Notes
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[1]
Jeff Goodwin, James Jasper, Francesca Poletta, « The Return of the Repressed : The Fall and Rise of Emotions in Social Movement Theory », Mobilization, 5, 2000, p. 65-84.
-
[2]
Isabelle Sommier, « 9. Les états affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », dans Éric Agrikoliansky et al., Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 185-202.
-
[3]
Rosabeth Moss Kanter, « Commitment and Social Organization : A Study of Commitment Mechanisms in Utopian Communities », American Sociology Review, 35, 1968, p. 499-517 ; Bert Klandermans, The Social Psychology of Protest, Cambridge MA, Blackwell, 1997.
-
[4]
Notamment, Catherine Leclercq, « Raisons de sortir. Le désengagement des militants du PCF », dans Olivier Fillieule (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 131-154 ; Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Paris, Éditions du Croquant, 2009.
-
[5]
Howard Becker, « Notes on the Concept of Commitment », American Journal of Sociology, 66, 1960, p. 32-40.
-
[6]
Sarah Ben Néfissa, « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l’État et la société en Égypte », Confluences Méditerranée, 75, automne 2010, p. 137-150.
-
[7]
Sur les 40 membres incarcérés après ces arrestations et qui ont comparu devant un tribunal militaire, 25 ont été condamnés à de lourdes peines de prison en 2008.
-
[8]
Dominique Cardon, « Vertus démocratiques de l’Internet », La vie des idées, novembre 2009.
-
[9]
Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
-
[10]
Catherine Leclercq, « Raisons de sortir. Le désengagement des militants du PCF », cité.
-
[11]
O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, « Devenirs militants », p. 199-215.
-
[12]
O. Fillieule, « Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions », dans O. Fillieule (dir.), Le désengagement militant, op. cit., p. 46.
-
[13]
Au sens où l’entendent Erving Goffman dans Asiles (Paris, Minuit, 1968, p. 179) et Howard Becker dans Outsiders (Paris, Anne-Marie Métailier, 1985, p. 45-46).
-
[14]
La sphère amoureuse n’a pu être explorée que de façon très limitée. Ce manque est dû aux conditions de la relation d’enquête (tabou social et religieux sur l’évocation des affaires conjugales devant un tiers, en particulier devant une jeune femme étrangère). Marie Vannetzel, « À la frontière du parti : jeux d’inclusion et d’exclusion d’une chercheuse chez les Frères musulmans », Revue internationale de politique comparée, 17 (4), 2010, p. 47-62.
-
[15]
Helen Fuchs-Ebaugh, Becoming an Ex. The Process of Role Exit, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
-
[16]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.
-
[17]
Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.
-
[18]
Cette caractéristique commune permet de consolider l’étude des effets de la multi-inscription, mais aussi de complexifier le clivage souvent trop poussé entre une « vieille garde » frériste, versée dans l’action caritative et religieuse, et de jeunes rebelles tournés vers l’activisme virtuel du XXIe siècle.
-
[19]
Je me réfère à l’usage que O. Fillieule fait de ces notions empruntées à George H. Mead (O. Fillieule, « Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions », cité).
-
[20]
Massimo Introvigne, « Defectors, Ordinary Leave-takers, and Apostates : A Quantitative Study of Former Members of New Acropolis in France », Nova Religio. The Journal of Alternative and Emergent Religions, 3 (1), 1999, p. 83-99.
-
[21]
Les biographies officielles qui circulent aujourd’hui sur Internet mentionnent de façon très elliptique son « passage » par les Frères, alors qu’elles insistent sur son engagement – pourtant beaucoup plus court – auprès de Muhammad al-Barad’i (voir ci-dessous).
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[22]
Pour reprendre l’expression de B. Pudal, dans son analyse d’une trajectoire de désengagement du Parti communiste français. B. Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, op. cit., p. 117.
-
[23]
Tout en suggérant son importance, Mustafa n’a pas souhaité évoquer cette sphère privée, familiale et conjugale, en détail.
-
[24]
Un désaccord ultérieur conduira Mustafa à quitter ce parti assez rapidement.
-
[25]
Patrick Lehingue, « La loyalty, parent pauvre de la trilogie conceptuelle d’A. O. Hirschman », dans Josepha Laroche, La loyauté dans les relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2001.
