Couverture de CRII_073

Article de revue

Le fils du chef : État colonial et production de l’hérédité politique en Nouvelle-Calédonie

Pages 37 à 52

Notes

  • [1]
    Geoffrey M. White, Lamont Lindstrom (eds), Chiefs Today. Traditional Pacific Leadership and the Postcolonial State, Standford, Stanford University Press, 1997.
  • [2]
    Stephanie Lawson, Tradition Versus Democracy in the South Pacific : Fiji, Tonga, and Western Samoa, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [3]
    Marshall Sahlins, « Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief : Political Types in Melanesia and Polynesia », Comparative Studies in Society and History, 5 (3), 1963, p. 285-303 ; Bronwen Douglas, « Rank, Power, Authority : A Reassessment of Traditional Leadership in South Pacific Societies », The Journal of Pacific History, 14 (1), 1979, p. 2-27 ; Michael Allen, « Elders, Chiefs, and Big Men : Authority Legitimation and Political Evolution in Melanesia », American Ethnologist, 11 (1), 1984, p. 20-41 ; Nicholas Thomas, « The Force of Ethnology : Origins and Significance of the Melanesia/Polynesia Division », Current Anthropology, 30 (1), 1989, p. 27-41.
  • [4]
    Alban Bensa, Les chemins de l’Alliance, Paris, Selaf, 1982.
  • [5]
    Isabelle Merle, « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, 17 (66), 2004, p. 137-162.
  • [6]
    Michel Naepels, « Le devenir colonial d’une chefferie kanake (Houaïlou, Nouvelle-Calédonie) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 65e année, 4, 2010, p. 913-943 ; Christine Demmer, « Secrets et organisation politique kanake. Pour sortir des catégories privé/public », L’Homme, 190 (2), 2009, p. 79-104.
  • [7]
    A. Bensa, « Père de Pwädé. Retour sur une ethnologie au long cours », dans A. Bensa et al., Les politiques de l’enquête, Paris, La Découverte, 2008, p. 23.
  • [8]
    Benoît Trépied, Une mairie dans la France coloniale. Koné, Nouvelle-Calédonie, Paris, Karthala, 2010 ; Elsa Faugère, « La fabrique identitaire dans les Îles Loyauté. Comment peut-on être colon-kanak ? », Ethnologie française, 32 (4), 2002, p. 629-635.
  • [9]
    Marie Salaün, « Les “moniteurs” kanak ou l’impossible élite indigène en Nouvelle-Calédonie », Genèses, 43, 2001, p. 71-88.
  • [10]
    Jean-Pierre Doumenge, « Du terroir… à la ville. Les Mélanésiens et leurs espaces en Nouvelle-Calédonie », Domaine universitaire de Bordeaux-Talence, CEGET/CNRS, Travaux et documents de géographie tropicale, 488, 1982, p. 376.
  • [11]
    A. Bensa, « Terre kanak : enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui », Études rurales, 127-128, juillet-décembre 1992, p. 107-131.
  • [12]
    Entretien avec Delin Wema, Nouméa, 8 octobre 1996.
  • [13]
    Denis Monnerie, « Résistance au colonialisme, culture, coutume et politique (Arama et région Hoot ma Whaap) », Journal de la société des océanistes, 117 (2), 2003, p. 213-231.
  • [14]
    Entretien avec Paul Napoarea, Koné, 23 juillet 1994.
  • [15]
    Entretien avec Maurice Nenou, élu Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR), Nouméa, 13 juillet 1994.
  • [16]
    M. Naepels, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou, Paris, Belin, 1998, p. 138-139.
  • [17]
    À titre d’exemple, citons la comparaison entre la version livrée par Gabriel Païta lui-même de l’histoire de sa « tribu », dans Gabriel Païta, Jérôme Cazaumayou, Thomas de Deckker, Gabriel Païta, témoignage kanak. D’Opao au pays de la Nouvelle-Calédonie, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 21-26, et la version de l’histoire de cette même tribu par Jean Guiart, Structure de la chefferie en Mélanésie du Sud, Paris, Institut d’ethnologie, Musée de l’Homme, 2e édition, 1992.
  • [18]
    Éric Soriano, La fin des « Indigènes » en Nouvelle-Calédonie. Le colonial à l’épreuve du politique (1946-1976), Paris, Karthala, 2014.
  • [19]
    J. Guiart, « Dualisme et structure du contrôle social en pays Canala, Nouvelle-Calédonie », L’Homme, 2 (2), 1962, p. 49-79 ; C. Demmer, « Secrets et organisation politique kanake. Pour sortir des catégories privé/ public », art. cité, p. 79-104.
  • [20]
    Intervention de Émile Nechero, session extraordinaire de février-mars 1958, 18e séance, jeudi 20 mars 1958.
  • [21]
    Intervention de Henri Naisseline, ibid.
  • [22]
    B. Trépied, « Roch Pidjot, un grand kanak en politique », Revue juridique, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, 16, 2010, p. 56-65.
  • [23]
    Entretien avec Rock Wamytan, Nouméa, 7 juin 1994.
  • [24]
    Rapport du Congrès de l’UC, Couli, 11-14 novembre 1982.
  • [25]
    David Chappell, « The Kanak Awakening of 1969-1976 : Radicalizing Anti-Colonialism in New Caledonia », Journal de la société des océanistes, 117 (2), 2003, p. 187-202.
  • [26]
    Joël Dauphiné, Pouebo. Histoire d’une tribu canaque sous le Second Empire, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [27]
    Kerry Ross Howe, The Loyalty Islands. A History of Culture Contacts (1840-1900), Canberra, Australian National University Press, 1977.
  • [28]
    Peter Worsley, The Trumpet Shall Sound, Londres, McGibbon & Ker, 1957 ; Marie-Joseph Dubois, Gens de Maré, Paris, Édition Anthropos, 1984 ; J. Guiart, Structure de la chefferie en Mélanésie du Sud, op. cit.
  • [29]
    Dag Anckar, Carsten Anckar, « Democraties without Parties », Comparative Political Studies, 33, 2000, p. 225-247 ; Steven Ratuva, « Primordial Politics ? Political Parties and Tradition in Melanesia », dans Roland Rich, Luke Hambly, Michael G. Morgan (eds), Political Parties in the Pacific Islands, Canberra, Australian National University, 2008, p. 27-41.

