Notes
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[1]
Chowra Makaremi, Carolina Kobelinsky, Enfermés dehors. Enquêtes sur le confinement des étrangers, Paris, Éditions du Croquant, 2009.
-
[2]
Michel Agier, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.
-
[3]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2004.
-
[4]
John Torpey, « Aller et venir. Le monopole étatique des “moyens légitimes de circulation” », Cultures & Conflits, 31-32, 1998, p. 63-100.
-
[5]
Gérard Noiriel, « Représentation nationale et catégories sociales », Genèses, 26, 1997, p. 31 (souligné dans l’original).
-
[6]
Pierre Bourdieu, « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 96 (1), 1993, p. 51.
-
[7]
Rogers Brubaker, « Au-delà de l’“identité” », Actes de la recherche en sciences sociales, 139, 2001, p. 75-76.
-
[8]
Marco Martiniello, Patrick Simon, « Les enjeux de la catégorisation », Revue européenne des migrations internationales, 21 (2), 2005, p. 7.
-
[9]
Olivier Clochard, « L’enfermement des étrangers à travers le prisme des papiers », Champ pénal/Penal Field, XI, 2014.
-
[10]
C. Makaremi, « Pénalisation de la circulation et reconfiguration de la frontière : le maintien en zone d’attente », Cultures & Conflits, 71, 2008, p. 55-73.
-
[11]
Nicolas Fischer, « Jeux de regards. Surveillance disciplinaire et contrôle associatif dans les centres de rétention administrative pour étrangers éloignés du territoire », Genèses, 75, 2009, p. 45-65 ; Louise Tassin, « D’une frontière à l’autre », Hommes et migrations, 1304, 2013, p. 51-57 ; Bénédicte Michalon, « La mobilité au service de l’enfermement ? », Géographie et cultures, 81, 2012, p. 91-100.
-
[12]
C. Kobelinsky, L’accueil des demandeurs d’asile. Une ethnographie de l’attente, Paris, Éditions du Cygne, 2010.
-
[13]
Mariella Pandolfi, « “Moral entrepreneurs”, souverainetés mouvantes et barbelés : le bio-politique dans les Balkans postcommunistes », Anthropologie et Sociétés, 26 (1), 2002, p. 39.
-
[14]
Jocelyne Streiff-Fénart, « Racisme et catégorisation raciale », Profession Banlieue, 1998, p. 23-33 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081206).
-
[15]
N. Fischer, « Clandestins au secret. Contrôle et circulation de l’information dans les centres de rétention administrative française », Cultures & Conflits, 57, 2005, p. 91-118.
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[16]
J’emploie ici le terme de confinement qui me semble plus adapté que celui d’enfermement à l’analyse du cas de Choucha. Depuis plusieurs années, de nombreux travaux s’attachent à « décloisonner l’enfermement », pour reprendre l’expression de Karen Akoka et Olivier Clochard. Ils postulent que l’enfermement des étrangers ne peut être réduit à la réclusion physique et qu’il est nécessaire de prendre en compte les multiples déclinaisons du confinement, qui certes peut être concret mais aussi abstrait (tel le confinement des étrangers dans des statuts toujours plus précaires). À Choucha, il n’y a pas d’enfermement physique puisque chaque habitant peut, s’il le souhaite, quitter le camp. Le confinement se situe plutôt dans le fait d’attendre qu’une décision soit prise (pour l’asile, pour la réinstallation, etc.). Sans cette décision, les personnes ne peuvent se résoudre à quitter le camp. Karen Akoka, Olivier Clochard, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre », L’espace politique, 25 (1), 2015.
-
[17]
La notion de « circulation » est entendue ici dans la lignée des travaux cités précédemment, qui analysent, non la manière dont les migrants organisent leurs déplacements, mais comment ces déplacements sont pris dans un filet physique (par des lieux d’enfermement) et symbolique (par des statuts divers) de contrôle. La circulation des individus se heurte alors à ces espaces où se détermine « qui appartient et qui n’appartient pas, qui peut aller et venir et qui ne le peut pas » (J. Torpey, « Aller et venir. Le monopole étatique des “moyens légitimes de circulation” », art. cité, p. 8) et où ces distinctions sont rendues effectives par les orientations diverses des circulants.
-
[18]
Il convient de relever la particularité du terme « camp de transit ». Ce lieu vise à « faciliter l’évacuation » des individus dans un contexte de déplacements massifs. L’objectif est de faire en sorte que la Tunisie ne soit pas le seul pays à accueillir les personnes qui fuient la guerre en Libye en orientant leur circulation soit vers leur pays d’origine avec les rapatriements volontaires, soit vers des pays tiers par le programme de réinstallation, soit vers la Tunisie avec le programme d’intégration locale.
-
[19]
D’autres associations interviennent alors telles que le Croissant Rouge tunisien qui gère l’aspect médical du camp et le Danish Refugee Council qui met notamment en place des activités ludiques. La présence de militaires tunisiens, pour les aspects sécuritaires, complète ce dispositif.
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[20]
Hassan Boubakri, Swanie Potot, « De l’élan citoyen à la mise en place d’une politique migratoire en Tunisie : l’accueil des réfugiés de Libye en 2011 », Migrations Société, 24 (143), 2012, p. 121-137 ; H. Boubakri, « Les migrations en Tunisie après la révolution », Confluences Méditerranée, 87 (4), 2013, p. 31-46 ; Sylvie Mazzella, Hassan Boubakri, « La Tunisie entre transit et immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des migrants africains à Tunis », Autrepart, 36 (4), 2005, p. 149-165. Du côté égyptien, le même système est mis en place avec le camp de Salloum. Voir Guido Ambroso, « Au bord de la crise », Forced Migration Review, 39, 2012 (http://www.fmreview.org/fr/afrique-du-nord/ambroso).
-
[21]
M. Agier, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, op. cit., p. 64-66.
-
[22]
Au total, j’ai conduit une cinquantaine d’entretiens et de discussions avec prise de notes. Les entretiens ont eu lieu en français ou en anglais. Les entretiens qui ont eu lieu en anglais sont ici traduits par mes soins. Les prénoms ont été modifiés dans le souci d’assurer la sécurité des personnes interrogées.
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[23]
Certes, le cas analysé est assez spécifique (il s’agit d’un camp de transit ouvert dans des conditions bien particulières) et l’analyse produite ici ne constitue qu’une contribution à un questionnement plus large portant sur les liens entre humanitaire et sécuritaire. Il faudra certainement élargir ce questionnement à d’autres lieux, plus stables dans le temps notamment.
-
[24]
Des cartographies ont été établies avec les migrants. À la fin de chaque entretien, je leur demandais, sans instructions particulières, de me dessiner un plan du camp.
