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Article de revue

La « prison dorée », ou les luttes de pouvoir dans l’Arabie Saoudite de Mohammed ben Salman : retour sur un terrain limite pour les sciences sociales

Pages 123 à 141

Notes

  • [1]
    Le nombre régulièrement avancé de 380 personnes environ semble crédible, bien qu’il ne prenne pas en compte les durées de détention variables.
  • [2]
    Voir par exemple l’article d’Al-Khalij Al-jadid (https://thenewkhalij.news/index.php/article/96526) ou celui d’Al-Jazeera (https://www.aljazeera.net/news/reportsandinterviews/2018/1/28/-95- figure im1 figure im2) (consultés en janvier et octobre 2020). Toutes les citations sont traduites par l’auteur.
  • [3]
    Jamal Khashoggi, « Saudi Arabia’s Crown Prince Is Acting like Putin », The Washington Post, 6 novembre 2017.
  • [4]
    Alexei Vassiliev, The History of Saudi Arabia, Londres, Saqi Books, 1998, p. 897 et suivantes.
  • [5]
    Marie Brossier, Gilles Dorronsoro, « Le paradoxe de la transmission familiale du pouvoir », Critique internationale, 73 (4), 2016, p. 9-17.
  • [6]
    Magali Boumaza, Aurélie Campana, « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, 57 (1), 2007, p. 5-25.
  • [7]
    Sylvie Ayimpam, Jacky Bouju, « Objets tabous, sujet sensibles, lieux dangereux », Civilisations, 64 (1), 2015, p. 11-20.
  • [8]
    Sur le seul cas du monde arabe, voir par exemple Daniel Meier, « Faire de la recherche au Kurdistan irakien : questions éthiques en milieu autoritaire », Recherches qualitatives, 39 (1), 2020, p. 21-41 ; Vincent Romani, Faire des sciences sociales en Palestine. Oppression militaire et mondialisation académique, Paris, Karthala/Aix-en-Provence, IREMAM, 2016.
  • [9]
    À commencer par le conflit qui éclata après la mort d’Abdelaziz ibn Saoud et opposa ses fils pour finalement porter au pouvoir le roi Faysal en 1964. Voir Madawi al-Rashed, A History of Saudi Arabia, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 104.
  • [10]
    Diffusée à l’origine par la chaîne saoudienne Al-Ekhbariya, la scène est aujourd’hui disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=20rg2bB_My0.
  • [11]
    M. Brossier, G. Dorronsoro, « Le paradoxe de la transmission familiale du pouvoir », art. cité, p. 13.
  • [12]
    Steffen Hertog, Princes, Brokers and Bureaucrats : Oil and the State in Saudi Arabia, Ithaca, Cornell University Press, 2011.
  • [13]
    Stéphane Lacroix, « En Arabie Saoudite, modernisation de l’autoritarisme », Orient XXI, 25 septembre 2017.
  • [14]
    Selon les mots d’une participante rapportés dans Benjamin Barthes, « Le fils du roi Salman, un héritier pressé et ambitieux en Arabie Saoudite », Le Monde, 19 janvier 2016.
  • [15]
    Ward Vloeberghs, « Dynamiques dynastiques au Liban : transmettre le pouvoir en famille, Critique internationale, 73 (4), 2016, p. 86.
  • [16]
    Anne Barnard, Maria Abi-Habib, « Why Saad Hariri Had That Strange Sojourn in Saudi Arabia », The New York Times, 24 décembre 2017 (https://www.nytimes.com/2017/12/24/world/middleeast/saudi-arabia-saad-hariri-mohammed-bin-salman-lebanon.html).
  • [17]
    Nabil Mouline, « Pouvoir et transition générationnelle en Arabie Saoudite », Critique internationale, 46 (1), 2010, p. 135.
  • [18]
    Ibid., p. 137 et suivantes.
  • [19]
    S’ils n’étaient pas les seuls ciblés, les proches du roi Abdallah étaient particulièrement nombreux parmi les personnes arrêtées. Voir, entre autres, le cas du prince Mutaib ben Abdallah rapporté dans David D. Kirkpatrick, « Saudi Arabia Releases Senior Prince Arrested in Anti-Corruption Purge », The New York Times, 28 novembre 2017.
  • [20]
    Pascal Ménoret, L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, Paris, La Découverte, 2003 (voir en particulier ses analyses dans la troisième partie).
  • [21]
    Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Le Seuil, 2012.
  • [22]
    Tuong Vu, « Studying the State through State Formation », World Politics, 62 (1), 2010, p. 148-175.
  • [23]
    Walid al-Ibrahim, P-DG du consortium médiatique MBC, que Mohammed ben Salman avait tenté d’acheter en 2015, a été contraint de céder plus de 60 % du capital de son entreprise à l’État à la suite de sa détention au Ritz (Ben Hubbard, « Saudi Arabia Frees Media Mogul but His Company’s Fate Remains a Mystery », The New York Times, 26 janvier 2018). Le prince Mutaib ibn Abdallah, un temps considéré comme un potentiel prétendant au trône, a été, quant à lui, contraint de verser un milliard de dollars pour sa libération. Même chose pour le prince al-Walid bin Talal (« thamn hurryat Alwawlid bin Talal sitat milyara dular » (Le prince al-Walid bin Talal a versé 6 milliards de dollars en échange de sa libération), Al-Jazeera, 23 décembre 2017).
  • [24]
    Sur les relations entre États et autorités transnationales, voir Claire Cutler, Private Power and Global Authority : Transnational Merchant Law in the Global Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [25]
    Jean-François Seznec, « Saudi Arabia’s Sell Off of Aramco : Risk or Opportunity ? », Bulletin of the Atomic Scientists, 72, 2016, p. 378-383.
  • [26]
    S. Hertog, « Defying the Resource Curse. Explaining Successful State-Owned Enterprises in Rentier States », World Politics, 62 (2), 2010, p. 261-301.
  • [27]
    Pauline Debanes, Sébastien Lechevalier, « La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ? », Critique internationale, 63 (2), 2014, p. 15.
  • [28]
    Tel était, en tout cas, l’idée originale de Mohammed ben Salman et de ses proches au milieu des années 2010. L’ouverture d’une partie du capital d’Aramco en 2019 a cependant refroidi leurs espérances puisque le maigre appétit des investisseurs internationaux les a, contre toute attente, obligés à se tourner vers des acteurs nationaux.
  • [29]
    Sarah ben Nefissa, « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l’État et la société en Égypte », Confluences Méditerranée, 75 (4), 2010, p. 137-150.
  • [30]
    Constance Mary Turnbull, A History of Modern Singapore, 1819-2005, Singapour, National University of Singapore Press, 2009, p. 274 et suivantes.
  • [31]
    Samson Yuen, « Disciplining the Party : Xi Jinping’s Anti-corruption Campaign and Its Limits », China Perspectives, 3, 2014, p. 41-47.
  • [32]
    Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans, xive-xixe siècle, Paris, Fayard, 2003.
  • [33]
    Voir le rapport de Human Rights Watch sur la question (https://www.hrw.org/world-report/2020/country-chapters/saudi-arabia).
  • [34]
    F. Gregory Gause III, « Saudi Regime Stability and Challenges », dans Madawi Al-Rasheed (ed.), Salman’s Legacy. The Dilemmas of a New Era in Saudi Arabia, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 31-44.
  • [35]
    Le caractère collectif de l’emprisonnement et la possibilité de prendre conscience de sa condition à travers le regard des autres ne sont pas toujours synonymes de soumission et peuvent aussi fonctionner comme une ressource pour les prisonniers. Voir Sarah Caunes, « La bataille des prisons. Organisations et mobilisations des prisonnier-e-s politiques dans l’espace carcéral turc entre 1980 et 2000 », thèse de doctorat en science politique, Université Paris 8, 2020. Dans le cas du Ritz, c’est bien le rassemblement couplé à l’impossibilité de toute résistance qui produit la formule de la soumission.
  • [36]
    Timothée Vilars, « Purge des princes saoudiens : le Ritz-Carlton de Riyad, prison la plus luxueuse au monde », L’Obs, 11 novembre 2017 (https://www.nouvelobs.com/monde/20171111.OBS7231/purge-des-princes-saoudiens-le-ritz-carlton-de-riyad-prison-la-plus-luxueuse-au-monde.html).
  • [37]
    Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.
  • [38]
    En fait, il faudrait trouver une qualification plus exacte à ce qui est en jeu dans l’alliance systématique et répétée des contraires qui a entouré l’épisode de la prison dorée : l’apparente humilité de Mohammed ben Salman lorsqu’il déploie son pouvoir, la combinaison du faste et de l’asservissement de l’hôtel... À titre d’hypothèse, la notion de syncrétisme, telle qu’elle a été théorisée par les anthropologues, pourrait être utile. Selon ces derniers, le syncrétisme repose sur une dialectique de la continuité et de la discontinuité : il conserve le connu tout en le redéployant dans un univers de sens nouveau qui le transforme, comme l’est ici la puissance des différents protagonistes. Carmen Bernand, Stefania Capone, Frédéric Lenoir, Françoise Champion, « Regards croisés sur le bricolage et le syncrétisme », Archives de sciences sociales des religions, 114, 2002, p. 61-66.
  • [39]
    Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théorie, Paris, Léo Scheer, 2002.
  • [40]
    Frédérique Leferme-Falguières, Les courtisans. Une société de spectacle sous l’Ancien Régime, Paris, PUF, 2007.
  • [41]
    Jean-François Solnon, Versailles, Paris, Perrin, 2017, chap. 32 « Versailles fut la cage dorée de la noblesse ».
  • [42]
    Pierre-François Souiry, Nouvelle Histoire du Japon, Paris, Perrin, 2010, p. 399.
  • [43]
    https://www.youtube.com/watch?v=cTlbLljNjag (consulté le 10 mai 2020).
  • [44]
  • [45]
    Sur l’utilité de cette notion, développée par Antonio Gramsci, pour penser le politique dans les mondes non occidentaux, voir Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel “legs colonial” parle-t-on ? », Esprit, 12, 2006 p. 147.
  • [46]
    P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, op. cit., p. 209.
  • [47]
    Thomas Friedman, « Saudi’s Arabia’s Spring, at Last », The New York Times, 23 novembre 2017.
  • [48]
    Propos recueillis par Martin Smith (l’un des rares journalistes occidentaux à pouvoir rencontrer régulièrement les dirigeants saoudiens) dans son documentaire « Meurtre au consulat. Mohammed ben Salman et l’affaire Khashoggi », 2019.
  • [49]
    Al-fasad wa-l Rytz-Karltoun... Al-qissa min al-bidayat li’l nihayat (De la corruption et du Ritz Carlton... l’histoire du début à la fin), Al Arabiya, 31 janvier 2018. « (Mohammed ben Salman) a assuré que le but premier était de punir les personnes corrompues », Madha qala al’amir Muhamad bin Salman án mawqufi al-Rytz (Ce que le prince Mohammed ben Salman a dit à propos des arrestations du Ritz), Al Arabyia, 20 mars 2018.
  • [50]
    Luc Boltanski, « Pragmatique de la valeur et structures de la marchandise », Annales. Histoire, Sciences sociales, 72 (3), 2017, p. 607-629.
  • [51]
    Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967 ; Wayne Brekhus, « Une sociologie de l’“invisibilité” : réorienter notre regard », Réseaux, 129-130 (1-2), 2005, p. 243-272.
  • [52]
    Daniel Welzer-Lang, « L’échangisme : une multisexualité commerciale à forte domination masculine », Sociétés contemporaines, 41-42 (1-2), 2001, p. 111-131.
  • [53]
    Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [54]
    Isabelle Coutant, « Statu quo autour d’un squat », Actes de la recherche en sciences sociales, 136-137 (1-2), 2001, p. 27-37.
  • [55]
    Carlo Ginzburg, « Signes, Traces, Pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 6, 1980, p. 3-44.
  • [56]
    Voir les contributions rassemblées dans le numéro « Montrer/occulter », Cahiers d’anthropologie sociale, 11 (1), 2015.
  • [57]
    Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.
  • [58]
    Mark Mazzetti, Ben Hubbard, David D. Kirkpatrick, Kate Kelly, « Saudis Said to Use Coercion and Abuse to Seize Billions », The New York Times, 11 mars 2018.
  • [59]
    C. Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.
  • [60]
    Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma sœur, ma mère et mon frère, Paris, Gallimard, 1973.