1 la généralisation progressive de la pratique électorale dans les États insulaires d’Océanie a définitivement perturbé les logiques « traditionnelles » de transmission et d’exercice de l’autorité [1]. L’organisation de scrutins nationaux a notamment posé la question du devenir des chefs, des aînés et des big men[2]. Quel rôle allaient pouvoir jouer ces personnages centraux dont la légitimité se fondait sur un usage gradué de statuts hérités au sein des multiples unités politiques (royaumes, chefferies, tribus…) désormais assemblées par les nouveaux États ? Dans cette région en effet, le legs en filiation directe de positions de pouvoir était une pratique répandue, même si l’opposition relative entre l’organisation héréditaire des chefferies polynésiennes et les formes plus entrepreneuriales d’accès à l’autorité en Mélanésie témoignait d’une variété de situations [3]. L’intérêt du contexte néo-calédonien est donc non seulement d’avoir été le premier cadre d’expérimentation du suffrage universel, mais aussi d’inclure des populations aux modes d’organisation différents : depuis les formes centralisées de pouvoir des Îles Loyauté, où la chefferie opère un fort contrôle sur les stratégies matrimoniales, jusqu’aux modes plus diffus d’exercice de l’autorité sur l’île principale de la Grande Terre, où le pouvoir du chef est quelquefois réduit à un simple rôle de représentation [4]. Cette variété a d’ailleurs eu son pendant dans des stratégies de colonisation différenciées. Sur la Grande Terre, la métropole a procédé à d’importants déplacements et cantonnements de populations dans des réserves afin de pouvoir installer un peuplement européen. En revanche, les Îles Loyauté ont été constituées en réserves intégrales sans remise en cause fondamentale de l’organisation des chefferies.

2 À partir de 1946, les gouvernements métropolitains imaginent qu’une transition démocratique dissipera les effets d’une colonisation brutale qui vient officiellement de prendre fin avec l’abolition du Code de l’indigénat. En 1951, les « indigènes » prennent donc le chemin des urnes pour des élections législatives et, deux ans plus tard, neuf d’entre eux investissent des positions électives au sein du Conseil général. Leur présence renouvelle un espace de représentation jusqu’alors constitué autour des élites coloniales. La sociologie des premiers élus mélanésiens confirme l’existence d’une caractéristique singulière : durant trois mandats, de 1953 à 1967, la moitié d’entre eux justifie d’une position de grand ou de petit chef administrant un « district » et une « tribu » à l’intérieur des réserves. Leur proportion se stabilise ensuite, et jusqu’à aujourd’hui, autour d’un tiers. Elle est d’autant plus surprenante que seules 350 personnes, sur une population d’environ 40 000 Mélanésiens, assument ce rôle qualifié de « traditionnel » ou de « coutumier ».

3 À l’époque de l’indigénat, l’identification de ces acteurs répondait à la nécessité de trouver des relais dans chaque district, l’administration coloniale faisant le pari de la possible concentration des pouvoirs entre les mains d’un chef. Celui-ci devait veiller au prélèvement de l’impôt de capitation, à la bonne exécution des corvées, au déroulement des opérations de maintien de l’ordre et à la scolarisation des enfants dans les écoles « indigènes » [5]. Les configurations politiques locales témoignaient toutefois d’une grande variabilité des rôles, des titres et des rangs, qui reflétaient la complexité des tâches et des positions d’autorité (chefs, maîtres de la terre, guerriers, aînés…). Comme l’ont montré plusieurs anthropologues, la répression coloniale et l’intervention administrative ont été le support d’une redéfinition des chefferies [6] et d’une reformulation des territoires du pouvoir mais, malgré l’enfermement dans les réserves, le maintien des cérémonies d’échange entre clans au moment des mariages et des deuils, l’entretien des sites sacrés, la transmission des récits mythiques ont continué d’alimenter un « discours d’ordre fondé sur le principe du consensus et des statuts hérités » [7]. Dès lors, à partir du moment où les règles les plus contraignantes de l’indigénat ont été supprimées, la surreprésentation des chefs en politique a fabriqué une croyance en la pérennité d’un pouvoir « coutumier », le plus souvent acquis par hérédité, convertible en politique.

4 Notre étude se fonde sur la prosopographie de l’ensemble des élus « indigènes » de l’après-indigénat jusqu’en 1977, ainsi que sur le dépouillement des archives de l’administration coloniale et des rapports de gendarmerie portant sur l’organisation des élections dans les réserves. Ce travail a été complété par une quarantaine d’entretiens réalisés avec des dirigeants politiques sur leur trajectoire d’engagement et sur le contexte de mobilisation électorale au moment de leur entrée en politique. Il montre ce que cette valorisation des positions « traditionnelles » doit aux stratégies conjointes de l’administration et des élites coloniales consistant à faire valoir le principe d’aînesse. Pour autant, l’usage politique de l’hérédité dépend d’abord de l’aptitude à contrôler un espace consacré par l’administration coloniale. Ceux qui, parmi les élus, bénéficiaient d’une position de chef ont montré une aptitude bien plus grande à léguer leur position « coutumière » à leur descendance directe qu’à transmettre leur fonction politique. L’hérédité politique dépend donc ici de la maîtrise de ressources sociales et partisanes. Elle ne fonctionne qu’au prix d’un travail politique, comme si la « tradition » héritée ne pouvait résulter que d’une dynamique entrepreneuriale.

La gloire politique des chefs ?

5 Au moment où les neuf premiers élus mélanésiens investissent le conseil général en 1953, les pratiques de transmission héréditaire des positions électives ne peuvent pas exister puisque « la » politique est à inventer. La métropole choisit de maintenir un scrutin de liste, ce qui oriente considérablement le mode d’implantation des élus et le fonctionnement des organisations en présence. Les candidats « indigènes » sont recrutés par l’intermédiaire de deux grandes associations missionnaires formées en 1947 pour contrer les tentatives d’implantation du Parti communiste calédonien (PCC) : l’Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre (UICALO) et l’Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF). Toutes deux ont activement participé à la création du principal parti politique de l’île, l’Union calédonienne (UC), en 1951. Pendant une vingtaine d’années, elles continueront d’exercer une forte influence sur la constitution des listes de candidatures. Leur vaste réseau d’écoles « indigènes » les place en position de force par rapport aux élites calédoniennes absentes des réserves. Les marques de distinction dont les candidats recrutés sont alors porteurs puisent dans un rapport privilégié au monde colonial, mais s’expriment souvent dans le langage de la parenté.