-
[25]
M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 143-151.
-
[26]
« La planification par zone ou groupée – par famille, par quartier, ou par groupe villageois selon ce qui est approprié – maintient les réseaux sociaux existants, favorise la sécurité et permet à la population affectée de s’autogérer. » Le Projet Sphère, Charte humanitaire et normes minimales pour les interventions lors des catastrophes, Genève, 2004, p. 255.
-
[27]
Si des tensions peuvent effectivement apparaître entre certains groupes, beaucoup de témoignages font état de la solidarité qui s’est mise en place. L’analyse des déplacements à l’intérieur du camp montre que les individus se cantonnent rarement à leur propre secteur et vont régulièrement dans les autres secteurs pour faire des courses, rendre visite à un ami, etc.
-
[28]
La sociologie des relations interethniques montre que l’appartenance nationale ou ethnique n’a rien d’essentiel et ne constitue pas un « bagage » que l’individu transporte obligatoirement avec lui partout où il se rend. Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fénart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.
-
[29]
C. Makaremi, C. Kobelinsky, « Éditorial. Confinement des étrangers : entre circulation et enfermement », Cultures & Conflits, 71, 2008, p. 7-11.
-
[30]
Des réunions sont organisées régulièrement dans le camp entre les diverses associations et les migrants.
-
[31]
Rien n’est strictement automatique. Le positionnement permet bien sûr de multiplier ses chances, mais sans garantir pour autant le statut de réfugié. Quelques rejets peuvent avoir lieu, même parmi les gens positionnés dans les secteurs a priori les plus favorables.
-
[32]
Quitter le camp peut se faire de plusieurs manières. Une des possibilités est d’être reconnu comme réfugié par le HCR et sélectionné pour la réinstallation ; le réfugié est transféré vers un pays tiers qui accepte de l’accueillir durablement car son premier pays d’asile n’offre pas de perspectives d’intégration. La réinstallation s’adresse en priorité aux catégories de réfugiés dites « vulnérables » : femmes seules avec enfants, malades, etc. Pour la Tunisie, un programme exceptionnel de réinstallation est mis en place : l’objectif est de réinstaller un grand nombre de réfugiés afin d’éviter que le « poids » de ces arrivées consécutives au conflit libyen ne pèse uniquement sur les pays frontaliers (Égypte et Tunisie). La réinstallation n’a rien d’automatique et ne concerne pas l’intégralité des réfugiés. Le rapatriement volontaire vers le pays d’origine engendre également des départs. Enfin, d’autres individus, réfugiés ou déboutés, prennent parfois d’eux-mêmes la décision de partir, considérant que les perspectives futures proposées par le HCR ne sont pas acceptables.
-
[33]
Zigmunt Bauman, Le présent liquide, Paris, Le Seuil, 2007, p. 37.
-
[34]
Le HCR distribue dans ce cas des catégories dont la production est issue d’un processus impliquant une multitude d’acteurs et antérieur à la constitution de Choucha. Pour une analyse de l’émergence du système international d’asile, voir Gerard D. Cohen, In War’s Wake. Europe Displaced Persons in the Postwar Order, New York, Oxford University Press, 2011.
-
[35]
G. Noiriel, « Représentation nationale et catégories sociales », art. cité, p. 31.
-
[36]
Selon Erving Goffman, même au sein des « institutions totales », des espaces d’action restent disponibles. Ces « adaptations secondaires » peuvent chercher à entraver la bonne marche de l’institution. Erving Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
-
[37]
Alain Brossat, « La politique c’est comme le chiendent, ça repousse partout », dans M. Agier (dir.), Réfugiés, sinistrés, sans-papiers. Politiques de l’exception, Paris, Éditions Téraèdre, 2012, p. 176 (souligné dans l’original).
-
[38]
Ibid., p. 178.
-
[39]
Ibid., p. 180.
-
[40]
D’autres initiatives (associatives) sont venues soutenir les réfugiés mais, pour l’analyse, je ne reviendrai que sur celle qui a émané directement des habitants.
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[41]
Certaines personnes rencontrées durant mon enquête n’ont pas souhaité me communiquer l’information concernant leur nationalité. Elles sont donc indiquées ici comme étant, du point de vue de l’enquête sociologique, de nationalité indéterminée.
- [42]
-
[43]
Nous traduisons.
-
[44]
Johanna Siméant, « L’efficacité des corps souffrants », Sociétés contemporaines, 31, 1998, p. 80.
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[45]
Le groupe est donc toujours actif (diffusion de tracts, participation à des forums, etc.) mais les échanges avec le HCR semblent totalement rompus.
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[46]
Jonathan Benthall pose que la reprise des critères institutionnels caractérise beaucoup de tentatives de contestation des catégories de l’humanitaire mais que, si elle permet aux individus de se poser en acteurs dans le rapport de force, elle renforce également la légitimité et la stabilité du système que l’on tente de critiquer. Jonathan Benthall, « Désastre-Médias-Aide humanitaire : la stabilité du système » dans M. Agier (dir.), Réfugiés, sinistrés, sans-papiers. Politiques de l’exception, op. cit., p. 193-197.
-
[47]
M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 149.
1 l’analyse des dispositifs d’enfermement par la sociologie s’est enrichie depuis une vingtaine d’années d’une attention nouvelle portée aux lieux de confinement des étrangers, que ce soit en Europe [1] ou ailleurs [2]. Contrairement à la prison, qui cherche à normaliser des comportements [3], le confinement des étrangers s’inscrit dans une entreprise de détection et de traitement des présences sur un territoire donné. Cette détection implique de faire la distinction entre les individus dont la présence est déclarée légitime, en vertu d’un ensemble de normes nationales et internationales, et ceux dont elle ne l’est pas [4]. Comme le souligne Gérard Noiriel, toute catégorisation se déroule simultanément sur deux pans : « D’un côté, il s’agit d’une opération taxinomique, visant à créer une “classe” (ou une “catégorie”), en rangeant au sein d’un même ensemble des éléments ayant les mêmes propriétés. D’un autre côté, il s’agit d’une opération d’identification (ou d’individualisation), qui vise à isoler chacun des éléments appartenant à la classe considérée » [5]. L’opération taxinomique relève en grande partie de la compétence de l’État qui détient le monopole de la violence symbolique légitime [6]. Celle-ci, que Rogers Brubaker définit comme « le pouvoir de nommer, d’identifier, de catégoriser et d’énoncer quoi est quoi et qui est qui » [7], s’exprime à travers un ensemble d’institutions dont le pouvoir d’assignation des individus dans telle ou telle catégorie est variable [8].