-
[26]
B. Pudal, Un monde défait, op. cit., p. 135.
-
[27]
La notion de remise de soi exprime la confiance tacite accordée au groupe, la discipline et le don de soi, mais elle n’est que rarement totale. Sur les déclinaisons des modalités de la remise de soi au PCF, voir Claude Pennetier, Bernard Pudal, « For intérieur et remise de soi dans l’autobiographie communiste d’institution (1931- 1939) : l’étude du cas Paul Esnault », dans Claudine Haroche et al., Le for intérieur, Paris, PUF-CURAPP-AFSP, 1995, p. 325-340.
-
[28]
Julian Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires. Observations localisées de la politisation communiste », Politix, 16 (63), 2003, p. 91-119. Par d’autres aspects (facteur religieux, incitation à l’action charitable et à l’ubiquité sociale, notabilisation locale…), la Gama’a peut être comparée à d’autres partis comme l’UDF.
-
[29]
M. Vannetzel, « La clandestinité ouverte. Réseaux et registres de la mobilisation des Frères musulmans en Égypte (2005-2010), thèse de doctorat en science politique de l’IEP de Paris, 2012, chap. 7.
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[30]
Je remercie Carole Bachelot, Mounia Bennani-Chraïbi, Marie-Laure Geoffray, Erica Guevara, Florence Haegel et Frédéric Sawicki, ainsi que les deux rapporteurs anonymes de Critique internationale, pour leurs remarques et leurs suggestions avisées. Cet article a reçu un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme « When Authoritarianism Fails in the Arab World (WAFAW) ». Son contenu reste de la seule responsabilité de l’auteure et ne représente pas nécessairement les vues de l’institution qui l’a financé.
1 longtemps rejetées dans l’impensé sous l’influence du paradigme de la mobilisation des ressources [1], les dimensions « affectuelles » [2] de l’engagement demeurent encore insuffisamment travaillées par la sociologie du militantisme, alors même que plusieurs travaux pionniers de psychologie sociale ont depuis longtemps souligné leur importance [3]. En matière de désengagement, c’est du côté des sectes et des mouvements religieux que les études se sont le plus développées aux États-Unis, tandis qu’en France ce sont celles sur le déclin du communisme [4] qui ont le mieux démontré les vertus d’une prise en compte plus systématique de cette variable, précisément parce que l’« attachement » [5] du militant au groupe y était généralement plus intense que dans les autres organisations politiques. Les Frères musulmans égyptiens constituent, eux aussi, un cas intéressant pour l’étude des phénomènes affectuels de désengagement. Cette organisation, qui combine les dimensions politique et religieuse, est en effet connue pour sa capacité à maintenir ses membres dans des formes plurielles de dépendance. Cependant, si le processus révolutionnaire en cours a accentué les phénomènes affectuels de désengagement et enclenché de nouvelles dynamiques de défection, l’ébranlement de l’organisation frériste avait commencé depuis 2006 avec la montée d’une dissidence interne et l’émergence de jeunes blogueurs Frères.
2 Cette dissidence est advenue dans un triple contexte : tout d’abord, celui, politique, de la période 2003-2010 marquée par un cycle de libéralisation-délibéralisation caractéristique du renouvellement de l’autoritarisme du régime de Moubarak et par la montée des protestations. Malgré une ouverture relative mais inédite du processus électoral (présidentiel et parlementaire), déclenchée sous la pression conjuguée d’acteurs nationaux (mouvement Kifaya, mobilisation des juges…) et internationaux (« Grand Moyen-Orient démocratique » de l’administration Bush), la répression à l’égard des Frères et le verrouillage institutionnel ont repris dès le lendemain des élections de 2005 alors même que l’organisation venait de remporter 20 % des sièges au Parlement ; ensuite, celui, sociologique, d’une profonde mutation de l’espace public, sous l’effet du développement du champ médiatique [6] qui a étroitement accompagné les mobilisations politiques et sociales. Si la presse indépendante et la télévision satellitaire ont joué dans ce domaine un rôle majeur, les réseaux sociaux d’Internet, de plus en plus utilisés grâce à la multiplication des cyber-cafés par la jeunesse égyptienne issue des classes moyennes et paupérisées, ont pris une importance particulière à partir de l’appel à la grève générale lancé sur Facebook le 6 avril 2008 par un groupe de jeunes activistes qui ont ensuite fait partie des initiateurs de la manifestation du 25 janvier 2011. C’est donc dans le cadre de cette sphère cyberactiviste en plein essor que les jeunes blogueurs Frères ont fait leur apparition. Cependant, leur prise de parole a été également la réponse aux répercutions de ces évolutions politiques et sociologiques sur l’organisation