Notes
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[1]
La loi n’a finalement pas eu l’effet symbolique escompté : le même jour, à 22h, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révélait au monde entier les pratiques fiscales avantageuses accordées par le Luxembourg à de nombreuses multinationales (affaire LuxLeaks).
-
[2]
Andrew Moravcsik, The Choice for Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Robert O. Keohane, Stanley Hoffmann (eds), The New European Community : Decision-Making and Institutional Change, Boulder, Westview, 1991.
-
[3]
Ole Elgström, « Introduction », dans O. Elgström (ed.), European Union Council Presidencies : A Comparative Perspective, Londres, Routledge, 2003, p. 1-17.
-
[4]
Diana Panke, Small States in the European Union : Coping with Structural Disadvantages, Surrey, Ashgate, 2010.
-
[5]
Andrew F. Cooper, Timothy M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, Basingstoke, Palgrave, 2009.
-
[6]
Naren Prasad, « Small but Smart : Small States in the Global System », dans ibid., p. 41-65 ; Robert Steinmetz, Anders Wivel (eds), Small States in Europe : Challenges and Opportunities, Surrey Ashgate, 2010, p. 26.
-
[7]
D. Panke, « Small States in EU Decision-Making : How Can They Be Effective ? », dans Harald Baldersheim, Michael Keating (eds), Small States in the Modern World : Vulnerabilities and Opportunities, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2015.
-
[8]
Jeanne A. K. Hey, « Luxembourg : Where Small Works (and Wealthy Doesn’t Hurt), dans J. A. K. Hey (ed.), Small States in World Politics : Explaining Foreign Policy Behaviour, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2003, p. 84.
-
[9]
Sasha Baillie, « The Position of Small States in the EU », dans Laurent Goetschel (ed.), Small States Inside and Outside the European Union : Interests and Policies, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1998, p. 196.
-
[10]
Peter J. Katzenstein, Small States in World Markets : Industrial Policy in Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1985.
-
[11]
Sur le caractère relatif de la notion de « petit État », voir l’introduction à ce dossier de Auriane Guilbaud.
-
[12]
OCDE, L’évasion et la fraude fiscales internationales : quatre études, Paris, OCDE, 1987.
-
[13]
OCDE, Concurrence fiscale dommageable. Un problème mondial, Paris, OCDE, 1998.
-
[14]
Michel Heintz, Mario Hirsch, « L’Union européenne et la présidence luxembourgeoise (juillet-décembre 1997) », Courrier hebdomadaire du CRISP, 1588-1589, 1998, p. 1-57.
-
[15]
Directive 2003/48/CE du 3 juin 2003 en matière de fiscalité des revenus de l’épargne sous forme de paiements d’intérêts.
-
[16]
Tagesanzeiger, 4 septembre 2000.
-
[17]
Tageblatt, 20 juin 2000.
-
[18]
Ibid..
-
[19]
Tageblatt, 21 juin 2000.
-
[20]
Ibid..
-
[21]
La Libre Belgique, 28 novembre 2000.
-
[22]
La Libre Belgique, 8 octobre 2002.
-
[23]
Le Monde, 5 décembre 2002.
-
[24]
Le Monde, 5 mars 2008.
-
[25]
D. Panke, Small States in the European Union : Coping with Structural Disadvantages, op. cit., p. 30-44.
-
[26]
Marie-Claude Smouts, Guillaume Devin, Les organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2011, p. 232.
-
[27]
J. A. K. HEY, « Introducing Small State Policy », dans J. A. K. HEY, Small States in World Politics : Explaining Foreign Policy Behaviour, op. cit., p. 1-2.
-
[28]
Europolitique, 5 février 2009.
-
[29]
Baldur Thorhallsson, Anders Wivel, « Small States in the European Union : What Do We Know and What Would We Like to Know ? », Cambridge Review of International Affairs, 19 (4), 2006, p. 660.
-
[30]
Luxemburger Wort, 9 mars 2009.
-
[31]
Outre leur forte présence sur la place financière (six banques et de nombreux fonds), les États-Unis ont installé au Luxembourg une trentaine d’entreprises, en majorité industrielles mais aussi, de plus en plus, issues du secteur des nouvelles technologies, qui emploient près de 10 000 personnes (par exemple Goodyear, DuPont de Nemours, Guardian Industries, Deloitte ou encore Amazon). En échange, plusieurs grandes entreprises luxembourgeoises opèrent aux États-Unis (SES, Paul Wurth, ArcelorMittal, Cargolux, entre autres).
-
[32]
Andrew F. Cooper, Timothy M. Shaw, « The Diplomacies of Small States at the Start of the Twenty-first Century : How Vulnerable ? How Resilient ? », dans A. F. Cooper, T. M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, op. cit., p. 4.
-
[33]
Le Monde, 20 mars 2014.
-
[34]
http://www.europaforum.public.lu/fr/actualites/2014/11/gouv-gramegna-transparence/index.html (consulté le 5 janvier 2016).
-
[35]
O. Elgström, « Introduction », cité.
-
[36]
Jean-Marie Frentz, « The Foreign Policy of Luxembourg », dans R. Steinmetz, A. Wivel (eds), Small States in Europe : Challenges and Opportunities, op. cit., p. 131-146.
-
[37]
Anthony Payen, « Afterword : Vulnerability as a Condition, Resilience as a Strategy », dans A. F. Cooper, T. M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, op. cit., p. 283 ; Lino Briguglio, Eliawony J. Kisanga (eds), Economic Vulnerability and the Resilience of Small States, Londres, Commonwealth Secretariat, 2004.
-
[38]
L’auteur tient à remercier Auriane Guilbaud, Laurence Louër et Charles Tenenbaum pour leurs observations et leurs commentaires particulièrement constructifs sur une première version de cet article.
1 le 5 novembre 2014, lors d’un vote quasi unanime de son Parlement, le Luxembourg abolit le secret bancaire. La loi introduisant l’échange automatique d’informations bancaires scelle ainsi le sort des contribuables étrangers cherchant à dissimuler leurs avoirs aux autorités fiscales de leur pays de résidence. Après presque vingt ans de négociations intenses, une telle mesure est censée redorer le blason du Grand-Duché et de sa place financière, et réhabiliter le Luxembourg auprès de tous ceux qui l’ont accusé d’être un paradis fiscal [1].
2 De quelles ressources dispose un petit État, et a fortiori un très petit État, lorsque ses intérêts majeurs sont remis en question ? Faut-il donner raison aux théories qui affirment, implicitement ou explicitement, que les grands États sont les seuls véritables acteurs de la politique internationale ou européenne [2] ? Faut-il réduire la position des petits États dans une relation multilatérale à celle du honest broker [3], cet intermédiaire impartial dont l’implication vise moins à projeter de la puissance qu’à se positionner dans les interstices de la politique internationale pour contribuer, par exemple, à la paix dans le monde à travers la facilitation de compromis entre grands États ?