1Au cours du week-end des 4 et 5 novembre 2017, plusieurs centaines [1] de membres des élites politiques et économiques saoudiennes furent arrêtés et conduits à l’hôtel Ritz-Carlton de Ryad. Ainsi commença une longue séquence politique (l’hôtel a officiellement rouvert le 14 février 2018) durant laquelle princes, hommes d’affaires et grands commis de l’État furent maintenus en détention dans un lieu qui symbolisait jusque-là le faste de la pétromonarchie. Le Ritz de Ryad en vint à être qualifié par le quasi-oxymore de « prison dorée » (as-sijn ad-dhahaby) ou de « cage dorée » (al-qasaf ad-dhahaby) [2], les expressions en arabe s’imposant d’autant plus facilement que leur équivalent en anglais (gilded cage) était adopté et popularisé au même moment par les médias internationaux. Présenté par les autorités saoudiennes comme une vaste opération anti-corruption, l’événement a été analysé, notamment par Jamal Khashoggi [3] et de nombreux journalistes, diplomates ou spécialistes de la région, comme un moment de purge et de consolidation du pouvoir autour de la figure du prince héritier, Mohammed ben Salman. Si les prisonniers ont officiellement cédé au trésor saoudien 106 milliards de dollars en échange de leur libération, l’épisode du Ritz-Carlton s’est également, et surtout, conclu par une recomposition radicale du champ politique, confirmant la volonté du jeune prince héritier de s’imposer au sommet d’un appareil d’État qui, bien que traditionnellement monopolisé par la famille du fondateur du pays [4], Abdelaziz ibn Saoud, reste soumis à de violentes contestations quant aux modalités effectives de la succession héréditaire du pouvoir [5].

2Si l’on dira, dans un premier moment de notre article, pourquoi cette hypothèse nous semble fondée, on voudrait cependant suggérer qu’il s’est aussi passé autre chose au Ritz-Carlton. En effet, aucune des analyses ne s’est jusqu’ici interrogée sur la spécificité de ce lieu. Or on peut se demander ce qui s’est joué sous les ors d’un hôtel de luxe, qui n’aurait pu se passer ni dans une prison commune ni dans d’autres lieux d’enfermement (telle une assignation à résidence). Répondre à cette question, en prenant donc au sérieux l’expression de prison dorée, permet de nuancer notre compréhension de ces moments de succession où un pouvoir cherche à asservir ses concurrents tout en préservant formellement leur statut. Le Ritz de Ryad répond précisément à cette dialectique : effectuer la soumission des puissants dans un lieu clos mais prestigieux, qui leur permet de sauver les apparences vis-à-vis de l’extérieur. Cette formule, que nous laissons volontairement à un haut niveau de généralité, permettra d’avancer plusieurs hypothèses emboîtées sur ce lieu paradoxal de puissance et d’impuissance que fut le Ritz. Ainsi, après avoir analysé en quoi la purge du Ritz est l’aboutissement de luttes au sommet de l’État saoudien, on s’intéressera à ce qui s’est joué lors de l’enfermement lui-même. On verra alors comment le Ritz de Ryad permit d’isoler une partie des élites saoudiennes, de les forcer à la reconnaissance de leur asservissement, tout en leur permettant de maintenir intact (au moins pro forma) leur statut pour un regard extérieur, à la faveur d’un secret savamment entretenu sur ce qui se passa exactement pendant leur captivité.

3Parce qu’elle s’est déroulée à huis clos, et que l’impossibilité de voir ou de savoir était constitutive de l’opération politique elle-même, la séquence de la prison dorée constitue une forme de terrain limite pour les sciences sociales. Elle amène en effet à s’interroger sur l’analyse de phénomènes dont la quasi-totalité des enjeux sont volontairement soustraits aux regards extérieurs et qui, de ce fait, rendent inconcevable toute possibilité de terrain physique, d’observation ou d’établissement factuel de séries événementielles. La prison du Ritz n’est pas seulement un « milieu » [6] ou un « terrain » [7] difficile, et enquêter sur ce lieu ne signifie pas simplement mener une recherche en contexte autoritaire [8], autant de situations délicates qu’il est possible d’aborder pourvu que l’on sache développer les ressources adéquates. Ici le chercheur est confronté à une tout autre difficulté : celle de dire quelque chose sur un espace-temps dont la structure même repose sur une forme de clôture d’où rien ne doit filtrer, à part quelques images volées, quelques rumeurs ou témoignages à la sincérité suspecte. On fait cependant le pari que ces traces fragiles offrent une prise pour l’analyse, non parce qu’elles permettraient de spéculer sur ce qui s’est peut-être passé durant l’enfermement mais, à un niveau plus fondamental, parce que la réussite même de la purge suppose qu’une partie infime de l’opération « fuite », soit rendue publique et visible aux regards extérieurs. En développant cette idée, nous entendons donc réfléchir à ce que signifie enquêter sur des objets politiques structurés par des régimes réglés de visibilité et d’occultation. Loin d’être une contrainte irréductible pour le terrain, cette dialectique inscrite dans la structure même de la « prison dorée » permet au chercheur de lever un coin du voile : qu’il y ait des choses que l’on ne puisse ni voir ni savoir est en l’occurrence moins une limite aux sciences du politique qu’une piste à suivre pour faire surgir d’autres questions.