2 Une série de travaux portent sur la manière dont ces processus de catégorisation, qui relèvent à la fois « de formes d’exercice du pouvoir et de raisonnements pragmatiques » [9], se manifestent dans les lieux de confinement pour étrangers. Ils montrent que le placement dans une zone d’attente [10], en rétention [11] ou en centre d’accueil pour demandeurs d’asile [12], permet la recension et la catégorisation des migrants sous des statuts précaires variés qui détermineront la suite de leurs parcours migratoires. De telles opérations visent à la « réduction des trajectoires individuelles (…) en corps (…) dès lors catalogués et définis comme réfugiés, immigrants, clandestins… » [13]. Cette simplification du réel comporte une dimension normative qui énonce des droits et des devoirs [14], permettant ainsi aux institutions de classement de s’assurer une prise sur ces individus. Son analyse révèle l’existence d’un rapport de pouvoir entre catégorisés et catégorisants au sein de ces espaces. L’intérêt de ces travaux sur les lieux de confinement réside dans leur capacité à mettre en équivalence ces opérations de catégorisation – qui détermineront qui circulera et dans quelle direction – avec l’expérience matérielle du confinement, par exemple en ce qui concerne sa durée [15]. Je souhaite prolonger le questionnement du lien entre la matérialité du confinement [16] et sa fonction de tri : ici, le regard se portera sur la répartition des individus à l’intérieur d’un camp de transit pour questionner plus largement la finalité de cet espace, à savoir l’orientation de la circulation [17].
3 Le lieu de mon enquête est le camp de transit [18] de Choucha, ouvert officiellement le 24 février 2011, à la frontière tuniso-libyenne, pour accueillir les personnes qui fuient les affrontements ayant débuté la même année en Libye. S’y trouvent principalement des ressortissants d’Afrique subsaharienne ou de la corne de l’Afrique venus travailler en Libye. Jusqu’à sa fermeture en juin 2013, le camp est géré par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (ci-après HCR) mandaté pour organiser la procédure d’asile et les aspects matériels de la vie du camp [19]. Au printemps 2011, alors que la Tunisie est encore en plein processus révolutionnaire, la crise libyenne éclate. Plusieurs types de populations franchissent alors la frontière entre les deux pays. Les modalités d’accueil sont multiples : les « frères libyens » sont en majorité accueillis chez les familles tunisiennes tandis que les travailleurs étrangers sont orientés vers les divers camps ouverts à ce moment-là, dont celui de Choucha [20]. Je considèrerai cet espace comme faisant partie de ce que Michel Agier nomme les « centres de tri » : des lieux « de stationnement à la frontière » dont la fonction principale est de faire circuler les individus par l’admission ou par l’expulsion [21]. En revenant sur les opérations de catégorisation mises en œuvre par le HCR, je montrerai que l’organisation spatiale de ce lieu constitue la concrétisation locale d’un processus politique de contrôle plus vaste, dont l’enjeu final est la (re)mise en circulation des individus dans diverses directions (« chez eux », en Europe, etc.). Ce faisant, je proposerai de répondre aux questions suivantes : quelles sont les catégories considérées comme pertinentes, par le gestionnaire, pour organiser le confinement d’un grand nombre de migrants dans un espace restreint ? Et en quoi ces catégories révèlent-elles un processus plus large de gestion et de contrôle des migrations ?
4 J’ai eu recours à une méthodologie qualitative, basée sur des entretiens semi-directifs et des observations. J’ai effectué une première enquête de deux mois en Tunisie au printemps 2013, au cours de laquelle j’ai conduit des entretiens auprès des habitants du camp ainsi que du personnel associatif et institutionnel intervenant quotidiennement. Les entretiens ont eu lieu à l’extérieur de Choucha, le camp m’étant inaccessible pour des raisons de sécurité. Cette première phase comprenait également une enquête menée lors du Forum social mondial de 2013 auquel les « réfugiés de Choucha » ont participé. Une seconde phase a été menée en mai 2014, après la fermeture du camp, sur l’ancien site de Choucha où se trouvaient encore des réfugiés [22].
5 Je traiterai dans un premier temps de l’aspect matériel de ce lieu. En revenant sur les processus de répartition des migrants à l’intérieur du camp, je montrerai que le HCR cherche à maintenir une certaine « paix sociale ». Je montrerai dans un second temps qu’au-delà de leur intérêt pragmatique ces répartitions sont une forme d’exercice du pouvoir en ce qu’elles précèdent et anticipent les catégories administratives auxquelles seront ensuite assignés les individus et qui feront la part entre ceux qui seront admis à poursuivre leur déplacement vers l’espace convoité et ceux dont la circulation sera réorientée. Pour finir, je montrerai que certaines catégories peuvent faire l’objet de contestations de la part des personnes qu’elles sont censées désigner, et retracerai, à cet égard, la mobilisation du groupe des « réfugiés de Choucha » [23].
Où « faire dormir » les migrants ? L’attribution des tentes pour organiser la paix sociale
6 Des camps de réfugiés, on retient bien souvent des images de grands espaces construits dans l’urgence et remplis de tentes identiques les unes aux autres. Des « rues » se dessinent mais l’impression générale reste celle d’une masse floue et dense. Or, quand j’ai commencé à discuter avec d’anciens habitants du camp de Choucha, bien avant de m’y rendre moi-même, je me suis rendu compte que l’espace était organisé de manière très stricte. Lorsque je demandais à mes interlocuteurs de dessiner un plan du camp [24], tous traçaient de grands carrés – « Là sont les Éthiopiens, là sont les Darfouriens » (Amal, soudanaise, février 2013) – mais aucun ne commençait par localiser sa propre tente.
7 Pour Michel Foucault, la clôture des individus indésirables est un élément fondamental de leur discipline, mais elle n’est pas suffisante et doit être doublée d’une répartition plus fine. Ainsi, à la séparation du reste de la société s’ajoutent des séparations internes à l’enfermement. C’est « le principe de la localisation élémentaire ou du quadrillage. À chaque individu, sa place ; et en chaque emplacement, un individu » [25]. Le camp de transit n’échappe pas à ce principe de répartition contrôlée. Par un travail de cartographie, il est possible de mettre au jour les principes qui sous-tendent cette gestion des corps.