3 L’analyse des négociations internationales qui ont abouti à la fin du secret bancaire et l’évolution récente de la place financière luxembourgeoise permettent d’apporter plusieurs éléments de réponses à ces questions. Elles révèlent notamment que, l’influence internationale des petits États étant réduite, leurs dirigeants sont obligés d’exploiter au maximum les ressources offertes par le multilatéralisme s’ils veulent éviter que leur rôle se résume à faire simplement acte de présence. Si un petit État est dans l’ensemble moins actif dans des négociations européennes qu’un grand État, cela n’empêche pas ses dirigeants de faire preuve d’une très grande volonté politique pour suivre de manière prioritaire une ou plusieurs questions précises, dès lors que celles-ci concernent des intérêts nationaux vitaux [4]. Ainsi, la manière dont le Luxembourg défend sa place financière dans les organisations internationales permet de tirer des enseignements sur la résilience des petits États [5], un mélange de réactivité, de capacité d’adaptation et de persévérance mises au service d’une stratégie de négociation cohérente à long terme et de stratégies d’alliance.
4 La tendance des petits États à mener des smart politics [6] se traduit en outre par une participation engagée leur permettant d’influencer considérablement les décisions politiques internationales. Ainsi, dans le dossier du secret bancaire, les astucieuses stratégies de temporisation du Luxembourg et sa façon d’imposer des conditionnalités lui ont permis, contre toute attente, de vaincre en négociation. Inversement, les rares exemples de repli montrent que, pour un petit État, l’opposition frontale face à une pression extérieure substantielle ne peut tout au plus qu’être ponctuelle et se révèle contre-productive à moyen et long terme.
5 Dans la mesure où notre étude de cas se caractérise par un très fort chevauchement d’organisations internationales agissant simultanément – l’Union européenne, l’OCDE, le G7, le G20 et autres forums multilatéraux –, nous tenterons de montrer que, pour un petit pays, les institutions internationales et le multilatéralisme ne constituent pas seulement une ressource [7] mais aussi un multiplicateur de puissance, dès lors que ses élites en maîtrisent les ficelles.
Conditionnalité et temporisation
6 L’appartenance à l’UE et à la plupart des grandes organisations internationales permet au Luxembourg de compenser les inconvénients de sa situation de petit État – entre autres, l’impossibilité de recourir à des instruments coercitifs en relations internationales –, mais oblige ses dirigeants à combiner instruments d’attractivité et atouts endogènes : un engagement sans faille pour l’intégration européenne, une classe politique relativement consensuelle sur les questions de politique étrangère, une population éduquée et multilingue, une diplomatie efficace et rodée [8]. C’est seulement ainsi qu’il lui devient possible de transformer une position de faiblesse en avantage stratégique non négligeable [9].
Une coopération multilatérale fortement conditionnée
7 Par sa superficie (2 586 km2), sa population (550 000 habitants) et la taille de son appareil étatique et bureaucratique (rares sont les administrations du pays disposant de plus de 150 fonctionnaires), le Luxembourg est un très petit État. Or, l’ouverture économique étant souvent une caractéristique des petits États [10], la place bancaire du Grand-Duché est une des plus grandes du monde, avec plus de 143 banques en 2015 et près d’une centaine de compagnies d’assurances, et se trouve être le second plus grand centre financier pour les fonds d’investissement derrière les États-Unis. Néanmoins, l’hyperspécialisation du Luxembourg dans ce domaine et son incapacité à exercer des pressions dans d’autres secteurs de négociations justifient le qualificatif de « petit » pour cet État par rapport à d’autres acteurs, en particulier les États-Unis [11].
8 La très forte mobilisation politique pour défendre le secret bancaire est d’autant plus facile à comprendre que ce secteur génère en moyenne plus de 30 % du PIB, près de la moitié des recettes de l’État et que plus de 65 000 personnes y sont employées directement.
9 Contrairement à la Suisse, où les banques pratiquent le secret bancaire depuis la fin du XIXe siècle, le Luxembourg n’a pas de tradition historique dans la banque privée. Le dispositif juridique qui permet aux banquiers de ne pas dévoiler d’informations relatives à leurs clients et aux avoirs de ces derniers y est donc assez récent. Son émergence s’explique avant tout par la recherche de solutions susceptibles de pallier la crise sidérurgique qui frappe le Luxembourg pendant les années 1970. Si la place financière naît dans les années 1960, son véritable essor date de la loi du 27 novembre 1984 qui consacre le secret professionnel du banquier en faisant de celui-ci un « confident nécessaire ». Ainsi, au même titre qu’un prêtre, un médecin ou un avocat, le banquier peut refuser de témoigner en justice et ne peut être contraint de livrer le secret qui lui a été confié.
10 Si le secret bancaire est épinglé par des instances internationales comme l’OCDE dès le milieu des années 1980 [12] et pendant les années 1990 [13], c’est au sein de l’Union européenne et à travers une forte pression exercée notamment par le G20 que le Luxembourg est véritablement confronté à la perspective de sa disparition. Le véritable enjeu des négociations, qui durent de 1997 à 2014, et contre lequel le Luxembourg développe une stratégie de résistance, est celui de la fiscalité de l’épargne, qui vise à imposer les paiements transfrontaliers d’intérêts à des personnes physiques résidant dans un État membre de l’Union européenne.
11 Les premières négociations européennes en la matière ont lieu sous la présidence luxembourgeoise de l’UE en 1997 [14]. La Commission a l’ambition de poser les bases d’une plus grande harmonisation fiscale en Europe et tente de faire passer une directive visant à supprimer les retenues à la source sur les paiements transfrontaliers d’intérêts. Après avoir lancé le débat lors du Conseil informel de Vérone en avril 1996, elle repose la question, en souffrance depuis une dizaine d’années, de l’harmonisation fiscale lors du Conseil informel des ministres des Finances à Mondorf-les-Bains au Luxembourg le 13 septembre 1997 et du Conseil « Affaires économiques et financières » (Ecofin) en décembre 1997.
12 Cette dynamique de mise à l’agenda de la fin du secret bancaire est voulue par la Commission européenne, la France, l’Allemagne et, notamment pour des raisons de concurrence entre places financières, par la Grande-Bretagne. Le Luxembourg ne peut s’y opposer directement, et ce en dépit de son appartenance à l’UE (qui devrait forcer ses partenaires à adopter avec lui une attitude de négociation), du principe d’unanimité en matière fiscale et de l’arme du veto en vigueur dans ces négociations (qui, tous deux, permettent en théorie de bloquer toute avancée), et malgré l’autorité que lui confère la présidence de l’Union.