Aux origines de l’épisode du Ritz : l’État saoudien face à l’irrésistible ascension du prince Mohammed ben Salman

4L’évolution récente du jeu politique en Arabie Saoudite ne saurait fournir, à elle seule, l’explication de ce qui s’est passé dans le secret du Ritz. Elle est toutefois un élément d’analyse crucial, tant l’épisode est la conséquence des importants bouleversements survenus au sommet de l’État plusieurs mois auparavant, sous l’impulsion du roi Salman et de son fils Mohammed. Ce jeune prince (né en 1985) a fait récemment une apparition relativement inattendue dans les plus hautes sphères de l’État. S’il a mené une importante opération visant à changer l’image du royaume à l’extérieur (voir ses rencontres avec les patrons des grandes entreprises technologiques californiennes, ses prises de position publiques non seulement contre les religieux, mais aussi pour la promotion des femmes ou l’ouverture culturelle), il s’est également engagé dans une bataille pour en transformer les rapports de pouvoir internes. C’est une des grilles de lecture à mobiliser pour comprendre la « cage dorée » : les luttes intenses pour le pouvoir que l’Arabie Saoudite a connues tout au long de son histoire, notamment entre les différentes branches de la famille Saoud [9], se sont exacerbées sous le roi Salman, au pouvoir depuis 2015.

5Ainsi, le 21 juin 2017, quelques mois donc avant l’épisode du Ritz, le prince Mohammed est parvenu à s’imposer comme l’héritier du royaume à la place de son cousin, le prince Mohammed ben Nayef, qui avait été originellement désigné. Tel qu’il s’est déroulé, cet épisode constituait déjà une forme remarquable de glissement entre les domaines visible et invisible du politique. Si l’éviction du prince Mohammed ben Nayef s’est opérée en sous-main, tout a été fait pour donner l’image publique d’une transition pacifique et consentie : au cours d’une cérémonie savamment mise en scène et retransmise à la télévision [10], Mohammed ben Salman s’agenouille devant celui à qui il vient de ravir le titre de prétendant au trône, et lui baise la main. L’image dit donc le contraire de ce qui se jouait à ce moment-là, puisque Mohammed ben Nayef annonça son allégeance au nouveau prince héritier, avant d’être démis de ses fonctions officielles et placé en résidence surveillée. Les apparences sont travaillées jusque dans le détail vestimentaire, ici encore profondément contre-intuitif : tandis que Mohammed ben Salman, à l’apogée de son pouvoir, est vêtu d’un humble thawb (la tunique blanche du Golfe), Mohammed ben Nayef, déchu, revêt finalement le cérémonieux bisht (une cape aux liserés dorés).

6S’il n’est pas isolé, l’épisode est également loin d’être une nouveauté. En Arabie Saoudite, le régime ne saurait en effet être simplement qualifié de « monarchique ». La succession y est l’objet d’une intense compétition entre des individus pouvant se considérer comme des primus inter pares, plusieurs logiques – dynastiques, lignagères et clientélaires – se conjuguant pour faire de l’hérédité politique une « zone grise » [11] particulièrement agonistique. Ces luttes sont à ce point fréquentes que certains analystes et chercheurs les ont identifiées comme l’une des caractéristiques de la dynamique d’expansion de l’État saoudien [12]. Que l’on se rappelle, à titre d’exemple, le nouveau cycle de répressions déclenché peu de temps avant l’épisode du Ritz en septembre 2017. Derrière l’hétérogénéité des profils des personnes arrêtées (des religieux d’obédiences diverses, des intellectuels et des activistes), une constante semblait se dégager : le fait de ne pas avoir soutenu la politique du clan Salman, attitude qui avait pu être tolérée par le passé mais qui ne pouvait plus l’être, dès lors que les enjeux de succession exigeaient de se positionner sans ambigüité vis-à-vis du prétendant au trône [13].

7Tout aussi significatif pour notre propos, on notera que se déroulent alors des événements qui allaient fournir de nombreux traits du répertoire dans lequel s’inscrira l’épisode du Ritz. On peut en isoler au moins deux. Tout d’abord, l’hôtel lui-même fut le lieu de manifestations publiques qui allaient conforter l’image d’un prince réformateur prêt à s’opposer aux puissants du pays. Le 16 décembre 2015, Mohammed ben Salman y avait tenu, devant plus de 300 représentants des élites économiques et politiques du pays, des propos qui avaient provoqué la « stupéfaction » des participants [14]. Dans une démonstration parfaitement réglée selon un mélange contre-intuitif d’humilité et d’affirmation de puissance, qui anticipait la mise en scène de l’éviction de Mohammed ben Nayef, le prince, vêtu ici aussi du simple thawb devant une assemblée d’hommes qui, eux, avaient opté pour le prestigieux bisht, annonça un programme de réformes radical qui menaçait de saper les bases sur lesquelles reposait le pouvoir de la plupart des membres de l’assistance (transformation profonde de l’État et de son économie afin de l’émanciper des ressources pétrolières).

8Ensuite, le 4 novembre 2017, au moment cette fois où débutait la purge du Ritz, le Premier ministre libanais, Saad Hariri, détenteur de la double nationalité libano-saoudienne et dont le pouvoir était, depuis son père, adossé à la relation de clientèle vis-à-vis des Saoudiens [15], fut contraint, dans des circonstances troubles mais relevant probablement d’une forme d’enfermement indicible, d’annoncer sa démission. Les faits restent peu clairs : appelé en Arabie Saoudite pour ce qu’il pensait être un banal entretien avec ses homologues, il aurait tout d’abord été forcé de patienter un long moment dans un lieu isolé. Privé par la suite d’un certain nombre d’objets (en premier lieu, son téléphone portable, principal lien avec l’extérieur), il aurait été soumis à d’intenses pressions, au point d’annoncer en direct, à la télévision, sa démission (sur laquelle il reviendra deux semaines plus tard, une fois rentré à Beyrouth). Les apparences sont cependant sauves : à la télévision Hariri semble agir de son plein gré et maintiendra invariablement cette version lorsque la question lui sera posée. Derrière les apparences, cependant, de nombreux indices laissent penser que l’épisode (généralement vu comme la réaction de Mohammed ben Salman aux mesures de son homologue libanais jugées trop favorables aux Iraniens) fut bien plus violent. Si nous n’avons ni les moyens ni l’ambition d’en établir le déroulement, on notera par contre qu’il articule des éléments que l’on retrouve dans l’épisode du Ritz : la privation de liberté imposée au(x) puissant(s) afin de les contraindre à une décision, le souci de maintenir l’apparence de leur puissance, le silence qui entourera l’événement une fois celui-ci terminé (Saad Hariri refusant systématiquement d’aborder le sujet, publiquement tout comme avec ses proches [16]).

9On commence donc à entrevoir le contexte dans lequel s’est déroulé l’enfermement au Ritz : l’hôtel avait déjà été le théâtre d’une confrontation entre les plus hauts représentants de l’État et de l’économie du royaume et le prince héritier ; celui-ci avait, de plus, déjà expérimenté une formule où la soumission des puissants allait de pair avec le maintien des apparences de leur pouvoir, via une économie de la visibilité/invisibilité des rapports de domination et des formes de témoignage (ou de silence) qu’elle articulait ; enfin, cet épisode peut être resitué dans l’histoire des luttes de pouvoir entre clans et familles en Arabie Saoudite, lesquelles luttes ont connu récemment une métamorphose remarquable.

10En effet, la succession à venir du roi Salman marquera un tournant dans l’histoire du pouvoir saoudien tel qu’il s’était structuré lors la fondation de l’Arabie Saoudite en 1932 par Abdelaziz ibn Saoud. Depuis la fin de son règne en 1953, tous les souverains saoudiens ont été désignés parmi ses fils, y compris l’actuel roi Salman, 25e fils d’Abdelaziz et membre du puissant clan des Soudayris. Or, lorsque le roi Salman (né en 1935) mourra, les cartes du pouvoir seront rebattues de manière inédite puisque, pour la première fois depuis 1932, ce sera, selon toute probabilité, non plus un fils, mais un petit-fils d’Abdelaziz ibn Saoud qui sera amené à exercer la fonction suprême. Et ce non seulement à cause du vieillissement et de l’extinction biologique programmée d’une génération, mais aussi, et surtout, en vertu d’une décision politique prise en 1992 par le Roi Fadh qui, inquiet de la dérive gérontocratique qui menaçait l’État, a réformé les règles de succession afin de rendre possible la passation du pouvoir à la génération suivante. Les textes consacrés à cette question sont toutefois très évasifs et se gardent bien de formuler le moindre critère précis sur les modalités pratiques de la succession [17]. Par ailleurs, cet effort pour encadrer la transmission du pouvoir a été parasité par d’importants conflits entre les lignées prétendant au trône, notamment lorsque le roi Abdallah (2005-2015) a instauré un Comité de l’allégeance (2006) qu’il a utilisé pour affaiblir la branche des Soudayris à laquelle appartiennent Salman et son fils [18] : de fait, la violence de l’enfermement au Ritz peut aussi être lue comme la réaction de ces derniers à une tentative de pacification/institutionnalisation de la transition, qui, derrière l’argument gérontocratique, visait à favoriser les descendants du roi Abdallah [19].