frériste qui demeurait, selon l’expression consacrée, « illégale mais tolérée » sous Moubarak. En effet, si la libéralisation politique initiale et la « médiatisation de l’espace public » avaient permis, entre 2004 et 2005, de rendre visibles les stratégies d’ouverture, de réforme et de « démocratisation » du discours de certains dirigeants Frères (dits « réformateurs », islahiyyin), l’intensification de la coercition à partir de 2006 – avec en particulier l’arrestation de 140 membres, dont le puissant vice-guide de la Gama’a (la « société », la « communauté »), Khayrat al-Shatir [7] – a favorisé la (re) montée rapide des dirigeants dits « organisationnels » (tanzimiyyin) parce qu’ils donnaient la priorité à la préservation de l’organisation et préconisaient un repli stratégique... Or c’est précisément cette posture de repli qu’ont contestée les blogueurs, surtout à partir de la seconde moitié de 2007, en pratiquant une forme d’énonciation inédite, à la fois publique, subjective et réflexive, afin de rompre avec la tradition d’opacité de la Gama’a et de l’ouvrir aux influences extérieures pour la réformer de l’intérieur. Leurs principales critiques – conçues au début comme des « autocritiques » – portaient sur la stagnation organisationnelle, politique et intellectuelle de la Gama’a. Selon eux, la cause de cette inertie était, d’une part, la logique « administrative », qui donnait la priorité à la loyauté frériste au détriment de la valorisation rationnelle des compétences et entretenait la culture du repli, d’autre part, la non-séparation des activités religieuses et politiques, qui empêchait la spécialisation des compétences, l’efficacité de l’action et l’évolution des idées politiques.
3 Le désengagement d’une partie de ces blogueurs est sans conteste lié aux tensions entre ces univers militants objectivement antagonistes : d’un côté, un espace de réseaux lâches et de « libération des subjectivités » [8], de l’autre, une organisation hiérarchique, opaque et disciplinaire, de moins en moins en phase avec les normes émergentes de transparence et d’expression. Il est également lié aux possibilités de reconversion qu’offraient ces nouveaux réseaux et que le processus révolutionnaire a, par la suite, considérablement élargies. Toutefois, ces différentes explications – multi-inscription et conflits de rôles, évolution du contexte politique – ne suffisent pas à rendre compte de trajectoires de sortie bien plus complexes qu’il n’y paraît. Il s’agit donc de comprendre comment ces militants en déviance en sont venus à de telles transformations de leur identité militante, alors même qu’ils étaient façonnés, souvent depuis l’enfance, par une institution dont le nom, la Gama’a, dit bien le caractère englobant et captif des relations qui la constituent. Il convient également de mettre en parallèle, plutôt que de les séparer, logiques de sortie et logiques de maintien. En effet, si plusieurs blogueurs dissidents se sont désengagés, d’autres, peut-être moins influents, ont développé des formes paradoxales de loyauté en dépit de l’affaiblissement très net de leurs convictions idéologiques.
4 Notre hypothèse est que la loyauté paradoxale des militants en désarroi idéologique est due au puissant attachement émotionnel – la ukhuwa (littéralement, la « fraternité ») – produit par l’organisation frériste, mais que c’est aussi l’expérimentation de ces états affectifs intenses qui a déterminé les réaménagements possibles de l’engagement entre voice et loyalty et son éventuel retournement enexit [9]. La ukhuwa est en effet un sentiment à double tranchant : si elle constitue la force de l’attractivité et de la loyauté fréristes ainsi que la principale technologie de discipline organisationnelle, elle est également la source de l’exclusion et de la violence potentielle qui caractérisent l’entre-soi frériste. La multi-inscription des blogueurs n’a pas supprimé ipso facto la dépendance au groupe ; à l’inverse, les techniques de captation de l’organisation, précisément parce qu’elles coproduisaient de l’affection et de la désaffection, ont pu finir par abaisser le coût de la défection. Deux trajectoires mêlant loyauté paradoxale et désengagement sont ici présentées dans une perspective « microscopique » [10] et « processuelle » [11] dont l’objectif est de rendre compte, au plus près et dans leurs temporalités, des désajustements et réajustements identitaires par lesquels les individus ont tenté de « se débrouill[er] de l’épuisement des rétributions » [12]. L’approche en termes de « carrière morale » [13] permet d’analyser l’identité militante non comme un isolat mais, autant que possible [14], dans la configuration changeante des sphères de vie de l’individu, des stratégies de l’organisation et du contexte sociopolitique global.