13 Pourtant, le Grand-Duché s’entoure de plusieurs garanties et tente, dès le début des négociations, de retarder la mise en place de la fiscalité de l’épargne dans l’Union. S’il n’a pas recours au veto, option radicale qui risque toujours d’avoir des effets contre-productifs à long terme, il utilise l’unanimité requise au Conseil pour décider des questions fiscales au niveau de l’UE comme base d’une stratégie de négociation essentiellement portée sur trois éléments : s’approprier les ressources et procédures européennes, n’accorder de concessions que sous conditions et jouer sur le temps. Le compromis proposé par les autorités luxembourgeoises sous leur présidence de 1997 en vue de l’élaboration par la Commission d’une directive sur la fiscalité de l’épargne donne le choix entre deux systèmes : la retenue à la source – permettant de prélever automatiquement un impôt sur les revenus de l’épargne d’un non-résident, puis de la rétrocéder aux États concernés sans révéler son identité – ou l’échange automatique – obligeant les banques à communiquer avec les administrations fiscales du pays de résidence de leurs clients ayant perçu des intérêts. Alors que certains pays, notamment la Grande-Bretagne insistent sur l’échange automatique, d’autres, en l’occurrence le Luxembourg, ne sont pas prêts à entériner la fin d’un système garantissant l’anonymat. L’idée d’un double système est donc proposée.
14 Dès ce moment, le Luxembourg veille à ce que soit introduite une formule qui devient avec le temps une pièce maîtresse de sa stratégie de défense du secret bancaire : il est prêt à faire des concessions uniquement à condition que les pratiques similaires de secret bancaire, donc concurrentes, soient supprimées dans tous les autres pays de l’Union… et du monde, formule qui laisse planer un doute certain sur la possibilité d’arriver un jour à un accord.
15 À défaut de pouvoir bloquer la mise sur agenda, ce principe des « mesures équivalentes » lui permet de freiner les négociations, voire de diminuer considérablement les chances de réussite de la directive, tout en forçant la Commission à s’engager dans de difficiles négociations avec des États comme la Suisse, Monaco, l’Andorre, le Liechtenstein ou encore le Delaware aux États-Unis. Même si la Commission produit très vite une proposition de directive au printemps 1998 [15], les négociations n’aboutissent pas avant juin 2003. Or, à ce moment-là, le Luxembourg parvient à sauver le secret bancaire pour plus de dix ans encore.
16 Les négociateurs luxembourgeois s’appuient donc sur leur connaissance des structures et des procédures de négociations européennes et internationales afin d’exercer le plus grand contrôle possible sur leur déroulement et sur le contenu des accords. Néanmoins, le Grand-Duché se heurte rapidement à de fortes pressions – britanniques principalement – qui le poussent à adopter un dispositif de défense du secret bancaire à la fois direct, par le développement d’une argumentation spécifique, et indirect, par une stratégie de temporisation des procédures.
La mise en place d’un dispositif de défense du secret bancaire
17 Au sommet d’Helsinki des 11 et 12 décembre 1999, le Luxembourg a obtenu l’assurance que le système de la coexistence (retenue à la source et échange automatique) ne serait pas remis en question. Un an plus tard, au sommet européen de Santa Maria da Feira (Portugal), les 19 et 20 juin 2000, les Britanniques imposent, avant et pendant le sommet, le principe de l’échange d’informations. Jean-Claude Juncker, alors Premier ministre, explique ainsi la victoire des Britanniques : « Je ne voulais plus être en quelque sorte le dernier des Mohicans dans la question du secret bancaire » [16]. Aucune concession n’est faite cependant sans que des garanties substantielles ne soient accordées aux négociateurs luxembourgeois.
18 Ainsi ces derniers poursuivent-ils leur stratégie de conditionnalité : le Luxembourg ne renoncera au secret bancaire que si les autres États hébergeant des centres bancaires adoptent des mesures équivalentes ; par ailleurs, une période de transition de cinq ans est obtenue à partir de l’entrée en vigueur d’une directive sur la fiscalité de l’épargne dont la teneur reste, elle aussi, ouverte à la négociation. Les autorités luxembourgeoises avancent divers arguments pour la défense du secret bancaire : tout d’abord, la place financière peut très bien survivre sans son secret bancaire ; ensuite, la suppression de ce dernier ne résoudra pas la question du placement de l’argent sale, les pays dépourvus de ce dispositif étant eux aussi confrontés à ce type de placement ; en revanche, elle risque de provoquer la fuite des capitaux européens hors de l’Union ; enfin, le secret bancaire garantit la protection de la vie privée et des droits de l’homme, et assure un emploi à près de 150 000 frontaliers allemands, belges et, en grande majorité, français, qui travaillent, directement ou indirectement, pour la place financière.
19 L’autodéfinition en tant que petit État fait régulièrement partie du répertoire d’action du Luxembourg. Dans le cas de la défense du secret bancaire cependant, cette stratégie n’est guère privilégiée, sauf dans les moments de fortes tensions et d’isolation. Lors du sommet de Feira, le ministre de l’Économie, Henri Grethen, réagit aux pressions britanniques en faisant remarquer : « Si un petit pays a un grand problème, il s’agit d’un problème national. Si un grand pays a un petit problème, c’est aussitôt un problème communautaire » [17]. Il n’empêche qu’en matière de fiscalité, indépendamment de toute considération relative à la taille du pays, il s’agit de défendre l’une des grandes places financières européennes, voire mondiales. Les négociateurs luxembourgeois préfèrent donc s’appuyer sur leur crédibilité européenne (engagement continu des dirigeants politiques, assise au sein des institutions communautaires) et sur les règles de fonctionnement de l’UE qui créent des conditions d’égalité formelle entre petits et grands États (surtout sur des dossiers votés à l’unanimité).
20 Au sommet de Feira, la stratégie de défense du secret bancaire consiste surtout à s’appuyer sur les procédures européennes pour influencer le processus de négociation. Outre l’exigence de conditionnalité, des tactiques de temporisation comme la demande de périodes d’évaluation, l’établissement d’un calendrier pour l’introduction de l’échange automatique et l’appel à la rédaction de rapports d’analyse permettent aux Luxembourgeois de retarder le début de la négociation de la directive sur l’épargne. Le Luxembourg se déclare ainsi prêt à accepter l’échange d’informations à condition que le système fasse ses preuves, que l’on maintienne une approche globale pour les questions de fiscalité, que des mesures équivalentes soient prises avec les autres pays de l’Union européenne et qu’aucun chiffre ne soit fixé dans l’immédiat sur le taux de retenue à la source. Jean-Claude Juncker résume ainsi la démarche du Luxembourg : « Au cours de longues négociations avec les quatre grands et la présidence, nous avons insisté sur la stricte conditionnalité et le calendrier rigoureux » [18]. Or, selon le ministre des Finances autrichien, Karl-Heinz Grasser, présent à Feira, il est « absurde de croire que la Suisse ou le Liechtenstein vont donner leur accord pour lever le secret bancaire [et l’on pourrait ajouter les États-Unis, l’Andorre, Monaco, San Marino, ainsi que les Îles Anglo-Normandes (Channel Islands), l’Île de Man et plusieurs îles des Caraïbes] » [19].