11Surtout, la réforme de 1992 a eu pour conséquence décisive de multiplier de manière exponentielle le nombre des prétendants au trône, puisque ceux-ci ne seront plus seulement choisis désormais parmi la dizaine de fils encore vivants, mais parmi des centaines, voire des milliers de descendants d’Abdelaziz ibn Saoud. Si elle n’a eu aucun effet notable en 1992 (en raison du nombre important de fils d’Abdelaziz en âge de gouverner qui étaient encore vivants), cette réforme est devenue d’actualité à la fin des années 2010 : en 2017, au moment de la purge du Ritz, les 13 fils d’Abdelaziz encore en vie avaient tous atteint un âge qui rendait difficilement envisageable leur accession au pouvoir après la mort du roi Salman. C’est donc une guerre de succession d’un genre nouveau qui se déclara, la multiplication sans précédent des prétendants aiguisant les ambitions et radicalisant les options tout en complexifiant les stratégies. L’épisode du Ritz peut être vu comme une réponse brutale à la labilité et à l’imprédictibilité décuplées qui caractérisent le champ du pouvoir saoudien : en asservissant les clans ou les individus qui pourraient lui faire concurrence, Mohammed ben Salman chercherait à maximiser ses chances de devenir le premier petit-fils d’Abdelaziz ibn Saoud à accéder au trône, à un moment où le jeu s’était autant ouvert qu’il s’était complexifié.

12À ce niveau, la question de la succession controversée peut entrer en congruence avec d’autres tensions qui structurent en profondeur l’État saoudien. En premier lieu, l’opposition ancienne qui existe entre les tenants d’une conception modernisatrice de l’État et les partisans d’un système patrimonial où l’essentiel du pouvoir continuerait de se distribuer entre quelques familles. Les premiers représentent une faction qui remonte au moins aux réformes du roi Faysal (1964-1975), et cherchent à bâtir un système politique et administratif sur une base légale-rationnelle [20] ; les seconds entendent maintenir la porosité entre l’État et les grandes lignées princières, ce mélange des sphères privée et publique étant particulièrement visible dans l’accaparement à des fins personnelles d’une large partie des ressources pétrolières. Dans cette opposition, qui rappelle les luttes qui accompagnèrent la naissance de l’État moderne en France, lorsqu’il s’agit de construire l’autorité étatique en la dégageant du pouvoir familial [21], Mohammed ben Salman se situe du côté des réformateurs : l’épisode du Ritz n’a-t-il pas été présenté comme une opération anti-corruption dont le dénouement – le transfert de plus d’une centaine de milliards au trésor saoudien – a permis de réaffirmer la séparation entre le trésor public et les fortunes privées, aux dépens de ces dernières ?

13On ne saurait cependant prendre complètement au pied de la lettre ce processus de différenciation, ni y voir la reproduction d’une expérience occidentale supposée universelle [22]. Tout d’abord parce que, dans cet effort pour mettre les familles hors-jeu, certaines (celles alliées à Mohammed ben Salman) ont gagné gros, aussi bien politiquement qu’économiquement. Plusieurs arrestations semblent en effet avoir été motivées par la volonté de s’accaparer les ressources économiques de certains adversaires (en redistribuant les postes de direction à la tête de leurs empires économiques), signe qu’il existe une forme de continuité entre les logiques, pourtant distinctes, d’accumulation du capital économique et du capital politique [23]. Ensuite parce que la mise en avant d’une logique légale-rationnelle par certains acteurs est souvent plus tactique que réelle et peut aller de pair avec le recours à des formes d’action arbitraire (ce dont témoignent les arrestations mentionnées ici, menées dans un cadre très largement extrajudiciaire). Enfin, parce que l’affirmation de la puissance publique peut paradoxalement se conjuguer avec celle d’acteurs privés et, en grande partie, transnationaux [24]. En cela, l’une des origines de l’épisode du Ritz est probablement l’introduction en bourse d’une partie d’Aramco (la société pétrolière nationale présidée par Mohammed ben Salman), annoncée dès 2015 et censée permettre d’alimenter le fonds « Vision 2030 » institué pour opérer la transition vers une ère post-pétrole (l’un des thèmes, on s’en souvient, de l’intervention du 16 décembre 2015). Or cette introduction, dont la réussite est conditionnée à l’intérêt des investisseurs privés, suppose précisément que la société, considérée comme la plus bénéficiaire de l’histoire du capitalisme mondial, soit dégagée de la mainmise des familles princières et de l’opacité qui a longtemps entouré une gestion menée à l’encontre des critères internationaux [25]. C’est le sens de l’opération de transparence entreprise par Mohammed ben Salman, qui visait à réaffirmer le contrôle de l’État sur les bénéfices pétroliers. Alors qu’ils n’étaient que de 3 milliards de dollars en 2016, les dividendes que lui versait Aramco ont approché les 58 milliards en 2018 pour atteindre 75 milliards en 2020, confirmation d’une tendance régionale au réinvestissement de l’État dans les entreprises pétrolières, désormais vu comme un gage de bonne gestion [26]. L’État rassurait ainsi les investisseurs sur ce qu’il leur était possible d’attendre, attestant à nouveau le lien consubstantiel entre l’échelon global du capitalisme et l’État national (tout particulièrement sous sa forme développementaliste, alors en plein renouveau [27]). Ce faisant, il s’opposait également frontalement aux intérêts d’un certain nombre de membres des élites locales [28]. Leur enfermement au Ritz, les milliards cédés au trône (lesquels provenaient, directement ou indirectement, des ressources pétrolières du pays) sont l’une des conséquences d’un rapport de pouvoir où l’État saoudien, indissociable de certains intérêts privés, s’oppose à d’autres intérêts privés.

À l’intérieur de la prison dorée : régimes de visibilité et d’occultation en contexte d’enfermement

14On a jusqu’à maintenant interprété l’épisode du Ritz dans une optique de sociologie politique relativement linéaire : la campagne anti-corruption s’apparente à un moment de « verrouillage autoritaire » [29] du champ politique saoudien, dans un contexte saturé par les ruptures radicales (bouleversement des règles de succession et big bang annoncé d’une économie post-pétrole), qui amène Mohammed ben Salman (et ses alliés) à affirmer une logique étatique face à des concurrents qu’il s’agit de soumettre, tout en transformant la structure de pouvoir qui assurait leur position. De ce point de vue, l’Arabie de Mohammed ben Salman est loin d’être un cas isolé : Singapour [30] et plus récemment la Chine [31] ont connu d’importantes campagnes anti-corruption qui sont allées de pair avec l’affirmation d’un pouvoir personnel (Lee Kwan-Yew et Xi Jinping) mais aussi avec la restructuration en profondeur de l’appareil étatique.

15Reste cependant que cette explication laisse dans l’ombre une partie importante de ce qui s’est joué au Ritz. Pourquoi, en effet, enfermer une noblesse saoudienne devenue gênante dans un hôtel de luxe ? Pourquoi ne pas recourir à des formes plus « classiques » de soumission comme l’emprisonnement individuel dans l’une des multiples prisons du royaume ou le placement en résidence surveillée, sort généralement réservé aux puissants et que Mohammed ben Salman a choisi pour le prince Mohammed ben Nayef ? Certes, l’enfermement dans une « cage dorée » fut pratiqué à partir du xviie siècle par le pouvoir ottoman (auquel une partie de l’actuel territoire saoudien fut longtemps rattachée), le Sultan réglant les problèmes de succession en isolant ses concurrents dans de luxueuses parties de son palais [32]. Cependant, s’il est séduisant, l’isomorphisme entre cette pratique historiquement attestée et l’épisode de 2017-2018 demeure très peu heuristique, non seulement parce qu’il faudrait ici rendre compte de la reprise/transformation d’un répertoire tombé en désuétude, mais aussi et surtout parce que ce sont les logiques politiques contemporaines qu’il articule qui nous intéressent au premier chef. On peut également écarter l’idée selon laquelle l’ampleur de la purge aurait obligé à recourir à des moyens exceptionnels : l’Arabie Saoudite compte suffisamment de prisons [33], et l’assignation à résidence est une option relativement aisée à mettre en œuvre pour cet État dont les services de sécurité sont puissants et bien équipés [34].

