Notes
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[1]
Samia Mehrez, Egypt’s Culture Wars : Politics and Practice, Londres, Routledge, 2008.
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[2]
Viola Shafik, Popular Egyptian Cinema : Gender, Class, and Nation, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2007.
-
[3]
Lila Abu-Lughod, Dramas of Nationhood : The Politics of Television in Egypt, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 2005.
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[4]
Walter Armbrust (ed.), Mass Mediations : New Approaches to Popular Culture in the Middle East and Beyond, Berkeley, University of California Press, 2000.
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[5]
Lucie Ryzova, « Unstable Icons, Contested Histories : Vintage Photographs and Neoliberal Memory in Contemporary Egypt », Middle East Journal of Culture and Communication, 8 (1), 2015, p. 37-68.
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[6]
Yves Gonzalez-Quijano, Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Arles, Actes Sud, 2012.
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[7]
Nous pourrions par exemple citer les rencontres intitulées « Symposium on Egyptian Popular Culture : Produce, Consume, Conserve » organisées par l’American Research Center in Egypt, Le Caire, 17-18 janvier 2020.
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[8]
Samia Mehrez, « Préface », dans Huda Lutfi, Life and Work of Egyptian Artist Huda Lutfi, Dubaï, The Third Line Gallery, 2012.
1Loin des soupirs nostalgiques d’une gloire révolue, cet ouvrage nous plonge dans la culture pop et populaire de l’Égypte du xxie siècle. À partir d’un vaste corpus, éclectique et coloré, qui rassemble diverses productions culturelles pop de la période (pré/post) révolutionnaire, il illustre la « fécondité créative de la nation égyptienne » (p. 8). Par leur éclairage nouveau sur ces créations, les auteur·es révèlent « la façon dont se reflètent en elles des dynamiques sociales, idéologiques et esthétiques qui traversent le pays et la région » (p. 19). Codirigé par Richard Jacquemond (professeur de langue et de littérature arabes modernes à l’Université Aix-Marseille et directeur de l’IREMAM) et Frédéric Lagrange (professeur de langue et de littérature arabes à la Sorbonne et traducteur), l’ouvrage fait suite à l’un des ateliers organisés à Paris, en 2017, dans le cadre du 2e congrès du GIS (Groupement d’intérêt scientifique) Moyen-Orient et Mondes musulmans. Les contributeurs et contributrices s’intéressent à la place de l’État et de la langue dans des productions culturelles situées aux croisements multiples de la « pop culture, popular culture, subculture et mainstream » (p. 38). La pluralité des disciplines (linguistique, sociolinguistique, littérature, histoire, anthropologie ou ethnomusicologie), des objets d’étude (livres, feuilletons, sketchs, publicités, mèmes, chansons, mythes contemporains) et des sources (textuelles, audiovisuelles, commerciales, numériques, musicales, orales) permet à la fois de visualiser l’arborescence du sujet et de structurer celui-ci autour de plusieurs questions convergentes ou transversales. La première porte sur la fonction de la culture pop : est-elle un vecteur des discours hégémoniques qui façonnent le consommateur de biens culturels afin de maintenir l’ordre social, étatique et patriarcal ? Est-elle au contraire un outil au service des discours subversifs et contestataires qui ciblent ces structures ? Le second fil conducteur s’articule autour des conséquences, notamment en termes de rayonnements, des différentes stratégies linguistiques mises en place par les acteurs sociaux et actrices sociales.
2Ces contributions paraissent à un moment où les Cultural Studies s’intéressent à la circulation, globalisée et/ou numérique, des productions culturelles populaires moyen-orientales. Dans le prolongement des travaux de Samia Mehrez [1] et de Viola Shafik [2] en Égypte, de Lila Abu-Lughod [3], de Walter Armbrust [4] et de Lucie Ryzova [5] aux États-Unis ou en Angleterre, et de Yves Gonzales-Quijano [6] en France, les auteur·es de l’ouvrage démontrent l’apport majeur que constituent les approches centrées sur le pop égyptien. Toutefois, une de leurs spécificités est de prêter attention aux relations entre le pop et les cultures populaires, tandis qu’une autre tient à leur angle de cadrage du pop : si les Cultural Studies examinent, depuis le mainstream, l’incorporation des œuvres culturelles qui sont parvenues à s’imposer en tant que « produit commercialement dominant », les auteur·es de Culture pop en Égypte renversent la perspective, et scrutent depuis les marges la percée de créations culturelles vers le mainstream. Ainsi le pop y est-il appréhendé comme « une sous-catégorie du populaire qui résulte du débordement d’une forme populaire anonyme et marginale tout d’abord dans le domaine d’une sous-culture médiatiquement diffusée (liée à une classe sociale, une communauté d’âge, d’identité ou d’orientation sexuelle), puis dans le mainstream » (p. 26).
