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Article de revue

Léopold III : le non-retour

Pages 1 à 28

Notes

  • [1]
    Rappelons qu’en mars 1973, la R.T.B. dut renoncer à son projet d’émissions radiophoniques sur la question royale, les principaux témoins encore en vie étant revenus sur leur acceptation de participation. Le dossier préparatoire à ces émissions a paru en Courrier Hebdomadaire du CRISP n° 646, du 24 mai 1974. Une partie y était consacrée au non-retour.
  • [2]
    A ce sujet, voir entre autres : Jules Gérard-Libois et José Gotovitch, L’An 40, la Belgique occupée, Ed. CRISP, 1971 ; les mémoires et télé mémoires de P.H. Spaak, C. Gutt et A. De Vleeschauwer ; Jean Stengers, Léopold III et le gouvernement, les deux politiques belges de 1940, Ed. Duculot, 1980, et les recueils de documents du secrétariat du Roi.
  • [3]
    Et non le 24 août comme l’écrit P.H. Spaak. "Julien" (H. Pierlot) et "le pharmacien" (P.H. Spaak) cherchèrent jusqu’à l’extrême limite à renouer le contact avec "Nordic" (Léopold III) avant de quitter Vichy.
  • [4]
    C’est nous qui soulignons la formule. Elle est de P.H. Spaak, Combats inachevés, T. 1, Ed. Fayart, 1969. Le terme "deux faces d’une même politique" est très exactement l’opposé de celui utilisé par J. Stengers (op. cit.), "les deux politiques belges de 1940".
  • [5]
    Le Congo dans la guerre. Les accords tripartites Belgique-Grande-Bretagne-Etats-Unis, Courrier Hebdomadaire du CRISP n° 781-782 du 9 décembre 1977.
  • [6]
    Le Soir, 10 septembre 1944.
  • [7]
    Annales parlementaires, 19 septembre 1944.
  • [8]
    Ibid., 21 septembre 1944.
  • [9]
    La lettre est adressée à "Mon cher Pullman". Il s’agit en fait d’un pseudonyme pour Georges Hannecart.
  • [10]
    Rapport de H. Pierlot, le 14 novembre 1942 ; copie n° 4 à A. Delfosse ; archives CRISP.
  • [11]
    Le Cardinal, de son côté, publiera une lettre pastorale : il proteste contre la confiscation des cloches des églises et contre les déportations de travailleurs.
  • [12]
    Lettre du gouvernement belge à Léopold III, 3 novembre 1943.
  • [13]
    Affaire De Kinder (nom de code = Xavier) : le 23 septembre 1943, le gouvernement à Londres adopte un texte adressé au Roi, contenant des suggestions précises permettant qu’à la libération ne se pose pas de question royale au pays et aux alliés. Le texte – signé le 20 octobre – est confié à François De Kinder, beau-frère de Pierlot qui est parachuté le 16 décembre 1943 dans le Nord de la France. Dès le 30 décembre, Xavier informe Londres que le Cardinal Van Roey remettra le message au Roi lors de l’audience du Nouvel An (probablement le 4 janvier 1944). Après dix jours de réflexion, quelques lignes sont rédigées par Léopold III mais elles ne répondent pas de manière explicite aux avis respectueux et aux conditions suggérées par le gouvernement. Xavier annonce la fin de sa mission le 21 janvier mais, dans l’espoir d’une réponse explicite et positive, il retarde son départ, ne peut dès lors être "récupéré" par avion. Fin avril 1944, il est arrêté et il est exécuté le 31 août près de Verdun. Les conditions et l’issue dramatique de cette mission De Kinder ont eu un effet psychologique important, défavorable à Léopold III, dans les milieux belges et auprès des Britanniques chargés de la question belge à Londres. L’effet s’est prorogé au-delà de 1944, d’autant que c’est pendant le séjour de De Kinder que le Roi signa son "testament politique".
  • [14]
    A moins que par wishfull thinking ou par candeur, des hommes comme P.H. Spaak ait considéré comme réponse positive du Roi une brève note de sa main datée du 8 novembre, sans indication de destinataires, confirmant son souci de l’indépendance du pays et du maintien strict de son statut de prisonnier qu’il juge "conforme à la dignité de la Couronne et à la dignité de la Nation" et il compte ne se départir ni directement ni indirectement. Encore faudrait-il que les dix lignes du Roi soient parvenues à Londres : Jacques Pirenne, secrétaire du Roi après-guerre ne le pense pas. H. Pierlot aurait parlé de ce document aux Britanniques : il le présentait comme un "résumé" d’une réponse royale qu’il estimait "full of ambiguities and evasive in character" (Foreign Office 371-38872-01317-s.d.).
  • [15]
    Notre information à ce sujet provient essentiellement des archives britanniques de l’époque (Public Record Office).
  • [16]
    Référence : F.O. 371-38872-01317.
  • [17]
    F.O. 38868-01290 ; Public Record Office.
  • [18]
    From de Sausmarez (Political Intell. Dept) to M. Scarlett, 30 mars 1944 ; réf. P.R.O.
  • [19]
    F.O. 371-38872-01317 s.d. P.R.O.
  • [20]
    F.O. 371-38872-01317, P.R.O.
  • [21]
    F.O. 371-38872-01317, P.R.O., 7 juillet 1944, note du Lt Colonel L.J. Carver.
  • [22]
    R. Straten, Ambassadeur de Belgique au Secrétaire d’Etat Cordell Hull ; Washington, 5 juillet 1944.
  • [23]
    L’argument du Général Hilldring est fondé sur le fait que la reddition sans condition qui sera imposée à l’Allemagne prévoit la libération de tous les nationaux des Nations-Unies détenus par les Allemands.
  • [24]
    F.O. 371-38872-01317 n° 7107.
  • [25]
    SHAEF (Supreme headquarter allied expeditionary force), de Ch. Peake, Shaef Political Officer (U.K.) to F.K. Roberts, 28 août 1944, P.R.O.
  • [26]
    Hommes qui "ayant vécu en Belgique occupée ont conservé un contact direct avec la population, une connaissance de ses besoins et de ses voeux" (P.H. Spaak, 21.7.1943).
  • [27]
    Rapport d’Edgar Lalmand : "Dans certains milieux haut placés, on s’agite beaucoup en vue de préparer l’instauration d’une dictature royale qui coînciderait avec le retour de l’auguste prisonnier".
  • [28]
    F.O. 371-38873-01321 ; 3.11.44. P.R.O.
  • [29]
    Ainsi, La Cité Nouvelle qui s’engagerait plus tard contre le retour du Roi avec l’Union Démocratique Belge (UDB) écrivait encore le 26 septembre 1944 : "Si quelqu’un doutait de l’attachement du peuple belge à son Roi, il lui suffirait, pensons-nous, de passer devant le Palais pour se former une conviction. Depuis la libération, les fleurs ne cessent d’affluer … Attention touchante qui ira droit au cœur de notre Auguste prisonnier …".
  • [30]
    Le "programme d’action immédiate" du P.S. clandestin exigeait déjà un éclaircissement de l’affaire avant que le Roi reprenne le pouvoir. En avril 1944, les positions au Bureau P.S. étaient, dans l’ensemble, plus dures que le simple retour sans conditions.
  • [31]
    "Le Conseil des Ministres a été unanime à estimer qu’il ne pouvait souscrire à la condition inscrite au § 7Pour dire toute ma pensée, je suis persuadé que si j’avais donné connaissance au Conseil des Ministres du texte complet du document, mes collègues auraient été d’avis que, même abstraction faite du § 7, il n’était pas désirable qu’il fut publié sous la signature du Roi. Cette publication serait de nature à soumettre directement au jugement de l’opinion les pensées, les paroles et les intentions du Roi et de les livrer à la discussion, ce qui constituerait un inconvénient grave, surtout dans les circonstances actuelles" ; lettre de H. Pierlot, 16 septembre 1944 à M. Jamar, Premier Président de la Cour de Cassation.
  • [32]
    Déclaration du Régent à J. Gérard-Libois (inédite et non confirmée par écrit).
  • [33]
    Lettre de Ch. Sawyer du 1er février 1945 (n° 219) au Secrétaire d’Etat à Washington ; National Archives, Dipl. Branch.
  • [34]
    Lettre de Ch. Sawyer du 1er février 1945 (n° 219) au Secrétaire d’Etat à Washington ; National Archives, Dipl. Branch.
  • [35]
    Ch. Sawyer au Département d’Etat ; 2 avril 1945, National Archives.
  • [36]
    F.O. 371-49001-0/436. P.R.O. ; R.L. Speaight to Col. Carver, War Cabinet Office ; 4 avril 1945.
  • [37]
    Le 26 mars, l’Ambassadeur Sawyer se faisait l’écho des impressions largement répandues selon lesquelles le retour immédiat du Roi en Belgique provoquerait de sérieuses difficultés, l’affaire étant "de la dynamite pour la Belgique et peut-être pour l’Europe ".
  • [38]
    De H. Freeman Matthews, Director, Office of European Affairs to General Hillbring, 7 avril 1945, National Archives.
  • [39]
    F.O. 49001-01436 ; 26 avril 1945, P.R.O.
  • [40]
    Une dépêche Reuter, datée du 26 avril avait annoncé le passage du Roi en Suisse.
  • [41]
    F.O. 49008-01487 ; from Shaef to F.O. ; 30 avril 1945. P.R.O.
  • [42]
    Editions Lumière, Bruxelles, 1945. Voir, pour précisions et compléments, "L’opinion publique et le Roi", José Gotovitch, Res Publica 1978, n° 1, pp. 55-114. Les paragraphes relatifs au Roi, omis dans l’édition de 1945 ont été édités en annexe à l’article de José Gotovitch.
  • [43]
    Bureau F.G.T.B., 9 mai 1945.
  • [44]
    C.S.C., 9 mai 1945.
  • [45]
    Notamment le fait que le Roi ne s’attendait pas à cette procédure ni à autre chose qu’une invitation à rentrer immédiatement et triomphalement.
  • [46]
    Mémoires de M. du Bus de Warnaffe ; inédits ; portées à la connaissance des auteurs par la famille. Le Ministre avait connaissance du testament politique et expliqua au Roi "l’atmosphère du moment, après la victoire des démocraties : le regain de crédit des parlementaires, un certain retour aux idées d’avant-guerre par réaction contre les abus du totalitarisme, bref un ensemble de faits dont il fallait tenir compte pour ne pas heurter le climat régnant. Tout cela impliquait pour le Roi, de s’insérer dans ce climat…".
  • [47]
    Lettre au Roi, 19 juin 1945.
  • [48]
    Comité permanent du 18 juin 1945.
  • [49]
    Bureau F.G.T.B., 18 juin 1945.
  • [50]
    Quelques noms : Van Cauwelaert, Gillon, Hoste, Fisher, Verbaet, Ganshof van der Meersch, Cornil, Hayoit de Termicourt, Tschoffen, Moyersoen, Carton de Wiart, Van Acker, du Bus de Warnaffe, Motz, Bondas, De Brouckère, Van Zeeland, Pholien, De Visscher, P. Struye, les recteurs Cox (U.L.B.) et Van Waeyenbergh (U.C.L.)…
  • [51]
    Voir J.C. Willame, "L’union démocratique belge (U.D.B.). Essai de création "travailliste"", Courrier Hebdomadaire du CRISP, n° 743 du 26 novembre 1978.