21 Au demeurant, le calendrier négocié au Portugal a de quoi rassurer les institutions pratiquant le secret bancaire au Luxembourg. Si la directive entrait en vigueur comme prévu en juillet 2003, une période de transition de sept ans aurait lieu, pendant laquelle la retenue à la source serait maintenue, ce qui signifie que la levée du secret bancaire n’interviendrait pas avant juillet 2010 (en fait, elle devient effective au 1er janvier 2015).
22 Ces conditions drastiques vident de sa substance le compromis de Feira. Certes, la sunset-clause, à savoir l’introduction de l’échange d’informations à une date-butoir, est une concession considérable, comme le constate avec amertume un membre de la délégation luxembourgeoise : « Nous avons abandonné une position essentielle, le maintien du secret bancaire. Et ce faisant, nous franchissons un pas énorme » [20]. Mais si l’avenir semble fixé le chemin n’en est tracé que de manière vague et, dans les années qui suivent, aucune occasion n’est manquée de retarder l’inévitable. Ainsi le Luxembourg parvient-il à négocier un retour au système de coexistence, diminuant encore davantage la portée des accords de Feira.
Petites victoires contre « grands » opposants
23 Cherchant à « capitaliser » sur les conditions obtenues au sommet de Feira, le Luxembourg s’engage ensuite, pendant plus de dix ans, dans une bataille faite de stratégies de retardement et d’alliances politiques pour tenter de sauver le secret bancaire. Sur le front argumentatif, les autorités luxembourgeoises s’attachent à défendre la distinction entre lutte contre le terrorisme et levée du secret bancaire, ce dernier ayant été mis à mal après les attentats du 11 septembre 2001 (de nouvelles dispositions législatives font notamment sauter le secret bancaire face à la commission rogatoire d’un juge).
24 Sur celui de la réforme des traités européens alors en cours, le Luxembourg contribue avec succès au maintien du principe d’unanimité en matière de fiscalité. Moins isolé dans son rejet d’un éventuel passage à la majorité qualifié, il reste cependant en retrait sur cette question qui est débattue dans le cadre de l’élaboration du traité de Nice signé à la fin de l’année 2001. Ce faisant, il revient à une tactique plus traditionnelle qui consiste à éviter d’intervenir quand d’autres pays, surtout de plus grands pays, défendent déjà les mêmes intérêts que lui.
25 Concernant la directive sur la fiscalité de l’épargne, un accord fixant les points essentiels de la future mesure est signé à Bruxelles le 27 novembre 2000. Le gouvernement luxembourgeois revient aussitôt sur ses exigences de conditionnalité en insistant sur l’obligation de généraliser aux autres pays de l’UE la fin du secret bancaire en l’an 2010. Par ailleurs, l’effet potentiel de la directive est partiellement dilué : le projet de directive n’inclut ni les actions ni les produits financiers composés d’au moins 60 % d’actions, « ce qui devrait donner beaucoup d’imagination à la place financière » selon le ministre des Finances Luc Frieden [21]. Le Grand-Duché peut également compter sur les difficultés de négociations avec la Suisse auxquelles se heurte la Commission depuis 2001. Une première date butoir fixée au mois de décembre 2002 n’est pas tenue, et cette absence d’accord permet au Luxembourg de menacer de faire capoter la directive. En octobre 2002, le Commissaire Frits Bolkestein s’en prend indirectement au Luxembourg en affirmant que certains États membres espérant ruiner toute l’entreprise avec l’exigence de normes irréalisables ne verraient pas d’un mauvais œil un échec des négociations [22].
26 Par la suite, lors du Conseil Ecofin, dit « de la dernière chance », de décembre 2002, le Luxembourg reste fidèle à ses engagements de Feira. Ne voulant pas sacrifier son secret bancaire au profit de la Suisse, il refuse, avec l’Autriche et la Belgique, la proposition soutenue par les 12 autres États membres de faire passer le taux de retenue à la source à 35 % à partir de 2000-2011 (il était de 20 % entre 2004 et 2007). À la sortie de cette réunion, qui se solde par un échec retentissant des négociations retardant d’au moins un an tout le processus et éloignant la perspective d’un calendrier contraignant pour le Luxembourg, le Premier ministre luxembourgeois explique : « Je voudrais qu’on respecte les accords passés. (…) Nous voulons taxer correctement les revenus, mais nous ne voulons pas les taxer de façon à ce que l’argent fuie l’Union européenne » [23].
27 En 2003, les événements prennent de nouveau une tournure plus favorable pour le Luxembourg. Le 21 janvier, les Quinze parviennent à un accord politique sur la directive de la fiscalité de l’épargne qui débouche de facto sur un retour au modèle de coexistence : 12 pays appliqueront l’échange automatique d’informations dès janvier 2005, tandis que la Belgique, l’Autriche et le Luxembourg mettront en place une retenue à la source qui ne prendra fin qu’à partir du moment où les autres États membres auront accepté les conditions posées par l’Union européenne.
28 Ainsi le Luxembourg réussit-il à préserver son secret bancaire. Il réussit même à en inscrire indirectement le principe dans le droit européen. Dans le Grand-Duché, la tactique consistant à demander de ne pas participer à l’échange automatique aussi longtemps qu’un nombre substantiel d’autres pays ne le feront pas est saluée comme un succès pour le gouvernement. L’accord obtenu est plus favorable au Luxembourg que ce qui avait été décidé à Feira. Le Grand-Duché peut affirmer qu’il « joue le jeu » sans être obligé de revenir sur ses engagements concernant une période transitoire dont tout indique qu’elle sera en réalité « permanente », la probabilité que les pays concernés hors de l’UE coopèrent tous demeurant, malgré tout, infime.
29 Assez rapidement toutefois, la Commission européenne essaie de relancer son combat à travers une refonte de la directive. En mars 2004, le Luxembourg, l’Autriche et la Belgique bloquent une première tentative, mais la clause de révision inscrite dans la directive permet à la Commission de relancer le débat au printemps 2008. À cette époque, le Luxembourg peut encore ne pas repartir au front tout de suite, Christine Lagarde estime en effet qu’il ne sert « à rien de se fixer des priorités sur des sujets à unanimité qui vont demander dix ans de négociations » [24].