8 Depuis le début de l’intervention du HCR, le fonctionnement du camp est pensé autour de la création de cinq secteurs (voir le schéma du camp). Chaque secteur regroupe un certain nombre de tentes selon l’importance des effectifs de migrants qu’il doit accueillir et correspond à des découpages nationaux ou ethniques : le secteur A regroupe les Érythréens, le secteur B les Somaliens, le secteur C les Darfouriens, le secteur D est divisé entre trois sous-secteurs qui accueillent respectivement les Éthiopiens, les Oromos (ethnie éthiopienne) et les Nigérians, et le secteur E regroupe les communautés qui comptent le moins de ressortissants (les Nigériens, les Tchadiens…). Dans cette organisation, chaque habitant se voit attribuer par le HCR un secteur et une tente à son arrivée. Cette détermination se fonde en grande partie sur les documents que possèdent les personnes (carte nationale d’identité, passeport). L’autodéclaration fonctionne également mais est soumise à une vérification de la part du HCR. Contrairement à la majorité des lieux de confinement, le camp est un espace mixte : cette pratique est justifiée par le respect des normes Sphère qui prévoient notamment que l’unité des ménages doit être préservée dans ce type de situations [26].
9 La logique de fonctionnement est avant tout celle de la « paix sociale », l’objectif étant de maintenir une certaine tranquillité dans l’espace de confinement. Les regroupements opérés sont, pour le gestionnaire, l’outil adéquat pour que chacun retrouve un entre-soi indispensable au maintien d’une relative sérénité : « Les communautés se forment d’elles-mêmes de toute manière. Les personnes préfèrent rester entre elles, alors nous suivons cette volonté. Nous suivons les normes Sphère qui correspondent à des standards à respecter dans les situations d’urgence. Mais, en dehors de cela, les gens préfèrent de toute manière se regrouper entre membres d’une même communauté. (…) Nous ne faisons que suivre ces préférences » (Membre du HCR, février 2013).
10 Ces catégories – et la gestion qu’elles entraînent – sont considérées comme pertinentes parce que censées émaner directement des migrants. Or, pour être perçus comme évidents, ces regroupements n’en servent pas moins, pour le HCR, un objectif bien précis : celui de la sécurité. En effet, la crainte est grande de voir se reproduire mécaniquement, au sein de l’espace de confinement, les conflits qui ont pu naître dans les pays d’origine [27]. L’organisation du lieu s’appuie donc sur un processus d’essentialisation des appartenances nationales et ethniques [28] : « Avant il y avait des conflits, des bagarres. Pour les questions de sécurité, on renvoyait tout vers les militaires dans le camp qui devaient gérer ça. L’apparition des secteurs a permis de calmer les tensions. (…) Entre certains il y a de l’incompréhension qui remonte à d’anciens conflits et parfois cela peut dégénérer. Le regroupement permet de calmer les esprits et apaise la vie quotidienne » (Membre du HCR, février 2013). Ces commentaires ne sont pas loin de justifier les regroupements au nom de la logique du « c’est pour leur bien ».
11 La pacification du camp est également assurée au quotidien par l’intervention d’associations qui coordonnent, et donc surveillent, les activités collectives. Toute cette organisation a également un intérêt pratique : durant la procédure administrative, elle permet au personnel du HCR de localiser rapidement chaque individu et ce pour une gestion efficace des circulations. De fait, si ce lieu est organisé pour « faire vivre » les individus, il a également pour objectif de « faire circuler » [29] les migrants, dans un sens ou dans un autre, selon l’issue de la procédure administrative. Il est donc fondamental de pouvoir localiser chaque individu à n’importe quel moment, par exemple pour le convoquer ou lui faire quitter le camp. Cette emprise a une dimension humanitaire (pouvoir réinstaller les personnes considérées comme vulnérables) et une dimension sécuritaire (encadrer les personnes et les faire entrer dans les seuls schémas de circulation reconnus légitimes par le HCR). Au-delà de son aspect fonctionnel, la répartition des individus dans le camp de transit constitue l’expression ultime du pouvoir institutionnel : celui de classer les migrants dans diverses catégories de « circulants ».
Se trouver au bon endroit : le positionnement dans les secteurs comme enjeu de négociation
12 Ce lien entre la répartition des corps et la gestion de la circulation s’observe à travers deux épisodes révélateurs. Tout l’enjeu, pour les individus, consiste à se trouver « au bon endroit », c’est-à-dire dans le bon secteur, car la position spatiale entraînera un positionnement social plus ou moins favorable pour la suite de leurs parcours.
13 Depuis le début de la création du camp, une correspondance existe entre les secteurs et les possibilités de se voir accorder ou non le statut de réfugié. Comme elle est connue des habitants du camp, certains tentent d’être intégrés dans le « bon » secteur. Nebiyou, un Soudanais, explique l’importance de ce positionnement, à la fois spatial et social, pour deux nationalités en particulier : les Soudanais et les Éthiopiens. Pour les premiers, on distingue ceux qui viennent de la région du Darfour et ceux qui sont extérieurs à cette région ; pour les seconds, tous ceux qui sont de l’ethnie Oromo sont mis à part. Ces distinctions donnent lieu à des inscriptions spatiales différentes : les Soudanais sont répartis dans deux secteurs différents (le C et le E), les Éthiopiens sont classés en deux sous-secteurs différents au sein du secteur D : « Au tout premier meeting [30], le HCR a dit “nous avons ici des pays qui ont des problèmes donc ils vont avoir le statut, il n’y aura pas de problème dans la procédure. Mais il y a des gens, il y aura un examen au cas par cas”. Pour le Soudan, il y a le Darfour qui est en guerre. Toutes les personnes qui sont du Darfour seront aidées. Mais si c’est quelqu’un de l’autre côté du Soudan, là il y aura un examen individuel. Et là ils ont fait des séparations, les secteurs et tout. (...) Le HCR a dit “nous aiderons tous les Darfouriens” mais pour les autres du Soudan ce sera au cas par cas. (…) Donc ils les ont séparés. (…) C’est là que les gens ont commencé à faire des problèmes, des différences. (…) Tout le monde voulait aller dans le secteur du Darfour car c’était plus facile pour la procédure, mais dans le secteur Darfour ils ne voulaient pas les accueillir. (...) Pour l’Éthiopie c’était la même chose. Le HCR a dit “les Oromos auront le statut et les autres on verra au cas par cas. Car les Oromos ont des difficultés de marginalisation dans leur propre pays” » (Nebiyou, soudanais, février 2013).