Introduction

1Dans une large mesure, la lumière a été faite, à travers le temps, sur les circonstances et les raisons de la rupture entre le gouvernement Pierlot et le Roi Léopold dès avant-et confirmée après-la capitulation du 28 mai 1940, notamment à Wijnendaele, à Paris et à Limoges. Par contre, deux questions-clés continuent à faire mystère pour l’opinion :

2Le Roi, dans l’impossibilité de régner du fait de l’ennemi est libéré le 7 mai 1945, au moment même où s’effondre le IIIème Reich. Le gouvernement Pierlot et le Régent avaient annoncé au pays que par le fait même de sa libération, Léopold III recouvrerait l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles. Or, le Roi ne rentre pas au pays et la régence est maintenue jusqu’au 20 juillet 1950. Pourquoi ? Dans quel contexte ? Avec quels acteurs ?

3Le 22 juillet 1950, Léopold III rentre à Bruxelles après six ans d’exil. Jean Duvieusart est, à ce moment, le chef d’un gouvernement social-chrétien homogène, majoritaire dans les deux Chambres. Une consultation populaire avait assuré 57,68 % en faveur du "oui" mais avec de graves déséquilibres régionaux. Dix jours après son retour, le Roi s’efface en faveur du Prince Baudouin, les partis traditionnels ayant pris l’engagement de contribuer alors à l’apaisement et à la concorde. Pourquoi et comment ce retour, suivi d’un si proche effacement ?

4Dans ce Courrier Hebdomadaire, nous tentons de répondre à la question du NON-RETOUR en 1945. Le lecteur ne sera pas surpris si à plusieurs reprises, nous avons recours à des sources britanniques et américaines : les Alliés – et plus spécialement les Britanniques – dis posaient alors d’un pouvoir et d’une capacité d’information considérables. Le Public Record Office de Londres et les National Archives de Washington permettent à la fois de connaître la plupart des rapports et télex alliés sur la Belgique après la libération du territoire et d’y retrouver les informations que dirigeants et ministres belges confiaient au jour le jour aux représentants diplomatiques et militaires des alliés anglo-saxons. A Washington nous fut également donnée la possibilité d’accès à nombre d’interviews faites en Belgique et de synthèses de situation réalisées par les services de renseignements américains (OSS) en 1944-1945.

5Outre les rapports, documents et études publiés sur la question royale, il nous a été possible de recueillir de nombreux témoignages d’acteurs importants et de prendre connaissance d’écrits inédits dont les auteurs ont voulu jusqu’à ce jour en éviter à la fois une publicité non-souhaitée et une perte pour ceux qui auront à établir le dossier historique véridique de la crise majeure que fut, pour la Belgique, l’affaire royale. Le texte de ce Courrier Hebdomadaire fait référence – comme nous y avons été autorisés – aux données ainsi recueillies mais généralement sans pouvoir, à ce jour, préciser l’origine ou l’acteur en cause. Nous tenons à remercier ceux qui nous ont fait confiance et à assurer au lecteur que nous avons à la fois recoupé les versions données et veillé à ne retenir que celles dont l’intérêt et la crédibilité nous ont paru garantis.

6Une prochaine publication sera consacrée à l’édition de certains des textes et documents auxquels ce Courrier Hebdomadaire[1] fait référence.

I – LE GOUVERNEMENT BELGE A LONDRES ET LE ROI

7Au moment où se confirme l’effondrement français, où se conclut l’armistice entre le régime de Vichy et le Reich, l’attitude du gouvernement belge en France est pour le moins flottante, n’excluant ni sa démission, ni des négociations avec l’Allemagne et souhaitant une reprise de contact avec le Roi, voire avec le pays occupé. Laeken coupe court à toute relation avec "Pierlot et consorts" (selon la note verbale du 4 juillet 1940 émanant du chef de cabinet de Léopold III) et Berlin interdit de manière radicale, le 20 juillet, la rentrée des ministres en Belgique [2].

8Fin octobre 1940, quatre ministres constituent pourtant le gouvernement belge à Londres : Albert de Vleeschauwer, premier arrivé le 4 juillet à Lisbonne qui dispose d’importants pouvoirs pour le Congo et les territoires sous tutelle ; Camille Gutt, ministre des Finances, arrivé en second le 9 août ; Hubert Pierlot, Premier ministre et P.H. Spaak qui ont quitté la France le 28 août [3] mais ont été retardés quelques semaines par les autorités franquistes.

1 – La raison d’Etat

9Le 22 novembre 1940, P.H. Spaak adresse une instruction aux postes diplomatiques belges : "l’attitude du Roi prisonnier et celle du gouvernement en Angleterre ne se contredisent pas et elles ne s’opposent pas", précisait-il. Cette affirmation peut surprendre mais elle doit beaucoup à la raison d’Etat, le gouvernement – espérant sauver l’avenir, redresser l’image de la Belgique et la sienne propre – faisait sienne ou au moins cherchait à accréditer la thèse de la double bonne foi, les oppositions antérieures étant le fruit – selon la formule du Cardinal Van Roey dans sa lettre pastorale du 31 mai 1940 – d’un "néfaste malentendu", à dissiper si possible.

10

"La position du Roi. C’était notre première préoccupation. Notre décision était prise. Nous voulions tout faire pour arranger les choses. Pendant toute la guerre, nous multipliâmes nos manifestations de loyalisme, soulignant l’attitude ferme du Roi prisonnier se refusant à tout acte politique, symbolisant la résistance passive devant l’ennemi. Nous expliquâmes longuement qu’il n’y avait pas d’opposition entre ce que faisait le Roi en Belgique et ce que faisait le gouvernement en Grande-Bretagne. C’était, disions-nous, deux faces d’une même politique" [4].

11Cette ligne fut publiquement celle du gouvernement jusqu’au-delà de la libération du pays et publiquement, toutes les déclarations renforçaient l’image que semblait dicter la raison d’Etat. Ainsi, le 10 mai 1941, le gouvernement présentait Léopold III comme le modèle à suivre par la population : "Serrez-vous autour du Roi prisonnier. 11 personnifie la patrie meurtrie. Soyez-lui fidèles comme nous le sommes ici" (allocution-radio de P.H. Spaak). Aucune fausse note publique de la part des principaux ministres au sujet de l’attitude du Roi, même si en fait ils agissent dans un sens qu’ils savent contesté par Laeken (la guerre avec l’Italie ; l’engagement de la Force Publique hors des frontières du Congo ; la reconstitution de forces armées ; la conclusion d’accords économico-financiers [5] ; la reconnaissance comme "alliés" de la Belgique de tous les pays en guerre avec le Reich hitlérien (y compris l’U.R.S.S.) et comme "ennemis" de tous les pays alliés de l’Allemagne (le Japon, entre autres)).

12Une déclaration capitale sera faite par le Premier ministre à Londres, au lendemain de la déportation du Roi le 7 juin 1944. A de multiples reprises, il avait été dit qu’à la libération, le gouvernement rendrait compte de sa gestion au Parlement, qu’il démissionnerait ensuite pour permettre au Roi de constituer une nouvelle équipe avec des hommes ayant vécu l’occupation nazie sur le terrain, en pays occupé. Le Roi étant déporté, la libération du pays se ferait dès lors avant celle de Léopold III, maintenu "dans l’impossibilité de régner du fait de l’ennemi". Pour qu’aucune ambiguité ne soit possible, le Chef du gouvernement précise : "Le Roi recouvrera par sa seule libération l’exercice de ses prérogatives". C’est donc la thèse de la reprise automatique des fonctions constitutionnelles qui est réaffirmée et qui est garantie par H. Pierlot. A sa rentrée au pays, le Premier ministre définit les buts à poursuivre : "lutter pour la délivrance totale du pays et pour la libération du Roi"[6] et, le 19 septembre 1944, devant les Chambres réunies, il se fait plus précis encore : "le Chef de l’Etat (libéré) reprendra l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles"[7]. Le Régent lui-même confirme cette perspective le 21 septembre, évoquant l’heure où "nous Le verrons, Lui aussi, libéré … reprendre les pouvoirs constitutionnels qui lui appartiennent"[8].

2 – Au-delà des déclarations publiques

13S’en tenir à des déclarations publiques, largement inspirées par la raison d’Etat ne constitue pas la seule ni la meilleure manière d’analyser la réalité des attitudes, des réactions et des opinions du gouvernement belge à Londres à l’égard du Roi, d’autant que le groupe des Quatre ne réagit pas forcément comme un bloc compact et sans fissures.

14Nombre de documents indiquent à quel point les ministres s’interrogent sur la possibilité de maintenir la thèse des deux faces d’une même politique, tant auprès des Britanniques que des parlementaires belges qui, à Londres, sont loin de s’aligner sur la position du gouvernement (Max Buset, Camille Huysmans, Louis De Brouckère, Isabelle Blume, entre autres). Nombre de documents prouvent aussi que l’absence de contact ou de réaction du Roi aux messages lui transmis de Londres laisse planer plus qu’un doute sur les chances d’arriver, à la libération du pays, à une solution commune et concertée sur la reprise de la pratique constitutionnelle et coutumière dans la relation Roi-gouvernement-Parlement.

15On n’ambitionne pas ici de citer tous les documents mais simplement d’en évoquer certains, particulièrement révélateurs.

16Dans une lettre transmise à G. Hannecart, Commissaire général au rapatriement et datée du 16 mai 1941 [9], C. Gutt ne cache pas l’effet qu’ont eu et ont encore la présence du Roi en Belgique occupée et les actes de membres de son entourage sur l’opinion et les dirigeants britanniques et américains :

17

"La Belgique dans le monde est apparue depuis mai-juin 1940, ou bien comme ralliée à la victoire allemande ou bien voulant, suivant le proverbe anglais, à la fois chasser avec les chiens et courir avec les lièvres (sentiment vague pendant les premiers mois, mais concrétisé et clarifié de façon éclatante depuis qu’ont été connues les instructions reçues par d’Ursel et transmises par lui à tous nos postes) … Les fruits de la victoire iront, non à ceux qui l’ont attendue – ou qui en ont aussi bien attendu une autre – mais à ceux qui y auront cru et qui l’auront voulue. D’où notre immense effort pour convaincre le monde que la Belgique est dans cette catégorie. Mais effort infiniment difficile, par suite de l’interprétation donnée par beaucoup à la présence du Chef de l’Etat en Belgique … Un grand mal a été fait, à l’extérieur, le 28 mai, quelque nobles qu’aient pu être les mobiles de l’action du Souverain … Pendant ce temps, l’entourage poursuit une politique opposée à la nôtre et ne se gêne pas pour nous dénigrer. Et cette attitude donne lieu à l’interprétation que vous devinez, de la part de ceux qui doutent de la position de la Belgique et de son Chef…".

18Malgré la rencontre du Roi avec Hitler à Berchtesgaden en octobre 1940 – rencontre organisée, on le saura plus tard, par la princesse Marie-José à la demande du Roi – C. Gutt estime que "le pire n’a pas eu lieu" et que "le roi est demeuré prisonnier, ce (qui) fut "un immense soulagement"".

