaire d’hommes
83Cette thématique transparaît lorsque les débats parlementaires de 1994 font référence à une culture politique actuellement masculine ou aux mécanismes expliquant la sous-représentation politique des femmes.
84Les femmes représentantes de tous bords dénoncent clairement cette idée que la politique soit une affaire masculine. Ainsi la députée sociale-chrétienne francophone Nathalie de T’Serclaes : « Notre démocratie donne des signes évidents de fatigue. C’est l’occasion de faire un pas supplémentaire vers les citoyens et, plus particulièrement vers les citoyennes. Il est vrai que les femmes sont sans doute moins intéressées que les hommes par la politique. Comment pourraient-elles l’être quand l’image que l’on en donne est quasi exclusivement masculine ? Il ne fait pas de doute qu’elles se sentiraient plus concernées si elles étaient mieux représentées, et si les problèmes qui leur sont spécifiques étaient mieux pris en compte. » [71] Ou l’intervention de la députée libérale francophone Marie-Laure Stengers : « (…) rien ne se fera sans un changement profond de mentalité au parlement. Car, n’est-il pas vrai, messieurs, que les hommes arrivent ici avec une présomption de compétence et que les femmes y arrivent bien souvent avec un lourd fardeau de preuves à donner ? » [72] Ou encore l’intervention de la sénatrice libérale Jacqueline Herzet passant en revue les préjugés à propos de la sous-représentation politique des femmes : « Enfin, une autre raison avancée : on ne trouve pas de femmes valables ! Savez-vous, chers collègues, messieurs, ce que veut dire une femme valable pour nos états-majors politiques ? C’est une femme jeune, jolie, diplômée, réussissant parfaitement sa vie familiale et professionnelle, disponible, dévouée et qui, en plus, récolte beaucoup de voix ! Et si ensuite, elle a l’intelligence de se faire toute petite, cela ne gâche rien ! À ce prix-là, connaissez-vous beaucoup d’hommes valables ? » [73] Du côté néerlandophone, la ministre sociale-chrétienne Miet Smet : « La loi ne doit pas seulement changer les conditions pour les femmes, mais aussi pour les hommes. La direction des partis, qui est généralement une affaire d’hommes, devra chercher des femmes sur les listes. » [74]
85D’autres interventions font référence à un fonctionnement moins masculin de la politique. Ainsi, la sociale-chrétienne néerlandophone Maria Tyberghien-Vandenbussche, considère qu’un accroissement du nombre de femmes en politique pourrait modifier certains aspects du fonctionnement actuel de la politique, notamment en ce qui concerne « (…) la hiérarchie des structures de décision, l’agenda politique, le style politique, les techniques de réunion et beaucoup d’autres éléments qui ne permettent pas de concilier famille et politique, emploi et famille » [75]. Ou la socialiste néerlandophone Francy Van der Wildt : ce ne sera que lorsqu’il y aura davantage de femmes en politique « (…) que nous pourrons rendre l’activité politique plus humaine et écarter limage de politiciens efficaces mais qui fonctionnent comme des robots sans sentiments, privilégiant la rationalité aux dépens de toute émotion » [76].
86Parmi les interventions masculines, seule celle du député Écolo Marcel Cheron est franchement dénonciatrice du machisme : « (…) changer le visage de la politique en lui donnant des traits plus féminins : l’idée n’est pas seulement séduisante, elle est désormais impérative. Pouvoir et féminité seraient-ils incompatibles ? On serait tenté de le croire lorsqu’on se penche sur le pourcentage de femmes qui foulent les tapis rouges et verts du Palais de la Nation. » [77] S’adressant au ministre de l’Intérieur pour justifier le vote négatif de son groupe, le député continue : « Ce que vous avez consacré, monsieur le ministre, ce n’est malheureusement pas ce qui devrait être l’objet de ce projet, c’est-à-dire le crépuscule des parlementaires machos. » [78]
87Lorsque les membres de la Chambre des représentants regrettent que la politique demeure une affaire d’hommes, ils mettent plus souvent en cause les mécanismes socioculturels tels que le manque de temps lié aux tâches de reproduction, les mécanismes politico-institutionnels qui font obstacle à l’accès des femmes au politique, comme les cumuls de mandats, le caractère oligarchique des partis ou la notabilisation. Cela permet à certains de se demander pourquoi les femmes ne s’intéressent pas à la politique, même si c’est pour dire qu’elles en sont victimes et non coupables. Mais rares sont ceux qui s’interrogent sur ce qui fait que la politique n’intéresse pas les femmes, question qui aurait le mérite de remettre en cause tant son fonctionnement que son organisation. Sans éliminer la possibilité d’expliquer la sous-représentation politique des femmes en partant des comportements individuels propres aux femmes et à leurs conditions d’existence, le fait de renverser la question permet d’éclairer le problème sous l’angle de la division sociale du travail et des rapports de genre qui traversent le politique.