Des trajectoires aux frontières de l’État colonial

6 Les élus « indigènes » des premières mandatures sont nés au début du XXe siècle dans des espaces marqués par plusieurs décennies de colonialisme. C’est dans l’action conjointe de l’État et des missions catholiques et protestantes, comme dans les relations entretenues au colonat européen que se tisse l’ambivalence des rapports coloniaux. En effet, pour le monde « indigène », les instances coloniales commencent à devenir des sources de pouvoir, et il serait vain de parler de l’administration sans les indigènes et des indigènes sans les colons [8]. Pour autant, la précarité de l’urbanisation et de la scolarisation des populations colonisées contribue au maintien de la prééminence de la parenté dans les relations privilégiées entre groupes constitués à l’intérieur des réserves. La stabilité du pouvoir s’y construit toujours dans la capacité à orienter les alliances matrimoniales entre groupes et à s’assurer de leur pérennité par un travail d’échanges réciproques. Dans ces espaces de réserve longtemps écartés de la société calédonienne en formation, les premiers élus se situent à l’avant-garde de la frontière coloniale. Leur intégration au monde missionnaire est mesurable à la longévité de leur passage par les écoles protestantes et catholiques. Sur les 47 premiers élus (1946-1977), 20 obtiennent le certificat d’études à des âges variables (entre 14 et 23 ans), tandis que la plupart des autres ne sont tout simplement pas présentés à l’examen. On peut néanmoins citer plusieurs cas de dirigeants n’ayant pas obtenu de diplôme, mais qui se sont distingués par un investissement durable (en tant qu’administrateurs, catéchistes…) au sein des institutions scolaires catholiques et protestantes. Austin Dalap Touyada, par exemple, élu UC en 1962, a plusieurs fois échoué au certificat d’études, mais sa forte implication au sein du séminaire de Saint Léon à Païta lui a permis d’acquérir une large reconnaissance dans le milieu de l’enseignement catholique.

7 Ainsi, même s’ils ne constituent pas un groupe social en soi, les candidats sélectionnés ont au moins en commun l’expérience de relations extérieures à leur groupe de parenté d’origine. Leur parcours singulier, ascendant, trouve son point de départ dans une proximité avec le monde colonial. Si l’on évalue leurs origines sociales à l’aune du niveau d’insertion de leurs pères dans les instances missionnaires et/ ou des activités salariées de ces derniers (les mères sont quasi absentes dans ce type de repérage), on constate que ces candidats se distinguent du reste de la population mélanésienne. La situation de leurs pères au moment de leur entrée en politique illustre les premières logiques de la sélection : la plupart font en effet partie de ces petits intermédiaires qui émergent localement. Aucun élu ne peut se prévaloir d’un père diplômé puisque l’accès des « indigènes » à la certification scolaire était interdit par le Code de l’indigénat. Jusqu’aux élections de 1967, on ne trouve pas de fils d’employés réguliers du secteur privé, les pères étant, dans ce secteur, dans une situation de précarité salariale, due notamment à la pratique de travaux à la tâche exigeant peu de qualifications. En revanche, un peu plus d’un quart des pères d’élus sont employés dans le secteur public, souvent comme « plantons » de l’administration ou comme employés de mairie recrutés par les commissions municipales créées à la fin des années 1950 ou dans les dispensaires établis localement. Dans la majorité des cas, ces emplois sont contractuels et les nominations procèdent de pratiques de cooptation largement en usage dans des mairies exclusivement contrôlées par des Européens. Dépourvus de diplômes, les pères de ces élus font partie des premiers « indigènes » à expérimenter le rapport salarial et, bien qu’il soit difficile d’en évaluer la régularité, ces positions permettent un accès familial à des ressources en relation avec le monde européen.

8 Les distinctions sociales les plus valorisées relèvent toutefois de positions acquises par les pères au sein des institutions religieuses. Entre 1953 et 1977, plus d’un élu sur six peut se prévaloir d’un tel héritage. À partir de l’entre-deux-guerres, certains groupes de parenté ont en effet commencé à constituer des lignées de pasteurs ou de catéchistes. Cette filiation professionnelle leur garantit une visibilité construite sur une réussite scolaire prolongée par une activité d’enseignant et/ou d’animateur de la vie paroissiale. Être catéchiste, pasteur ou moniteur de l’enseignement religieux confère un prestige particulier et témoigne surtout d’un savoir-faire institutionnel et d’une capacité à servir d’intermédiaire avec l’État [9]. Il existe ainsi plusieurs cas de familles mélanésiennes considérées comme des « familles de moniteurs » (les Naouna à Pouembout ou les Pouyé à Ponéhihouen) ou ayant la réputation locale de pouvoir compter plusieurs diplômés de l’enseignement primaire au sein d’une même fratrie.

9 La catégorie la plus énigmatique est celle des pères qui n’ont apparemment aucune activité rémunérée. Les gendarmes de brousse les identifient comme des « cultivateurs » dans leurs notes d’information sur les élus. Il y a ceux qui semblent avoir une activité agricole proprement dite et ceux qui se contentent de vivre de leur production, mais rien ne dit que les premiers bénéficient d’un statut supérieur aux seconds. La modicité des revenus tirés de l’exploitation de la terre ne peut permettre de confirmer cette distinction [10] et rend cette catégorie inopérante. Certains « cultivateurs » sont issus de familles qui bénéficient d’un accès privilégié au foncier, donc d’une position importante dans la réserve [11], mais le nombre de ceux qui ne vivent que de leur propre production se réduit largement après l’indigénat. Cette tendance résulte de la progression des politiques de promotion agricole entreprises par l’État à partir des années 1930. C’est seulement après l’indigénat que certaines familles peuvent se prévaloir de revenus agricoles réguliers qui ne viennent souvent que confirmer leur ascendant sur des « clans » dépourvus de terres. En fait, l’usage de la catégorie de « cultivateurs » révèle à quel point les gendarmes et les administrateurs coloniaux sont loin de saisir l’étendue des gradations de statuts entre les individus.

Des chefs en politique ou le pouvoir dans la parenté

10 C’est en entrant dans le détail des biographies de cette génération d’élus que l’on saisit la complexité de leur inscription dans la parenté et les limites d’une approche exclusivement prosopographique sur ce type de terrain : comprendre le statut local de ces élus, c’est souvent découvrir le jeu subtil d’une grande variété de niveaux hiérarchiques fractionnés en de nombreuses composantes similaires. Les entretiens sont d’ailleurs l’occasion d’apprécier la manière dont les acteurs traduisent leur statut local. À une exception près, les élus de la première génération (1953-1977) naissent « en tribu » et ne découvrent Nouméa que dans le cadre de leur activité scolaire, professionnelle ou politique. Si l’on excepte les quelques dirigeants originaires de tribus proches de Nouméa, rares sont ceux qui ont pu connaître le mode de vie urbain avant l’âge adulte. La quasi-totalité d’entre eux passent leur enfance au sein d’un groupe familial restreint et présentent toujours leur « tribu » comme le ferment d’une histoire collective. La manière dont ils débutent leur récit de vie traduit une volonté de montrer un attachement particulier à un espace d’origine à l’intérieur de la commune et de le replacer dans le cadre d’une généalogie précise, de détailler les linéaments familiaux dans lesquels celle-ci s’intègre : « Je suis de Coula, de la tribu de Boreare, du clan de la chefferie. Nous avons des liens avec l’autre côté et avec les îles et avec d’autres clans de la commune. Mais ce qui est important pour comprendre où je vis quand je suis petit, c’est la famille, c’est la coutume qui le dit. Parce que la commune, ça ne veut dire quelque chose que si l’on se situe par rapport à la politique et l’administration. Là, dans la coutume, les liens, ils dépassent la commune, c’est des chemins qui vont ailleurs et c’est à partir de là que l’on comprend qui on est » [12].