16On émet donc l’hypothèse qu’il s’est joué ici autre chose, et que le cadre luxueux de l’hôtel est un élément à part entière de l’épisode politique. Plus précisément, notre hypothèse est double : le choix du Ritz adosse la soumission d’acteurs puissants à un régime de visibilité/invisibilité qui les force à la reconnaissance mutuelle de cette soumission, tout en leur laissant la possibilité d’une dénégation quant à la perte de leur pouvoir. Ce que nous nommons « régime de visibilité » définit une manière propre d’ordonner le regard : certains événements sont soustraits aux regards extérieurs ; d’autres, parce qu’ils prennent place dans un espace clos, induisent une distribution particulière de ce qui est visible entre les individus enfermés. Ce régime délimite des frontières entre des choses qui peuvent être vues, ou non, et des individus qui peuvent voir, ou non. Or le fait même qu’il se déploie dans un palace a son importance. Soustraire l’enfermement des puissants aux regards de la société est une chose, le fait que ce huis clos soit doré en est une autre : cette condition détermine profondément les formes de visibilité qui s’articulent autour des prisonniers.

17Premier élément à prendre en compte, l’économie d’une reconnaissance mutuelle de la soumission qui structure la purge du Ritz. Revenons, pour cela, à notre question initiale : pourquoi Mohammed ben Salman n’a-t-il pas choisi de recourir au simple placement en résidence surveillée ? Celui-ci s’impose souvent lorsqu’il s’agit de démettre de leurs fonctions des femmes ou des hommes qui appartenaient jusque-là au champ du pouvoir. Qu’il s’agisse d’écarter sans l’humilier une personne qui jouit d’un fort crédit symbolique (Soekarno ou Bourguiba), dont l’arrestation ou l’exécution serait trop coûteuse pour le pouvoir (Aung San Suu Kyi pendant une partie des années 1990), ou simplement dont la chute, pas encore acquise, expose à des risques de vengeance (Saïd Bouteflika avant son procès), l’assignation dans une résidence souvent luxueuse est un moyen couramment utilisé pour isoler les élites sans les associer complètement à un régime de droit commun.

18C’est là que se situe un premier élément d’explication de ce qui s’est joué au Ritz : l’assignation en résidence surveillée, précisément, isole. Les personnes qu’elle concerne se trouvent mises en marge de la vie politique générale, les informations qui leur parviennent sont souvent filtrées et il leur est quasiment impossible de se faire une idée de l’influence qu’elles conservent ou non. Dans le cas du Ritz, au contraire, il s’est agi de rassembler dans un même lieu des hommes (il n’y a eu, à notre connaissance, aucune femme) afin de leur faire prendre conscience de leur commune soumission. Le but n’est donc pas seulement de mettre hors-jeu certains individus mais de les mettre hors-jeu collectivement, et d’ancrer irrémédiablement la reconnaissance de cette soumission [35]. Rien de plus efficace pour cela que le régime de visibilité particulier qui s’est déployé à l’intérieur de l’hôtel, et qui peut être appréhendé à partir du seul témoignage non officiel filmé [36] qui nous soit parvenu sur les conditions dans lesquelles ont été maintenus les prisonniers du Ritz. Sur cette vidéo de quelques secondes, tournée depuis un téléphone portable, on aperçoit des hommes couchés sur des matelas de fortune dans la salle de bal de l’hôtel, sous la garde de militaires armés. Cette situation d’enfermement dans une même pièce produit un effet particulier : tous les individus qui y sont rassemblés sont contraints de voir (et d’être vus par) les autres prisonniers. Ils deviennent, malgré eux, les témoins de la servitude des autres, tout en étant renvoyés à la leur à travers le regard de ceux qui les entourent. La notion de « reconnaissance mutuelle » [37] prend cependant ici un sens opposé à celui, positif, que Ricœur envisageait : cette reconnaissance est asservissante, forcée, imposée par une forme d’effraction violente, puisque ces hommes, brutalement arrachés à une vie de luxe et de puissance, sont désormais soumis à l’arbitraire de la domination du prince héritier. Voir et être vu devient pour ces individus, chez qui cette expérience était jusque-là associée à la confirmation de leur pouvoir, le moyen le plus sûr d’inscrire le stigmate indélébile de leur asservissement.

19Or ce n’est pas tout. Selon ce raisonnement, la soumission de l’élite saoudienne aurait pu se dérouler dans n’importe quel lieu suffisamment grand pour recevoir quelques centaines de personnes : un stade, une salle de conférences, un nadi (club) quelconque. À nouveau, donc, pourquoi cette prison fut-elle dorée ? Plusieurs logiques, ici, se conjuguent. L’enfermement dans un cadre luxueux produit, tout d’abord, un mélange profondément contre-intuitif [38] : la richesse des lieux, signe de puissance, est associée à l’impuissance radicale de ceux qui s’y voient enfermés, et la soumission est d’autant plus cruelle que ces hommes étaient la veille encore les clients respectés de cet hôtel de luxe ou les lointains supérieurs hiérarchiques des soldats qui les gardent désormais. Si elle rejoue peut-être la scène fondatrice qui structure tout pouvoir sur fond d’impuissance radicale des sujets [39], l’improbable liaison qui s’opère entre pouvoir et impuissance, ici portée à son comble, constitue à n’en pas douter un art accompli de l’asservissement. D’autant plus que, tout en signalant la puissance perdue, le faste du Ritz pointe potentiellement vers un temps retrouvé de cette même puissance, soit le maintien d’un certain nombre de privilèges à condition de renoncer à mettre en cause le pouvoir du roi Salman et surtout, à sa mort, de son héritier désigné. Vivre une vie de luxe, donc, en échange d’un renoncement au pouvoir suprême : à sa manière, la prison dorée du Ritz est une forme de contrat entre Mohammed ben Salman et une partie de la noblesse saoudienne.

20On avancerait dans la compréhension de ce pacte violent si l’on acceptait d’ouvrir la comparaison de l’épisode du Ritz à d’autres lieux et d’autres époques. En réalité, l’idée d’asservir les élites dans un lieu de prestige a un certain nombre de précédents historiques. Si l’on se restreint au seul cas de la soumission des noblesses, on peut repérer au moins deux épisodes comparables dans l’histoire (pré) moderne. En France, tout d’abord, Versailles fut construit alors que s’affirmait la puissance d’un État monarchique contre des noblesses locales qui en menaçaient les ambitions centralisatrices. Ici aussi, un processus particulier de spectacularisation fut développé à cet effet [40]. Le faste des lieux, les régimes de visibilité qui s’y mirent en place, la politique de compétition qui finit par affaiblir les fractions supérieures de la noblesse en les amenant à concourir pour des enjeux d’apparence, formèrent le cadre dans lequel cette même noblesse, sommée de résider à Versailles, finit par être asservie à un souverain absolu et à l’État qu’il construisait. Bien qu’utilisée dans un sens délimité (socialement et temporellement), l’expression « cage dorée de la noblesse » apparaît ainsi sous la plume des historiens [41]. En somme, le caractère luxueux du palais fut un instrument à part entière de la démise de certaines élites qui acceptèrent de renoncer à une forme de pouvoir politique en échange du maintien de certains privilèges. Il permit à Louis XIV de réaliser un pari politique supposant de trouver un point d’équilibre fragile : affaiblir suffisamment les membres de la plus haute noblesse qu’il n’avait pas réussi à coopter, de manière à ce qu’ils ne menacent plus l’ordre étatique centralisé qu’il était en train de parachever, sans pour autant les affaiblir trop, pour que l’édifice aristocratique sur lequel reposait son pouvoir ne s’effondre pas.