Sélection des cas, sources et approche théorique
5 Le cas de Mustafa a été initialement étudié dans le cadre d’une enquête ethnographique menée dans la circonscription de Madinat Nasr, au Nord-Est du Caire, où il était membre de l’équipe du député Frère élu en 2005. Devenu ensuite l’un des principaux blogueurs dissidents, il a fini par quitter l’organisation en 2009 après un processus long et graduel, et s’est imposé, depuis le soulèvement révolutionnaire de 2011, comme un acteur reconnu de la scène politique. Son parcours a été reconstitué à partir de cinq entretiens conduits entre 2007 et 2010 : si le premier (mai 2007) avait pour objet principal l’action de Mustafa comme entrepreneur de mobilisation électorale, les quatre autres (avril 2008, janvier 2009 et novembre 2011) ont été essentiellement consacrés à l’évocation de son rapport à l’organisation et deux d’entre eux ont été, à proprement parler, des récits de vie. Cette série d’entretiens répartis dans le temps présente la particularité de combiner témoignages rétrospectifs – sur des passés lointains ou récents – et paroles instantanées produites dans le cours des événements, et permet de suivre assez finement les « points de retournement » [15] qui ont scandé la trajectoire d’exit. Les éléments ainsi recueillis ont été confrontés aux écrits publiés par Mustafa sur les deux blogs qu’il avait créés alors qu’il était encore Frère : « Vagues dans un océan de changements » (Amwag fi-bahr al-taghyir, ci-après Amwag), que Mustafa a animé de 2007 à 2009, et qui, recevant les contributions de la plupart des blogueurs influents, était emblématique des principales critiques évoquées ci-dessus ; et « Je suis avec eux » (Ana ma’ahum), de 2007 à 2010, entièrement dédié à des textes personnels, à la fois politiques et intimes, et pour lequel Mustafa a reçu un prix du Conseil des droits humains des Nations unies en 2010. Cette confrontation des sources vise à la fois à objectiver l’« illusion biographique » [16] que peut produire le récit de vie, et à incarner ce qui s’affiche sur les écrans dans l’épaisseur humaine des trajectoires biographiques et dans les liens sensibles qui attachent le militant au groupe.
6 Le cas de Habib est lié à celui de Mustafa par d’étroits liens d’interconnaissance [17], mais il s’en distingue par la temporalité et les modalités de sortie de l’organisation. Certes, la perte de conviction idéologique est intervenue en même temps que celle de son proche ami, et de façon aussi nette, voire davantage, mais Habib est parvenu à réaménager plus longuement les termes de son appartenance frériste, jusqu’à ce que l’expérience révolutionnaire précipite violemment la rupture avec la Gama’a, celle-ci prononçant son expulsion. Si la loyauté paradoxale a donc prévalu plus longtemps dans son cas, les importantes similarités de leurs profils rendent la comparaison pertinente à double titre.
7 Du point de vue théorique, elles permettent de cerner la variable affectuelle et de montrer en fonction de quoi celle-ci est entrée en jeu différemment. Tout d’abord, comme Mustafa, Habib s’inscrivait dans deux univers militants en tension : celui du travail politique et social local dans une banlieue de classes moyennes du Grand Caire et celui du blogging et des réseaux cyberactivistes émergents. Même si son blog n’a pas eu le succès de ceux de son ami [18] – la visibilité plus grande de la dissidence de Mustafa est une différence importante –, il était tout autant inséré dans les nouveaux réseaux militants et a connu, lui aussi, une ascension politique notoire à la faveur de la Révolution, ce qui montre sa capacité de reconversion. Ensuite, tous deux membres des Frères depuis l’enfance, entourés de familles majoritairement Frères et en couple avec des Sœurs, Habib et Mustafa étaient pris dans des rapports similaires de dépendance psychologique à la Gama’a, tout en étant autonomes d’un point de vue matériel (ils avaient tous deux des emplois qualifiés et non liés à l’organisation). Or ce sont finalement leurs environnements directs, militants et intimes, qui ont fait varier leurs possibilités de préservation du lien affectif et de renégociation de leur identité militante. Leurs entourages respectifs ont en effet réagi différemment aux techniques organisationnelles visant à condenser « autruis significatifs » et « autruis généralisés » [19], c’est-à-dire à fonder la croyance partagée que toute critique du tout est une critique de chacun et vice versa.