11 Les termes sont d’autant plus imprécis qu’il y a toujours cette insistance à signaler la multiplicité des liens de parenté qui les unissent à une histoire locale et qui dépassent largement les assignations administratives. Dès lors, les références collectives utilisées sont souvent sujettes à caution. Elia Thidjine, par exemple, élu entre 1953 et 1957, vient du nord de Hoot ma Whaap à l’extrême nord de la Grande Terre. Les Tidjin ont une position importante dans Teâ Nelemwâ (nom désignant la filiation), mais il est difficile de définir le rapport entre ce nom donné par l’administration et sa position dans le « clan » Tidjin [13].

12 L’expression de l’attachement à un groupe de parenté est alors l’occasion de distinguer deux formes, traditionnelles et modernes, de statut social : « Dans la coutume, je suis quelque chose de précis. J’ai un rôle que m’ont attribué les anciens en fonction de mon appartenance au clan. C’est vrai que les choses peuvent changer dans une vie. En vieillissant, on prend du galon comme vous dites [rires], on a plus de responsabilités mais il est important de bien dissocier les deux sinon les gens vous le reprochent toujours. C’est pour ça que les vieux prennent toujours garde à ce que vous n’ayez pas la grosse tête parce que vous êtes élu ou que vous avez été à l’école. Dans la coutume, chacun a son rôle et quelqu’un d’important dans la vie peut être rien du tout dans la coutume et vice versa » [14].

13 L’évaluation de son propre statut local peut effectivement donner lieu à d’interminables digressions, mais elle dit beaucoup de la réalité d’un espace social où la position de chacun est susceptible de faire l’objet d’énoncés difficilement vérifiables. Cet exercice permet néanmoins de dire que l’accès à un statut dans une filiation d’origine n’existe qu’à la condition d’un travail sur les relations locales. Si les formules de dépréciation des adversaires politiques servent à faire la distinction entre « ceux qui sont quelque chose dans la coutume » et les autres, certains élus interrogés admettent le caractère pluriel des positions possibles, notamment sur la Grande Terre. Lorsqu’ils n’ont pas été désignés comme chefs par l’administration, ils se disent « porte-parole de clan » ou « du clan de la chefferie » sans que l’on puisse toujours savoir l’importance effective de leur position, souvent soumise localement à des appréciations variées. Néanmoins, la plupart des élus interrogés sur la Grande Terre disent la souplesse relative de ses espaces de reconnaissance et il peut arriver qu’un grand chef ne soit pas lui-même fils de grand chef, comme c’est le cas de Gabriel Païta, l’un des élus les plus influents de la période. Maurice Nenou, élu territorial de la commune de Houaïlou, explique ainsi : « Il y a que les Européens pour croire que nous ne sommes pas capables de nous adapter. Quelqu’un de méritant est quelqu’un qui peut acquérir une place dans la coutume. S’il respecte les règles de la coutume, s’il passe par ceux par qui il doit passer, rien n’est fermé. C’est sûr qu’il vaut mieux pas être tout seul. Il vaut mieux que tout le clan soit méritant. Mais quand quelqu’un fait des études, le Conseil des anciens a intérêt à le faire participer parce qu’il renforce la coutume par sa présence et, du coup, la coutume le renforce » [15].

14 Dans bien des cas, on constate que des positions et des ressources acquises grâce à une meilleure insertion scolaire ou professionnelle contribuent à l’acquisition d’une position supérieure dans sa « tribu » d’origine. On note également combien les modalités d’insertion d’un élu dans son clan d’origine dépendent de l’évolution historique d’une réserve en matière d’accès des uns et des autres au foncier. Or, quelles qu’elles soient, les origines concrètes de l’évolution d’un statut local se doivent d’être traduites en termes de parenté.

15 Dès lors, ce que l’on a tendance à considérer, à tort, comme de petites différences s’ancre dans un espace dont la connaissance n’est accessible qu’au prix d’un travail sur la mythologie des lieux d’origine de ces différences. Aborder ces questions avec un élu équivaut donc à revenir sur l’histoire d’une localité, en incluant la place de son « clan » et de sa chaîne de parenté élargie. Comme le souligne Michel Naepels, « la position d’un individu ou d’une famille dans une tribu dépend aussi (…) de leur capacité à produire un consensus sur l’origine historique de cette position » [16]. Le « roman coutumier » est donc une affaire de reconstruction, souvent mobilisée comme discours sur soi. Le discours de l’héritage ne correspond pas forcément à celui de la position acquise. Il est avant tout un répertoire obligé dont la vocation est de s’inscrire dans un groupe et d’inscrire celui-ci dans une histoire d’autant plus légitimante qu’elle sera longue. Ce travail de et sur la parenté renvoie à l’entretien continu de relations spécifiques : il s’agit de faire vivre des alliances, de respecter les rituels, d’être présent, de parler publiquement. Il consiste également à mettre en place des stratégies matrimoniales, mais aussi à opérer un contrôle permanent sur la mythologie des lieux. Les rares fois où nous avons pu comparer les versions livrées par nos interlocuteurs avec les travaux des ethnologues, nous avons relevé des différences notables entre les versions historiques proposées par les uns et par les autres [17]. En outre, la place de chacun est d’autant plus difficile à évaluer que l’on se trouve dans un contexte faiblement institutionnalisé : il est des lieux où l’on peut identifier des statuts précis et d’autres où les distinctions semblent plus floues. Cette place est plus facile à énoncer dans les « grandes familles » et dans les contextes où l’hérédité semble constituer une ressource essentielle. Ainsi, l’attachement à une « tribu » ou à une lignée patrilinéaire induit une diversité de trajectoires individuelles tout en étant le ferment d’expériences communes. L’intégration à une écologie, à une langue, à une parenté, l’inscription dans des conflits fonciers fonctionnent comme autant de particularismes qui distinguent les individus, mais fabriquent une relative unité. Néanmoins, s’il est aisé de reconstituer des relations de parenté entre élus, nos données sur l’ensemble de la période montrent aussi une situation paradoxale.