88* * *
89Tant que la Belgique a vécu sous le modèle masculin d’acquisition du revenu, il est clair que l’acquisition d’abord partielle, ensuite totale, du droit de vote n’a pu être conçue qu’en référence à la figure du citoyen-soldat et à une différence naturalisée. Par contre, cette fin de siècle a vu une mutation du « paradigme sociétal » concernant les rapports de genre, à savoir le développement du modèle du ménage à double revenu durant les trente glorieuses, puis dans les années de crise, sa persistance malgré la réémergence de plus en plus nette du familialisme. Si l’enjeu de la représentation politique équilibrée entre hommes et femmes fait toujours intervenir la tension égalité/différence, la différence semble plus assumée que subie. Encore faut-il souligner que l’inclusion des femmes dans la démocratie représentative et à la citoyenneté politique s’est construite moins sur base d’une mutation des représentations de celles-ci que sur base de changements sans doute réels et profonds, mais toutefois limités. Car en définitive un socle commun à ces représentations subsiste depuis le début du siècle : la mobilisation d’arguments propres à la conservation du statu quo y compris parmi les forces progressistes.
Notes
-
[1]
Cf. P. Hassenteufel, « L’État-providence ou les métamorphoses de la citoyenneté », in L’Année Sociologique, n° 1, vol. 46, pp. 127-149.
-
[2]
T.H. Marshall, « Social Class and Citizenship », in Bottomore, et al., Social Class and Citizenship, Londres, Verso, 1974.
-
[3]
Les débats actuels autour de la problématique « genre et citoyenneté » cherchent à dépasser ces dilemmes. Cf. B. Marques-Pereira, « Femmes dans la cité en Europe », Sextant, Citoyenneté, numéro coordonné par B. Marques-Pereira, n° 7, 1997, pp. 7-16.
-
[4]
A. Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1995.
-
[5]
Parmi l’abondante littérature à ce propos, cf. V.R. Lorwin, « Conflits et compromis dans la politique belge », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 323, 1966 ; A. Lijpardt, Democracy in Plural Societies, New Haven, Yale University Press, 1977, pp. 21-52 ; E. Lentzen, X. Mabille, « Rythmes et changements dans la politique belge », Courrier hebdomadaire, CRISP, n° 1500, 1995 ; M. Molitor, « Orthodoxie des piliers et conduites novatrices », Revue de l’Institut de sociologie, 1992, pp. 131-142.
-
[6]
O. Paye, « Féminiser le politique : recitoyennisation ou tribalisation », Sextant, op. cit., p. 159.
-
[7]
Cf. J. Jenson, « Paradigms and Political Discourses : Protective Legislation in France and the Unitated States before 1914 », Canadian Journal of Political Science, vol. XXII, 1989.
-
[8]
Cf. É. Gubin, « Les femmes et la citoyenneté politique en Belgique », Sextant, op. cit., pp. 163-187.
-
[9]
Chambre, Doc. Parl., n° 105 (1919-1920), p. 4.
-
[10]
Chambre, Annales parlementaires, 12 janvier 1921, p. 300.
-
[11]
Ibidem, p. 301.
-
[12]
Ibidem, p. 302.
-
[13]
Ibidem, p. 303.
-
[14]
Ibidem, p. 357.
-
[15]
Sénat, Annales parlementaires, 19 mars 1948, p. 705.
-
[16]
Chambre, Annales parlementaires, 18 et 19 février 1948, p. 2.
-
[17]
Ibidem, p. 8.
-
[18]
Ibidem, p. 2.
-
[19]
Ibidem, p. 3.
