Couverture de CRII_070

Article de revue

Qatar and the Arab Spring

Londres, Hurst, 2014, X-231 pages.

Pages 195 à 198

Notes

  • [1]
    Citons, parmi beaucoup d’autres, Mehran Kamrava, Qatar. Small State, Big Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2013 ; Nabil Ennasari, L’énigme du Qatar, Paris, Armand Colin, 2013 ; David B. Roberts, « Understanding Qatar’s Foreign Policy Objectives », Mediterranean Politics, 17 (2), 2012, p. 233-239 ; et, rien qu’en France, les trois ouvrages sensationnalistes des journalistes Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Pierre Péan et Vanessa Ratignier, Georges Malbrunot et Christian Chesnot publiés en 2013 et 2014.
  • [2]
    Claire-Gabrielle Talon, Al-Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, Paris, PUF, 2011.
  • [3]
    Pour une telle approche, voir Lina Khatib, « Qatar’s Foreign Policy : The Limits of Pragmatism », International Affairs, 89 (2), 2013, p. 417-431.
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1 la politique étrangère du Qatar est, depuis quelques années, le thème de prédilection d’une intense activité éditoriale [1]. Or, la plupart du temps, ces publications oscillent entre « Qatar-bashing » (dénigrement systématique du Qatar) et hagiographies, insistance sur la relation conflictuelle entre la dynastie régnante Al Thani et l’Arabie Saoudite, élucubrations sur les manipulations des opinions publiques via la chaîne d’information al-Jazeera et fantasmes sur les réseaux politiques occultes de ce micro-État en Europe et en Amérique du Nord. De fait, rares sont celles qui offrent une analyse aussi sereine, informée et raisonnée que l’ouvrage de Kristian Coates Ulrichsen. Ce jeune auteur prolifique a été formé en histoire, en économie politique et en relations internationales. Il est aujourd’hui basé aux États-Unis (Rice University) après l’avoir été à Londres et après avoir subi les foudres de quelques régimes du Golfe qui l’ont un temps interdit de territoire.

2 En proposant une analyse pluridisciplinaire bien étayée par une connaissance fine des réseaux et structures de l’État qatari, K. Coates Ulrichsen offre un récit (au sens de narrative) convaincant, dans lequel il décortique les fondements et ressorts de la politique étrangère du Qatar face aux événements qui secouent le monde arabe depuis 2011. Le texte est facile à lire et adopte une grille de lecture implicitement « néoréaliste », centrée sur la question de la puissance et des intérêts du Qatar portés par son leadership. Il s’appuie notamment sur diverses considérations théoriques relatives à la capacité des petits États à développer et à gérer des dépendances multiples (managed multi-dependence) ou à produire des équilibres variés (omni-balancing). L’auteur mobilise une riche bibliographie, malheureusement exclusivement anglophone. L’approche et la facture, certes classiques, n’en sont pas moins pertinentes, et offrent une lecture claire et nuancée d’un phénomène central pour la compréhension du Moyen-Orient contemporain. Même s’il ne dégage pas une thèse forte ou ne remet pas fondamentalement en cause les réflexions menées par d’autres auteurs, par exemple sur l’articulation entre al-Jazeera et le pouvoir [2], son ouvrage contribue donc à actualiser et à préciser de nombreuses connaissances.

3 Dans une longue première partie, K. Coates Ulrichsen explique les déterminants et décrit les grandes étapes historiques et politiques de la construction d’une politique étrangère qatarie indépendante. Dès l’époque ottomane, puis sous le protectorat britannique, l’instrumentalisation par les Al Thani du jeu de rivalité auquel se livraient les puissances régionales et occidentales a permis d’assurer l’existence d’un pouvoir initialement très fragile. Plus tard, après l’indépendance acquise en 1971, l’émancipation vis-à-vis de l’encombrante puissance régionale saoudienne est passée par la construction des institutions étatiques et de l’identité nationale ainsi que par la consolidation du système dynastique. Ces processus ont été directement marqués par l’influence de certains émirs, de ministres également hommes d’affaires, tel Hamad bin Jassim, aux Affaires étrangères de l’émirat de 1992 à 2013, ou encore de l’épouse de l’émir Hamad ben Khalifa, Moza al-Missnad, reconnue pour son action dans le domaine caritatif et dans les projets éducatifs. Par les médias, les universités, des événements sportifs de grande ampleur mais aussi par diverses initiatives diplomatiques, ces personnalités ont offert au Qatar une valeur ajoutée sur la scène régionale et internationale. Contrairement à la littérature scientifique existante, massivement descriptive et centrée sur l’État, construit comme une entité unitaire quelque peu abstraite, K. Coates Ulrichsen affiche un intérêt bienvenu pour les acteurs de la scène qatarie [3]. La prise de parole des dirigeants du Qatar et de ceux qui sont perçus comme s’exprimant en son nom (notamment certains journalistes de la chaîne al-Jazeera) a été pour une large part conditionnée par des variables économiques, liées pour l’essentiel à l’exploitation du gaz naturel. Cette autonomisation, construite dès l’accession au pouvoir de l’émir Hamad ben Khalifa (1995-2013), s’est concrétisée de façon manifeste lors du « printemps arabe » amorcé par la révolution tunisienne de décembre 2010. Dès le début de l’année 2011, par le biais de la chaîne al-Jazeera et de divers financements transmis via des canaux plus ou moins officiels, le Qatar a explicitement pris parti pour les forces du changement en Afrique du Nord, en Syrie et au Yémen (le soulèvement au Bahreïn, en revanche, n’a suscité que la méfiance du pouvoir qatari).