Une parenté non convertible

16 La gloire politique des chefs cache une réalité plus complexe des conditions locales d’exercice de l’autorité. À la fin des années 1940, alors que se discutent encore les modalités d’application de la pleine citoyenneté aux sujets d’Empire, le petit groupe d’intermédiaires mélanésiens qui s’est constitué autour des écoles de missions s’inquiète autant des effets locaux de l’exercice du droit de suffrage que du délitement du pouvoir des chefs. De son côté, le Service des affaires indigènes redoute de ne plus trouver de partenaires pour relayer les décisions administratives dans le monde « indigène ». Il faut dire que la suppression du cantonnement en 1946 a permis de renouer avec une multitude de relations de parenté hors réserves susceptibles de modifier les équilibres internes et donc de faire évoluer certaines positions acquises. Pour autant, le pouvoir des chefs est d’abord mis en cause par leur rôle durant l’indigénat et par la mutation des formes de la légitimité. Au début des années 1950, les élus et dirigeants imposent donc le maintien de certaines dispositions de l’indigénat. Les réserves gardent leur statut de territoires incommutables et inaliénables. La distribution des terres et les dévolutions successorales n’y sont toujours pas soumises au droit de l’État mais administrées « selon les coutumes » dans le cadre d’un statut de droit particulier.

Un délitement paradoxal

17 La variété des statuts propre au monde « indigène » a eu des effets sur l’intégration à la société coloniale. En ce qui concerne les chefs tout particulièrement, les rares images d’archives disponibles, les confidences et l’expérience des entretiens font apparaître des trajectoires très différentes dont témoignent notamment la diversité des postures corporelles. Certains grands chefs se distinguent du reste de la population mélanésienne par une grande maîtrise d’eux-mêmes et par l’usage d’un français à l’accent calédonien à peine perceptible [18]. Dans les îles, la couleur de peau révèle également une stratégie de blanchiment de l’apparence physique par des alliances avec des familles européennes. D’autres chefs accusent en revanche une faible maîtrise de la parole publique et des regards embués par l’alcool. Ils interviennent nettement moins dans les assemblées représentatives, et plusieurs d’entre eux ne laissent aucune trace de participation aux débats.

18 Après 1946, nombreux sont les discours qui, des administrateurs coloniaux aux associations de missionnaires, déplorent l’affaiblissement du pouvoir de ces chefs sur la Grande Terre. De fait, en permettant aux « indigènes » de recouvrer certaines de leurs libertés, l’abolition du Code de l’indigénat a supprimé la plupart de leurs prérogatives. Ils n’ont plus à lever l’impôt de capitation, à réquisitionner la main-d’œuvre ou à dénoncer les fauteurs de troubles. La procédure officielle veut que la désignation d’un chef se fasse en deux temps : tout d’abord, les représentants des « tribus » concernées formulent une proposition ; ensuite, l’État enregistre (ou non) celle-ci. Il peut arriver que la succession d’un chef provoque un conflit. Lorsqu’aucun accord ne paraît possible, l’État a recours, en dernier ressort, au critère d’antériorité généalogique et nomme le descendant le plus direct d’un chef décédé ou n’étant plus en mesure de conduire les affaires du district. Ce faisant, l’administration laisse entrendre que la « tradition » parle d’elle-même quand il s’agit de dire les conditions de la légitimité. Or, s’il est vrai que cette reconduction héréditaire se fait naturellement dans les îles où ce critère semble avoir fonctionné régulièrement avant la colonisation, son usage par les agents coloniaux contribue à perturber les logiques de reconnaissance du pouvoir sur la Grande Terre. En créant des décalages importants entre la réalité de l’exercice de l’autorité locale et sa consécration administrative, l’État laisse se perpétuer de petites rentes de situation, qui maintiennent en place des chefs à l’influence limitée. Il fabrique ainsi une distinction très présente dans les réserves entre chefs coutumiers et chefs administratifs.

19 D’ailleurs, les débats engagés au sein des collectivités territoriales sur la possible restructuration de la société mélanésienne par des moyens juridiques révèlent à la fois une diversité de contextes locaux et une disparité des rapports aux règles de la transmission du pouvoir dans les réserves. Cette disparité des points de vue se manifeste en 1958 lors d’une discussion lancée sur l’opportunité d’améliorer les procédures de décision collective et de résolution des conflits. Le projet est d’inventer une institution – le Conseil des anciens – à laquelle seront attribuées des compétences nouvelles pour pallier le déficit de légitimité des chefs. Si les positions renvoient à des obligations partisanes, chacun des élus joue là sa propre trajectoire et les formes de son statut local, plus ou moins hérité et plus ou moins reconnu par l’administration. Les élus sans statut coutumier officiel ont tendance à relativiser la position de chef, tandis que les détenteurs de ce statut affichent une appréhension normative du pouvoir. Ceux qui décrivent des modes collectifs de régulation politique entre clans s’opposent à ceux qui présentent le chef comme l’expression du pouvoir dans le monde « indigène ».

20 L’un des principaux défenseurs du texte, Émile Nechero, est un élu de la Grande Terre. Dans son district d’origine, les dynamiques de pouvoir antérieures à la prise de possession ont été largement recomposées par les stratégies de l’administration coloniale et les déplacements de populations [19]. L’État colonial y a reconnu deux chefferies sur un territoire peu peuplé et coincé entre montagnes et marécages. Émile Nechero est né en 1914 dans la tribu de Kuiné, dans un clan maître du sol aîné ou cadet (c’est-à-dire avec un statut de portier « apère tèpe » garant de la distribution des espaces fonciers). C’est son clan qui a « cédé » le village aux colons et peut-être en a-t-il tiré un prestige particulier auprès de l’administration. Dès 1952, il adhère à l’UC au sein de laquelle il mène une longue carrière d’élu territorial et municipal. Pourtant, ce district est traversé de fortes tensions et les équilibres fonciers ne se sont établis qu’au prix de procédures collectives extérieures aux chefferies. On peut comprendre son attachement à un Conseil des anciens, dans un contexte aussi complexe où la contestation des deux chefferies est récurrente. Pour lui, cette institution est « très ancienne, elle a toujours existé » [20]. Le sens du débat apparaît de façon évidente lorsque les compétences du Conseil des anciens en matière de foncier sont interrogées par les deux grands chefs des Îles Loyautés. Henri Naisseline, élu de l’opposition, affirme qu’« automatiquement les terres appartiennent au Chef » [21]. Si les positions d’autres grands chefs se révèlent plus nuancées, la difficulté des dirigeants à apporter des réponses définitives démontre une pluralité de situations locales et surtout l’aptitude différenciée des uns et des autres à exprimer les pratiques coutumières dans un registre normatif. En l’occurrence, l’administration maintient une position par défaut, renvoyant à une vision spécifique de l’organisation collective des districts qui considère que les décisions relatives aux dévolutions successorales et à la distribution des terres se feront « selon les coutumes ».