19S’il y eut "soulagement", les craintes et appréhensions n’en sont pas moins présentes au niveau gouvernemental. Ainsi, C. Gutt écrit le 2 décembre 1940 : "Tout le monde désire, dans son intérêt (celui de Léopold III) et celui des siens qu’il continue à se soigner comme il l’a fait jusqu’ici. Périodiquement nous parviennent des nouvelles disant qu’il a fait une petite sortie ou s’est entretenu avec des visiteurs … La continuité du repos absolu est indispensable à sa guérison et nous sommes certains en ce cas de la guérison complète tant attendue par lui et par les siens … Soignez bien Père et préservez-le des médecins de ma connaissance qui feraient à sa santé un tort irréparable en le faisant renoncer, même partiellement, au repos".

20Le gouvernement à Londres ne reçut à aucun moment un quelconque message lui garantissant que son souci dominant était partagé à Laeken, que la thèse du double malentendu y était reconnue et moins encore que la participation à la guerre y était sinon approuvée, à tout le moins admise.

21Dès 1942, le gouvernement des Quatre s’élargit : avec l’arrivée à Londres du ministre A. Delfosse, venant de Belgique occupée et le retour en fonctions en 1943, après des missions au Canada et aux Etats-Unis de MM. De Schrijver et Balthazar.

22Tout en maintenant la thèse officielle – "le sort de l’institution monarchique et de la dynastie nest guère séparable de celui qui les incarne" – le gouvernement estime le moment venu pour le Roi de ne pas "rester muet en présence du renouvellement du crime des déportations"[10]. S’exprimant au nom du gouvernement, H. Pierlot estime du devoir de la fonction royale de s’opposer aux déportations, "l’essentiel, c’est d’éviter entre le Roi et le peuple une séparation irrémédiable due au sentiment qu’aurait la population d’avoir été abandonnée à son malheureux sort sans un mot de protestation". Le gouvernement formule également un avis sur la forme que devrait avoir l’intervention du Roi : "assurément pas, souligne-t-il, sous celle d’une lettre à Hitler ou d’une nouvelle visite à Berchtesgaden. Il vaudrait mieux s’abstenir que de s’arrêter à des moyens de cet ordre. La protestation du Roi devrait être publique, affichée sur les murs. Elle devrait avoir un accent indigné, contenir les paroles que l’opinion publique attend". Une telle attitude ne conduirait-elle pas l’ennemi à s’en prendre à la liberté de la personne royale : "malgré la gravité de ces conséquences, écrit H. Pierlot, pareille perspective ne devrait pas motiver une hésitation. La continuation du règne et l ‘avenir de la dynastie seront mieux assurés si le Roi ne recule devant aucun des risques de l’exercice de sa haute fonction".

23Cet avis du gouvernement parvient à Laeken. Le Roi consulte des notables du monde de l’industrie, de la banque et de la magistrature ainsi que le Cardinal Van Roey [11]. Il en retient le conseil de prudence ; et le fait que le signataire recommande un risque qu’il ne court pas lui-même, alors que le Roi doit maintenir son rôle protecteur, l’efficacité de la démarche royale serait mieux garantie par une procédure d’intervention non-publique. Le Roi proteste contre les déportations mais dans une lettre au Führer que celui-ci jugera d’ailleurs inadmissible et intolérable. L’opinion belge ignore la lettre royale, dans sa grande majorité.

24En fait, cet avis du gouvernement constitue une première et vaine tentative de conduire le Roi au-delà de l’attitude du "prisonnier" qui n’intervient pas dans les affaires du pays occupé, sinon pour des raisons humanitaires ponctuelles ou pour tenter d’obtenir des améliorations dans le ravitaillement des populations. Certes, protester contre les déportations revêt un aspect humanitaire patent mais, dans un contexte où le Reich y recourt pour renforcer son propre potentiel militaro-économique, une condamnation publique par le Roi eût aussi revêtu une signification différente, permettant à Londres d’y voir la réalité de "la même politique sous deux faces" et la manifestation d’une volonté royale d’assurer, par un partage officialisé du sentiment populaire, la continuation du règne.

25Le gouvernement n’est pas seulement déçu mais inquiet, dans la mesure où il entend toujours éviter la crise fondamentale au lendemain de la libération.

26En 1943-début 1944, plus les perspectives de la défaite allemande se précisent et se rapprochent, plus le gouvernement cherche à faire tenir au Roi des "conseils respectueux" ainsi que des "mises en garde" contre certains avis donnés au Roi par des "personnes ou mal avisées, ou très ignorantes de ce qui se passe dans le monde"[12]. Les conseils et avis destinés au Roi sont confiés à M. De Kinder, beau-frère de H. Pierlot qui se laisse parachuter et qui via le Professeur De Visscher puis du Cardinal Van Roey s’assure que le Roi aura le texte en mains propres. Cette affaire est importante [13].

27Le gouvernement y estime "hautement désirable" que le Roi adresse une déclaration au pays "aussitôt qu’il sera en mesure de le faire, c’est-à-dire dès qu’il recouvrera sa liberté et l’exercice de ses prérogatives constitutionnelles". Le Roi y affirmerait de la manière la plus formelle que la Belgique n’a jamais cessé d’être en guerre avec l’Allemagne, qu’elle poursuivra la guerre contre le Reich et le Japon jusqu’à la victoire finale ; que la Belgique participera à la reconstruction en étroit accord avec les Alliés ; que les collaborateurs de l’ennemi seront punis et que l’ordre en Belgique sera rétabli sur la base du respect de la constitution et des libertés publiques.

28Le gouvernement recommande aussi au Roi de se séparer de certaines personnalités de son entourage qui "par leur attitude ont pu faire croire que, doutant de la victoire alliée, s’accommoderaient de la domination et certainement de l’idéologie allemandes".

29L’absence d’une réponse positive à ces "conseils respectueux" [14] eut un effet direct sur les réactions et les initiatives que prirent H. Pierlot et P.H. Spaak au cours des premiers mois de 1944. Etait-il encore possible alors, même au nom de la raison d’Etat, d’affirmer que rien dans la position du Roi et celle du gouvernement n’avait pu être antinomique et qu’à la libération, chaque partie veillerait à ce que les proclamations soient sur le même registre ? Les doutes relatifs à ces questions conduisirent à s’interroger sur une autre hypothèse : le Roi, s’interrogeaient certains à Londres et en Belgique, ne mettrait-il pas à profit l’intervalle entre le retrait forcé des Allemands et le retour du gouvernement pour instituer – avec l’appui de certain establishment, de quelques groupes armés (le M.N.R., l’A.S., entre autres) voire de certaines autorités alliées, un régime de pouvoir personnel, inspiré des concepts d’autorité, d’élite et d’ordre plus conformes aux vues de son entourage qu’à l’esprit et à la lettre de la Constitution ?

30Dès ce moment, nous sommes de plein-pied dans une phase mal connue, sinon inconnue de l’affaire royale [15].

31Dans une note au Foreign Office [16], Sir Lancelot Oliphant fait état d’une démarche de H. Pierlot le 25 janvier 1944. Celui-ci craint que le Commandement allié désire jouer un rôle politique et surtout que les Américains soient tentés – comme ils le firent en Afrique du Nord avec Darlan et Giraud – de trouver un arrangement avec Léopold III ("to have a dealing with"), lequel pourrait alors instituer une dictature militaire. Cette grave appréhension se serait traduite, selon cette source (encore que démentie 25 ans plus tard par un proche du Premier ministre belge), par une demande de H. Pierlot : que tout soit fait pour assurer un retour immédiat du gouvernement en territoire belge dès qu’il sera libéré progressivement.

32Les parlementaires belges partagent ces vues et vont même au-delà. Sir L. Oliphant reçoit leurs porte-parole et précise leurs vues à A. Eden [17] le 24 février 1944 ; la crainte des parlementaires est qu’avec l’encouragement de membres de son entourage "le Roi puisse tenter d’assumer des pouvoirs dictatoriaux et d’usurper les fonctions du gouvernement. Quoiqu’il soit difficile de croire que le Roi pourrait imaginer une telle action qui, tôt ou tard lui coûterait son trône, certains parlementaires à Londres estiment fortement qu’ils devraient faire connaître leurs vues sans délai et ainsi exprimer à temps un avertissement à Sa Majesté et à ceux qui pourraient soutenir la mise sur pied d’un régime dictatorial et inconstitutionnel".

33Cet entretien se reflète dans une prise de position datée du 17 février 1944 : "… Les membres de la Chambre des Représentants et du Sénat de Belgique présents à Londres ont examiné, le 17 février 1944, le problème politique belge tel qu’il se posera devant l’opinion nationale et internationale au lendemain de la libération du territoire par les armées alliées. Ils ont constaté, une fois de plus, le caractère constitutionnel du gouvernement que préside M. Pierlot… Ils se prononcent contre l’instauration, fût-elle provisoire, d’un régime exceptionnel".

34Ce point de vue est confirmé, avec plus de vigueur et de précision encore, par le parlementaire Louis De Brouckère dans un entretien avec M. de Sausmarez [18] : il exprime à cet interlocuteur (dont l’influence est grande sur les affaires belges depuis l’avant-guerre), sa profonde préoccupation au sujet de "la possibilité de voir le commandement militaire allié s’arranger ("coming to any terms") avec un gouvernement provisoire mis sur pied par Léopold".

35En vue d’un entretien de P.H. Spaak avec le secrétaire d’Etat au Foreign Office, prévu pour le 23 mars 1944, les services britanniques établirent une note de synthèse sur les relations entre le gouvernement belge et le Roi Léopold ainsi que sur la politique du Royaume-Uni en la matière [19]. Cette note contient une information surprenante, à vrai dire jamais confirmée, même par J. Pirenne pendant l’affaire royale, après-guerre : Londres aurait appris le 19 février 1944 sans qu’on sache par qui (un prêtre belge de confiance "chargé de mission" ?) que Léopold III aurait prié le Cardinal Van Roey de faire savoir, en secret, au gouvernement belge à Londres, sa volonté d’assurer la réconciliation ainsi que son intention d’approuver à la libération l’action du gouvernement à Londres. Cette information du Foreign Office ne correspond guère au contenu de ce qu’on appelle le testament politique de Léopold III (voir plus loin), écrit pourtant à la même époque.

36La note en cause résume, comme suit, la position britannique : le gouvernement de Sa Majesté à reconnu en droit et en fait le gouvernement Pierlot comme le gouvernement légal et constitutionnel de la Belgique ; "le Roi Léopold s’est comporté au mieux stupidement, au pire de manière criminelle mais la monarchie joue un rôle très important dans la vie et les sentiments du peuple belge" ; "pour éviter des troubles et perturbations, le retour du gouvernement belge en territoire métropolitain devra suivre très rapidement le retrait des troupes allemandes", encore que tout le monde au Foreign Office ne soit pas persuadé que le gouvernement Pierlot sera bien accueilli et réellement reconnu par la Belgique libérée.

II – APRES LA DEPORTATION DU ROI ET LA LIBERATION DU PAYS LE ROLE DES GOUVERNEMENTS BELGES/ DES ALLIES ET DE L’OPINION RESISTANTE

37Suspicions et doutes prévalent donc à Londres jusqu’au début juin 1944 : gouvernement, parlementaires et services belges craignent qu’entre la poussée alliée en Belgique et la remise en place des instances constitutionnelles et des administrations, un hiatus se crée dont on a tout à redouter (les hypothèses sont variables, voire contradictoires : un pouvoir royal avec l’appui américain ? Une prise de pouvoir par les communistes et les groupes de résistance qui opèrent dans leur mouvance ?).