4 Dans la seconde partie de son ouvrage, K. Coates Ulrichsen démontre habilement que cette option « pro-printemps arabe » n’allait pas de soi, notamment à cause de la masse des investissements du fonds souverain national, le Qatar Investment Authority, par exemple en Syrie. La quasi-absence de contraintes internes et de demandes sociales exprimées par les « nationaux » a favorisé une telle réorientation politique qui a trouvé son expression la plus directe en Libye. L’aviation qatarie s’est en effet jointe à la coalition anti-kadhafiste emmenée par la France et la Grande-Bretagne. Certes, quelques intellectuels qataris ont exprimé des réserves et demandé des ajustements politiques en vue d’un plus grand partage de la prise de décision, mais le pouvoir est resté à l’abri de toute contestation significative ou radicale.

5 K. Coates Ulrichsen rappelle que le Qatar a par ailleurs directement misé, à travers sa politique étrangère, sur l’option que représentaient les mouvements islamistes issus des Frères musulmans. Un tel positionnement a généré de nombreuses tensions avec l’Arabie Saoudite. Rétrospectivement, il a pu être considéré comme un pari hasardeux, en ce qu’il a fait perdre au Qatar son aptitude à organiser des médiations internationales et à maintenir une image de neutralité constructive. En Libye comme en Syrie, l’État qatari est ainsi devenu pleinement partie prenante des conflits et, se faisant, s’est exposé à la critique frontale de ses voisins et des puissances européennes et américaine. L’alternance provoquée en juin 2013 par l’abdication de l’émir Hamad ben Khalifa en faveur de son fils Tamim, né en 1980, semble avoir conduit à une normalisation du rôle du Qatar dont la politique s’est en apparence alignée sur celle des Saoudiens et des Émiratis.

6 Si elle a l’avantage de la clarté, l’approche essentiellement chronologique de l’ouvrage n’incite que faiblement l’auteur à pousser la réflexion théorique et à interroger le processus d’opérationnalisation de la politique étrangère qatarie. La centralisation de la décision dans un État aussi « petit » (moins de 300 000 nationaux) et aussi policier ne fait guère de doute et est très bien illustrée au fil des chapitres. Toutefois, il conviendrait sans doute de se demander si les désirs qui forgent une politique étrangère sont ici systématiquement comblés, et quelles sont l’efficacité et l’opérationnalité des décisions prises. De telles interrogations, effleurées seulement à travers l’identification de ce que l’auteur qualifie de « problèmes de capacité » des institutions (p. 92), auraient sans doute mérité d’être approfondies. L’ouvrage offre néanmoins, même de façon implicite, une occasion, somme toute rare, d’interroger la matérialité de la politique étrangère qatarie. C’est ainsi qu’il constitue une ressource précieuse et fournit des informations précises pour bien des étudiants et chercheurs s’intéressant à la péninsule Arabique mais aussi, plus largement, aux micro-États et à leur politique étrangère.

7 Si les moyens financiers de l’émirat sont démesurés, ses capacités humaines et les compétences qui leur sont rattachées sont limitées. Information incomplète, biais idéologique, inexpérience et nombre réduit de diplomates ainsi que rivalités au sein du groupe des élites entravent les capacités de la politique étrangère qatarie ou introduisent des paradiplomaties. À cet égard, les échecs de diverses entreprises de médiation, au Yémen en 2007 et 2008, au Liban en 2008 mais aussi au Darfour en 2010, puis ceux de l’engagement en Libye et en Syrie ont démontré combien l’argent ne peut pas tout. Ils témoignent également du fait qu’il peut exister une disjonction importante entre ambitions ou intentions et effets. La question de l’opérationnalisation est décidément centrale. Or cette limite est trop souvent négligée dans les travaux sur les politiques étrangères. En l’occurrence, elle favorise indirectement divers fantasmes qui conduisent notamment analystes, journalistes et diplomates à surévaluer le poids du Qatar, perturbateur des relations internationales, à la fois « mouche du coche » et « crapaud qui voulait se faire aussi gros que le bœuf ». Toute la richesse de Qatar and the Arab Spring est justement de susciter une réflexion sur ce thème de l’opérationnalisation. Au demeurant, cette réflexion n’est pas dénuée de pertinence pour analyser également le rôle de l’Arabie Saoudite qui, engagée dans une logique ouvertement contrerévolutionnaire depuis 2011, est accusée de bien des maux, notamment en Syrie, Libye et Tunisie ainsi qu’au Yémen. « L’argent du Golfe », variable exogène, est censé y avoir corrompu la révolution en conduisant à son islamisation et à son dévoiement. Sans doute conviendrait-il, ici encore, d’explorer de façon systématique les liens entre décision de politique étrangère et mise en œuvre sur le terrain, afin de prendre la juste mesure des capacités d’influence concrète de ces variables dans les recompositions politiques en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. ■

Notes

  • [1]
    Citons, parmi beaucoup d’autres, Mehran Kamrava, Qatar. Small State, Big Politics, Ithaca, Cornell University Press, 2013 ; Nabil Ennasari, L’énigme du Qatar, Paris, Armand Colin, 2013 ; David B. Roberts, « Understanding Qatar’s Foreign Policy Objectives », Mediterranean Politics, 17 (2), 2012, p. 233-239 ; et, rien qu’en France, les trois ouvrages sensationnalistes des journalistes Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget, Pierre Péan et Vanessa Ratignier, Georges Malbrunot et Christian Chesnot publiés en 2013 et 2014.
  • [2]
    Claire-Gabrielle Talon, Al-Jazeera. Liberté d’expression et pétromonarchie, Paris, PUF, 2011.
  • [3]
    Pour une telle approche, voir Lina Khatib, « Qatar’s Foreign Policy : The Limits of Pragmatism », International Affairs, 89 (2), 2013, p. 417-431.
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