21 De fait, la surreprésentation des chefs est plus le produit d’une instrumentalisation symbolique que d’une légitimité « traditionnelle » convertible en politique. Ces titres ne garantissent pas le bénéfice d’une sphère d’influence, mais les chefs sont au moins l’objet d’un investissement politique, comme ils l’ont été sur le plan administratif. La pratique du recrutement de grands chefs est donc très courante du côté des organisations associées aux anciennes élites coloniales : près des deux tiers d’entre eux investissent ces organisations. Sur les 17 grands chefs élus à l’Assemblée territoriale, 10 représentent le camp « anti-autonomiste » dont l’audience dans le monde « indigène » demeure pourtant limitée. Cet usage est fréquent sur la Grande Terre où l’influence politique de grands chefs comme Nea Galet ou Kowi Bouillant se confirme sur plusieurs mandats. En revanche, le fort contrôle social organisé autour des grands chefs dans les îles a moins souvent donné lieu à une conversion politique de ce type de positions et l’on y compte de nombreux échecs.

Deux configurations de l’hérédité politique

22 C’est en décrivant deux des principales situations de dynastie politique que l’on peut saisir, par un jeu de miroir inversé, le possible usage de la parenté en politique. Néanmoins, il s’agit davantage de décrire les conditions de possibilité de cette transmission que d’en détailler les mécanismes concrets. Elles sont le produit de deux configurations historiques favorables à l’activation de stratégies pouvant donner un sens politique à des relations jusqu’ici pensées en termes de parenté. En effet, les seuls élus de la période à avoir transmis un capital politique à leur descendance directe sont deux grands chefs : Rock Pidjot de la « tribu » de La Conception dans le sud de la Grande Terre et Henri Naisseline de la chefferie de Ghama sur l’île de Maré. Ces deux entreprises de transmission sont d’ailleurs mises à l’épreuve de l’indépendantisme naissant à partir des années 1970. Alors qu’ils ont milité pour le maintien de la Nouvelle-Calédonie dans l’ensemble français, ces deux élus lèguent leurs mandats à deux des plus importantes figures du nationalisme kanak. La descendance de Rock Pidjot s’impose comme une famille occupant des positions stratégiques au sein des collectivités locales et de la principale formation indépendantiste. La filiation de Henri Naisseline est plus modeste, mais son fils, Nidoish Naisseline, prolonge l’action de sont père jusqu’à devenir une personnalité incontournable de l’espace politique local.

23 Rock Pidjot est né à dans la « tribu » de La Conception en 1907. Son père, Joseph Pidjot, a épousé une femme blanche de la famille Gauthier, ce qui arrive rarement à cette époque [22]. Rock Pidjot suit les enseignements de l’École catholique de La Conception et de celle de Sainte-Marie à Païta. Bien qu’aucun diplôme ne sanctionne sa formation initiale, le passage par ces écoles dans les années 1920 constitue une distinction essentielle pour sa promotion. Son mariage avec une femme de la famille Togna, dont le clan d’origine est considéré comme propriétaire « traditionnel » des lieux, renforce son inscription locale. Ces ressources jouent incontestablement dans son accès à un statut de grand chef du district, même si elles ne semblent pas déterminantes en termes strictement électoraux : la « tribu » de La Conception rassemble un nombre réduit de votants sur un territoire définitivement acquis aux voix européennes, très majoritairement anti-indépendantistes. C’est plutôt son fort investissement dans les milieux catholiques qui prédispose Rock Pidjot à l’engagement politique : à partir de 1953, il est en effet systématiquement investi par l’UC. Sa longue amitié avec le principal leader européen de cette formation est une autre des ressources qui lui permettent de faire la carrière politique la plus stable de la période de l’après-guerre. Il participe directement à la création de l’UC dont il est nommé président fondateur, devient ensuite ministre de l’Économie rurale entre 1957 et 1960 pendant la période de la loi-cadre. À partir de 1964, après avoir assumé une série de mandats territoriaux, il devient député, à la suite de la condamnation de Maurice Lenormand, et sera ensuite toujours réélu jusqu’à sa mort en 1990. Sa singularité est d’avoir accompagné le tournant indépendantiste de 1977, contrairement à la plupart des élus de sa génération, et d’avoir été à l’origine d’une véritable filiation de responsables politiques, associatifs et administratifs liés en parenté directe jusqu’à la période actuelle.

24 C’est durant les dernières décennies de son parcours qu’il accompagne la carrière de ses petits-fils venus faire leurs études supérieures en métropole. L’un d’eux, Rock Wamytan, entame une carrière étroitement associée à l’expérience acquise auprès de son grand-père [23]. Le parcours politique qui le conduit à prendre la direction de l’UC montre combien les structures de la sélection ont finalement peu évolué : la distinction scolaire et l’influence partisane l’emportent sur l’implantation locale. Par son père, chauffeur de l’ancienne mine locale, il est le petit-fils du chef de la « tribu » de Saint-Louis, et par sa mère celui de Rock Pidjot. Roch Wamytan est titulaire d’un DEA en économie de l’Université de Lyon et, tout en devenant l’assistant parlementaire de son grand-père, il assume des responsabilités administratives au sein de l’Office culturel, scientifique et technique kanak (OCSTK) à partir de 1978. Autant dire qu’il cumule des ressources sociales et politiques qui le placent en position de force à la fin des années 1980 après le décès de plusieurs dirigeants nationalistes. Pourtant, si l’on suit son ascension politique, on constate qu’elle doit peu de choses à son investissement partisan. Lors du congrès de Lifou en 1981, il est désigné pour assurer la présidence de la « Commission de l’économie » [24] mais en démissionne rapidement. Ensuite, il disparaît des organigrammes et n’apparaît plus ni au Bureau politique ni même à la commission exécutive du Mouvement jusqu’en 1987. On le retrouve à cette commission en 1988, et trois ans plus tard il accède à la présidence du FLNKS. Alors qu’il n’a jusqu’ici participé à aucune des instances directives de l’UC, il est promu à la tête du comité de suivi des accords de Matignon en 1989. Roch Wamytan incarne parfaitement la figure du dirigeant identifié à une organisation politique par sa seule appartenance à une « tribu » UC et qui occupe rapidement une place centrale au sein de l’organisation sans en gravir les échelons internes. Sa filiation avec Rock Pidjot et ses diplômes universitaires constituent ici des ressources de premier ordre.