8 Du point de vue méthodologique, leurs profils sont stimulants car ils ne correspondent à aucune des trois figures brossées par Massimo Introvigne : l’« apostat » (qui devient un « ennemi professionnel » de l’organisation qu’il quitte), le « defector » (qui négocie la rupture en accord avec son organisation) ou le « partant ordinaire » (qui se désengage sans heurts notables) [20]. Si leur déviance et ensuite leur rupture d’appartenance ont été coûteuses tant pour eux que pour la Gama’a, ils n’ont pas cherché à capitaliser sur leur hostilité à l’égard de l’organisation, même lorsqu’au cours du processus révolutionnaire le discours médiatique anti-Frère est devenu de plus en plus porteur (jusqu’à son hégémonie actuelle). L’originalité de leur position leur permettait une réelle capacité réflexive, en particulier chez Habib qui, contrairement à Mustafa, n’a pas tenté de « minimiser » son engagement antérieur dans la construction de sa nouvelle image publique [21]. C’est donc dans une démarche de présentation différente, articulant plus directement niveaux individuel et organisationnel, que le cas de Habib sera exposé ici : il s’agira de saisir les perceptions du militant à travers le discours réflexif qu’il a produit sur ses rapports à l’organisation et d’identifier par ce biais les techniques de fabrication de l’attachement que celle-ci met en œuvre. Trois longs entretiens mêlant récits de vie et introspections analytiques ont été réalisés avec Habib, en juillet 2009, octobre et novembre 2010. Ils ont été complétés par de nombreuses conversations informelles entre 2011 et 2013, qui permettront d’introduire aux dynamiques spécifiques à la situation révolutionnaire.
Les transformations de l'identité militante de Mustafa
L’engagement en douceur et en liberté (1986-1997)
9 C’est en 1986, à l’âge de 7 ans, que Mustafa commence à fréquenter les Frères : cette année-là, il participe à un camp d’été organisé dans son quartier natal d’Alexandrie, dont les habitants font essentiellement partie des classes moyennes, comme sa propre famille. Celle-ci, Mustafa la décrit comme cultivée et plutôt politisée, ouverte à de nombreux courants, avec des oncles de gauche, d’autres nasséristes, et puis aussi quelques Frères dont son grand-père. Ses parents, quant à eux, ont été assez proches du mouvement islamique en plein renouveau dans les années 1970, sans pour autant être membres d’une organisation particulière. En revanche, la plupart des frères et sœurs de Mustafa rejoignent comme lui la Gama’a dans les années 1980. Ce sont pourtant davantage ses camarades d’école et ses amis du quartier qui l’encouragent à participer à ce camp qui offre des activités complètes : on y apprend à nager, on y joue au foot et on y reçoit une éducation religieuse à travers des jeux et des concours de récitation du Coran. Par la suite, Mustafa se rend régulièrement à la mosquée de son quartier pour poursuivre son apprentissage du Coran au sein d’un petit groupe réuni autour d’un jeune shaykh Frère, ingénieur de 25 ans. En fait, celui-ci n’est autre que l’éducateur (murrabi) de la usra (littéralement « famille », unité de base de l’organisation frériste) dont il commence à faire partie sans vraiment le savoir.