30 La procédure relative à la fin du secret bancaire et l’implication tenace du gouvernement du Luxembourg confirment que celui-ci fait partie de ces petits États qui ont tendance à recourir à des stratégies de persuasion et de négociation [25]. Elles montrent également que la participation engagée permet à un petit État de défendre ses intérêts avec efficacité dans un système de négociations multilatéral structuré comme celui de l’UE, et ce même en cas de grand isolement. Cependant, aucun État n’est immunisé contre des changements de contexte internationaux. Comme l’écrivent Marie-Claude Smouts et Guillaume Devin, au sein des organisations internationales « l’utilisation des règles organisationnelles est une pratique courante pour éviter les débordements et contrôler le changement, mais sans que le succès soit nécessairement garanti » [26]. De fait, et malgré leurs victoires, les Luxembourgeois n’ont pu anticiper tous les changements qu’a entraînés la crise financière de l’automne 2008.
Du multilatéralisme forcé au multilatéralisme proactif
31 En 2008, les négociations sur le secret bancaire changent d’échelle avec la multiplication des instances internationales et multilatérales qui exercent simultanément des pressions sur le Grand-Duché. Si l’appartenance à une organisation comme l’UE a pour un petit État un effet protecteur indéniable, tout en lui permettant d’y faire valoir ses objectifs [27], le chevauchement d’organisations multiples peut aussi constituer pour lui un défi dès lors qu’il doit défendre ses intérêts. L’exemple du Luxembourg montre qu’un petit État peut faire preuve d’une grande capacité d’adaptation à des changements de contexte non prévus et que le multilatéralisme peut être transformé en instrument d’action et d’accroissement de sa puissance.
Stratégies de repli dans un environnement multilatéral hostile
32 Crise oblige, la renégociation de la directive sur la fiscalité de l’épargne se fait à partir de 2008 dans un contexte radicalement différent de celui des années 1990. Au débat sur le secret bancaire dans un cadre d’harmonisation fiscale s’ajoute désormais la nécessité plus pressante de maximiser les recettes fiscales d’États durement mis à l’épreuve par une crise financière immédiatement suivie par un ralentissement économique généralisé. Avec cette nouvelle donne, la pression sur le Grand-Duché au sein d’une UE désormais élargie à 27 États augmente considérablement, et ce d’autant plus que les organisations internationales et multilatérales comme l’OCDE et le G20 passent, elles aussi, à l’offensive.
33 La multiplication d’instances multilatérales s’attaquant au secret bancaire et aux paradis fiscaux, l’agressivité croissante ainsi que l’impatience manifeste des dirigeants européens et de la Commission montrent rapidement les limites de la résistance du Luxembourg. Jusque-là, dans le cadre de l’Union européenne, celui-ci avait pu s’appuyer sur les traités et les procédures. Les grandes instances multilatérales, elles, dont le Luxembourg est certes membre mais dont les règles de fonctionnement, plus « molles », laissent davantage de place aux relations de pouvoir, réduisent sans équivoque sa marge de manœuvre. C’est au sein de l’OCDE surtout que la France et l’Allemagne mènent le jeu pour le forcer à faire sans cesse de nouvelles concessions.
34 Parallèlement, on assiste avec l’arrivée des nouvelles technologies à la fin d’une époque où les affaires bancaires pouvaient être traitées avec discrétion. La transparence croissante et la médiatisation des affaires publiques, les whistleblowers et la crise des subprimes, qui a révélé le côté sombre de la finance internationale, ont rapidement transformé en danger majeur pour la réputation d’un État la conviction selon laquelle il est respectable d’aider des clients à cacher leur argent aux autorités fiscales de leurs pays de résidence.
35 De plus en plus isolé, le gouvernement luxembourgeois fait le choix de ne pas participer à certaines réunions internationales, par peur d’y être mis au pilori par ses grands partenaires. Ainsi, le 21 octobre 2008, aucun de ses responsables ne participe à la réunion des ministres des Finances de 17 pays de l’OCDE initiée par la France et l’Allemagne, et dont le sujet est la lutte contre les paradis fiscaux. Il s’agit là d’un rare moment de « politique de l’autruche » qui ne correspond pas à la stratégie adoptée depuis 1997.
36 En 2009, le Luxembourg subit pour la première fois une double pression, européenne et internationale. Le 2 février 2009, la Commission européenne annonce son intention de renforcer l’échange de données fiscales entre les États membres à travers une nouvelle proposition de directive relative à la coopération administrative dans le domaine fiscal. Au même moment se prépare, sous présidence britannique, le G20 du 2 avril 2009, qui menace de mettre les paradis fiscaux sur une liste noire. Les pressions sont considérables en amont du G20. Tandis que Nicolas Sarkozy menace d’abandonner sa fonction de coprince d’Andorre, l’Allemagne organise une chasse très médiatisée aux contribuables allemands disposant de comptes dans la principauté du Liechtenstein. De même, la Grande-Bretagne saisit deux autres forums multilatéraux spécialisés, le Groupe d’action financière (GAFI) et le Forum de stabilité financière, sous la bannière du G7, pour lier la question fiscale à la question du blanchiment d’argent. Le 12 mars, la France et l’Allemagne annoncent la création d’un mécanisme de sanctions qui pourrait obliger les banques ayant des filiales dans des zones opaques à accroître leurs provisions de manière significative. Le 31 mars, soit deux jours avant le G20, le Parlement européen adopte en commission un rapport consultatif sur la révision de la directive sur la fiscalité de l’épargne (rapport Hamon), qui passe ensuite en plénière à une très large majorité à la fin du mois d’avril 2009 et qui, pour la première fois, met une date sur l’introduction de l’échange automatique : juillet 2014 au plus tard. Dès le 3 février 2009, Jean-Claude Juncker indique que le Grand-Duché est « prêt à discuter » des projets européens de lutte contre l’évasion fiscale [28]. Le 13 mars 2009, avant même la réunion du G20, le Liechtenstein, l’Andorre, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse annoncent quasi simultanément leur intention de se plier aux normes de l’OCDE pour ne pas figurer sur une liste noire.
37 Puis, alors que le Conseil européen des 19 et 20 mars 2009 se termine sur la garantie faite notamment au Luxembourg qu’aucun membre de l’Union européenne ne figurera sur la liste noire des paradis fiscaux de l’OCDE, le G20 du 2 avril publie une liste non pas « noire » mais « grise » de l’OCDE sur laquelle figurent le Luxembourg, la Suisse, l’Autriche, la Belgique, Monaco, l’Andorre et le Liechtenstein.