14 Être positionné au bon endroit permet donc de multiplier ses chances d’entrer dans la bonne catégorie, celle de « réfugié » [31]. C’est à une période précise, quelques mois avant la fermeture du camp, que cette correspondance entre une gestion du lieu en termes d’appartenances nationales et en termes de catégories de circulants se manifeste pleinement. Sous l’impulsion du HCR, l’organisation du camp est repensée au gré des départs [32]. Jusque-là les personnes ont été regroupées au sein d’un même secteur indépendamment de leur statut administratif. Or, quelques mois avant la fermeture, les déboutés, jusqu’alors tolérés, sont incités à quitter le camp. La question du statut administratif des individus devient alors centrale, notamment pour l’organisation de l’espace : « Tout a commencé dans la dernière partie de l’année 2012 alors que le camp commençait à réellement se vider. Les réinstallations étaient en passe de se terminer et il ne restait au camp que des réfugiés non réinstallés ou des déboutés. De là, la question a commencé à se poser de la présence des déboutés dans le camp. (…) La question était de savoir s’ils pouvaient rester ou non à Choucha : ils n’avaient pas été reconnus réfugiés et ils continuaient pourtant à “profiter” [il mime les guillemets sur ce mot] des services du camp. (…) Petit à petit, les services se sont restreints aux seuls réfugiés, donc ceux qui avaient la carte. La cantine a été remplacée par un service de distribution de paquets alimentaires. (…) Les déboutés n’ont plus eu le droit de prendre cette nourriture. Et les soins aussi ont été restreints. (...) Tout ça, c’était pour inciter les gens à partir. (...) À l’heure qu’il est [fin février 2013], les organisations demandent à des gens du secteur E qui sont réfugiés de partir du secteur E. Enfin, ils [le HCR] savent très bien qu’il y a une majorité de déboutés dans le secteur E et que, concrètement, ils veulent les démunir. Ils sont marginalisés depuis un certain temps, on ne parle plus aux rejetés. (…) Et là les organisations demandent à des gens qui ont le statut de passer de l’autre côté parce qu’ils vont couper l’eau. Du coup, le secteur E, c’est les déboutés maintenant et il faut tout faire pour qu’ils partent. (…) Ils [HCR] disent aux réfugiés qui ont le statut de ne pas parler aux rejetés, de ne pas leur adresser la parole et, pour les quelques réfugiés qui sont au E, on leur demande de venir de l’autre côté » (Alexandre, volontaire dans une association, mars 2013).
15 Peu à peu, le camp devient un espace à deux secteurs – un pour les déboutés, un pour les réfugiés – et un processus de marginalisation à la fois sociale et physique des déboutés se met en place. Physique, parce qu’en contenant les déboutés dans le secteur E, le HCR les éloigne des autres ; sociale, parce que des consignes informelles circulent dans le camp qui demandent aux réfugiés de ne pas avoir de rapports avec les déboutés. D’un point de vue administratif, on parle de « déboutés », mais l’appellation qui circule alors est celle de « rejetés ». Et rejetées ces personnes le sont deux fois : par l’administration qui a refusé leur demande et par les réfugiés qui respectent les consignes du HCR de ne pas leur parler. Commentant cette idée de rejet, Zigmunt Bauman dénonce le fait que certains réfugiés soient considérés aujourd’hui comme des « déchets humains » dont le « recyclage par l’Occident » est impossible [33].
16 Cet épisode montre bien comment le camp passe d’une organisation en termes d’appartenances à une organisation en termes de statuts administratifs, eux-mêmes prescripteurs des futures modalités de circulation assignées à chaque individu. Or ces catégories administratives (« déboutés » et « réfugiés ») ne se substituent pas aux catégories ethniques et nationales une fois la procédure d’asile arrivée à son terme, elles viennent simplement les recouvrir. En effet, peu de personnes changent finalement de secteur. Le développement d’un camp à deux secteurs met alors simplement en évidence l’existence de nationalités « gagnantes » et d’autres « perdantes » dans le cadre de la demande d’asile, comme le dit un débouté tchadien. Répartir les individus selon leur appartenance nationale ou ethnique revêt donc une importance cruciale. Ce procédé permet non seulement de structurer l’espace au jour le jour, mais aussi, plus largement, d’opérer la catégorisation administrative de chaque groupe d’individus. Dans le cadre de l’asile à Choucha – où la procédure se fonde sur les informations liées aux pays d’origine des migrants – la nationalité détermine, en partie, la probabilité d’obtenir la protection offerte par le statut de réfugié.
17 Dans les deux cas, les catégories sont imposées « par le haut », ce qui signifie, pour les migrants, l’injonction d’admettre leur légitimité. Le HCR fonctionne ici comme un distributeur de catégories [34] car, dans cet espace possédant une fonction de tri bien précise, il est l’un des rares acteurs à avoir le pouvoir de décider qui pourra franchir telle ou telle frontière administrative. C’est lui seul qui énonce les catégories considérées comme légitimes car produites et travaillées à l’échelle internationale. Ce répertoire est difficile à remettre en cause pour les migrants : le HCR est perçu comme un point de passage dans les frontières (administratives mais aussi géographiques) qui ne s’ouvrira que sous certaines conditions. Les migrants n’ont alors d’autre choix que d’accepter « la définition d’eux-mêmes donnée par ceux qui sont mandatés (...) pour faire appliquer la loi » [35]. Cependant, si chaque processus de catégorisation établit une relation de pouvoir, certaines marges de manœuvre subsistent que mobilisent les catégorisés [36]. Reste à déterminer par quelles modalités s’exprime la contestation de ce pouvoir.
Rester dans le camp après sa fermeture : la constitution d’un groupe de contestation
18 Prenant l’exemple des catastrophes naturelles, Alain Brossat analyse l’émergence de ce qu’il nomme « la posture de plaignant », c’est-à-dire de « celui qui n’a pas simplement subi un dommage, mais a un tort à présenter » [37]. Et cet auteur d’expliquer que la politique peut alors revenir à « sa forme élémentaire d’ouverture d’un “espace du tort” » [38]. Dans ces moments, les individus « récusent les logiques de la bio-politique étendue à la sphère humanitaire dans la mesure même où ils ne réclament pas en premier lieu du pain et des soins, mais des droits et des possibles et où ils parlent non pas comme des assistés (...) mais comme des sujets aptes à configurer un espace du conflit par la mise en œuvre de tout un registre de prise de parole » [39]. Autour de quels éléments s’organisent les revendications qui permettent cette ouverture d’un « espace du tort » à Choucha ? Et quelle place les catégories du HCR occupent-elles dans cette entreprise de contestation ? Contrairement à ce qu’indique son nom, le groupe des « réfugiés de Choucha » [40] réunit des migrants déboutés de l’asile et des réfugiés non réinstallés. Il a émergé plusieurs mois avant la fermeture officielle du camp et existe encore aujourd’hui. Son but est d’obtenir le réexamen des dossiers d’asile des déboutés et une réinstallation pour tous : « Personne ne choisit de vivre comme ça. C’était déjà difficile d’être dans un camp quand le HCR était encore là, mais maintenant... Personne ne choisit d’être un réfugié, c’est le principe même. Ceux qui sont arrivés à Choucha n’ont pas été là pour le plaisir. On a fui la guerre, on a eu peur pour nos vies et là le HCR nous oublie alors que nous craignons toujours pour notre vie » (Chris, nationalité indéterminée [41], mai 2014).