38La situation va être fondamentalement modifiée par la déportation du Roi dans le Reich, le 7 juin 1944.

39Dès que l’information est connue à Londres, le climat change : les Britanniques [20] y voient un facteur pouvant contribuer à faciliter le rétablissement de la vie constitutionnelle normale en Belgique après la libération ou à la fin de la guerre ("et le Roi et le gouvernement auront dès lors souffert chacun aux mains des Allemands"). En outre, notent-ils, serait ainsi réduit le danger de voir le Roi adopter une ligne indépendante au moment de l’entrée des Alliés en Belgique. Cette manière de voir est partagée par le gouvernement belge [21].

40Dès lors, le gouvernement belge multiplie les démarches à Londres et Washington, spécialement en juillet et août 1944 : il s’agit d’obtenir que des instructions soient données à Eisenhower pour qu’à la cessation des hostilités, la libération du Roi et de sa famille soit immédiate, éventuellement par inscription d’une clause ad hoc dans la convention d’armistice [22], formule que déconseille le Général J.H. Hilldring, directeur des Affaires civiles dans une lettre du 19 juillet adressée à James C. Dunn au Département d’Etat [23].

41Auprès du Foreign Office, les autorités belges à nouveau le 11 août [24] : l’essentiel à leurs yeux, c’est que le Roi soit libre ainsi que sa famille et puisse reprendre ses fonctions le plus tôt possible.

42Du côté allié, les modalités de libération sont étudiées avec soin : faut-il exiger des Allemands qu’ils leur livrent le Roi ou vaudrait-il mieux exiger des Allemands qu’ils précisent où se trouve le Roi et donnent libre-accès au lieu où il est emprisonné [25].

43Reste la question à portée plus politique : que doivent faire les Alliés quand le Roi, libéré, sera entre leurs mains ? Le ramener directement à Bruxelles serait sans doute une formule impraticable mais surtout serait-il plus sage ("wiser") de le ramener au Q.G. de la 21ème Armée, près de la frontière belge d’où il pourrait être reconduit à Bruxelles par la route : cela permettrait aux Alliés de disposer de temps ("breathing space") pour examiner la situation et, si le gouvernement n’était pas encore à Bruxelles, de l’y ramener avant le retour du Roi, de manière à ce qu’il puisse le saluer au moment où il arriverait dans son pays. Ces interrogations sont formulées fin août 1944 à un moment où on ignore encore les conditions et le calendrier de la libération de la Belgique et de la victoire finale sur le Reich. Le souci d’assurer la présence du gouvernement au pays avant ou à tout le moins, au moment du retour du Roi reste présent, sinon dominant tant dans les milieux belges à Londres que chez les Britanniques appelés à jouer le rôle majeur en Belgique au sein de l’autorité alliée mixte.

44Dès la mi-septembre 1944, le gouvernement et le Régent s’engagent à assurer au Roi la reprise de ses pouvoirs constitutionnels par le fait même de sa libération. Cet engagement semble d’autant plus solide que c’est H. Pierlot qui finit par accepter le poste de Premier ministre dans le nouveau gouvernement du Régent (26.9.1944) dans lequel on retrouve – à côté de personnalités ayant vécu l’occupation au pays avec – pour certains – une activité résistante – ceux qui furent la colonne vertébrale du gouvernement à Londres.

45La désignation d’un Régent était indispensable à l’époque : les fonctions du Roi ne pouvaient être exercées par Léopold III, retenu dans le Reich ni par le Conseil des ministres en collège dans la forme qui était sienne en 1940. Il fallait un Régent, ne fût-ce que pour constituer un gouvernement nouveau, ouvert à des hommes différents [26], à la Résistance (Fernand Demany) et au parti communiste (A. Marteaux et R. Dispy) dont le rôle et l’influence se devaient d’être reconnus au sein de l’exécutif.

46Aucune urgence ne s’impose pour la question royale, aussi longtemps que les armées anglo-saxonnes piétinent en Belgique et aux Pays-Bas et a fortiori quand elles connaissent des difficultés graves comme à Arnhem ou dans les Ardennes. Publiquement, il n’en est guère question alors sinon dans des publications loyalistes (La Libre Belgique ; Vrai ; mais aussi, entre autres, dans des tracts de la JOC flamande (KAJ) et du Mouvement national royaliste (M.N.R.)). Le problème est également traité au Comité central du Parti communiste du 21 octobre 1944 [27]. La situation change du tout au tout, à l’intérieur des partis, du commandement allié (Shaef), du gouvernement et même de la presse, dès que les Alliés occidentaux opèrent leur percée sur le territoire du Reich et que la victoire est escomptée dans les semaines qui vont suivre.

47Les Britanniques – politiquement dominants au Shaef – ont élaboré une doctrine et une tactique en novembre 1944 : "Tout ce que nous souhaitons faire est d’assurer que le gouvernement belge reçoive avis avec une avance suffisante, du moment du retour en Belgique de manière à ce qu’il puisse dérouler le tapis rouge (red carpet) et faire les préparatifs qu’il jugerait appropriés"[28].

48Mais en mars-avril 1945, est-ce bien encore un problème de "red-carpet" à dérouler et un délai d’un jour ou deux qui dominent la question du retour du Roi ? Pourquoi ce changement, alors que le gouvernement Pierlot a tout fait auprès des Alliés pour assurer une libération et un retour rapides du Roi et qu’en dehors de journaux de la tendance Wallonie libre, dans l’ensemble la presse restait ou loyaliste envers Léopold III [29] ou discrète sur ses réserves et critiques. On ne pourrait dire pour autant que le problème n’était pas évoqué au sein même des partis et des instances de pouvoir.

49Visiblement, des faits nouveaux s’étaient produits, dont le grand public ignorait l’essentiel.

50La thèse du retour automatique du Roi n’était pas admise, par les communistes et certains groupes de résistance, certes mais également au sein du Parti Socialiste (celui de l’intérieur [30] comme de dirigeants partis de Londres) où des hommes comme Victor Larock recommanda l’abdication du Roi au chef du gouvernement (A. Van Acker) tandis que G. Bohy tenait le même langage au Baron Holvoet chez le Régent, reflétant ainsi largement les vues du bureau. Les Droites catholiques et les journaux solidaires (notamment La Libre Belgique et Le Quotidien) défendaient inconditionnellement la thèse du retour automatique et celle de la fidélité au Roi tandis que les libéraux restaient divisés, La Dernière Heure s’exprimant déjà dans le sens de l’effacement.

51Le gouvernement Pierlot, constitué en septembre 1944, ayant fait sienne la thèse du retour automatique du Roi n’a pas à reposer la question qui n’est pas en ordre utile à court terme : il se débat, sans grande efficacité, contre l’impopularité qui l’accable. Elle découle de son absence de rigueur dans le redressement économique, de ses heurts profonds avec une résistance populaire qui l’accuse, entre autres, de faiblesse dans la répression de l’incivisme, de la crise alimentaire plus grave que sous l’occupation, des réactions à l’action déflationniste de Camille Gutt qui touche une large couche de la bourgeoisie et dont l’effet escompté est freiné par les dépenses faites par la Belgique pour les troupes alliées massées en Belgique jusqu’en janvier-février 1945 (le prêt-bail à l’envers, aux effets inflationnistes rapides), du maintien sinon du développement du marché noir et des effets matériels et moraux de l’offensive Von Rundstedt ; du mécontentement de syndicats issus de la résistance et qui n’ont pas encore bénéficié de leur reconnaissance.

52Ce gouvernement Pierlot – celui dit de l’impuissance – compte en son sein une personnalité forte, Achille Van Acker, "père de la sécurité sociale" (le seul point porté à l’actif des autorités). Il appartient au Parti socialiste que le Régent et son secrétaire A. De Staercke considèrent comme acteur nécessaire et central dans tout gouvernement. Les Alliés – préoccupés par la poursuite de la guerre et par ce que représente la Belgique pour leurs communications et leur approvisionnement en charbon – ont trouvé en A. Van Acker, l’homme d’ordre et d’autorité offrant les garanties voulues.

53La Droite catholique admet le leadership du socialiste brugeois : il faudra prendre des mesures rigoureuses (mobilisation civile ; interdiction des grèves) ; elle le souhaite mais sait qu’elle n’est pas en situation de les mettre en œuvre et de les imposer. Elle ira même jusqu’à admettre la présence communiste au gouvernement, comme l’exigeait A. Van Acker, pourvu que le Premier ministre soit A. Van Acker.

54Ce sera fait le 12 février 1945. A. Van Acker gagne son pari économique et social. Partiellement, cela s’opère sous l’effet de facteurs dont on peut difficilement lui attribuer la paternité directe : libre-accès sur l’Escaut vers Anvers ; possibilité d’achats de biens à l’étranger avec des fonds découlant d’un prêt-bail, à l’envers et positif ; réunification syndicale progressive entre l’ex-C.G. T.B., le M.S.U. d’André Renard et les Comités de Lutte syndicale, de mouvance communiste ; réduction du chômage par recrutement intensif de travailleurs pour compte des Alliés ; reconfortation du monde industriel et financier par une limitation des rigueurs fiscales et répressives annoncées ; allégement des dépenses du pays suite à la pénétration rapide des Alliés dans le Reich … Le rôle personnel de Van Acker n’est pas pour autant négligeable : il se fait entendre, même si certaines mesures sont a priori impopulaires ; il entame avec succès sa "bataille du charbon" dont dépend largement la reprise économique générale, condition de la restauration et de l’ordre social et politique.

55Ce nouveau chef de gouvernement que les Alliés tiennent en haute estime est en fonction au moment où la question royale entre en ordre utile avec la progression alliée dans le Reich. A. Van Acker n’est pas lié personnellement par la thèse du retour automatique du Roi libéré et entre la libération du pays et mars 1945, nombre de dirigeants politiques belges ainsi que les Alliés ont eu connaissance d’un document essentiel, transmis à Pierlot et à Montgomery sur instruction royale et destiné, selon le Roi, à une large publication (exigence à laquelle aucune suite ne fut donnée). Ce document – le testament politique de Léopold III – daté du 20 janvier 1944 allait remettre très fondamentalement en cause "l’affaire royale" et détruire la thèse de Pierlot-Spaak sur "les deux faces d’une même politique".

1 – L’impact du testament politique

56Si aucun fait nouveau essentiel ne se produit publiquement sur le problème du Roi de septembre à mars-avril 1945, une bombe à retardement était pourtant posée : "le testament politique" de Léopold III.