38 Cet échec cuisant marque pour le Luxembourg le début d’un retrait des négociations multilatérales. Sa première réaction est de ralentir sensiblement les efforts de révision de la directive « épargne » à travers une non-coopération ostensible, de juger contre-productif tout système d’échange automatique et de bloquer, avec l’Autriche, les négociations autorisant l’échange automatique d’informations sur l’épargne des non-résidents avec le Liechtenstein, la Suisse, San Marin, l’Andorre et Monaco.
39 Pour la première fois, le Luxembourg finit même par adopter une stratégie de repli très nette au sein de l’UE, attitude qui, en raison du principe d’unanimité, empêche purement et simplement les autres États membres d’avancer pendant plusieurs années. C’est seulement le 15 février 2011 que le Conseil Ecofin adopte la directive portant sur la coopération administrative, mais seulement à la condition posée par le Luxembourg et l’Autriche que l’échange d’informations entre administrations fiscales ne concerne pas les revenus bancaires.
40 Les pressions subies dès lors que le Luxembourg a été exclu de la table de négociations mettent en évidence les risques encourus en cas de « non-présence » et montrent a contrario l’importance pour un petit État d’être membre d’organisations internationales, dès lors que la volonté existe de contribuer à façonner leurs travaux. Dans les sables mouvants du multilatéralisme dominé par les grands pays en croisade contre les paradis fiscaux, les alliances constituent plus que jamais un instrument de résilience possible.
Stratégies d’alliance face à la puissance des États-Unis
41 Pour un petit État, les stratégies d’alliance sont indispensables pour faire valoir ses intérêts [29]. L’histoire politique de la levée du secret bancaire au Luxembourg montre que les ressources classiques pour la formation de coalitions sont un élément important dans la stratégie diplomatique d’un petit État. Ainsi, à mesure que l’Union européenne renforçait sa lutte contre les paradis fiscaux, le Luxembourg a progressivement cherché à s’unir avec des pays qui pratiquaient eux aussi le secret bancaire.
42 Après que la Belgique a fini par obtempérer, en mars 2010, aux demandes persistantes des États et organisations internationales en annonçant son passage à l’échange automatique à partir de 2011, l’Autriche demeure la seule alliée du Luxembourg au sein de l’Union. Celui-ci se rapproche aussi de son concurrent helvétique à partir du moment où la pression internationale exercée par les organisations multilatérales se renforce. C’est le début de l’alliance stratégique dite « objective » avec la Suisse.
43 Cette coopération entre le Luxembourg, l’Autriche et la Suisse pour tenter d’arriver à une solution, au risque de se retrouver sur une liste noire de l’OCDE, est particulièrement active en 2009. En amont du G20 d’avril destiné à revoir l’architecture financière internationale, le Grand-Duché organise, le 8 mars, un « mini-sommet » avec ses deux alliées. On s’y déclare prêts à certains aménagements pour mieux lutter contre les délits fiscaux, mais les ministres présents refusent d’abandonner le secret bancaire, plaident pour la protection de la vie privée, expliquent que secret bancaire ne rime pas avec paradis fiscaux et que leurs législations nationales sont parmi les plus contraignantes au monde [30].
44 Les trois États ne peuvent cependant résister à l’arrivée d’un acteur bien plus puissant qui transforme en profondeur les négociations sur le secret bancaire. Ce sont en effet les États-Unis qui finalement scellent le sort du secret bancaire avec le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) adopté en 2010, qui prévoit entre autres dispositions l’échange automatique d’informations entre les administrations fiscales. Le Luxembourg entame ses négociations avec les autorités américaines en novembre 2012. Les États-Unis pesant lourdement dans l’économie luxembourgeoise [31], le gouvernement n’a d’autre choix que de se plier aux exigences américaines. Face à cette superpuissance, le menaçant qui plus est de sanctions, le Luxembourg abdique rapidement. Dès le mois de février 2013, le gouvernement luxembourgeois annonce ainsi que l’échange automatique dans le domaine de la coopération fiscale pourrait arriver plus vite que prévu…
45 En effet, la directive 2011/16/EU de février 2011 sur la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité, qui introduit l’échange d’informations sur demande, comporte une clause dite « de la nation la plus favorisée ». Cette clause implique qu’un État membre de l’UE qui accorde un statut favorable à un pays tiers, c’est-à-dire non membre de l’UE, doit accorder également ce statut à ses partenaires de l’Union. Transposée au Luxembourg en février 2013, cette directive oblige le Grand-Duché à appliquer aux États membres de l’UE les conditions qu’il applique aux États-Unis dans le cadre du FATCA.
46 Dans un entretien accordé le 7 avril 2013 à la Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, le ministre des Finances Luc Frieden déclare : « La tendance internationale va vers l’échange automatique d’informations. Nous n’y sommes plus strictement opposés ». Le 10 avril 2013, le Premier ministre Jean-Claude Juncker annonce au Parlement la fin de la « période de transition » qui durait depuis 2003 et la mise en œuvre par le Luxembourg de l’échange automatique d’informations à partir du 1er janvier 2015.
47 La pression multilatérale sur le Luxembourg ne fléchit pas pour autant. Le 23 novembre 2013, le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales juge le Luxembourg non conforme parce que défaillant en ce qui concerne la disponibilité d’informations sur la propriété des comptes, la facilité d’accès à l’information, les instruments d’échange d’informations ainsi que les droits et garanties. Sur le plan européen, la Commission présente un plan d’action, accueilli favorablement par le Conseil Ecofin du 14 mai 2013, pour une réaction plus efficace de l’Union face à la fraude et l’évasion fiscales. Le Conseil européen du 22 mai 2013, quant à lui, demande l’extension de l’échange automatique d’informations au niveau de l’Union et au niveau mondial, afin d’améliorer la lutte contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale et la planification fiscale agressive. Face à ces nouvelles contraintes et à la pression internationale persistante, le Luxembourg doit adapter sa stratégie concernant les États tiers. Très vite, il se transforme en « bon élève », non pas dans un esprit de défaite, mais dans le but de mondialiser aussi rapidement que possible les nouveaux standards qu’on lui impose en matière d’échange d’informations afin que les règles soient également appliquées par ses concurrents.
Le multilatéralisme, multiplicateur de puissance ?
48 La capacité du Luxembourg à rebondir stratégiquement dans des contextes internationaux changeants lui donne une résilience considérable en matière de défense d’intérêts nationaux [32]. Malgré une vulnérabilité a priori très grande, en raison du consensus international pour une plus grande transparence financière et de son manque de moyens coercitifs pour faire contrepoids, le gouvernement luxembourgeois s’engage pleinement dans l’action multilatérale, laquelle est d’autant plus stratégique que les organisations internationales fournissent au Luxembourg l’occasion d’intervenir dans l’imposition à d’autres États de nouvelles règles auxquelles lui-même ne peut plus échapper.