10 L’été de ses 16 ans, l’éducateur les réunit pour leur proposer d’entrer dans la Gama’a : être Frère comporte des risques et des obligations dont ils doivent être conscients. Mustafa a un mois pour y réfléchir et poser à son éducateur les questions qui le tourmentent : que se passera-t-il s’il veut partir ? Y aura-t-il un contrôle des Frères sur sa vie privée ? Que signifie dans la Gama’a le concept d’« écoute et obéissance » qui, selon les textes du fondateur Hasan al-Banna, constitue l’une des dix caractéristiques fondamentales d’un Frère ? C’est l’époque des groupes jihadistes violents en Égypte, et Mustafa veut s’assurer que les Frères ne sont pas une de ces organisations : « L’éducateur m’a répondu que je restais libre de partir et de mener ma vie privée comme je le souhaitais, en écoutant ou non les conseils qu’ils pouvaient me donner... L’obéissance, ce n’était pas “viens ici, fais ceci”, c’était l’idée qu’il fallait respecter les décisions prises collectivement selon le principe de la shura [consultation]... Je me suis assuré de ces choses-là et puis j’ai accepté ». Pas de carte d’adhérent, une petite fête entre amis pour formaliser l’entrée dans l’organisation, et le début des rencontres hebdomadaires dans la usra, toujours animée par un éducateur ; ensuite, l’implication progressive dans le travail organisationnel au sein de la section des écoliers et des activités sociales dans diverses associations caritatives et culturelles sans lien formel avec les Frères, voire sans aucun lien du tout (à l’instar du Centre culturel russe d’Alexandrie). Pour Mustafa, ces années d’adolescent, puis de jeune adulte, lorsqu’il est étudiant à la faculté de médecine dentaire de l’Université du Caire, sont une période à la fois « de bonheur sur le plan personnel » et « d’intense réflexion » pendant laquelle il lit beaucoup, pas seulement les lectures religieuses étudiées dans la usra, mais aussi des livres d’auteurs marxistes ou socialistes qu’il emprunte à ses oncles : « Je sentais que la motivation venait de moi-même ». Pourtant, c’est bien dans la Gama’a qu’il affirme avoir « appris à réfléchir, à organiser [ses] idées, penser [son] futur » avec l’aide de ses éducateurs auxquels il s’attache fortement (il consacrera un long texte au souvenir de l’un d’entre eux sur son blog), alors qu’« à l’école on n’apprenait rien ». L’engagement de Mustafa chez les Frères se fait donc progressivement, en douceur, voire avec douceur : c’est avec une très vive émotion qu’il en parle au cours de notre entretien d’avril 2008, alors même qu’il est en train de vivre un tournant dans sa vie de militant (comme nous le verrons plus tard). Si la progressivité, par ailleurs d’autant plus grande que le contact s’est établi durant l’enfance, est une caractéristique du recrutement frériste, dans le cas de Mustafa, il semble qu’une continuité presque harmonieuse le mène de son environnement familial protecteur, pieux mais ouvert, vers un cercle social proche du point de vue spatial et philosophique (la mosquée du quartier) qui lui procure amitié, soutien, orientation et qui surtout l’éveille à de nombreux domaines de la vie physique et intellectuelle. L’attachement qui s’instaure alors est profond, puise aux sources de l’enfance et se mêle à cette soif de connaissance qu’évoque souvent Mustafa, mais il n’est pas fusionnel. Reconstruction mémorielle ou non, le désir d’autonomie est bien présent, selon lui, dès ses débuts officiels dans le groupe, qui répond pleinement à ce désir - « Ils s’en sont toujours tenus à me donner des conseils, sans me contraindre à quoi que ce soit »… Pourtant, l’engagement militant comporte son lot de contraintes : Mustafa en fait l’expérience dès l’Université, au Caire, où son engagement commence à se politiser.
Le tremplin vers un horizon de mouvement (1997-début 2007)
11 Devenir Frère change le regard que les autres portent sur lui : pour le pire certes, car Mustafa doit combattre l’image d’austérité souvent associée à la figure du Frère, perçu comme quelqu’un de très « saint », qui ne s’amuse pas, n’écoute pas de musique, ne va pas au cinéma, mais aussi pour le meilleur, puisque cette « hétéroperception » (l’image de soi renvoyée par les autres) véhicule aussi l’idée selon laquelle le Frère est celui auquel il faut s’adresser en cas de problème, celui qui saura défendre les droits de la collectivité. À l’université, ses camarades le sollicitent pour négocier avec le doyen ; à l’hôpital, où il est interne en médecine dentaire, ses collègues font de même pour transmettre leurs revendications au chef de service. Ses activités avec les Frères, qui s’intensifient et prennent un tour plus politique, modifient également l’image qu’il a de lui-même et celle qu’il renvoie aux autres, en les conformant progressivement au rôle social et à la responsabilité qu’on lui attribue. Il se met à écrire des articles dans les pages du courrier des lecteurs de quotidiens nationaux, devient porte-parole dans les manifestations étudiantes au cours desquelles il assure la communication avec les médias, et candidate aux élections des Unions étudiantes : là, il est confronté à la fraude, à la répression, aux procès gagnés dont les verdicts ne sont jamais exécutés.