25 La trajectoire de Henri Naisseline est politiquement plus fragile, mais socialement plus éminente. Son parcours est emblématique d’une position coutumière héritée qu’il a convertie sur le plan électoral, mais qu’il n’a pu faire fructifier qu’à la faveur d’une stratégie de distinction politique. Celle-ci lui a permis à la fois d’affirmer l’autonomie de sa chefferie et de jouer de ses liens privilégiés avec les élites calédoniennes au moment des investitures. Il est né dans la « tribu » de Netché et il est le fils aîné du grand chef Henri Naisseline et de la fille d’un commerçant d’origine anglaise installé à Maré. Très jeune au moment du décès de son père, il ne devient grand chef qu’en 1936, après une période de régence assumée par l’un de ses grands-oncles. Sa position lui permet d’être l’un des premiers Mélanésiens à faire sa scolarité au Lycée Lapérouse de Nouméa où il côtoie les enfants de la bourgeoisie nouméenne. Il fait son service militaire dans la marine nationale et exprime son soutien au général de Gaulle dès 1940, allant jusqu’à faire hisser le drapeau français au sein de sa « tribu » et à envoyer au combat un nombre important de « volontaires » issus de sa chefferie. Son entrée en politique n’est pas seulement marquée par cet engagement, elle est surtout guidée par une stratégie de prise de distances à l’égard des associations missionnaires (et de l’UC). En 1946, il prend sa carte du Parti communiste calédonien qui disparaît quelques mois plus tard. Il s’engage alors dans des mouvements se réclamant du gaullisme, intègre la section locale de l’Union pour la nouvelle République (UNR) et est élu à l’Assemblée territoriale de Nouvelle-Calédonie de 1957 à 1967. Le parti gaulliste l’investit comme suppléant lors des élections sénatoriales, puis législatives de 1959. Sa carrière politique s’arrête lorsque se produit une scission au sein de l’UNR locale en 1966.

26 À partir des années 1970, son fils, Nidoish Naisseline, qui a obtenu une maîtrise de sociologie en métropole à la fin des années 1960, prend la relève tout en suivant un chemin politique différent [25] : sa stratégie consiste à se maintenir à distance des grandes organisations politiques pour assurer l’autonomie de son statut local. Il s’agit à la fois de faire vivre la singularité de sa chefferie sur l’île de Maré et d’entretenir la fidélité électorale et matrimoniale de groupes de parenté situés à l’extrême nord et sur la côte est de la Grande Terre, lesquels ne cesseront par la suite de soutenir électoralement son entreprise inscrite en opposition à l’UC. Sa conversion au nationalisme kanak ne le situe que partiellement en rupture avec l’héritage de son père. Nidoish Naisseline suit un parcours autonome au sein du mouvement indépendantiste, toujours à distance des formations majoritaires. Initiateur du Parti de libération kanak (Palika) en 1975, il s’en dissocie pour diriger en 1981 Libération Kanak Socialiste (LKS), dont il sera le seul élu à assumer plusieurs mandats. Privée du soutien des grandes formations politiques, sa quête de singularité l’empêche de prolonger sa carrière élective au-delà des années 1990. Il devient néanmoins président du conseil d’administration de la compagnie aérienne assurant les trajets intérieurs à la Nouvelle-Calédonie (Aircal) en 2004 et restera président de la commission de l’organisation des transports et de la communication du Congrès jusqu’en 2009.

27 Ces deux logiques d’héritage sont associées à des configurations historiques singulières. Elles procèdent de possibilités conjointes d’acquérir une position dans une chefferie reconnue par l’État et de bénéficier d’une distinction sociale exceptionnelle dans le monde « indigène ». C’est ce contrôle qui permet à Roch Pidjot et Henri Naisseline de retraduire en termes de parenté une ascension aussi bien sociale que politique.

28 La chefferie de Roch Pidjot est le produit des recompositions opérées sur la Grande Terre durant la période coloniale et qui ont rendu possible une proximité avec les mondes européens, alors même que Roch Pidjot n’était pas issu d’une aristocratie coutumière. Son groupe de parenté entre en contact avec les missionnaires de la Société de Marie en 1843 dans la zone de Balade au nord-est de la Grande Terre. Une partie de ce groupe est ensuite déplacé du nord vers le sud de l’île dans le cadre d’un projet de fondation d’un village indigène chrétien proche de Port-de-France (rebaptisé Nouméa en 1866). C’est dans ce cadre que sont créés La Conception, puis Saint Louis où d’autres « clans » venus de la zone de Touho sont également regroupés [26]. Ces deux « réductions » sont aujourd’hui considérées par l’administration comme des « tribus » et des districts.

29 De son coté, la famille Naisseline doit son statut local à une histoire remontant au XIXe siècle au cours de laquelle s’est constituée une nouvelle chefferie dont l’administration a fait un district [27]. En 1898, la chefferie de Guahma accueille à Maré la Société des missions évangéliques de Paris venue remplacer la British London Missionary Society. Cette même année, l’administration française déclare l’île « réserve intégrale » et la divise en districts coutumiers. La chefferie de Guahma est le produit de conflits liés à l’arrivée de populations migrantes probablement en provenance d’îles polynésiennes et dont les mémoires orales et mythiques donnent lieu, encore aujourd’hui, à plusieurs interprétations qui remontent à la fin du XVIIIe siècle. La naissance de Guahma et son institutionnalisation autour des Naisseline datent donc du début du XIXe siècle, et cette chefferie doit sa stabilité à ses relations de parenté avec des clans chefs de Lifou [28]. C’est aussi à cette période que semble remonter sa stratégie d’hérédité du pouvoir. Dès lors, pour les Naisseline comme pour les Pidjot, ce qui apparaît déterminant, c’est la reconnaissance de leur chefferie par l’administration et sa constitution en district et « tribus ».

30 En Nouvelle-Calédonie, les phénomènes d’hérédité politique révèlent plus des stratégies coloniales qu’ils ne confirment des logiques de transmission du pouvoir héritées d’un passé lointain. Pourtant, bien que l’État colonial ait, par commodité, joué le jeu de la transmission filiale, la logique du scrutin de liste et les formes segmentaires de l’organisation du pouvoir rendent souvent inopérantes les tentatives de transmission héréditaire de ressources politiques. Lorsqu’elle existe, cette transmission est le produit d’autres facteurs tels que le contrôle d’un appareil partisan et des logiques de reproduction sociale. Ce sont ces éléments qui permettent l’usage politique et symbolique d’une position locale et la traduction possible d’une ascension politique en termes d’hérédité « traditionnelle ». Au moins peut-on s’en tenir à constater l’incapacité des partis politiques en Océanie à dépasser les contraintes de la parenté dans la sélection des dirigeants [29]. L’examen minutieux des trajectoires des élus de Nouvelle-Calédonie montre également combien les contraintes partisanes, aussi ténues soit-elles, accompagnent la mutation définitive du statut de la parenté. La diffusion progressive d’autres formes de légitimité (scolaires, salariales, religieuses) a fait de ce statut un capital spécifique dont l’efficacité politique dépend de l’accès à d’autres ressources. ■