49 La crise de 2008 et le changement d’échelle de la problématique financière qui s’ensuit provoquent une inversion de l’approche luxembourgeoise dans les négociations sur le secret bancaire. À la stratégie de temporisation et d’imposition de conditions des années 1990 succède une volonté de coopération absolue. Cette nouvelle attitude s’explique aussi par la diversification de l’économie luxembourgeoise, notamment dans le secteur financier. Ayant eu largement le temps de se repositionner depuis le début des négociations sur le secret bancaire, ce secteur est désormais axé sur l’industrie des fonds de placement et plaide en partie lui-même pour une certaine transparence et de nouveaux accords de non-double imposition conformes aux standards de l’OCDE. Le but est de convaincre les épargnants d’investir dans les fonds gérés au Grand-Duché et d’éviter l’imposition de leurs produits financiers dans plusieurs pays. Tel est le cadre nouveau d’une coopération en apparence sans concession de la part d’autorités luxembourgeoises très soucieuses de la réputation du pays. Le Grand-Duché devient ainsi pionnier dans la mise en œuvre des nouvelles exigences financières multilatérales, tout en intensifiant sa coopération afin que tous les États soient soumis aux mêmes règles. En juillet 2009, le Luxembourg est le premier pays à être retiré de la « liste grise » de l’OCDE. Le 29 mai 2013, il signe, comme l’Autriche, la convention sur l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale de l’OCDE. Le 28 novembre, il signe également, aux côtés de 36 autres États, une déclaration qui soutient le développement au sein de l’OCDE de l’échange automatique d’informations entre les autorités fiscales comme standard global unique. Sur le plan européen, il cesse de bloquer les négociations. Le 20 mars 2014, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE réunis en Conseil européen parviennent à trouver un accord unanime sur la révision de la directive sur la fiscalité de l’épargne que la Commission avait initialement proposée le 13 novembre 2008. À cette occasion, le Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel déclare : « Cela fait longtemps que le Luxembourg avance vers une place bancaire transparente. Nous avons aujourd’hui confirmé que nous voulons aller dans cette direction » [33].
50 L’argument des « mesures équivalentes », perçu comme une inacceptable stratégie de freinage par les partenaires du Luxembourg, est remplacé par celui du level playing field, qui suppose un engagement multilatéral fort pour que tous les pays soient soumis aux mêmes règles. En 2014, le ministre des Finances, Pierre Gramegna, déclare ainsi : « Nous voulons être les premiers parce que c’est positif pour la réputation de la place financière (…). Nous nous sommes toujours sentis dans le domaine international comme des poissons dans l’eau. Nous devons le redevenir pleinement demain. (…) Nous ne sommes plus dans le mode de raisonnement ancien. (…) Nous voulons être des bons élèves de la transparence en matière fiscale » [34]. Dans cette même logique, les ministres de l’Économie et des Finances des 28 États membres, réunis à Luxembourg le 14 octobre 2014, trouvent un accord sur une proposition étendant au Luxembourg dès septembre 2017, et à l’Autriche un an après au plus tard, le champ d’application de l’échange automatique et obligatoire d’informations financières entre les administrations fiscales. Ce projet modifie une nouvelle fois la directive relative à la coopération administrative dans le domaine de la fiscalité directe en y intégrant les nouvelles normes mondiales mises au point par l’OCDE. De fait, le 29 octobre 2014, l’OCDE fait signer à plus de 50 États un accord en faveur de la mise en place de l’échange susmentionné à partir de 2017. Tous les États tiers concurrents du Grand-Duché rejoignent cette initiative dont la mise en œuvre sera sans doute minutieusement observée par les acteurs luxembourgeois.
51 Cette stratégie proactive prévaut également dans la gestion de l’affaire LuxLeaks. Face à l’indignation mondiale qui suit les révélations sur le traitement fiscal préférentiel qu’il a accordé à des entreprises multinationales, et après une courte période de résistance, le Luxembourg se dit assez vite prêt à coopérer. Dans un même élan, il déclare tout aussi rapidement son intention de participer activement aux négociations « BEPS » (base erosion and profit shifting) de l’OCDE, dont l’objectif est de mettre en place une plus grande équité fiscale au niveau mondial. En octobre 2015, l’OCDE finalise ces travaux. Le Luxembourg ne se contente pas de les signer : tenant la présidence de l’UE entre juillet et décembre 2015, il aide aussi substantiellement à leur mise en place au niveau européen et mondial. Durant cette même période, un accord est également trouvé sur l’échange d’informations sur les rescrits fiscaux au Conseil des ministres de l’UE. Finalement, en octobre 2015, le Forum mondial sur la transparence et l’échange de renseignements à des fins fiscales met fin à presque deux ans de notations négatives en classant le Luxembourg dans le groupe des pays « largement conformes ».
52 On assiste ainsi, à de multiples niveaux, à la poursuite d’une stratégie de négociation multilatérale désormais plus ouverte et coopérative, qui permet de maintenir en ligne de mire les concurrents du Luxembourg et de leur imposer de nouvelles règles communes par le truchement du multilatéralisme.
53 U n petit État fortement intégré dans l’économie internationale comme le Luxembourg a tout à gagner à être fortement présent au sein des organisations internationales. Traditionnellement, les recherches sur la place des petits États dans les relations internationales insistent sur leur rôle, au demeurant « sympathique », de honest brokers, sur leur capacité d’intermédiation et d’élaboration de compromis entre des États dont les plus puissants ont tendance à imposer leurs priorités et agendas politiques aux autres [35]. Certes, le Luxembourg a acquis une réputation d’intermédiaire entre grands États européens et d’allié de la Commission européenne travaillant pour l’intérêt européen [36]. Cette étude permet toutefois, aussi, de mettre en lumière ses ressources, dès lors qu’il entend défendre ses propres intérêts nationaux, même si ces derniers sont remis en cause par des organisations internationales. En fait, ces organisations sont plutôt une ressource particulièrement importante pour un petit pays comme le Luxembourg : elles lui permettent d’atteindre des objectifs, d’influencer les règles du jeu international, et ce faisant d’être finalement moins vulnérable. L’exemple de l’abandon négocié du secret bancaire met en lumière la capacité d’adaptation au changement du Luxembourg et confirme l’idée selon laquelle la condition de vulnérabilité qui caractérise tout petit État peut être compensée par sa résilience [37]. Dans des relations bilatérales avec un grand pays, un petit État n’a guère les moyens de gagner par la négociation. En revanche, les procédures internationales interdisant toute attaque frontale de la part d’un pays partenaire, il peut, s’il maîtrise les règles du jeu, défendre avec succès ses intérêts prioritaires dans les négociations multilatérales. Pour cela, et l’exemple analysé ici le démontre, il aura recours non plus à la persuasion, mais à la négociation engagée, à des stratégies d’alliance, de temporisation et de conditionnalité sur des points techniques. Il semble donc que l’ouverture à l’international et aux instances multilatérales profite davantage à un petit État que le repli, le blocage ou le veto, stratégies, s’il en est, qui relèvent parfois du possible, mais qui mènent néanmoins dans l’impasse et suscitent autant d’effets de contournement [38]. ■
Notes
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[1]
La loi n’a finalement pas eu l’effet symbolique escompté : le même jour, à 22h, le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) révélait au monde entier les pratiques fiscales avantageuses accordées par le Luxembourg à de nombreuses multinationales (affaire LuxLeaks).