57C’est le 9 septembre 1944 au soir que H. Pierlot prit connaissance du document. Celui-ci fut remis en son cabinet, sous pli scellé, vers 21h.15, par deux hauts magistrats, MM. Jamar et Cornil. Ceux-ci avaient fait tenir au Premier Ministre le 9 septembre une demande pressante d’audience : pour le jour même, pour le lendemain au plus tard. Le document – rédigé en bonne partie par M. Frédéricq, chef de Cabinet de Léopold III – existait en version française et en version néerlandaise. En principe, H. Pierlot ne devait pas en un premier temps, en donner connaissance à ses collègues mais les deux magistrats admirent que cette clause ne concernerait pas P.H. Spaak. L’entretien se poursuivit jusqu’à 1h. du matin : H. Pierlot estimait que le document – rédigé après la mission De Kinder – vaudrait à son auteur les plus graves dommages s’il était connu et il ne cachait pas que l’exigence royale à l’égard de tous ceux qui le mirent en cause en mai-juin 1940 d’une reconnaissance publique de leur tort et d’un mea-culpa sans lequel ils n’auraient droit à l’exercice d’aucun mandat serait du pire effet pour le Roi. Les ministres furent d’ailleurs unanimes à rejeter ce préalable, seul point sur lequel H. Pierlot les consulta [31]. Le discours de H. Pierlot du 19 septembre aux Chambres fut rédigé COMME SI le document n’existait pas et dans l’espoir que personne ne lui donnerait une publicité. A noter que MM. Jamar et Cornil firent tenir le document au Prince Régent : celui-ci ne le lut pas [32] mais sa mère ne lui pardonna pas à ce moment d’avoir accepté la charge de Régent, en confiant la direction du gouvernement à H. Pierlot et P.H. Spaak, en contradiction formelle avec les termes du "testament" de Léopold III.

58On devait apprendre plus tard (en fait en mars 1945 par l’ambassadeur britannique à Bruxelles qui en fit part au secrétaire du Prince Régent) qu’une autre copie du "testament" était parvenue dès septembre 1944 à Churchill et Eden par le canal de Montgomery qui le tenait lui-même du Grand Maréchal Cornet. Celui-ci avait pu accomplir sa mission avec l’aide de la Reine Elisabeth et du chef de sa Maison Guillaume de Grünne mais sans qu’en soit informé le gouvernement. Churchill prit très mal la chose (he is like the Bourbons : il n’oublie rien et n’apprend rien). En fait, ce document et le jeu de l’entourage (agissant sur ordre) contribuèrent à déterminer les Britanniques vers une attitude négative et à tout le moins réservée concernant la reprise des fonctions royales par Léopold III. Le Grand Maréchal Cornet fut prié de donner sa démission "pour raisons de convenance personnelle".

59Mais que disait ce testament politique ? En janvier 1944 où l’opinion belge, dans son ensemble, avait la certitude de la défaite du Reich, le Roi écrivait que selon lui, "rien ne permet de certifier que nous soyons proches … de la libération du territoire national" mais où il semblait prévoir son transfert "hors du Royaume", que le texte constituait "une indication de (sa part) sur des questions de première importance (et) des recommandations quant à la conduite à suivre" par ceux qui "exerceraient intérimairement le pouvoir (…)" dans l’intervalle qui pourrait se prolonger entre la libération du pays et son retour de captivité.

60Le texte du Roi vise à justifier totalement son comportement depuis mai 1940 : capitulation ; présence au pays ("ma présence à l’étranger n’aurait eu que la valeur d’un symbole ; quelques ministres y suffisaient") ; maintien strict de sa position de prisonnier de guerre aux mains de l’ennemi ; interventions humanitaires … L’essentiel du testament est pourtant orienté vers "les tâches de l’avenir" :

61L’entente entre Flamands et Wallons, avec rappel des "brimades" (imposées aux Flamands entre 1914 et 1944) par "une minorité dirigeante égoïste et bornée", de l’exaspération des revendiquants, de l’extrémisme séparatiste et de "la réaction wallonne dont il serait dangereux de méconnaître la portée".

62La réorganisation sociale, avec un système plus égalitaire remplaçant "l’individualisme et le libéralisme économique dont le XIXème siècle fut l’âge d’or" ; l’instauration dès la libération du droit au travail et au devoir du travail "par la fixation de salaires justes et l’extension des assurances obligatoires". La "saine collaboration sociale" sera assurée, dans l’entreprise, par "la fédération paritaire des syndicats patronaux et ouvriers en groupements professionnels".

63La réforme politique, rejetant certes le "retour pur et simple aux errements d’avant la guerre", exigeant que "le pouvoir soit exercé par des hommes intègres et compétents qui cessent d’estimer le bien général à la mesure des intérêts des partis".

64Par ailleurs, le Roi fixe un objectif à l’éducation civique (où "presque tout est à créer") : "une jeunesse (…) nourrie d’aspirations nobles et d’idéal généreux (…) foncièrement et résolument patriote". L’armée à reconstituer d’urgence devrait être "formée de militaires de carrière valides, complétée de volontaires, de préférence soldats ayant vu le feu". Le Roi craint "que la fin des hostilités ne s’accompagne du déchaînement de la vindicte publique et de l’assouvissement d’innombrables rancunes publiques et privées : les manifestations de l’opinion devront être maintenues dans les limites légales et des sanctions devront être prises et exécutées à l’égard des auteurs de crimes contre la Nation (…) les répressions nécessaires (ne s’en prenant) qu’aux véritables et grands coupables (…), les châtiments (étant) prononcés et infligés sans délai, mais selon les procédures régulières".

65La publication des six premiers points du "testament politique" eût sans doute provoque à l’époque des réactions diverses : les partisans du Roi eussent souligné le bien fondé du rappel des fautes politiciennes d’avant-guerre ; l’appel à l’entente entre les communautés au sein d’une Belgique unie ; la modération exprimée en matière de répression ; l’affirmation d’une volonté de "larges réformes sociales" visant à mettre fin à "l’iniquité d’un régime égoïste et malsain". Par contre, le ton, certaines expressions, certaines recommandations et certaines omissions eussent provoqué des réactions défavorables : aucune allusion à la résistance ou à ceux qui dans le pays ont lutté contre l’idéologie nazie et contre les diverses formes de collaboration ; pas d’ouverture envers le gouvernement à Londres (selon le mémo royal, il y eut à Londres "quelques ministres" à fonction "symbolique") ; une conception corporatiste pour assurer la paix et la collaboration sociales ; la reconstitution d’une armée destinée à "réfréner (…) une crise d’autorité affectant une forme violente" ; aucune allusion à la poursuite de la guerre …

66En fait, ce ne sont pas ces six points – non publiés – qui créèrent la perturbation en 1944-début 1945 mais les points VII et VIII.

67Le point VII, intitulé "la réparation nécessaire" mettant en cause certains discours prononcés par des ministres belges fin mai 1940 "jetant gratuitement l’opprobre sur (le) Souverain et sur le drapeau national". Le Roi n’était pas disposé à passer l’éponge, loin s’en faut : "le prestige de la Couronne et l’honneur du pays s’opposent à ce que les auteurs de ces discours exercent quelqu’autorité que ce soit en Belgique libérée aussi longtemps qu’ils n’auront pas répudié leur erreur et fait réparation solennelle et entière". Nous l’avons noté déjà : consultés sur ce seul point VII, les ministres rentrés de Londres avaient décidé de le considérer comme nul et non avenu et de n’y faire aucune allusion devant les Chambres. Le Régent lui-même chargea H. Pierlot de constituer le nouveau gouvernement et reçut le serment de ministres dont le Roi exigeait "réparation solennelle et entière".

68Le point VIII – la politique étrangère et coloniale – devait avoir un impact au moins aussi important, non seulement en Belgique mais auprès des Alliés : Léopold III exige, en ce qui concerne le statut international du pays que la Belgique "soit rétablie dans son indépendance intégrale". Cette exigence est formulée à un moment où le pays est engagé dans la voie de l’interdépendance et dans des alliances formelles. Le Roi "rappelle au surplus qu’aux termes de la Constitution, un traité n’a de valeur que s’il est revêtu de la signature du Roi". Or, la Belgique s’est liée par des traités et des accords importants, pendant la période de guerre, sans que ceux-ci puissent être soumis à la signature royale à Laeken. Cette insistance relative à l’indépendance intégrale, ce rappel de la non validité des traités sans signature du Roi provoquèrent plus qu’un malaise à Bruxelles, Londres et Washington. Tout accord conclu par le gouvernement belge à Londres devait-il être considéré comme caduc aussi longtemps que Léopold III ne l’aurait pas signé alors que la thèse du gouvernement assurait aux ministres réunis en conseil la totalité du pouvoir royal. Le libellé du point VIII traduisait certes une opposition radicale des points de vue. Admettre l’exigence royale ne revenait-il pas, pour ceux qui avaient conclu ces accords et traités, à acheter un chat dans un sac et à laisser à un tiers (le Roi) un pouvoir exorbitant, peut-être inconciliable avec tout ce qui était pratiqué pour la conduite de la guerre (le prêt-bail et l’aide mutuelle entre autres) et pour la reconstruction politique et économique du monde (Nations-Unies ; Bretton Woods …) ?

69Nul doute que les points VII et VIII eurent, dans les milieux responsables et informés, un effet considérable pour la suite du problème royal, même si – plus tard – des proches de Léopold III affirmèrent que la manière d’interpréter le point VII avait constitué un grave procès d’intention, sinon un procédé destiné à gravement compromettre le retour du Roi.

2 – Le gouvernement Van Acker, les Alliés et le Roi

70La Belgique libérée était – selon les termes de l’Ambassadeur américain à Bruxelles, Charles Sawyer – considérée par les autorités comme une part de leur zone d’influence mais avec dominante britannique : "les Britanniques sont directement intéressés par une stricte supervision des affaires belges, au moment où leur prestige en Europe et peut-être ailleurs peut être sévèrement affecté par des événements qui peuvent avoir lieu ici"[33]. Les autorités belges reconnaissent cette réalité et l’estiment souhaitable, bénéfique à un point tel que Ch. Sawyer "cache mal sa déception en tant que représentant des Etats-Unis[34] ; des avis ne sont pas sollicités et a fortiori pas suivis".

71Au moment où les Alliés occidentaux engagent leur bond en avant dans le Reich, l’affaire royale est à l’avant-plan de l’actualité à Bruxelles.

72Ainsi, le 2 avril, les ambassadeurs des Etats-Unis et de Grande-Bretagne se concertent, avec la participation d’Erskine et le même jour ont un entretien avec P.H. Spaak. Le rapport qu’en fait Ch. Sawyer est une merveille de style diplomatique : "Il fut dit (à Spaak) que, bien entendu … la responsabilité du programme qui suivrait la libération du Roi serait entièrement dans les mains du gouvernement belge. L’ambassadeur britannique précisa qu’il fut discuté, mais que ce n’était pas offert comme une suggestion, de la possibilité que le Roi restât en Allemagne jusqu’à ce qu’il ait été en contact avec une autorité belge. Spaak semblait penser que cela pourrait être quelque chose dont ils pourraient désirer faire la suggestion"[35].

73La suggestion de P.H. Spaak "que les autorités alliées tiennent secret le fait que le Roi avait été retrouvé" ne fut pas admise par Ch. Sawyer pour qui c’était là une procédure peu sage, impossible et inadéquate. Mieux valait préparer en temps voulu un plan qui serait mis en œuvre à la libération du Roi.