-
[20]
Ibidem, p. 8.
-
[21]
Sénat, Annales parlementaires, 19 mars 1948, p. 703.
-
[22]
Ibidem, pp. 704-705.
-
[23]
É. Gubin, L. Van Molle, Femmes et politique en Belgique, Bruxelles, Éditions Racine, 1998, p. 36.
-
[24]
M. Riot Sarcey, « De la représentation et ses multiples usages », in M. Riot Sarcey, Démocratie et représentation, Paris, Éditions Kimé, 1995, pp. 137-138.
-
[25]
Sénat, Annales parlementaires, 24 mars 1948, p. 780.
-
[26]
La loi du 24 mai 1994 limite à deux tiers du total le nombre de candidats d’un même sexe pouvant être présentés sur une liste électorale, quel que soit le scrutin concerné (communal, provincial, régional, communautaire, fédéral, européen). Cette loi entre pleinement en vigueur à partir du 1er janvier 1999 ; actuellement une version transitoire consiste en l’instauration d’un maximum de trois quarts (au lieu de deux tiers) de candidats d’un même sexe pouvant être présentés sur une liste électorale. La mesure a été appliquée pour la première et seule fois lors des élections communales et provinciales d’octobre 1994, à la suite desquelles le nombre de conseillères communales est passé de 14 à 20 %, celui des échevines de 11 à 14 %, et celui des femmes bourgmestres de 4 à 5 %.
-
[27]
De 1949 à 1974, les femmes représentaient moins de 5 % des parlementaires. Depuis lors, la proportion de députées a oscillé entre 5,5 et 9,5 %, et celle des sénatrices, entre 6,5 et 12 %. Lors des dernières élections législatives de 1995, la proportion des députées a atteint 12 % et celle des sénatrices 22 %. Par ailleurs, il n’y a jamais eu plus de trois femmes présentes en même temps au sein d’un gouvernement fédéral, et le nombre de femmes bourgmestres n’a jamais dépassé les 5 %. Cf. « Les femmes dans les parlements 1945-1995. Étude statistique mondiale », Genève, Union Interparlementaire, Série Rapports et documents, n° 23, 1995, pp. 78-79.
-
[28]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4 (1993-1994), 24 mars 1994, p. 12.
-
[29]
Chambre, Doc. parl., ibidem, p. 14.
-
[30]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1305.
-
[31]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 742.
-
[32]
Cf. infra.
-
[33]
Sénat, Compte rendu analytique, 6 mai 1994, p. 727.
-
[34]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 732.
-
[35]
B. Marques-Pereira, « Nationalisme et extrême droite : un déni de la citoyenneté des femmes », in De J. Leeuw, H. Peemans-Poullet, L’extrême droite et les femmes, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 1995, pp. 179-191 ; cf. aussi H. Gijsels, « Lorsque l’extrême droite parle aux femmes », ibidem, pp. 101-114 ; J. De Leeuw, « De la famille à la communauté du peuple : le rôle des femmes dans l’idéologie fasciste, hier et aujourd’hui », ibidem, pp. 139-149.
-
[36]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4, 24 mars 1994 (1993-1994), p. 10.
-
[37]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[38]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[39]
Ibidem.
-
[40]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4, 24 mars 1994 (1993-1994), pp. 15-16.
-
[41]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[42]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1342.
-
[43]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 743.
-
[44]
É. Vogel-Polsky, « Démocratie, femmes et citoyenneté européenne », Sextant, op. cit., pp. 17-41.
-
[45]
É. Vogel-Polsky, « Genre et droit : les enjeux de la parité », Cahiers du GEDISST, n° 17, 1996, p. 12.
-
[46]
F. Gaspard, « La République et les femmes » in M. Wieviorka, et al., Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1996, pp. 152-172.