19 En se réappropriant le contenu et les signes des catégories qui fondent le rapport de domination, le groupe tente de créer des espaces de négociation. Des grèves de la faim et des sit-in menés devant les délégations du HCR ont eu lieu. Les pancartes du sit-in qui a eu lieu devant le siège du HCR à Tunis en janvier 2013 portaient les slogans suivants : « This is a global generation. We are all from Libyan crisis of march 2011 » ou encore « Libye : même guerre, mêmes réfugiés, même statut ». Ce groupe a également participé aux deux sessions du Forum social mondial qui se sont tenues à Tunis en 2013 et en 2015. Depuis mai 2012, un blog est alimenté par les habitants du camp de Choucha [42] : au début, il décrivait les difficultés de la vie quotidienne du camp, aujourd’hui, il dénonce l’« oubli » dans lequel sont tombés ceux qui y habitent encore.
20 La contestation passe par une tentative de renverser collectivement le rapport de force établi entre le HCR et les individus : en reprenant à son propre compte le référentiel du HCR (exil forcé, conflit violent), le groupe essaie de faire publiquement la démonstration de sa vulnérabilité, démonstration qui a échoué au niveau individuel durant l’examen de chaque cas : « Le HCR ne peut pas faire deux poids deux mesures. Nous, ce qu’on dit à chaque journaliste, à chaque association, à tout le monde, c’est que tout le monde vient ici de la même crise en Libye. On est dans la même situation de vulnérabilité que ceux qui sont déjà partis du camp donc on doit avoir le même traitement » (Éric, tchadien, mai 2014).
21 Sur l’ancien site, il reste encore aujourd’hui un campement informel, occupé notamment par d’anciens habitants qui n’ont pas accepté les solutions proposées par le HCR, à savoir le rapatriement ou l’intégration sur place. À l’entrée de ce campement, le groupe a accroché aux arbres des portraits de « ceux qui n’ont pas survécu » : « Eux sont morts à cause de cette situation. Certains sont morts de froid dans le désert et n’ont pas été soignés par les Tunisiens. D’autres sont morts sur la mer (sic). On ne veut pas croire que c’est notre dernière chance » (Boubacar, nationalité indéterminée, mai 2014).
22 Ces mêmes portraits ont été brandis devant le HCR en mars 2014 pour dire « non à l’intégration locale », toute installation durable en Tunisie étant jugée impossible par le groupe à cause du racisme ambiant. Des appels ont été lancés directement à l’Union européenne et à certains de ses États membres. En février 2013, devant la Délégation de l’Union européenne en Tunisie, une manifestation a été organisée dont le slogan était « European Union, finish your job ».
23 Et le 2 février 2013, une lettre de protestation, adressée à diverses institutions européennes et rédigée par le groupe des réfugiés, déclarait : « Nous ne sommes pas des “migrants” en Tunisie mais des “demandeurs d’asile” du HCR et nous réclamons auprès du responsable (le HCR) la protection asilaire, qu’il rétablisse ses services minimaux à notre égard, et qu’il réinstalle tout le monde dans un pays tiers bénéficiant d’un système de protection efficace » [43].
24 Cette série d’événements questionne plus largement les tentatives de réappropriation des critères institutionnels qui distinguent les « bons » réfugiés des « mauvais ». Le rapport de domination détermine par avance le registre dans lequel la contestation pourra ou non se déployer. À propos des grèves de la faim de sans-papiers, Johanna Siméant constate : « Les autorités administratives et politiques, en dehors de la façon dont elles facilitent ou répriment directement certains modes d’action (…) sont souvent les premières à forger les statuts et identités qui délimitent (…) l’espace du possible protestataire » [44]. Ici, les revendications du groupe portent sur l’application, à tous ses membres, des catégories du HCR de « réfugiés » puis de « réinstallés ». Il ne s’agit pas d’être un groupe en soi mais bien de parvenir à faire admettre l’existence et la légitimité de celui-ci par une instance de vérification telle que le HCR. Partant, la question de la reconnaissance est centrale. Si la contestation consiste à reprendre une taxinomie – celle de « réfugié » et de « réinstallé » – pour désigner des individus initialement non catégorisés comme tels, l’objectif final est bien de parvenir à être positionnés dans des catégories qui, malgré tout, demeurent sous l’emprise de l’institution. Toute entreprise de contestation des opérations de catégorisation dans ces espaces nécessitera, en dernière instance et pour sa réussite, la validation des catégorisants. À cet égard, précisons justement que les catégories officielles n’ont pas été revues : l’installation locale ou le rapatriement demeurent les seules solutions proposées aux réfugiés tandis que les déboutés restent considérés comme hors du mandat du HCR [45]. Ainsi, parvenir à se réapproprier ces catégories entraîne une contrainte à agir à l’intérieur du système que l’on tente de critiquer et qui possède, malgré ces opérations de contestation, une stabilité certaine [46]. Au final, l’institution conserve un pouvoir important : dans le rapport qui la lie aux migrants, elle contrôle non seulement les formes de la protestation (les catégories autour desquelles va se construire l’espace du tort), mais également la reconnaissance de la légitimité de cette contestation.
25 L’analyse des conditions matérielles du confinement à Choucha révèle que les catégories qui sont pertinentes, au niveau du HCR, pour organiser le confinement d’un grand nombre de migrants sont liées aux appartenances nationales et ethniques. Elles permettent de construire un espace physique qui introduit une relative séparation entre les individus, garantissant ainsi, aux yeux du gestionnaire, la tranquillité du lieu. Toutefois, un autre enjeu se dessine lorsqu’il s’agit de répartir les individus en divers groupes. En effet, l’organisation interne de l’espace ne vise pas seulement à maintenir la paix sociale, elle anticipe les statuts administratifs. Les secteurs nationaux et ethniques deviennent peu à peu les indicateurs de ceux qui seront – ou non – considérés comme « réfugiés ». Ces catégories mobilisées pour gérer le quotidien de l’enfermement révèlent ainsi un contrôle anticipé des possibilités de déplacement qui seront laissées – ou imposées – aux individus. Or penser ces opérations de catégorisation implique également de penser les moments où elles sont contestées. L’exemple des « réfugiés de Choucha » montre que le registre dans lequel la protestation se déploie reste borné par les catégories données comme légitimes, dès le départ, par les institutions. Dans ces moments, le rapport de pouvoir qui lie les institutions et les migrants n’est pas renversé, mais au contraire réaffirmé.