21À peine quelques décennies plus tôt, la centralisation de l’autorité étatique dans le Japon des Tokugawa s’était opérée de manière similaire. La soumission de la noblesse japonaise à l’État central qui se constituait alors à Edo (future Tokyo) était déjà bien entamée au début du xviie siècle, mais plusieurs seigneurs locaux représentaient toujours une menace pour le gouvernement shogunal, qui achevait l’unification du pays. Leur puissance fut réduite de plusieurs façons, mais ici aussi un processus de curialisation impliquant une forme d’enfermement et des dépenses somptuaires fut mis en place. En 1635, le Shôgun obligea tous les seigneurs à séjourner une année sur deux dans les palais d’Edo (leurs femmes et leurs enfants y étant retenus pendant leur absence) : « Il s’agi[ssai]t avant tout d’avoir des otages et d’épuiser financièrement les seigneurs » [42]. Le luxe et le train de vie sont, ici aussi, une composante essentielle d’un ordre politique en construction : ils marquent la dépendance au souverain, la fin d’un pouvoir politique personnel, tout autant que la possibilité de conserver un certain prestige à condition de se rallier au nouveau cours des choses. De fait, l’État construit sous les Tokugawa, dernière dynastie à régner avant l’ère Meiji et l’entrée du Japon dans l’époque moderne, apparaît comme l’un des plus dynamiques au monde. La marginalisation des noblesses locales fut un élément décisif de ce processus, même si, ici encore, la survie de leurs intérêts économiques fut assurée : c’est d’ailleurs l’une des explications des succès du Japon sous Meiji, la stabilité et le consensus des élites y étaient suffisamment forts, sans pour autant que la noblesse, et ses éléments les plus conservateurs, soient en mesure de bloquer les processus de modernisation.

22Il est peu probable que Mohammed ben Salman ait eu en tête l’exemple des Tokugawa quand il enferma ses élites dans le Ritz, ou celui de Versailles (bien qu’il soit devenu propriétaire, en 2015, d’une reconstitution d’un château Louis XIV, considéré comme l’une des plus chères propriétés au monde). Ces trois épisodes offrent pourtant des points de comparaison importants. Quelles que soient leurs différences (en particulier dans les modalités et la durée de l’enfermement), ils témoignent du fait que le caractère doré de certaines prisons est loin d’être un détail anodin, en ce qu’il révèle un mode de soumission des élites caractéristique des régimes monarchiques : il s’agit certes de vassaliser des concurrents mais en aucun cas de les détruire, sous peine de mettre à bas l’ensemble de la structure aristocratique. S’il n’est pas inutile de rappeler que, durant ces mêmes années, les dirigeants saoudiens, échaudés par les printemps arabes, s’étaient lancés dans une campagne de soutien aux monarchies de la région, c’est néanmoins un autre élément qui fournit, selon nous, l’indice le plus sûr du fait que l’enfermement du Ritz repose sur une dialectique ambivalente de soumission/conservation des classes aristocratiques.

23C’est ici qu’il faut nous pencher sur la seconde composante fondamentale du régime de visibilité particulier du Ritz, à savoir la possibilité de la dénégation. En effet, les modalités « classiques » d’arrestation ne permettent pas de dissimuler la réalité de l’opération de coercition ; la prison dorée, à sa manière, si. Certes, personne n’est dupe, mais l’important se joue à un autre niveau, celui où l’on peut sauver les apparences et faire comme si rien ne s’était passé. C’est ce que montre la deuxième vidéo, cette fois officielle, qui nous soit parvenue du Ritz. Diffusée par Al-Jazeera[43], elle donne à voir le prince al-Walid ben Talal, considéré comme l’un des hommes les plus riches du monde, investisseur clé dans plusieurs multinationales occidentales et dont la détention, plus que toutes les autres, a alarmé les financiers et les observateurs internationaux. Son interview au mois de janvier 2018 était donc attendue comme un indice des recompositions au sein du pouvoir saoudien et de la possibilité, ou non, de continuer à mener business as usual. La caméra suit longuement le prince qui déambule en souriant sous les ors du Ritz, le luxe de l’hôtel permettant d’appuyer un propos qui dénie la réalité de la soumission et qui sera répété à de multiples reprises dans les mois qui ont suivi : « Certains dans le monde des affaires se demandent : “Que se passe-t-il ?” Je leur dis que tout est normal et que nous fonctionnons comme avant. (...) J’ai eu le meilleur traitement, les médecins venaient deux fois par jour. Nous avions le meilleur service, la meilleure nourriture, le meilleur de tout » [44].

24À ce niveau se déploie donc le second niveau du régime de visibilité du Ritz : tout autant qu’il plonge les prisonniers dans un espace clos où ces derniers deviennent les témoins de leur soumission collective, l’hôtel permet de dissimuler aux regards extérieurs la nature de cet emprisonnement et donne ainsi aux anciens prisonniers la possibilité de sauver la face. Les apparences sont sauves et Mohammed ben Salman peut espérer avoir réussi son pari : soumettre une partie de ses concurrents sans détruire le groupe social auquel ils appartiennent (tout comme lui), et ce faisant éviter le risque que le pouvoir leur échappe à tous au profit d’acteurs – islamistes, libéraux, etc. – qui contestent radicalement le règne de la maison des Saoud. Cette forme de révolution passive [45] suppose un réarrangement paradoxal des relations internes au groupe dominant, réarrangement qui doit par ailleurs s’imposer tout en restant en grande partie caché vis-à-vis du monde extérieur, afin de préserver l’apparence d’une continuité du pouvoir. Le régime de visibilité mis en place dans le huis clos du Ritz a fourni à cette révolution passive un cadre idéal.

25Reste que l’opération ne saurait fonctionner sans un dernier élément. Les phénomènes de reconnaissance et de dénégation qui structurent l’épisode du Ritz n’impliquent évidemment pas seulement les prisonniers, ils pointent, en dernière instance, vers celui qui est à l’origine de l’enfermement dans la prison dorée, Mohammed ben Salman. La reconnaissance d’un commun asservissement est, en effet, également reconnaissance de la figure de celui qui asservit. Le dispositif spéculaire du Ritz s’organise dès lors autour d’un vide, d’une absence : celle de Mohammed ben Salman et de ses proches, seuls membres de toutes les élites rassemblées à ne pas être dans l’hôtel. Cette absence impose paradoxalement la reconnaissance de la position « méta-sociale » [46] et du pouvoir incontestable du prince héritier, reconnaissance au demeurant solidaire d’une forme de dénégation puisque, tout comme ceux qu’il a enfermés, Mohammed ben Salman pourra constamment nier la violence de l’épisode et ses implications sur les équilibres au sein du pouvoir saoudien. Pour lui, l’épisode du Ritz n’a été rien d’autre que ce qu’il a été officiellement – une opération anti-corruption – et toute hypothèse différente est « ridicule », comme il le déclara au New York Times[47]. Ses proches relaieront le message, convoquant ici encore le caractère luxueux du Ritz pour mieux dénier la nature de l’enfermement : « Le simple fait que ces gens aient été hébergés [sic] au Ritz Carlton est bien le signe qu’il n’y avait aucune intention de leur infliger des blessures physiques ou psychologiques », déclara ainsi Turki ben Faysal, ancien responsable des renseignements et ancien ambassadeur à Washington, considéré comme une figure libérale, ou du moins occidentalisée, du régime [48]. Quant à la presse saoudienne, sa couverture de l’événement mettra systématiquement en avant la question de la corruption, relayant ainsi la version officielle de la séquence [49]. À sa manière aussi, Mohammed ben Salman peut donc espérer sauver la face et continuer d’incarner le visage ouvert et moderne du pays. Ses dénégations pourront être d’autant plus appuyées que le décorum du Ritz, tout en formant le cadre d’une soumission des élites à sa personne, enclot l’événement et le processus de reconnaissance qu’il implique : au Ritz-Carlton de Ryad, au sens littéral comme dans un sens politique, le silence est d’or.

26Plutôt que de revenir en détails sur les conclusions substantielles de cet article, on souhaiterait terminer en s’interrogeant sur ce qu’implique, pour nos disciplines, d’enquêter sur des objets qui échappent au regard. Les sciences sociales se sont intéressées depuis longtemps à ces questions. Or leur intérêt recouvre en réalité deux classes d’objets différents. En nous appuyant sur la distinction de Luc Boltanski entre structuralisme cognitif et structuralisme systémique [50], on pourrait dire que la question de l’invisibilité a été essentiellement appréhendée par des travaux relevant de l’approche cognitive, soit ce qui touche à la production des perceptions et des jugements. Autrement dit, il est des choses invisibles car échappant aux schèmes de perception socialement construits. Sous cette rubrique, on pourrait ranger certaines sociologies interactionnistes [51] ou les sociologies critiques d’inspiration bourdieusienne (qui ont donné au dévoilement l’importance que l’on sait). À cette lignée, se rattacheraient également les travaux qui ont cherché à montrer comment les minorités ou des catégories de population se trouvaient invisibilisées du fait de leur écart aux normes dominantes.