-
[2]
Andrew Moravcsik, The Choice for Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Robert O. Keohane, Stanley Hoffmann (eds), The New European Community : Decision-Making and Institutional Change, Boulder, Westview, 1991.
-
[3]
Ole Elgström, « Introduction », dans O. Elgström (ed.), European Union Council Presidencies : A Comparative Perspective, Londres, Routledge, 2003, p. 1-17.
-
[4]
Diana Panke, Small States in the European Union : Coping with Structural Disadvantages, Surrey, Ashgate, 2010.
-
[5]
Andrew F. Cooper, Timothy M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, Basingstoke, Palgrave, 2009.
-
[6]
Naren Prasad, « Small but Smart : Small States in the Global System », dans ibid., p. 41-65 ; Robert Steinmetz, Anders Wivel (eds), Small States in Europe : Challenges and Opportunities, Surrey Ashgate, 2010, p. 26.
-
[7]
D. Panke, « Small States in EU Decision-Making : How Can They Be Effective ? », dans Harald Baldersheim, Michael Keating (eds), Small States in the Modern World : Vulnerabilities and Opportunities, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2015.
-
[8]
Jeanne A. K. Hey, « Luxembourg : Where Small Works (and Wealthy Doesn’t Hurt), dans J. A. K. Hey (ed.), Small States in World Politics : Explaining Foreign Policy Behaviour, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2003, p. 84.
-
[9]
Sasha Baillie, « The Position of Small States in the EU », dans Laurent Goetschel (ed.), Small States Inside and Outside the European Union : Interests and Policies, Boston, Kluwer Academic Publishers, 1998, p. 196.
-
[10]
Peter J. Katzenstein, Small States in World Markets : Industrial Policy in Europe, Ithaca, Cornell University Press, 1985.
-
[11]
Sur le caractère relatif de la notion de « petit État », voir l’introduction à ce dossier de Auriane Guilbaud.
-
[12]
OCDE, L’évasion et la fraude fiscales internationales : quatre études, Paris, OCDE, 1987.
-
[13]
OCDE, Concurrence fiscale dommageable. Un problème mondial, Paris, OCDE, 1998.
-
[14]
Michel Heintz, Mario Hirsch, « L’Union européenne et la présidence luxembourgeoise (juillet-décembre 1997) », Courrier hebdomadaire du CRISP, 1588-1589, 1998, p. 1-57.
-
[15]
Directive 2003/48/CE du 3 juin 2003 en matière de fiscalité des revenus de l’épargne sous forme de paiements d’intérêts.
-
[16]
Tagesanzeiger, 4 septembre 2000.
-
[17]
Tageblatt, 20 juin 2000.
-
[18]
Ibid..
-
[19]
Tageblatt, 21 juin 2000.
-
[20]
Ibid..
-
[21]
La Libre Belgique, 28 novembre 2000.
-
[22]
La Libre Belgique, 8 octobre 2002.
-
[23]
Le Monde, 5 décembre 2002.
-
[24]
Le Monde, 5 mars 2008.
-
[25]
D. Panke, Small States in the European Union : Coping with Structural Disadvantages, op. cit., p. 30-44.
-
[26]
Marie-Claude Smouts, Guillaume Devin, Les organisations internationales, Paris, Armand Colin, 2011, p. 232.
-
[27]
J. A. K. HEY, « Introducing Small State Policy », dans J. A. K. HEY, Small States in World Politics : Explaining Foreign Policy Behaviour, op. cit., p. 1-2.
-
[28]
Europolitique, 5 février 2009.
-
[29]
Baldur Thorhallsson, Anders Wivel, « Small States in the European Union : What Do We Know and What Would We Like to Know ? », Cambridge Review of International Affairs, 19 (4), 2006, p. 660.
-
[30]
Luxemburger Wort, 9 mars 2009.
-
[31]
Outre leur forte présence sur la place financière (six banques et de nombreux fonds), les États-Unis ont installé au Luxembourg une trentaine d’entreprises, en majorité industrielles mais aussi, de plus en plus, issues du secteur des nouvelles technologies, qui emploient près de 10 000 personnes (par exemple Goodyear, DuPont de Nemours, Guardian Industries, Deloitte ou encore Amazon). En échange, plusieurs grandes entreprises luxembourgeoises opèrent aux États-Unis (SES, Paul Wurth, ArcelorMittal, Cargolux, entre autres).
-
[32]
Andrew F. Cooper, Timothy M. Shaw, « The Diplomacies of Small States at the Start of the Twenty-first Century : How Vulnerable ? How Resilient ? », dans A. F. Cooper, T. M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, op. cit., p. 4.
-
[33]
Le Monde, 20 mars 2014.
-
[34]
http://www.europaforum.public.lu/fr/actualites/2014/11/gouv-gramegna-transparence/index.html (consulté le 5 janvier 2016).
-
[35]
O. Elgström, « Introduction », cité.
-
[36]
Jean-Marie Frentz, « The Foreign Policy of Luxembourg », dans R. Steinmetz, A. Wivel (eds), Small States in Europe : Challenges and Opportunities, op. cit., p. 131-146.
-
[37]
Anthony Payen, « Afterword : Vulnerability as a Condition, Resilience as a Strategy », dans A. F. Cooper, T. M. Shaw (eds), The Diplomacies of Small States : Between Vulnerability and Resilience, op. cit., p. 283 ; Lino Briguglio, Eliawony J. Kisanga (eds), Economic Vulnerability and the Resilience of Small States, Londres, Commonwealth Secretariat, 2004.
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[38]
L’auteur tient à remercier Auriane Guilbaud, Laurence Louër et Charles Tenenbaum pour leurs observations et leurs commentaires particulièrement constructifs sur une première version de cet article.