Notes

  • [1]
    Geoffrey M. White, Lamont Lindstrom (eds), Chiefs Today. Traditional Pacific Leadership and the Postcolonial State, Standford, Stanford University Press, 1997.
  • [2]
    Stephanie Lawson, Tradition Versus Democracy in the South Pacific : Fiji, Tonga, and Western Samoa, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [3]
    Marshall Sahlins, « Poor Man, Rich Man, Big Man, Chief : Political Types in Melanesia and Polynesia », Comparative Studies in Society and History, 5 (3), 1963, p. 285-303 ; Bronwen Douglas, « Rank, Power, Authority : A Reassessment of Traditional Leadership in South Pacific Societies », The Journal of Pacific History, 14 (1), 1979, p. 2-27 ; Michael Allen, « Elders, Chiefs, and Big Men : Authority Legitimation and Political Evolution in Melanesia », American Ethnologist, 11 (1), 1984, p. 20-41 ; Nicholas Thomas, « The Force of Ethnology : Origins and Significance of the Melanesia/Polynesia Division », Current Anthropology, 30 (1), 1989, p. 27-41.
  • [4]
    Alban Bensa, Les chemins de l’Alliance, Paris, Selaf, 1982.
  • [5]
    Isabelle Merle, « De la “légalisation” de la violence en contexte colonial. Le régime de l’indigénat en question », Politix, 17 (66), 2004, p. 137-162.
  • [6]
    Michel Naepels, « Le devenir colonial d’une chefferie kanake (Houaïlou, Nouvelle-Calédonie) », Annales. Histoire, Sciences sociales, 65e année, 4, 2010, p. 913-943 ; Christine Demmer, « Secrets et organisation politique kanake. Pour sortir des catégories privé/public », L’Homme, 190 (2), 2009, p. 79-104.
  • [7]
    A. Bensa, « Père de Pwädé. Retour sur une ethnologie au long cours », dans A. Bensa et al., Les politiques de l’enquête, Paris, La Découverte, 2008, p. 23.
  • [8]
    Benoît Trépied, Une mairie dans la France coloniale. Koné, Nouvelle-Calédonie, Paris, Karthala, 2010 ; Elsa Faugère, « La fabrique identitaire dans les Îles Loyauté. Comment peut-on être colon-kanak ? », Ethnologie française, 32 (4), 2002, p. 629-635.
  • [9]
    Marie Salaün, « Les “moniteurs” kanak ou l’impossible élite indigène en Nouvelle-Calédonie », Genèses, 43, 2001, p. 71-88.
  • [10]
    Jean-Pierre Doumenge, « Du terroir… à la ville. Les Mélanésiens et leurs espaces en Nouvelle-Calédonie », Domaine universitaire de Bordeaux-Talence, CEGET/CNRS, Travaux et documents de géographie tropicale, 488, 1982, p. 376.
  • [11]
    A. Bensa, « Terre kanak : enjeu politique d’hier et d’aujourd’hui », Études rurales, 127-128, juillet-décembre 1992, p. 107-131.
  • [12]
    Entretien avec Delin Wema, Nouméa, 8 octobre 1996.
  • [13]
    Denis Monnerie, « Résistance au colonialisme, culture, coutume et politique (Arama et région Hoot ma Whaap) », Journal de la société des océanistes, 117 (2), 2003, p. 213-231.
  • [14]
    Entretien avec Paul Napoarea, Koné, 23 juillet 1994.
  • [15]
    Entretien avec Maurice Nenou, élu Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR), Nouméa, 13 juillet 1994.
  • [16]
    M. Naepels, Histoires de terres kanakes. Conflits fonciers et rapports sociaux dans la région de Houaïlou, Paris, Belin, 1998, p. 138-139.
  • [17]
    À titre d’exemple, citons la comparaison entre la version livrée par Gabriel Païta lui-même de l’histoire de sa « tribu », dans Gabriel Païta, Jérôme Cazaumayou, Thomas de Deckker, Gabriel Païta, témoignage kanak. D’Opao au pays de la Nouvelle-Calédonie, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 21-26, et la version de l’histoire de cette même tribu par Jean Guiart, Structure de la chefferie en Mélanésie du Sud, Paris, Institut d’ethnologie, Musée de l’Homme, 2e édition, 1992.
  • [18]
    Éric Soriano, La fin des « Indigènes » en Nouvelle-Calédonie. Le colonial à l’épreuve du politique (1946-1976), Paris, Karthala, 2014.
  • [19]
    J. Guiart, « Dualisme et structure du contrôle social en pays Canala, Nouvelle-Calédonie », L’Homme, 2 (2), 1962, p. 49-79 ; C. Demmer, « Secrets et organisation politique kanake. Pour sortir des catégories privé/ public », art. cité, p. 79-104.
  • [20]
    Intervention de Émile Nechero, session extraordinaire de février-mars 1958, 18e séance, jeudi 20 mars 1958.
  • [21]
    Intervention de Henri Naisseline, ibid.
  • [22]
    B. Trépied, « Roch Pidjot, un grand kanak en politique », Revue juridique, politique et économique de la Nouvelle-Calédonie, 16, 2010, p. 56-65.
  • [23]
    Entretien avec Rock Wamytan, Nouméa, 7 juin 1994.
  • [24]
    Rapport du Congrès de l’UC, Couli, 11-14 novembre 1982.
  • [25]
    David Chappell, « The Kanak Awakening of 1969-1976 : Radicalizing Anti-Colonialism in New Caledonia », Journal de la société des océanistes, 117 (2), 2003, p. 187-202.
  • [26]
    Joël Dauphiné, Pouebo. Histoire d’une tribu canaque sous le Second Empire, Paris, L’Harmattan, 1992.
  • [27]
    Kerry Ross Howe, The Loyalty Islands. A History of Culture Contacts (1840-1900), Canberra, Australian National University Press, 1977.
  • [28]
    Peter Worsley, The Trumpet Shall Sound, Londres, McGibbon & Ker, 1957 ; Marie-Joseph Dubois, Gens de Maré, Paris, Édition Anthropos, 1984 ; J. Guiart, Structure de la chefferie en Mélanésie du Sud, op. cit.
  • [29]
    Dag Anckar, Carsten Anckar, « Democraties without Parties », Comparative Political Studies, 33, 2000, p. 225-247 ; Steven Ratuva, « Primordial Politics ? Political Parties and Tradition in Melanesia », dans Roland Rich, Luke Hambly, Michael G. Morgan (eds), Political Parties in the Pacific Islands, Canberra, Australian National University, 2008, p. 27-41.
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