74Le lendemain, P.H. Spaak formula ses "suggestions" par écrit, au nom du gouvernement belge :

  • en premier lieu, il désirait être informé le plus vite possible de la libération du Roi ;
  • ensuite, il exprimait l’espoir que le commandement allié prierait le Roi d’attendre en Allemagne une délégation venant de Belgique, laquelle "serait chargée de décider avec Sa Majesté les circonstances de son retour en Belgique" ;
  • enfin, il espérait que cette délégation jouirait de toutes les facilités pour rejoindre le Roi rapidement (la délégation devait comprendre le Prince Régent, le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères ainsi que le Baron Holvoet, chef de cabinet du Régent).

75A ce moment, le gouvernement d’union nationale adopte la thèse d’un nécessaire contact avec le Roi en Allemagne, avant le retour au pays. L’objet en est non pas explicitement de mettre en cause le retour lui-même mais d’en définir les circonstances et les modalités. Il n’est pas prévu alors de présence dans la délégation de ministres appartenant aux divers partis de la coalition (libéraux, communistes, droite catholique). Les seuls ministres alors proposés appartiennent tous deux à la famille socialiste : A. Van Acker et P.H. Spaak.

76Ces "suggestions" belges sont approuvées et précisées par les Alliés :

77Position britannique : le Roi sera invité à rester comme hôte des autorités militaires alliées en attendant l’arrivée de la délégation, de préférence en territoire allemand si possible. "Il ne devrait être envoyé à aucun prix en Belgique sans l’approbation préalable du gouvernement belge". Si en dépit de l’invitation à rester, le Roi demandait des facilités immédiates pour rentrer en Belgique, il faudrait lui expliquer que cela ne peut lui être garanti immédiatement, en raison des arrangements nécessaires à prendre pour son transport et pour sa sécurité durant le voyage [36].

78Position américaine : "Le retour du Roi en Belgique avant que le gouvernement ait eu l’occasion de s’entretenir avec lui pourrait conduire à des troubles politiques susceptibles d’avoir des répercussions sur la conduite de la guerre en Allemagne et sur nos lignes d’approvisionnement et de communication"[37]. Les instructions ont été données en vue d’inviter le Roi à rester de préférence en Allemagne comme hôte des autorités militaires alliées et des facilités seraient fournies aux représentants du gouvernement belge et au Prince Régent pour qu’ils puissent rendre visite au Roi "afin de décider de ses futurs mouvements (…) La responsabilité concernant l’avenir du Roi repose entièrement (squarely) sur les épaules du gouvernement belge"[38].

79La formulation n’est pas identique à Londres et à Washington mais concordent sur l’essentiel : favoriser un entretien entre le Roi, des ministres et le Régent aussi rapidement que possible après la libération en Allemagne ; ne rien faire pour le transport du Roi en Belgique sans accord ou demande du gouvernement belge. L’instruction donnée au général Eisenhower [39] confirmait ces positions, tout en précisant que si le Roi refusait de rester sur place et s’il insistait pour se rendre dans un autre pays qui l’accepterait, il devrait y être autorisé et en aucun cas retenu sur place contre son gré.

80Avec l’avance rapide des armées alliées en Allemagne, le Roi pouvait être libéré à tout moment et même, à la faveur de l’effondrement des forces du Reich, il pourrait peut-être gagner un pays voisin : France ou Suisse. La perspective de voir le Roi en Suisse [40] était favorablement accueillie par les Alliés : "de notre point de vue, précise le Foreign Office le 4 mai 1945, cela eût été la meilleure solution puisqu’elle nous aurait évité l’embarras d’avoir Sa Majesté entre nos mains, même temporairement". Par ailleurs, l’hypothèse de voir le Roi libéré par les Français était envisagée avec appréhension par le gouvernement belge qui voulait éviter toute négociation politique avec la France à ce sujet (entre autres, en raison de l’action anti-léopoldiste et pro-wallonne, attribuée à l’Ambassadeur Brugère). Erskine informé du point de vue belge, recommandait que si l’armée française découvrait le Roi "tout soit fait par la VIème armée pour qu’il soit conduit en zone américaine"[41].

81En Belgique même, au niveau des partis politiques, les remous se développaient, dans la mesure où la libération du Roi pouvait être proche, voire imminente. La convention du silence ne pourrait plus être tenue.

82Dans la classe politique – bureaux de partis ; groupes parlementaires ; milieux gouvernementaux – des positions se précisaient ; des stratégies se dessinaient dès le début avril, sans qu’elles soient encore proclamées en direction de l’opinion publique.

83Du côté socialiste, la thèse minimale était d’éviter la reprise automatique des fonctions royales par Léopold III par le fait même de sa libération. Elle pouvait être comprise de deux manières : pas de reprise sans éclaircissement préalable de toute l’affaire ; reprise, après entretiens avec le gouvernement mais aux conditions formulées dans le message De Kinder de novembre 1943. De toute manière, dans un premier temps, il était essentiel d’obtenir du Roi qu’il prenne lui-même une décision que lui dicteraient les consultations préalables. Sur ce point, il y avait unité des ministres, même s’il y avait divergence sur les conclusions que le Roi pourrait tirer des consultations.

3 – L’opinion publique et le Roi

84A la libération du pays, l’opinion a profondément évolué depuis les jours dramatiques de mai 1940 et son impact n’est pas sans importance, ni en 1940 ni en 1944-1945.

85Ici plus qu’ailleurs la représentation des faits, son impact sur l’affectivité pèseront plus que les faits eux-mêmes. Car lorsque se noue la question royale en 1945, quand se fixent et se figent les positions, très peu est effectivement connu du déluge de documents que le choc des camps en présence fera précisément jaillir. L’occultation des péripéties n’a donc pas empêché que chacun sous l’occupation se soit constitué un bagage tant émotif que politique avec lequel il abordera la question royale et choisira son camp. Ce qui est vrai pour les individus l’est sans doute aussi pour les groupes et les partis.

86On admet généralement que les rapports écrits par Paul Struye sur l’évolution du sentiment public sous l’occupation [42] sont fiables, même s’ils émanent d’un éminent avocat du Barreau de Bruxelles, collaborateur de La Libre Belgique dès l’avant-guerre, c’est-à-dire une personnalité politiquement, sociologiquement et idéologiquement déterminée, peu éclairée sur l’état d’esprit en Flandre et dans le milieu ouvrier de l’industrie.

87En 1940, seuls les sentiments favorables au Roi trouvent la force et surtout les moyens de s’exprimer, les réserves s’inscrivent en filigrane. Le 15 décembre 1940, achevant le premier de ses rapports et après avoir longuement rendu compte de la ferveur royaliste, Paul Struye note cependant : "l’attitude prise par le souverain sur le plan militaire n’est plus discutée par personne", preuve manifeste qu’elle le fut. Quelques mois plus tard beaucoup se le rappelleront. Struye continue en effet : "Ce serait cependant manquer à la fois d’objectivité et de courage que de celer que, dans certains milieux foncièrement patriotes et royalistes (anciens combattants et éléments liégeois notamment), la position du Roi, tout en demeurant exceptionnellement forte, marque une légère tendance à s’"user". On entend parfois aujourd’hui exprimer le regret que le Roi ne soit pas à Londres pour y diriger la poursuite de la guerre contre l’ennemi … ". Les signes concrets de cette usure ne foisonnent pas. Il est donc plus facile d’en deviner les raisons que d’en découvrir les manifestations.

88Logiquement ces raisons correspondent à deux niveaux de préoccupations. L’espoir d’un bénéfice matériel qu’apporterait la présence du Roi en pays occupé est déçu par la dureté de l’hiver 1940-1941 et la raréfaction des denrées alimentaires. Le retour escompté des Prisonniers de guerre tarde trop aux yeux des familles. La déception définitive en Wallonie aura ultérieurement d’importantes retombées. Mais sans doute, c’est le déroulement même de la guerre qui conditionne chez beaucoup une évolution rapide. La Bataille d’Angleterre brise le mythe de l’invincibilité des armées hitlériennes. Il est possible d’espérer, la guerre n’est peut-être pas gagnée définitivement par le Reich. Dès lors que s’ouvre cette hypothèse, les données qui fondaient la présence royale en pays occupé peuvent apparaître modifiées.

89P. Struye n’ignore pas, le moment venu, l’impact du mariage du Roi ni le silence officiel lors des déportations des travailleurs, ni le tort indirect fait au Roi par de trop zélés dévêts et des membres imprudents de son entourage. Inévitablement, ces facteurs ont une influence sur le ton et parfois sur le fond de la presse clandestine quand on y évoque le Roi.

90Au 1er septembre 1944, Paul Struye résume ainsi la situation : "La personne du Roi n’est pas populaire dans certaines régions et dans certaines couches de la population … L’Eglise et les milieux de droite le soutiennent sans réserve, à bien peu d’exceptions près. Mais dans beaucoup de milieux de gauche, il règne à son égard une sourde méfiance qui va parfois jusqu’à l’hostilité déclarée". Notre examen confirme bien ses vues à une réserve près : il nous paraît que la méfiance dépasse quelque peu les seuls milieux de la gauche classique.

91Mais alors que les années 1945-1950 vont voir déferler sur le public une multitude de faits ignorés alors, les contours politiques et affectifs des positions adoptées par la suite sont décelables dès l’occupation. On perçoit aussi confusément la répartition sociale et géographique des camps futurs. Ceci amène Paul Struye à conclure, et nous userions de tournures moins euphémiques : "Le Souverain ne paraît pas disposer de l’autorité qui lui permettrait de rallier tous les Belges dans un grand élan de confiance et d’unanimité autour d’un programme de rénovation qui lui serait personnel". Si l’on veut bien essayer de saisir le lent cheminement des causes du divorce qui se profile, il n’est, comme pour tous ceux qui se sont fort aimés, ni soudain ni dû à un événement unique ou particulier.

92Quand en 1940, le Roi, commandant en chef, décide de demeurer au pays, il choisit de se considérer comme prisonnier de guerre au sein de son armée. La majorité de la population désorientée se retrouve en lui. La nation communie avec son souverain. De plus, les options politiques auxquelles le Roi s’est associé avant la guerre – irritation envers les partis, volonté d’autorité – correspondent parfaitement à l’air du temps. Après juillet 1940, de par l’interdiction nazie de toute action politique du Roi, cette magie se fige : souverain battu d’un pays conquis, son unique référence devient alors les lois de la guerre.

93Mais avec le temps, la guerre perd en Belgique occupée son caractère purement militaire. Le pays se voit confronté avec une action de perversion profondément politique de ses institutions. Par la conjonction de multiples conditions, la cassure s’opère et s’approfondit entre la majorité de la population et cet ordre nouveau que l’occupant veut lui imposer. Militaire d’abord puis économique et sociale, la guerre menée par le Reich à la Belgique devient politique et idéologique, bref totale. Et de ses guides, la population attend désormais une réponse politique, un engagement idéologique tout aussi total. Et sur ce terrain, Laeken demeure désespérément muet. Le régime démocratique vilipendé par beaucoup et très mollement défendu en 1940, apparaît officiellement comme l’objectif poursuivi par les alliés et, par conviction ou entraînement, devient celui de l’écrasante majorité.

94Or, l’image que véhicule l’entourage royal – avec ou sans approbation du Roi mais sans démenti de sa part – inscrit précisément le souverain dans le courant inverse. C’est la vision d’une partie non négligeable de la population mais aussi – fait capital – du monde politique agissant dans la clandestinité et des dirigeants qui ont connaissance du "testament politique".