26 C’est dans ce rapport de pouvoir que se donnent à voir la production de l’altérité et sa gestion. Le camp de transit devient dès lors, et pour reprendre les termes de Foucault, un « espace mixte », c’est-à-dire un espace à la fois réel – où l’on traite en termes de tentes et de secteurs – et idéel « puisque se projettent sur cet aménagement des caractérisations, des estimations, des hiérarchies » [47]. Conscients des hiérarchies projetées sur ces différents espaces, les individus tentent de se positionner au bon endroit, tant physiquement que socialement. En partant de l’analyse matérielle de l’espace, il est possible de questionner l’interface qui lie des enjeux humanitaires (faire vivre) et des enjeux plus sécuritaires (faire circuler, y compris sous la contrainte), le premier volet masquant un certain temps le second. Certes, il s’agit de « faire vivre » les individus, mais la rhétorique qui se développe va plus loin en précisant qu’il s’agit de les « faire bien vivre » par des regroupements qui leur permettront de mieux supporter l’enfermement. Les catégories orientant la circulation pourront ensuite se révéler au fur et à mesure, selon les secteurs ainsi créés. ■
Notes
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[1]
Chowra Makaremi, Carolina Kobelinsky, Enfermés dehors. Enquêtes sur le confinement des étrangers, Paris, Éditions du Croquant, 2009.
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[2]
Michel Agier, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 2008.
-
[3]
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 2004.
-
[4]
John Torpey, « Aller et venir. Le monopole étatique des “moyens légitimes de circulation” », Cultures & Conflits, 31-32, 1998, p. 63-100.
-
[5]
Gérard Noiriel, « Représentation nationale et catégories sociales », Genèses, 26, 1997, p. 31 (souligné dans l’original).
-
[6]
Pierre Bourdieu, « Esprits d’État. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, 96 (1), 1993, p. 51.
-
[7]
Rogers Brubaker, « Au-delà de l’“identité” », Actes de la recherche en sciences sociales, 139, 2001, p. 75-76.
-
[8]
Marco Martiniello, Patrick Simon, « Les enjeux de la catégorisation », Revue européenne des migrations internationales, 21 (2), 2005, p. 7.
-
[9]
Olivier Clochard, « L’enfermement des étrangers à travers le prisme des papiers », Champ pénal/Penal Field, XI, 2014.
-
[10]
C. Makaremi, « Pénalisation de la circulation et reconfiguration de la frontière : le maintien en zone d’attente », Cultures & Conflits, 71, 2008, p. 55-73.
-
[11]
Nicolas Fischer, « Jeux de regards. Surveillance disciplinaire et contrôle associatif dans les centres de rétention administrative pour étrangers éloignés du territoire », Genèses, 75, 2009, p. 45-65 ; Louise Tassin, « D’une frontière à l’autre », Hommes et migrations, 1304, 2013, p. 51-57 ; Bénédicte Michalon, « La mobilité au service de l’enfermement ? », Géographie et cultures, 81, 2012, p. 91-100.
-
[12]
C. Kobelinsky, L’accueil des demandeurs d’asile. Une ethnographie de l’attente, Paris, Éditions du Cygne, 2010.
-
[13]
Mariella Pandolfi, « “Moral entrepreneurs”, souverainetés mouvantes et barbelés : le bio-politique dans les Balkans postcommunistes », Anthropologie et Sociétés, 26 (1), 2002, p. 39.
-
[14]
Jocelyne Streiff-Fénart, « Racisme et catégorisation raciale », Profession Banlieue, 1998, p. 23-33 (https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00081206).
-
[15]
N. Fischer, « Clandestins au secret. Contrôle et circulation de l’information dans les centres de rétention administrative française », Cultures & Conflits, 57, 2005, p. 91-118.
-
[16]
J’emploie ici le terme de confinement qui me semble plus adapté que celui d’enfermement à l’analyse du cas de Choucha. Depuis plusieurs années, de nombreux travaux s’attachent à « décloisonner l’enfermement », pour reprendre l’expression de Karen Akoka et Olivier Clochard. Ils postulent que l’enfermement des étrangers ne peut être réduit à la réclusion physique et qu’il est nécessaire de prendre en compte les multiples déclinaisons du confinement, qui certes peut être concret mais aussi abstrait (tel le confinement des étrangers dans des statuts toujours plus précaires). À Choucha, il n’y a pas d’enfermement physique puisque chaque habitant peut, s’il le souhaite, quitter le camp. Le confinement se situe plutôt dans le fait d’attendre qu’une décision soit prise (pour l’asile, pour la réinstallation, etc.). Sans cette décision, les personnes ne peuvent se résoudre à quitter le camp. Karen Akoka, Olivier Clochard, « Régime de confinement et gestion des migrations sur l’île de Chypre », L’espace politique, 25 (1), 2015.
-
[17]
La notion de « circulation » est entendue ici dans la lignée des travaux cités précédemment, qui analysent, non la manière dont les migrants organisent leurs déplacements, mais comment ces déplacements sont pris dans un filet physique (par des lieux d’enfermement) et symbolique (par des statuts divers) de contrôle. La circulation des individus se heurte alors à ces espaces où se détermine « qui appartient et qui n’appartient pas, qui peut aller et venir et qui ne le peut pas » (J. Torpey, « Aller et venir. Le monopole étatique des “moyens légitimes de circulation” », art. cité, p. 8) et où ces distinctions sont rendues effectives par les orientations diverses des circulants.
-
[18]
Il convient de relever la particularité du terme « camp de transit ». Ce lieu vise à « faciliter l’évacuation » des individus dans un contexte de déplacements massifs. L’objectif est de faire en sorte que la Tunisie ne soit pas le seul pays à accueillir les personnes qui fuient la guerre en Libye en orientant leur circulation soit vers leur pays d’origine avec les rapatriements volontaires, soit vers des pays tiers par le programme de réinstallation, soit vers la Tunisie avec le programme d’intégration locale.
-
[19]
D’autres associations interviennent alors telles que le Croissant Rouge tunisien qui gère l’aspect médical du camp et le Danish Refugee Council qui met notamment en place des activités ludiques. La présence de militaires tunisiens, pour les aspects sécuritaires, complète ce dispositif.