27Or cette forme d’invisibilité ne saurait être confondue avec ce qui est de l’ordre de l’occultation. Cette dernière a à voir avec des éléments systémiques, des séries de contraintes qui soustraient durablement et sciemment certaines réalités au regard. Disons que si l’invisibilité est la conséquence de biais cognitifs sociaux largement inconscients, l’occultation suppose une politique délibérée. L’appréhender implique de ce fait des terrains différents, puisque l’on ne s’intéresse plus aux routines mentales mais à des processus et des lieux, dont il faut souvent produire une description ethnographique. Il peut ainsi s’agir des espaces de pratiques sexuelles minoritaires [52], de ceux dans lesquels se transmettent les privilèges [53], des lieux de refuge des marges [54]. L’épisode du Ritz appartient à l’évidence à cette dernière catégorie : soustraire sciemment au regard fut une condition nécessaire pour que puisse s’opérer la redistribution du pouvoir au profit du prince héritier.

28À la différence des terrains évoqués ci-dessus, le Ritz de Ryad posait cependant d’autres problèmes méthodologiques : la séquence était close, l’accès au lieu n’avait guère de sens et la parole des protagonistes apparaissait particulièrement problématique à recueillir. D’où l’idée de nous appuyer sur un ensemble de traces indirectes, récoltées auprès d’individus ayant suivi l’affaire (diplomates, journalistes) ou disponibles sur la toile. Or, si ce paradigme indiciaire [55] est possible, c’est aussi en raison de ce qui fait la deuxième caractéristique de l’occultation : celle-ci ne peut jamais être totale.

29Ce point a été souligné par les anthropologues : il ne saurait y avoir d’occultation absolue (ni, à l’inverse, de visibilité pleine) [56]. Cacher complètement, c’est réduire à néant l’efficace sociale de ce qui se joue dans les arènes dérobées au regard. D’où l’existence quasi systématique de procédures (fuites, déclassification) qui en laissent filtrer quelque chose [57]. L’apparition d’une « vidéo volée » du Ritz doit être comprise en ce sens. Les informations selon lesquelles elle aurait été secrètement fournie par le ministère de l’Intérieur saoudien se révèlent impossibles à vérifier ; mais sa diffusion même tend à accréditer l’idée qu’un coin du voile devait être levé pour que l’opération de soumission des élites saoudiennes puisse s’effectuer. Complètement close, cette opération risquait de perdre toute efficacité, puisque certains individus pourraient prétendre conserver leur puissance et représenter une menace. Complètement transparente, à l’inverse, elle aurait mis à nu la fragilité de la structure monarchique, au risque d’affaiblir le pouvoir aristocratique dont dépend in fine Mohammed ben Salman. D’où l’équilibre subtil qui s’est instauré ici au sein d’un épisode dont une infime partie devait être révélée tout en en maintenant occulté l’essentiel.

30C’est cette dialectique qui, finalement, donne prise au chercheur sur les événements du Ritz. La prise, admettons-le, reste faible et la position du chercheur bien précaire. Dans notre cas, les ressources additionnelles que fournissait une familiarité linguistique et politique avec le Moyen-Orient ne se sont révélées que marginalement utiles, de même que les échanges avec des observateurs en poste dans la région : dans le meilleur des cas, ces derniers confessaient leur difficulté à faire sens d’un événement opaque et en étaient réduits à des spéculations sur ce qui s’était peut-être passé. De fait, durant toute l’enquête, ce sont les mêmes rares témoignages, écrits ou filmés, qui revenaient, avec leurs limites inhérentes, le secret qui a entouré la purge se prolongeant au-dehors par le silence autour de l’événement (« Personne ne peut parler de ce qui s’est passé dans le Ritz » déclarera un proche d’un ancien prisonnier [58]). De cet épisode, ainsi, les principaux protagonistes ne parlent pas et les principales traces écrites disponibles sont produites par d’autres (observateurs, journalistes).

31La spécificité de ce terrain obligeait de ce fait à recourir à un paradigme indiciaire, mais dans un sens différent de celui habituellement employé. Pour la micro-histoire, l’indice permettait de lire les archives à rebours et d’accéder à un surplus de sens [59]. Dans une optique proche, Foucault parla de ces vies arrachées à l’anonymat par le regard du pouvoir [60], invitant à se saisir de la trace écrite pour reconstituer une histoire silencieuse. Dans notre cas, cependant, aucune trace écrite n’est disponible et ce à quoi nous sommes confrontés est moins la lumière jetée par le pouvoir sur certains individus qu’un processus d’occultation qui ménage cependant quelques ouvertures : des listes de prisonniers, de rares propos publics qu’il faut comprendre comme des dénégations (à condition de savoir donner un sens précis à cette opération), quelques images volées. Ce qui caractérise ainsi cette manière de faire est qu’elle renonce à établir une vérité factuelle ; plutôt, elle privilégie l’idée que l’impossibilité de tout savoir, tout comme les politiques d’occultation, offre paradoxalement des pistes pour les sciences sociales : la prison dorée, en ce sens, est certes un terrain limite, mais elle reste un terrain pour nos disciplines.