3Afin de mieux définir les particularités de la pop culture en Égypte, les auteur·es mobilisent des notions, telles que le folklore ou le peuple, qui gravitent elles aussi autour de la popular culture. Abondamment commentées par l’historiographie nord-américaine, elles sont ici reprises et (re)définies pour être mises en résonance avec des notions égyptiennes tout aussi polysémiques. Les auteur·es présentent, et rendent ainsi accessibles à un auditoire non arabophone, les catégories émiques de shaḃī, baladī, lokal (populaire, lowbrow) ou encore de adab (classique, highbrow). En analysant les façons dont le pop circule à travers ces catégories, ils et elles tissent, d’un chapitre à l’autre, le caractère mouvant, et donc la richesse heuristique, de la pop culture égyptienne.
4Plus de neuf ans après la révolution de 2011, les auteur·es retiennent quelques « captures d’écran » des moments d’effervescence, de doutes et de (ré)élaborations qui ont jalonné le processus (pré/post) révolutionnaire. Archives de plusieurs mémoires nationales, ce livre expose la variété des modalités d’expression et de contournement qui se jouent par la création culturelle en temps de révolte ou de répression. Il permet également aux lecteurs et lectrices – amateurs et amatrices ou spécialistes – de (re)découvrir plusieurs figures pop égyptiennes encore trop méconnues au-delà de la région, telle la société de production al-Subkī Films qui, par ses comédies ou par les bandes originales de ses créations, s’est affirmée comme un élément central du paysage audiovisuel égyptien. Tandis que le monde universitaire en Égypte convie, à travers des expositions ou des conférences [7], à un échange académique transnational sur la pop culture contemporaine, les chercheur·es européen·nes ou égyptien·nes inscrivent leurs contributions dans cette discussion, en tant qu’espace de co-construction des savoirs.
5Les quatre parties de l’ouvrage sont à envisager comme autant d’escales dans des sites où la culture pop se donne à voir ou à entendre : la fiction, l’humour web ou télévisuel, la musique, et la rue. Chaque chapitre aborde des thèmes traversant ces espaces et part de sources documentaires tirées de l’actualité (pré/post) révolutionnaire, pour renouer avec la profondeur temporelle des productions analysées. Cette démarche historique, commune à toutes les contributions, donne sa cohérence épistémologique à cet ouvrage interdisciplinaire. En introduction, Frédéric Lagrange dresse un panorama général du rayonnement de la pop culture égyptienne aux xxe et xxie siècles, et met en évidence l’importance du tournant – comparable à celui introduit par la popularisation de la minicassette dans les années 1970 – qu’a représenté la généralisation de l’accès à Internet et aux chaînes satellitaires arabes dans les années 2000 : les distinctions entre culture légitime (de l’élite) et culture populaire (des masses) s’en sont trouvées profondément ébranlées. Dans la première partie – « Pop Fiction, de l’écrit à l’audiovisuel » –, Richard Jacquemond (chap. 1) revient justement sur la carrière de Aḥmed Murād, écrivain « pop », dont le succès remet en cause l’opposition jusque-là établie entre une culture considérée comme « populaire » et une littérature dite « classique », imposant de se plier aux canons du genre. Il souligne le caractère novateur de cet auteur qui se désintéresse des récompenses institutionnelles (adab) ou de l’estime de ses pairs, et préfère entretenir des liens de proximité avec ses fans via les réseaux sociaux ou les adaptations cinématographiques de ses œuvres. Teresa Pepe (chap. 2) analyse, quant à elle, l’adaptation pour le petit écran du classique de Sun ‘āllah Ibrāhīm, Dhāt, devenu un feuilleton du Ramadan qui « brouille les frontières entre haute culture et culture populaire ou de masse » (p. 87). Gaétan du Roy (chap. 3) observe, lui aussi, la télévision et écoute les discours sur les relations interconfessionnelles émis dans deux séries des années 2000, dont l’intrigue a pour cadre le quartier copte de Shubrā au Caire. Ces représentations pop incarnent un trope nationaliste qui les érige en métonymie d’un cosmopolitisme égyptien ou d’une « convivialité islamo-chrétienne » présentés comme immuables.
6Dans la seconde partie – « Pop Humor, le rire entre la télévision et Internet » –, Amr Kamal (chap. 4) commente un sketch de l’émission Saturday Night Live bi-l-‘arbi sur la situation actuelle de pluriglossie en Égypte. Pour expliquer cette dynamique, il détaille la multiplicité des pratiques linguistiques qui découlent des évolutions successives des traductions audiovisuelles. Frédéric Lagrange (chap. 5) évoque, lui aussi, la fonction du rire dans l’audiovisuel et plus particulièrement dans l’école égyptienne de publicité. En étudiant les campagnes d’une bière sans alcool au slogan ambigu (« Sois un homme ! »), il retrace les changements opérés entre 2007 et 2017 dans les représentations des masculinités (pré/post) révolutionnaires. Le rôle du Web dans la diffusion de telles images devenues « virales » est également mis en relief par Chihab El Khachab (chap. 6) dans son étude des « caricatures numériques ». Par leurs références aux situations constatées dans d’autres pays ou vécues en Égypte, ces mèmes comiques ou satiriques sont un des lieux où s’écrivent les luttes en cours.