95Un Roi figé dans son rôle, son attitude, ses sentiments de 1940 au milieu d’un monde qui a profondément évolué, c’est bien plus qu’un malentendu.

III – DE STROBL AU NON-RETOUR

96Au début mai 1945, diverses rumeurs circulent sur le sort du Roi et des siens et le P.S.B. estime nécessaire d’envisager le moyen d’obtenir l’abdication de Léopold III s’il est libéré.

97Le 7 mai, à Strobl, la 7ème armée américaine libère le Roi.

98Le problème politique de la reprise des fonctions royales est dès lors d’une actualité grave pour le gouvernement Van Acker qui compte des ministres catholiques, socialistes, communistes et libéraux. La droite parlementaire catholique revendique dès le 8 mai le retour immédiat de Léopold III et la reprise de plein-droit de l’exercice de ses pouvoirs par le simple fait de sa libération, alors que les instances socialistes s’opposent à la transmission automatique des pouvoirs et veulent "obtenir du Roi la décision d’abdiquer", que les communistes sont des adversaires déclarés de Léopold III et que du côté syndical, les oppositions sont grandes entre la F.G.T.B. qui "souhaite que le Roi Léopold III prenne la décision d’abdiquer"[43] et les syndicats chrétiens à écrasante majorité flamande qui s’en tiennent à la thèse de la "reprise de plein droit" des fonctions royales par Léopold III [44].

99Du côté allié, on s’en tient à la thèse définie par Sawyer le 26 mars 1945 suite à un entretien des ambassadeurs américains et britanniques et du général Erskine : "Tous avons le sentiment que cela précipiterait vers de sérieuses difficultés si le Roi rentrait immédiatement en Belgique. Selon nous, il devrait d’abord se rendre dans un pays neutre, peut-être la Suisse, où le Prince Régent, peut-être le Premier Ministre (Van Acker) et d’autres pourraient lui rendre visite avant qu’une décision quelconque soit prise tant sur la date que sur la procédure de son retour. Une question importante, en relation avec ceci est de savoir à qui seraient donnés passeports et visas pour voir le Roi. De nombreuses personnes attendent anxieusement la chance de le voir. Il y a de profondes différences de vues, même dans la famille royale et la situation contient de la dynamite pour la Belgique et peut-être pour l’Europe. Apparemment son accession au trône ne serait pas automatique même s’il revenait immédiatement. Des questions de procédure mais aussi de fond devraient être discutées pendant qu’il serait hors du pays".

100C’est le 8 mai à 18 heures que le Conseil des ministres examine le problème du Roi. Le Premier ministre A. Van Acker évoque trois solutions : le retour sans condition qu’il estime mauvaise ; l’abdication mais avec les risques que comporte une telle formule imposée ; le retour mais sous conditions (rendre hommage aux Alliés ; épurer-émonder l’entourage et manifester clairement l’adhésion au système parlementaire).

101En fait, la décision prise à ce Conseil vers 20h.15 consiste à envoyer dès le 9 mai auprès du Roi une délégation composée du Premier ministre et des ministres Mundeleer, Lalmand, du Bus de Warnaffe et Spaak (ce dernier est rappelé d’urgence de San Francisco), afin de lui fournir une information sur l’état du pays lui permettant – à lui, Léopold III – de prendre une décision. Le 9 mai, le "convoi" quitte Bruxelles : les cinq ministres, le Prince Régent et son secrétaire A. de Staercke, M. Frédéricq, le chef de cabinet de Léopold III, ainsi que le procureur général Cornil. Des entretiens des 10 et 11 mai 1945, le Secrétariat du Roi retient que "les ministres préfèrent que le Roi abdique mais (qu’) ils n’osent pas prendre la responsabilité".

102En fait, c’est peut-être moins simple. Au-delà d’incidents de protocole, d’incompréhensions réciproques [45], la réalité peut être décrite comme suit :

103A. Van Acker expose au Roi que, selon lui, son retour inconditionnel risque fort de provoquer la scission du pays (opposition Flandre-Wallonie ; menace de grèves ; hostilité de grands groupes de résistance comme le Front de l’Indépendance). Le Premier ministre et P.H. Spaak recommandent au Roi d’élargir ses consultations et de prendre du repos (une quinzaine de jours ?). Le procureur général Cornil souligne la difficulté qu’aurait le Roi de constituer un gouvernement majoritaire avec l’opposition communiste et l’abstention des socialistes. De son côté, M. du Bus de Warnaffe, catholique, suggéra également d’attendre mais dans son esprit, l’attente devait être brève [46]. Elle devait permettre de recevoir certaines démissions de membres de la Maison Royale dont le comportement avait été ambigu sous l’occupation et de préparer un message à la nation pouvant être couvert par la responsabilité gouvernementale. A son retour à Bruxelles, le ministre E. Lalmand confiait (à son épouse) que la reprise des prérogatives royales par Léopold III était plus qu’improbable tandis que le libéral Mundeleer estimait qu’en dehors d’un retour immédiat – en civière ou en cheval blanc, disait-il – aucune chance ultérieure ne se présenterait pour lui.

104Le 12 mai, Léopold III écrivit au Régent : son état de santé ne lui permettait pas de rentrer immédiatement.

105Très curieusement, Léopold III ne se manifesta plus pendant plusieurs semaines. Ce n’est que le 5 juin que fut rendue publique la démission des Maisons Civile et Militaire du Roi. Entretemps, l’opposition à Léopold III s’était amplifiée au pays spécialement sous la poussée de la base de la F.G.T.B., du Front de l’Indépendance, de Wallonie Libre, du Parti communiste, du P.S.B., des Jeunesses libérales, etc. Le contre-effet se fait sentir dans le monde catholique.

106A. Van Acker provoque une entrevue avec Léopold III les 5 et 6 juin à Augsbourg : on ne peut laisser "pourrir" la décision à prendre ; le Roi devrait consulter, notamment les Alliés qui semblent préférer le maintien d’une Régence jusqu’à la majorité du Prince. Léopold III demande quelques jours de réflexion et le 14 juin, il déclare au Premier ministre son intention de rentrer au pays dès le 18 juin après-midi. Le Roi souhaite le maintien du gouvernement Van Acker dans son intégralité ; sinon, le Roi chargerait le même Van Acker de constituer un nouveau gouvernement parlementaire et si cela se révélait impossible un gouvernement extra-parlementaire provisoire. Un projet de discours du trône élaboré par le Roi est examiné avec Van Acker : Léopold III y justifie, notamment, son attitude depuis le 10 mai 1940. Van Acker semble avoir souhaité mener l’opération à bonne fin mais avoir sousestimé la résistance au sein de son parti.

107Le 16 juin 1945, le Conseil des ministres s’interroge : le gouvernement ne prendra pas la responsabilité de couvrir le retour et il démissionnera mais voudra-t-il prendre celle d’assurer les affaires courantes, y compris le maintien de l’ordre ? Sur ce point, les positions se clarifient : ni le ministre de l’Intérieur (M. Van Glabbeke) ni celui de la Défense nationale (M. Mundeleer), tous deux libéraux, n’acceptent d’assurer l’ordre. D’où un communiqué sur lequel se fait l’unanimité des ministres (pour des motivations très diverses) : le gouvernement démissionne ; il ne peut assurer l’ordre public ; le Roi – s’il rentre – doit avoir constitué au préalable un gouvernement couvrant ce retour. Van Acker ne cherchera pas à mettre sur pied un nouveau gouvernement et en informe J. Pirenne : "Je me vois contraint de vous prier de me décharger de la mission que vous m’aviez fait l’honneur de me confier (…) Je n’aperçois pas la possibilité de vous maintenir sur le trône"[47]. Le parti libéral se prononcera nettement pour l’effacement du Roi [48] et la F.G.T.B. durcit sa position, se déclarant "prête à employer tous les moyens, jusques et y compris celui de la grève générale pour briser toute tentative avouée ou honteuse de dictature personnelle ou de clique"[49].

108Commence alors un grand jeu de consultations de Léopold III à Saint Wolfgang : il appelle et reçoit les Présidents des Chambres ; des ministres ; des magistrats ; des dirigeants de partis, de corps constitués, des Universités [50]. Pour la droite catholique, la position est particulièrement inconfortable : elle écarte l’abdication mais ne peut recommander le retour du Roi à défaut de gouvernement responsable, de forces de l’ordre suffisantes et d’un appui actif de la part des Alliés.

109La question d’un gouvernement couvrant le retour est rapidement dépassée. Le Roi refuse d’abdiquer. Dans ce cas, le "déballage" public sur le comportement du Roi devient inévitable aux yeux de ceux qui voudraient le voir abdiquer. A. Van Acker, spécialement, affirme qu’on n’évitera pas la publication de documents très nuisibles au Roi : celui dont il affirme qu’il prouve le caractère volontaire de la déportation royale en juin 1944 et ceux qui prouvent qu’à Berchtesgaden, en novembre 1940, Léopold a traité du sort de la Belgique avec Hitler. Le débat parlementaire sur ces documents fera le plus grand tort au Roi et à la dynastie et M. Van Cauwelaert n’écarte pas la possibilité d’un vote à la Chambre sur une motion exigeant l’abdication, voire la déchéance.

110Du côté des partis, la temporisation est la plus détestable des solutions. Pour Léopold III, les Chambres – élues avant guerre – ne représentent peut-être plus la volonté du pays. Quid d’une dissolution ? Le président du Sénat, M. Gillon, répond : "alors, les élections n’auront jamais lieu ; la révolution éclatera dans les huit jours ".

111Léopold III réunit un conseil de famille le 14 juillet à 2h.30 du matin (la reine Elisabeth et le Prince Régent y assistent) et le 14 juillet au matin, Léopold III donne lecture d’une lettre à son frère : il n’a pu constituer de gouvernement disposant d’une majorité aux Chambres ; il renonce à rentrer au pays avant qu’une consultation nationale ait pu avoir lieu mais il n’abdique pas car il ne voit pas clairement la volonté du pays, étant donné "le déséquilibre que les circonstances ont établi entre le Parlement et la Nation".

112Le "déballage" a lieu aux Chambres et le Premier ministre Van Acker y porte des accusations très dures contre le Roi et son entourage mais surtout, les adversaires du Roi ont compris le risque qu’ ils ont couru en mai-juin 1945 à un moment où le Roi ayant cessé d’être dans l’impossibilité de régner du fait de l’ennemi, se trouvait en droit de reprendre ses prérogatives à la seule condition de disposer d’un gouvernement, formé par lui, pouvant prendre la responsabilité du retour. D’où la loi du 19 juillet qui prévoit un "loquet" un verrouillage plus sévère : la fin de l’impossibilité de régner ne s’opère que si elle est reconnue par la majorité des Chambres réunies. Cette majorité ne se dégagera que le 20 juillet 1950.

113Le 16 juin 1945 le gouvernement de coalition dirigé par M. Van Acker tombe. Le 2 août 1945 il est remplacé par le deuxième gouvernement Van Acker comprenant des Libéraux, des U.D.B. [51] et les techniciens [51].