-
[47]
F. Gaspard, « La parité pourquoi pas », Pouvoir, n° 82, Femmes en politique, 1997, pp. 115-126.
-
[48]
À l’instar du courant différencialiste, le courant fondé sur un naturalisme anthropologique entend dépasser la problématique de l’égalité que suppose l’inclusion des femmes comme individus. Cependant, le premier repose sur une ontologie de la différence qui récuse le postulat universaliste de l’unicité humaine générique comme leurre servant à occulter la distinction entre le masculin et le féminin à laquelle un statut d’essence est accordée. Dans cette perspective, la parité apparaît comme dédoublement juxtaposant les deux figures sexuées de l’humanité dans un même espace public, voire en leur réservant des statuts de citoyenneté distincts. À l’opposé du différencialisme, le courant fondé sur un naturalisme anthropologique postule que la nature humaine est sexuée et que l’essence humaine se manifeste toujours à travers une différence et une relation entre les deux sexes ; en ce sens, le rapport hommes/femmes fonderait une détermination immédiatement naturelle qui serait le véritable rapport générique et qui se distinguerait de tous les autres rapports sociaux. Dans cette perspective, la parité viendrait expliciter sa formulation. Cf. J. Vogel, « Parité et égalité », Cahiers du GEDISST, op. cit., pp. 57-76.
-
[49]
B. Marques-Pereira, La parité : les termes du débat, communication présentée au colloque « La démocratie à l’épreuve du féminisme », organisé par l’Université des femmes, Bruxelles, 13-14 mars 1998. Cf. aussi J. Mossuz-Lavau, Femmes / Hommes. Pour la parité, Paris, Presses de Science Po, 1998.
-
[50]
G. Fraisse, « La démocratie exclusive : un paradigme français », Pouvoir, op. cit., pp. 5-16.
-
[51]
E. Pisier, E. Varikas, « Femmes, République et Démocratie », ibidem.
-
[52]
G. Hermet, Culture et Démocratie, Paris, Unesco, Albin Michel, 1993, pp. 86-91.
-
[53]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1332.
-
[54]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2032.
-
[55]
Chambre, Doc. parl., n° 1316/4 (1993-1994), 24 mars 1994, p. 5.
-
[56]
H. Peemans-Poullet, « Du genre à la parité. Pertinence de l’ensemble “femmes” pour l’histoire de la protection sociale », Sextant, op. cit., p. 120.
-
[57]
Conseil de l’Europe, Groupe de spécialistes sur l’égalité et la démocratie, Rapport final, Strasbourg, Éditions du Conseil de l’Europe, 1996.
-
[58]
B. Marques-Pereira, op. cit.
-
[59]
O. Paye, op. cit., pp. 139-164.
-
[60]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, pp. 1333-1335.
-
[61]
Ibidem, p. 1334.
-
[62]
Ibidem.
-
[63]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 742.
-
[64]
C. Decauquier, « Retour sur les arguments fondant la demande d’une représentation accrue des femmes en politique », Res Publica, vol. 36, 1994, pp. 119-127.
-
[65]
Ibidem, p. 120.
-
[66]
Ibidem, p. 122.
-
[67]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[68]
M. Sineau, Des femmes en politique, Paris, Economica, 1988.
-
[69]
Cf. J. Freedman, Femmes et politique. Mythes et symboles, Paris, L’Harmattan, 1996.
-
[70]
La notion de « masse existentielle » suppose le saut quantitatif des 30 %, tant en valeur absolue que relative ; ce saut est également d’ordre qualitatif, car il permet une amélioration des prestations des femmes et une chute du niveau de stress qu’implique la position de « femme symbole » inhérente aux minorités existentielles. Ce saut qualitatif modifie les rapports de pouvoir dans la mesure où les femmes sont alors à même d’utiliser les ressources organisationnelles des institutions pour améliorer leur position individuelle et collective. C’est dire que la fixation de quotas constitue un indicateur de pouvoir des femmes et constitue une ressource institutionnelle de mobilisation ultérieure. Même si la « masse critique » demeure une minorité, celle-ci est en position de créer et d’utiliser les ressources institutionnelles pour transformer les rapports sociaux de sexe.
-
[71]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1341.
-
[72]
Chambre, Annales parlementaires, 31 mars 1994, p. 1470.
-
[73]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2034.
-
[74]
Chambre, Compte rendu analytique, 29 mars 1994, p. 745.
-
[75]
Sénat, Annales parlementaires, 6 mai 1994, p. 2032.
-
[76]
Ibidem, p. 2038.
-
[77]
Chambre, Annales parlementaires, 29 mars 1994, p. 1342.
-
[78]
Ibidem, p. 1344.