7La troisième partie – « Pop Music, du protest song à l’électro » – ne porte pas sur les courants de l’ArabPop commerciale mais sur ceux qui dénoncent les structures hégémoniques. Séverine Gabry-Thienpont (chap. 7) révèle les rouages de la scène alternative postrévolutionnaire, à travers le parcours de Abdullah Miniawy, artiste puisant dans le soufisme et la poésie pour composer ses musiques amplifiées. May Telmissany (chap. 8) suit, pour sa part, la trajectoire du groupe Eskenderella et saisit les changements postrévolutionnaires entre la chanson politique égyptienne, longtemps rattachée aux élites, et la chanson populaire, qui n’est désormais plus synonyme de culture de masse, mais plutôt d’un « devenir-mīdān » en tant que culture de la « dissidence collective ». Nicolas Puig (chap. 9) se penche sur le succès d’un autre style musical, le mahragān, qui se déploie, à partir des années 2000, depuis les mariages de rue des marges urbaines et populaires jusqu’à la culture mainstream. Tout en revenant sur la généalogie de ce style musical, il cartographie les circulations numériques et citadines qui influent sur les pratiques esthétiques.
8Dans la quatrième et dernière partie – « Pop street, la rue et ses mythes » –, Elena Chiti (chap. 10) présente les résultats de ses promenades exploratoires autour des mythes sur l’histoire de deux tueuses en série des années 1920 : Rayyā et Sakīna. Les discours qu’elle entend au Caire ou à Alexandrie (dans des espaces où évoluent différentes classes sociales, ou encore au Musée national de la police) témoignent d’une culture populaire où les marges peuvent exprimer leur rejet des discours officiels ou hégémoniques.
9Cet ouvrage laisse entrevoir le politique en filigrane, à travers un prisme vivant – pop et populaire – solidement ancré dans le quotidien des Égyptien·nes, et bien loin des théories abstraites. Alors même que, lors des colloques organisés en Égypte, la notion de pop culture fait parfois débat – en tant que catégorie exogène, voire artificielle, puisque rarement explicitée par celles et ceux qui la pratiquent –, les auteur·es de cet ouvrage parviennent à déplacer ce paradigme en renouant avec l’agency des concerné·es par leurs définitions larges, inclusives et mouvantes de ce qu’est ou de ce que fait le pop. Pour poursuivre les interrogations formulées sur les stratégies linguistiques de celles et ceux qui commentent et consomment le pop, il aurait pu être porteur d’inclure quelques réflexions sur l’essor de l’arabizi et d’étendre le parallèle, déjà établi dans l’ouvrage, entre la période actuelle et celle de la « renaissance culturelle » de la Nahḍa, au début du xixe siècle. Toutefois, ce livre, déjà très foisonnant, ne peut être exhaustif, et s’affirme plutôt comme une invitation à prolonger sur d’autres sites pop les réflexions présentées par ses auteur·es. Ainsi, il pourrait être fructueux que de nouvelles recherches élargissent le scope de cette analyse en y incluant les arts, notamment à travers un dialogue avec les travaux de Samia Mehrez [8] sur les références pop mobilisées par la plasticienne Huda Lutfi. De même, les polémiques relatives à l’application TikTok, le rôle grandissant d’Instagram dans la dénonciation des violences de genre, l’essor d’icônes musicales dans les graffitis féministes et le déclin d’espaces culturels, tels que des boîtes de nuit ou la galerie Townhouse, sont autant d’objets d’études pop propices à l’application des grilles de lecture que développe cet ouvrage inspirant.
Notes
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[1]
Samia Mehrez, Egypt’s Culture Wars : Politics and Practice, Londres, Routledge, 2008.
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[2]
Viola Shafik, Popular Egyptian Cinema : Gender, Class, and Nation, Le Caire, The American University in Cairo Press, 2007.
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[3]
Lila Abu-Lughod, Dramas of Nationhood : The Politics of Television in Egypt, Chicago, Londres, The University of Chicago Press, 2005.
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[4]
Walter Armbrust (ed.), Mass Mediations : New Approaches to Popular Culture in the Middle East and Beyond, Berkeley, University of California Press, 2000.
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[5]
Lucie Ryzova, « Unstable Icons, Contested Histories : Vintage Photographs and Neoliberal Memory in Contemporary Egypt », Middle East Journal of Culture and Communication, 8 (1), 2015, p. 37-68.
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[6]
Yves Gonzalez-Quijano, Arabités numériques. Le printemps du Web arabe, Arles, Actes Sud, 2012.
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[7]
Nous pourrions par exemple citer les rencontres intitulées « Symposium on Egyptian Popular Culture : Produce, Consume, Conserve » organisées par l’American Research Center in Egypt, Le Caire, 17-18 janvier 2020.
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Samia Mehrez, « Préface », dans Huda Lutfi, Life and Work of Egyptian Artist Huda Lutfi, Dubaï, The Third Line Gallery, 2012.