Date de mise en ligne : 06/09/2014

https://doi.org/10.3917/cris.1010.0001

Notes

  • [1]
    Rappelons qu’en mars 1973, la R.T.B. dut renoncer à son projet d’émissions radiophoniques sur la question royale, les principaux témoins encore en vie étant revenus sur leur acceptation de participation. Le dossier préparatoire à ces émissions a paru en Courrier Hebdomadaire du CRISP n° 646, du 24 mai 1974. Une partie y était consacrée au non-retour.
  • [2]
    A ce sujet, voir entre autres : Jules Gérard-Libois et José Gotovitch, L’An 40, la Belgique occupée, Ed. CRISP, 1971 ; les mémoires et télé mémoires de P.H. Spaak, C. Gutt et A. De Vleeschauwer ; Jean Stengers, Léopold III et le gouvernement, les deux politiques belges de 1940, Ed. Duculot, 1980, et les recueils de documents du secrétariat du Roi.
  • [3]
    Et non le 24 août comme l’écrit P.H. Spaak. "Julien" (H. Pierlot) et "le pharmacien" (P.H. Spaak) cherchèrent jusqu’à l’extrême limite à renouer le contact avec "Nordic" (Léopold III) avant de quitter Vichy.
  • [4]
    C’est nous qui soulignons la formule. Elle est de P.H. Spaak, Combats inachevés, T. 1, Ed. Fayart, 1969. Le terme "deux faces d’une même politique" est très exactement l’opposé de celui utilisé par J. Stengers (op. cit.), "les deux politiques belges de 1940".
  • [5]
    Le Congo dans la guerre. Les accords tripartites Belgique-Grande-Bretagne-Etats-Unis, Courrier Hebdomadaire du CRISP n° 781-782 du 9 décembre 1977.
  • [6]
    Le Soir, 10 septembre 1944.
  • [7]
    Annales parlementaires, 19 septembre 1944.
  • [8]
    Ibid., 21 septembre 1944.
  • [9]
    La lettre est adressée à "Mon cher Pullman". Il s’agit en fait d’un pseudonyme pour Georges Hannecart.
  • [10]
    Rapport de H. Pierlot, le 14 novembre 1942 ; copie n° 4 à A. Delfosse ; archives CRISP.
  • [11]
    Le Cardinal, de son côté, publiera une lettre pastorale : il proteste contre la confiscation des cloches des églises et contre les déportations de travailleurs.
  • [12]
    Lettre du gouvernement belge à Léopold III, 3 novembre 1943.
  • [13]
    Affaire De Kinder (nom de code = Xavier) : le 23 septembre 1943, le gouvernement à Londres adopte un texte adressé au Roi, contenant des suggestions précises permettant qu’à la libération ne se pose pas de question royale au pays et aux alliés. Le texte – signé le 20 octobre – est confié à François De Kinder, beau-frère de Pierlot qui est parachuté le 16 décembre 1943 dans le Nord de la France. Dès le 30 décembre, Xavier informe Londres que le Cardinal Van Roey remettra le message au Roi lors de l’audience du Nouvel An (probablement le 4 janvier 1944). Après dix jours de réflexion, quelques lignes sont rédigées par Léopold III mais elles ne répondent pas de manière explicite aux avis respectueux et aux conditions suggérées par le gouvernement. Xavier annonce la fin de sa mission le 21 janvier mais, dans l’espoir d’une réponse explicite et positive, il retarde son départ, ne peut dès lors être "récupéré" par avion. Fin avril 1944, il est arrêté et il est exécuté le 31 août près de Verdun. Les conditions et l’issue dramatique de cette mission De Kinder ont eu un effet psychologique important, défavorable à Léopold III, dans les milieux belges et auprès des Britanniques chargés de la question belge à Londres. L’effet s’est prorogé au-delà de 1944, d’autant que c’est pendant le séjour de De Kinder que le Roi signa son "testament politique".
  • [14]
    A moins que par wishfull thinking ou par candeur, des hommes comme P.H. Spaak ait considéré comme réponse positive du Roi une brève note de sa main datée du 8 novembre, sans indication de destinataires, confirmant son souci de l’indépendance du pays et du maintien strict de son statut de prisonnier qu’il juge "conforme à la dignité de la Couronne et à la dignité de la Nation" et il compte ne se départir ni directement ni indirectement. Encore faudrait-il que les dix lignes du Roi soient parvenues à Londres : Jacques Pirenne, secrétaire du Roi après-guerre ne le pense pas. H. Pierlot aurait parlé de ce document aux Britanniques : il le présentait comme un "résumé" d’une réponse royale qu’il estimait "full of ambiguities and evasive in character" (Foreign Office 371-38872-01317-s.d.).
  • [15]
    Notre information à ce sujet provient essentiellement des archives britanniques de l’époque (Public Record Office).
  • [16]
    Référence : F.O. 371-38872-01317.
  • [17]
    F.O. 38868-01290 ; Public Record Office.
  • [18]
    From de Sausmarez (Political Intell. Dept) to M. Scarlett, 30 mars 1944 ; réf. P.R.O.
  • [19]
    F.O. 371-38872-01317 s.d. P.R.O.
  • [20]
    F.O. 371-38872-01317, P.R.O.
  • [21]
    F.O. 371-38872-01317, P.R.O., 7 juillet 1944, note du Lt Colonel L.J. Carver.
  • [22]
    R. Straten, Ambassadeur de Belgique au Secrétaire d’Etat Cordell Hull ; Washington, 5 juillet 1944.
  • [23]
    L’argument du Général Hilldring est fondé sur le fait que la reddition sans condition qui sera imposée à l’Allemagne prévoit la libération de tous les nationaux des Nations-Unies détenus par les Allemands.
  • [24]
    F.O. 371-38872-01317 n° 7107.
  • [25]
    SHAEF (Supreme headquarter allied expeditionary force), de Ch. Peake, Shaef Political Officer (U.K.) to F.K. Roberts, 28 août 1944, P.R.O.
  • [26]
    Hommes qui "ayant vécu en Belgique occupée ont conservé un contact direct avec la population, une connaissance de ses besoins et de ses voeux" (P.H. Spaak, 21.7.1943).
  • [27]
    Rapport d’Edgar Lalmand : "Dans certains milieux haut placés, on s’agite beaucoup en vue de préparer l’instauration d’une dictature royale qui coînciderait avec le retour de l’auguste prisonnier".
  • [28]
    F.O. 371-38873-01321 ; 3.11.44. P.R.O.
  • [29]
    Ainsi, La Cité Nouvelle qui s’engagerait plus tard contre le retour du Roi avec l’Union Démocratique Belge (UDB) écrivait encore le 26 septembre 1944 : "Si quelqu’un doutait de l’attachement du peuple belge à son Roi, il lui suffirait, pensons-nous, de passer devant le Palais pour se former une conviction. Depuis la libération, les fleurs ne cessent d’affluer … Attention touchante qui ira droit au cœur de notre Auguste prisonnier …".
  • [30]
    Le "programme d’action immédiate" du P.S. clandestin exigeait déjà un éclaircissement de l’affaire avant que le Roi reprenne le pouvoir. En avril 1944, les positions au Bureau P.S. étaient, dans l’ensemble, plus dures que le simple retour sans conditions.
  • [31]
    "Le Conseil des Ministres a été unanime à estimer qu’il ne pouvait souscrire à la condition inscrite au § 7Pour dire toute ma pensée, je suis persuadé que si j’avais donné connaissance au Conseil des Ministres du texte complet du document, mes collègues auraient été d’avis que, même abstraction faite du § 7, il n’était pas désirable qu’il fut publié sous la signature du Roi. Cette publication serait de nature à soumettre directement au jugement de l’opinion les pensées, les paroles et les intentions du Roi et de les livrer à la discussion, ce qui constituerait un inconvénient grave, surtout dans les circonstances actuelles" ; lettre de H. Pierlot, 16 septembre 1944 à M. Jamar, Premier Président de la Cour de Cassation.
  • [32]
    Déclaration du Régent à J. Gérard-Libois (inédite et non confirmée par écrit).
  • [33]
    Lettre de Ch. Sawyer du 1er février 1945 (n° 219) au Secrétaire d’Etat à Washington ; National Archives, Dipl. Branch.
  • [34]
    Lettre de Ch. Sawyer du 1er février 1945 (n° 219) au Secrétaire d’Etat à Washington ; National Archives, Dipl. Branch.
  • [35]
    Ch. Sawyer au Département d’Etat ; 2 avril 1945, National Archives.
  • [36]
    F.O. 371-49001-0/436. P.R.O. ; R.L. Speaight to Col. Carver, War Cabinet Office ; 4 avril 1945.
  • [37]
    Le 26 mars, l’Ambassadeur Sawyer se faisait l’écho des impressions largement répandues selon lesquelles le retour immédiat du Roi en Belgique provoquerait de sérieuses difficultés, l’affaire étant "de la dynamite pour la Belgique et peut-être pour l’Europe ".
  • [38]
    De H. Freeman Matthews, Director, Office of European Affairs to General Hillbring, 7 avril 1945, National Archives.
  • [39]
    F.O. 49001-01436 ; 26 avril 1945, P.R.O.
  • [40]
    Une dépêche Reuter, datée du 26 avril avait annoncé le passage du Roi en Suisse.
  • [41]
    F.O. 49008-01487 ; from Shaef to F.O. ; 30 avril 1945. P.R.O.
  • [42]
    Editions Lumière, Bruxelles, 1945. Voir, pour précisions et compléments, "L’opinion publique et le Roi", José Gotovitch, Res Publica 1978, n° 1, pp. 55-114. Les paragraphes relatifs au Roi, omis dans l’édition de 1945 ont été édités en annexe à l’article de José Gotovitch.
  • [43]
    Bureau F.G.T.B., 9 mai 1945.
  • [44]
    C.S.C., 9 mai 1945.
  • [45]
    Notamment le fait que le Roi ne s’attendait pas à cette procédure ni à autre chose qu’une invitation à rentrer immédiatement et triomphalement.
  • [46]
    Mémoires de M. du Bus de Warnaffe ; inédits ; portées à la connaissance des auteurs par la famille. Le Ministre avait connaissance du testament politique et expliqua au Roi "l’atmosphère du moment, après la victoire des démocraties : le regain de crédit des parlementaires, un certain retour aux idées d’avant-guerre par réaction contre les abus du totalitarisme, bref un ensemble de faits dont il fallait tenir compte pour ne pas heurter le climat régnant. Tout cela impliquait pour le Roi, de s’insérer dans ce climat…".
  • [47]
    Lettre au Roi, 19 juin 1945.
  • [48]
    Comité permanent du 18 juin 1945.
  • [49]
    Bureau F.G.T.B., 18 juin 1945.
  • [50]
    Quelques noms : Van Cauwelaert, Gillon, Hoste, Fisher, Verbaet, Ganshof van der Meersch, Cornil, Hayoit de Termicourt, Tschoffen, Moyersoen, Carton de Wiart, Van Acker, du Bus de Warnaffe, Motz, Bondas, De Brouckère, Van Zeeland, Pholien, De Visscher, P. Struye, les recteurs Cox (U.L.B.) et Van Waeyenbergh (U.C.L.)…
  • [51]
    Voir J.C. Willame, "L’union démocratique belge (U.D.B.). Essai de création "travailliste"", Courrier Hebdomadaire du CRISP, n° 743 du 26 novembre 1978.

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