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Article de revue

Montserrat Emperador Badimon. Lutter pour ne pas chômer : le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc . Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2020, 228 pages

Pages 199 à 201

Notes

  • [1]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice, Loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011.
  • [2]
    Ayşen Uysal, La politique dans la rue. Actions protestataires, manifestants et police en Turquie, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019.
  • [3]
    Éric Cheynis, « L’altermondialisme au prisme marocain », Critique internationale, 27 (2) 2005, p. 177-191.
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1Dans ce riche ouvrage issu de ses recherches doctorale et postdoctorale, Montserrat Emperador Badimon propose une analyse sociologique des protestations de chômeurs et chômeuses diplômé·es du Maroc, qui réclament un emploi dans la fonction publique depuis le début des années 1990. En se concentrant sur un « malheur social » [1] très actuel, celui du chômage des diplômé·es, l’auteure s’interroge sur les raisons pour lesquelles ce mouvement est parvenu à se maintenir dans la durée, dans un contexte coercitif, et tente de répondre à une autre question, complémentaire : « Comment peut-on rassembler durablement des personnes et construire un sujet politique autour d’une identité dévalorisée ? ». Il s’agit donc ici d’un travail de sociologie des mouvements sociaux, et plus précisément de « sociologie politique du conflit » en contexte autoritaire.

2Trois types d’approche sont proposés pour repérer les conditions et les facteurs qui permettent à certaines mobilisations de s’installer ainsi dans le temps : l’une est organisationnelle, la mobilisation étant soumise à des contraintes qui incitent les structures militantes à adopter des tactiques modérées ; l’autre est rétributionnelle, cette mobilisation fournissant à ses participants et participantes des avantages matériels et symboliques ; la troisième est relative aux changements qui permettent aux mobilisations de s’adapter à l’environnement et de se maintenir. Si la protestation des chômeurs et chômeuses dure depuis si longtemps, c’est, selon l’auteure, parce qu’elle est tolérée par l’État, les contraintes organisationnelles et le répertoire modéré faisant de cette mobilisation une ressource de contrôle et de légitimation pour le pouvoir.

3Les nombreuses données empiriques sur lesquelles l’auteure fonde son analyse ont été recueillies au cours d’une enquête ethnographique réalisée dans plusieurs villes du Maroc de 2005 à 2015 et centrée sur les entretiens semi-directifs (143) et l’observation participante (elle a accompagné une cinquantaine de manifestations et s’est immergée dans de nombreuses situations de vie quotidienne et de travail militant non public).

4Les trois premiers chapitres sont consacrés à l’émergence du mouvement. Ils montrent parfaitement comment a été construite une identité de diplômé·es chômeurs et chômeuses et comment s’est fait le passage à l’action sous cette étiquette. La question de savoir « qui prend la rue pour revendiquer le droit à l’emploi » est donc centrale dans l’ouvrage et, pour analyser le passage à l’action, l’auteure prend en compte le modèle processuel de l’engagement qui articule les trajectoires des militant·es à des opportunités concrètes de protestation. Le quatrième chapitre revient sur l’organisation interne des groupes, les ressorts de la formation et la diversité des rhétoriques argumentatives du droit à l’emploi, tandis que le cinquième décrit le répertoire des tactiques protestataires habituelles (manifestations) et inhabituelles (grèves de la faim, occupations de bâtiments, tentatives de suicide), et montre combien les choix opérés dans ce répertoire relèvent de la construction d’un rapport de force entre les chômeurs et chômeuses et les pouvoirs publics. Dans le sixième chapitre sont abordées les réactions du pouvoir face à ces mobilisations. L’auteure y a recours au concept de « disciplinarisation » de la protestation, terme rarement convoqué dans la littérature des mouvements sociaux où il est plutôt question de « répression ». L’expression lui permet en fait de mettre l’accent sur la stratégie étatique du « diviser pour mieux régner », que l’on trouve dans plusieurs régimes dits autoritaires [2]. Enfin, le dernier chapitre aborde la place que les chômeurs et chômeuses diplomé·es occupent dans les espaces militants de gauche, dans l’altermondialisme, dans les élections, dans les mouvements locaux et le Mouvement du 20 février.

5Cet ouvrage apporte une contribution indéniable aux études des mouvements sociaux, et plus particulièrement à celles de l’émergence des mobilisations. L’auteure croise les facteurs macrostructuraux et l’analyse micro en accordant une place importante au profil sociologique des acteurs et actrices mobilisé·es, à la structure et aux caractéristiques des organisations. L’ouvrage permet également de confirmer certaines théories. Il montre, par exemple, en quoi le cas du mouvement des chômeurs et chômeuses diplômé·es du Maroc correspond à l’hypothèse tillyenne du « WUNC » (valeur de la cause défendue, cohésion des personnes qui luttent pour elle, taille du groupe et engagement des individus). Les nombreuses notes de terrain, largement exploitées, augmentent l’originalité d’un texte qui, par ailleurs, pose une question fondamentale : comment une étiquette, le mouvement des chômeurs et chômeuses diplômé·es, parvient-elle à concurrencer, voire à couvrir les diverses expressions d’une seule et même mobilisation ?

6On regrettera cependant de ne pas disposer d’un état des lieux plus étoffé des travaux sur les mobilisations et plus précisément sur le mouvement des chômeurs et chômeuses, d’autant que l’auteure fait très peu référence aux travaux « indigènes ». Par ailleurs, même si elle fournit un apport précieux aux théories actuelles des mouvements sociaux, sa démonstration s’appuie sur des questions somme toute classiques du champ des mobilisations. Enfin, il est probable qu’un regard comparatif, non seulement avec les chômeurs et chômeuses non diplômé·es du pays, mais aussi avec des acteurs et actrices similaires dans d’autres pays aurait permis de mieux comprendre les spécificités du mouvement marocain. La circulation internationale des formes et des tactiques d’action n’est pas prise en considération alors même que la mobilisation des chômeurs et chômeuses diplômé·es semble être un mouvement très présent dans la région. N’y a-t-il aucune connexion entre les mouvements des différents pays ? Les idées et les pratiques du mouvement marocain ne circulent-elles pas d’un pays à l’autre ? Certes, on trouve à la fin de l’ouvrage quelques paragraphes sur les liens entre les mobilisations altermondialistes [3] et le mouvement des chômeurs et chômeuses diplômé·es, qui tendent à démontrer l’insertion de ce dernier dans l’espace international des mouvements sociaux. Cependant, la richesse des analyses et des éléments fournis aurait justifié que ces passages soient plus amplement développés.

7Au demeurant, ces quelques lacunes n’enlèvent rien à la qualité du travail de Montserrat Emperador Badimon, qui apporte un nouvel éclairage sur les conditions d’émergence et la multiplicité des formes de pérennisation d’une mobilisation dans l’espace des mouvements sociaux.


Date de mise en ligne : 07/09/2021

https://doi.org/10.3917/crii.092.0202

Notes

  • [1]
    Albert O. Hirschman, Exit, Voice, Loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011.
  • [2]
    Ayşen Uysal, La politique dans la rue. Actions protestataires, manifestants et police en Turquie, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2019.
  • [3]
    Éric Cheynis, « L’altermondialisme au prisme marocain », Critique internationale, 27 (2) 2005, p. 177-191.

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