-
[20]
Hassan Boubakri, Swanie Potot, « De l’élan citoyen à la mise en place d’une politique migratoire en Tunisie : l’accueil des réfugiés de Libye en 2011 », Migrations Société, 24 (143), 2012, p. 121-137 ; H. Boubakri, « Les migrations en Tunisie après la révolution », Confluences Méditerranée, 87 (4), 2013, p. 31-46 ; Sylvie Mazzella, Hassan Boubakri, « La Tunisie entre transit et immigration : politiques migratoires et conditions d’accueil des migrants africains à Tunis », Autrepart, 36 (4), 2005, p. 149-165. Du côté égyptien, le même système est mis en place avec le camp de Salloum. Voir Guido Ambroso, « Au bord de la crise », Forced Migration Review, 39, 2012 (http://www.fmreview.org/fr/afrique-du-nord/ambroso).
-
[21]
M. Agier, Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, op. cit., p. 64-66.
-
[22]
Au total, j’ai conduit une cinquantaine d’entretiens et de discussions avec prise de notes. Les entretiens ont eu lieu en français ou en anglais. Les entretiens qui ont eu lieu en anglais sont ici traduits par mes soins. Les prénoms ont été modifiés dans le souci d’assurer la sécurité des personnes interrogées.
-
[23]
Certes, le cas analysé est assez spécifique (il s’agit d’un camp de transit ouvert dans des conditions bien particulières) et l’analyse produite ici ne constitue qu’une contribution à un questionnement plus large portant sur les liens entre humanitaire et sécuritaire. Il faudra certainement élargir ce questionnement à d’autres lieux, plus stables dans le temps notamment.
-
[24]
Des cartographies ont été établies avec les migrants. À la fin de chaque entretien, je leur demandais, sans instructions particulières, de me dessiner un plan du camp.
-
[25]
M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 143-151.
-
[26]
« La planification par zone ou groupée – par famille, par quartier, ou par groupe villageois selon ce qui est approprié – maintient les réseaux sociaux existants, favorise la sécurité et permet à la population affectée de s’autogérer. » Le Projet Sphère, Charte humanitaire et normes minimales pour les interventions lors des catastrophes, Genève, 2004, p. 255.
-
[27]
Si des tensions peuvent effectivement apparaître entre certains groupes, beaucoup de témoignages font état de la solidarité qui s’est mise en place. L’analyse des déplacements à l’intérieur du camp montre que les individus se cantonnent rarement à leur propre secteur et vont régulièrement dans les autres secteurs pour faire des courses, rendre visite à un ami, etc.
-
[28]
La sociologie des relations interethniques montre que l’appartenance nationale ou ethnique n’a rien d’essentiel et ne constitue pas un « bagage » que l’individu transporte obligatoirement avec lui partout où il se rend. Philippe Poutignat, Jocelyne Streiff-Fénart, Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995.
-
[29]
C. Makaremi, C. Kobelinsky, « Éditorial. Confinement des étrangers : entre circulation et enfermement », Cultures & Conflits, 71, 2008, p. 7-11.
-
[30]
Des réunions sont organisées régulièrement dans le camp entre les diverses associations et les migrants.
-
[31]
Rien n’est strictement automatique. Le positionnement permet bien sûr de multiplier ses chances, mais sans garantir pour autant le statut de réfugié. Quelques rejets peuvent avoir lieu, même parmi les gens positionnés dans les secteurs a priori les plus favorables.
-
[32]
Quitter le camp peut se faire de plusieurs manières. Une des possibilités est d’être reconnu comme réfugié par le HCR et sélectionné pour la réinstallation ; le réfugié est transféré vers un pays tiers qui accepte de l’accueillir durablement car son premier pays d’asile n’offre pas de perspectives d’intégration. La réinstallation s’adresse en priorité aux catégories de réfugiés dites « vulnérables » : femmes seules avec enfants, malades, etc. Pour la Tunisie, un programme exceptionnel de réinstallation est mis en place : l’objectif est de réinstaller un grand nombre de réfugiés afin d’éviter que le « poids » de ces arrivées consécutives au conflit libyen ne pèse uniquement sur les pays frontaliers (Égypte et Tunisie). La réinstallation n’a rien d’automatique et ne concerne pas l’intégralité des réfugiés. Le rapatriement volontaire vers le pays d’origine engendre également des départs. Enfin, d’autres individus, réfugiés ou déboutés, prennent parfois d’eux-mêmes la décision de partir, considérant que les perspectives futures proposées par le HCR ne sont pas acceptables.
-
[33]
Zigmunt Bauman, Le présent liquide, Paris, Le Seuil, 2007, p. 37.
-
[34]
Le HCR distribue dans ce cas des catégories dont la production est issue d’un processus impliquant une multitude d’acteurs et antérieur à la constitution de Choucha. Pour une analyse de l’émergence du système international d’asile, voir Gerard D. Cohen, In War’s Wake. Europe Displaced Persons in the Postwar Order, New York, Oxford University Press, 2011.
-
[35]
G. Noiriel, « Représentation nationale et catégories sociales », art. cité, p. 31.
-
[36]
Selon Erving Goffman, même au sein des « institutions totales », des espaces d’action restent disponibles. Ces « adaptations secondaires » peuvent chercher à entraver la bonne marche de l’institution. Erving Goffman, Asiles. Étude sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, 1968.
-
[37]
Alain Brossat, « La politique c’est comme le chiendent, ça repousse partout », dans M. Agier (dir.), Réfugiés, sinistrés, sans-papiers. Politiques de l’exception, Paris, Éditions Téraèdre, 2012, p. 176 (souligné dans l’original).
-
[38]
Ibid., p. 178.
-
[39]
Ibid., p. 180.
-
[40]
D’autres initiatives (associatives) sont venues soutenir les réfugiés mais, pour l’analyse, je ne reviendrai que sur celle qui a émané directement des habitants.
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[41]
Certaines personnes rencontrées durant mon enquête n’ont pas souhaité me communiquer l’information concernant leur nationalité. Elles sont donc indiquées ici comme étant, du point de vue de l’enquête sociologique, de nationalité indéterminée.
- [42]
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[43]
Nous traduisons.
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[44]
Johanna Siméant, « L’efficacité des corps souffrants », Sociétés contemporaines, 31, 1998, p. 80.
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[45]
Le groupe est donc toujours actif (diffusion de tracts, participation à des forums, etc.) mais les échanges avec le HCR semblent totalement rompus.
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[46]
Jonathan Benthall pose que la reprise des critères institutionnels caractérise beaucoup de tentatives de contestation des catégories de l’humanitaire mais que, si elle permet aux individus de se poser en acteurs dans le rapport de force, elle renforce également la légitimité et la stabilité du système que l’on tente de critiquer. Jonathan Benthall, « Désastre-Médias-Aide humanitaire : la stabilité du système » dans M. Agier (dir.), Réfugiés, sinistrés, sans-papiers. Politiques de l’exception, op. cit., p. 193-197.
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[47]
M. Foucault, Surveiller et punir, op. cit., p. 149.