Date de mise en ligne : 07/09/2021

https://doi.org/10.3917/crii.092.0126

Notes

  • [1]
    Le nombre régulièrement avancé de 380 personnes environ semble crédible, bien qu’il ne prenne pas en compte les durées de détention variables.
  • [2]
    Voir par exemple l’article d’Al-Khalij Al-jadid (https://thenewkhalij.news/index.php/article/96526) ou celui d’Al-Jazeera (https://www.aljazeera.net/news/reportsandinterviews/2018/1/28/-95- figure im1 figure im2) (consultés en janvier et octobre 2020). Toutes les citations sont traduites par l’auteur.
  • [3]
    Jamal Khashoggi, « Saudi Arabia’s Crown Prince Is Acting like Putin », The Washington Post, 6 novembre 2017.
  • [4]
    Alexei Vassiliev, The History of Saudi Arabia, Londres, Saqi Books, 1998, p. 897 et suivantes.
  • [5]
    Marie Brossier, Gilles Dorronsoro, « Le paradoxe de la transmission familiale du pouvoir », Critique internationale, 73 (4), 2016, p. 9-17.
  • [6]
    Magali Boumaza, Aurélie Campana, « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, 57 (1), 2007, p. 5-25.
  • [7]
    Sylvie Ayimpam, Jacky Bouju, « Objets tabous, sujet sensibles, lieux dangereux », Civilisations, 64 (1), 2015, p. 11-20.
  • [8]
    Sur le seul cas du monde arabe, voir par exemple Daniel Meier, « Faire de la recherche au Kurdistan irakien : questions éthiques en milieu autoritaire », Recherches qualitatives, 39 (1), 2020, p. 21-41 ; Vincent Romani, Faire des sciences sociales en Palestine. Oppression militaire et mondialisation académique, Paris, Karthala/Aix-en-Provence, IREMAM, 2016.
  • [9]
    À commencer par le conflit qui éclata après la mort d’Abdelaziz ibn Saoud et opposa ses fils pour finalement porter au pouvoir le roi Faysal en 1964. Voir Madawi al-Rashed, A History of Saudi Arabia, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 104.
  • [10]
    Diffusée à l’origine par la chaîne saoudienne Al-Ekhbariya, la scène est aujourd’hui disponible sur https://www.youtube.com/watch?v=20rg2bB_My0.
  • [11]
    M. Brossier, G. Dorronsoro, « Le paradoxe de la transmission familiale du pouvoir », art. cité, p. 13.
  • [12]
    Steffen Hertog, Princes, Brokers and Bureaucrats : Oil and the State in Saudi Arabia, Ithaca, Cornell University Press, 2011.
  • [13]
    Stéphane Lacroix, « En Arabie Saoudite, modernisation de l’autoritarisme », Orient XXI, 25 septembre 2017.
  • [14]
    Selon les mots d’une participante rapportés dans Benjamin Barthes, « Le fils du roi Salman, un héritier pressé et ambitieux en Arabie Saoudite », Le Monde, 19 janvier 2016.
  • [15]
    Ward Vloeberghs, « Dynamiques dynastiques au Liban : transmettre le pouvoir en famille, Critique internationale, 73 (4), 2016, p. 86.
  • [16]
    Anne Barnard, Maria Abi-Habib, « Why Saad Hariri Had That Strange Sojourn in Saudi Arabia », The New York Times, 24 décembre 2017 (https://www.nytimes.com/2017/12/24/world/middleeast/saudi-arabia-saad-hariri-mohammed-bin-salman-lebanon.html).
  • [17]
    Nabil Mouline, « Pouvoir et transition générationnelle en Arabie Saoudite », Critique internationale, 46 (1), 2010, p. 135.
  • [18]
    Ibid., p. 137 et suivantes.
  • [19]
    S’ils n’étaient pas les seuls ciblés, les proches du roi Abdallah étaient particulièrement nombreux parmi les personnes arrêtées. Voir, entre autres, le cas du prince Mutaib ben Abdallah rapporté dans David D. Kirkpatrick, « Saudi Arabia Releases Senior Prince Arrested in Anti-Corruption Purge », The New York Times, 28 novembre 2017.
  • [20]
    Pascal Ménoret, L’énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, 1744-2003, Paris, La Découverte, 2003 (voir en particulier ses analyses dans la troisième partie).
  • [21]
    Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Le Seuil, 2012.
  • [22]
    Tuong Vu, « Studying the State through State Formation », World Politics, 62 (1), 2010, p. 148-175.
  • [23]
    Walid al-Ibrahim, P-DG du consortium médiatique MBC, que Mohammed ben Salman avait tenté d’acheter en 2015, a été contraint de céder plus de 60 % du capital de son entreprise à l’État à la suite de sa détention au Ritz (Ben Hubbard, « Saudi Arabia Frees Media Mogul but His Company’s Fate Remains a Mystery », The New York Times, 26 janvier 2018). Le prince Mutaib ibn Abdallah, un temps considéré comme un potentiel prétendant au trône, a été, quant à lui, contraint de verser un milliard de dollars pour sa libération. Même chose pour le prince al-Walid bin Talal (« thamn hurryat Alwawlid bin Talal sitat milyara dular » (Le prince al-Walid bin Talal a versé 6 milliards de dollars en échange de sa libération), Al-Jazeera, 23 décembre 2017).
  • [24]
    Sur les relations entre États et autorités transnationales, voir Claire Cutler, Private Power and Global Authority : Transnational Merchant Law in the Global Political Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.
  • [25]
    Jean-François Seznec, « Saudi Arabia’s Sell Off of Aramco : Risk or Opportunity ? », Bulletin of the Atomic Scientists, 72, 2016, p. 378-383.
  • [26]
    S. Hertog, « Defying the Resource Curse. Explaining Successful State-Owned Enterprises in Rentier States », World Politics, 62 (2), 2010, p. 261-301.
  • [27]
    Pauline Debanes, Sébastien Lechevalier, « La résurgence du concept d’État développeur : quelle réalité empirique pour quel renouveau théorique ? », Critique internationale, 63 (2), 2014, p. 15.
  • [28]
    Tel était, en tout cas, l’idée originale de Mohammed ben Salman et de ses proches au milieu des années 2010. L’ouverture d’une partie du capital d’Aramco en 2019 a cependant refroidi leurs espérances puisque le maigre appétit des investisseurs internationaux les a, contre toute attente, obligés à se tourner vers des acteurs nationaux.
  • [29]
    Sarah ben Nefissa, « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l’État et la société en Égypte », Confluences Méditerranée, 75 (4), 2010, p. 137-150.
  • [30]
    Constance Mary Turnbull, A History of Modern Singapore, 1819-2005, Singapour, National University of Singapore Press, 2009, p. 274 et suivantes.
  • [31]
    Samson Yuen, « Disciplining the Party : Xi Jinping’s Anti-corruption Campaign and Its Limits », China Perspectives, 3, 2014, p. 41-47.
  • [32]
    Nicolas Vatin, Gilles Veinstein, Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans, xive-xixe siècle, Paris, Fayard, 2003.
  • [33]
    Voir le rapport de Human Rights Watch sur la question (https://www.hrw.org/world-report/2020/country-chapters/saudi-arabia).
  • [34]
    F. Gregory Gause III, « Saudi Regime Stability and Challenges », dans Madawi Al-Rasheed (ed.), Salman’s Legacy. The Dilemmas of a New Era in Saudi Arabia, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 31-44.
  • [35]
    Le caractère collectif de l’emprisonnement et la possibilité de prendre conscience de sa condition à travers le regard des autres ne sont pas toujours synonymes de soumission et peuvent aussi fonctionner comme une ressource pour les prisonniers. Voir Sarah Caunes, « La bataille des prisons. Organisations et mobilisations des prisonnier-e-s politiques dans l’espace carcéral turc entre 1980 et 2000 », thèse de doctorat en science politique, Université Paris 8, 2020. Dans le cas du Ritz, c’est bien le rassemblement couplé à l’impossibilité de toute résistance qui produit la formule de la soumission.
  • [36]
    Timothée Vilars, « Purge des princes saoudiens : le Ritz-Carlton de Riyad, prison la plus luxueuse au monde », L’Obs, 11 novembre 2017 (https://www.nouvelobs.com/monde/20171111.OBS7231/purge-des-princes-saoudiens-le-ritz-carlton-de-riyad-prison-la-plus-luxueuse-au-monde.html).
  • [37]
    Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.
  • [38]
    En fait, il faudrait trouver une qualification plus exacte à ce qui est en jeu dans l’alliance systématique et répétée des contraires qui a entouré l’épisode de la prison dorée : l’apparente humilité de Mohammed ben Salman lorsqu’il déploie son pouvoir, la combinaison du faste et de l’asservissement de l’hôtel... À titre d’hypothèse, la notion de syncrétisme, telle qu’elle a été théorisée par les anthropologues, pourrait être utile. Selon ces derniers, le syncrétisme repose sur une dialectique de la continuité et de la discontinuité : il conserve le connu tout en le redéployant dans un univers de sens nouveau qui le transforme, comme l’est ici la puissance des différents protagonistes. Carmen Bernand, Stefania Capone, Frédéric Lenoir, Françoise Champion, « Regards croisés sur le bricolage et le syncrétisme », Archives de sciences sociales des religions, 114, 2002, p. 61-66.
  • [39]
    Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théorie, Paris, Léo Scheer, 2002.
  • [40]
    Frédérique Leferme-Falguières, Les courtisans. Une société de spectacle sous l’Ancien Régime, Paris, PUF, 2007.
  • [41]
    Jean-François Solnon, Versailles, Paris, Perrin, 2017, chap. 32 « Versailles fut la cage dorée de la noblesse ».
  • [42]
    Pierre-François Souiry, Nouvelle Histoire du Japon, Paris, Perrin, 2010, p. 399.
  • [43]
    https://www.youtube.com/watch?v=cTlbLljNjag (consulté le 10 mai 2020).
  • [44]
  • [45]
    Sur l’utilité de cette notion, développée par Antonio Gramsci, pour penser le politique dans les mondes non occidentaux, voir Jean-François Bayart, Romain Bertrand, « De quel “legs colonial” parle-t-on ? », Esprit, 12, 2006 p. 147.
  • [46]
    P. Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, op. cit., p. 209.
  • [47]
    Thomas Friedman, « Saudi’s Arabia’s Spring, at Last », The New York Times, 23 novembre 2017.
  • [48]
    Propos recueillis par Martin Smith (l’un des rares journalistes occidentaux à pouvoir rencontrer régulièrement les dirigeants saoudiens) dans son documentaire « Meurtre au consulat. Mohammed ben Salman et l’affaire Khashoggi », 2019.
  • [49]
    Al-fasad wa-l Rytz-Karltoun... Al-qissa min al-bidayat li’l nihayat (De la corruption et du Ritz Carlton... l’histoire du début à la fin), Al Arabiya, 31 janvier 2018. « (Mohammed ben Salman) a assuré que le but premier était de punir les personnes corrompues », Madha qala al’amir Muhamad bin Salman án mawqufi al-Rytz (Ce que le prince Mohammed ben Salman a dit à propos des arrestations du Ritz), Al Arabyia, 20 mars 2018.
  • [50]
    Luc Boltanski, « Pragmatique de la valeur et structures de la marchandise », Annales. Histoire, Sciences sociales, 72 (3), 2017, p. 607-629.
  • [51]
    Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1967 ; Wayne Brekhus, « Une sociologie de l’“invisibilité” : réorienter notre regard », Réseaux, 129-130 (1-2), 2005, p. 243-272.
  • [52]
    Daniel Welzer-Lang, « L’échangisme : une multisexualité commerciale à forte domination masculine », Sociétés contemporaines, 41-42 (1-2), 2001, p. 111-131.
  • [53]
    Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Le Seuil, 2007.
  • [54]
    Isabelle Coutant, « Statu quo autour d’un squat », Actes de la recherche en sciences sociales, 136-137 (1-2), 2001, p. 27-37.
  • [55]
    Carlo Ginzburg, « Signes, Traces, Pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, 6, 1980, p. 3-44.
  • [56]
    Voir les contributions rassemblées dans le numéro « Montrer/occulter », Cahiers d’anthropologie sociale, 11 (1), 2015.
  • [57]
    Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, Paris, Gallimard, 1994.
  • [58]
    Mark Mazzetti, Ben Hubbard, David D. Kirkpatrick, Kate Kelly, « Saudis Said to Use Coercion and Abuse to Seize Billions », The New York Times, 11 mars 2018.
  • [59]
    C. Ginzburg, Le Sabbat des sorcières, Paris, Gallimard, 1992.
  • [60]
    Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma sœur, ma mère et mon frère, Paris, Gallimard, 1973.

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