12 On ne soulignera jamais assez à quel point la période universitaire est un moment clé dans la formation de nombreux Frères musulmans. Pourtant, si l’activisme estudiantin a indéniablement été une expérience tremplin pour Mustafa, c’est au début de sa carrière de jeune dentiste, à la faveur du climat contestataire qui se développe en Égypte à partir de 2003, quand des milliers de manifestants dénoncent la guerre en Irak, qu’il se lance pleinement dans l’action politique.
13 À partir de cet événement qu’il décrit comme majeur, Mustafa sent que la mobilisation nationale ne cesse d’augmenter et, très vite, il commence la préparation des élections législatives « phares » de 2005. À 26 ans, il est nommé responsable du comité de communication dans l’équipe des candidats de la circonscription de Madinat Nasr, quartier de classes moyennes et supérieures où il réside. Il met en œuvre la campagne et développe une communication ingénieuse et efficace. Il travaille également, bien en amont des élections, à établir les contacts qui manquaient aux Frères dans les quartiers pauvres et informels de la circonscription. La campagne lui laisse une impression forte : en mai 2007, il décrit avec une certaine exaltation l’effervescence du moment électoral, raconte comment lui et son équipe sont allés à la rencontre des habitants, des quartiers riches comme des quartiers pauvres, les échanges qu’ils ont eus à ces occasions – débats intellectuels ici, expériences humaines là – et dont il a retiré un grand enrichissement. Le désir d’action et de connaissance, l’inclination à l’ouverture, la sensibilité à l’injustice sociale sont autant de traits qui se renforcent en lui et le poussent à intensifier ses engagements : de la fin de l’année 2005 à l’été 2007, tout en continuant son travail de dentiste dans un hôpital sans lien avec les Frères, il est l’un des principaux responsables (bénévoles) de l’équipe du député, dans laquelle il prend en charge la commission des services sociaux et celle de la communication, il est également membre du comité politique de l’organisation frériste au niveau régional et membre du comité « médias » au niveau national. Enfin, il suit assidûment les réunions hebdomadaires de sa usra, et les rassemblements mensuels des sections (shu’ab) de sa zone.
14 Le durcissement du régime et son impact sur les équilibres internes de l’organisation se font pourtant sentir. Le 2 mai 2007, Mustafa écrit alors son premier post sur le blog personnel qu’il vient de créer sous le titre : « Pourquoi je suis avec eux ? » Derrière ce « eux » ne se cachent pas les Frères, mais « tout cœur honnête, tout esprit conscient, et tout être humain respectable, qui aime ce pays et a envie de faire quelque chose pour lui, ce sont les jeunes qui rêvent de demain et qui n’ont pas peur ». Mustafa appelle ainsi la jeunesse de tous bords – Frères, communistes, gauchistes, nasséristes, nationalistes et libéraux – à se rassembler pour dialoguer et dépasser les querelles qui divisent les élites politiques et font le jeu du régime. Mustafa est donc sur tous les fronts, notamment celui du décloisonnement des Frères et de ce qu’il espère être leur ouverture au pluralisme.
Dissonance idéologique, consonance affective (mi-2007-2008)
15 Dès lors, on comprend mieux quelle est sa relation à « l’événement » que constitue, à la fin du mois d’août 2007, la publication, par fuite dans un journal indépendant, du brouillon plus ou moins définitif du programme politique des Frères, dans lequel ceux-ci s’opposent notamment à l’accession au mandat de président d’un Copte ou d’une femme. L’annonce est un coup d’arrêt franc et retentissant à la vague d’espoir réformateur des années précédentes. Pour Mustafa, profondément déçu, elle « modifie les contraintes de l’accord » [22] à la Gama’a. Le 18 septembre, il publie un post amer dénonçant sans réserve « les adeptes du monisme » qui pratiquent le « terrorisme intellectuel », s’accrochent à « une barque stagnante qui refuse de rejoindre le courant du changement, le développement et l’épreuve des faits », et pensent que « tout opposant est un turbulent et un indiscipliné qui nécessite un redressement éducatif ». Il met alors en garde les hauts dirigeants Frères : si, « face à ceux-là, [ils] ne font rien par volonté d’apaiser, par peur, par incapacité ou par paresse (…) [ils] exposent alors “le rang” à l’effondrement, la division et la désobéissance ». Quelques jours plus tard, il inaugure Amwag, le blog participatif et collectif qui le rendra « célèbre » sur la Toile. Dans la foulée, il « s’excuse » (sic), c’est-à-dire qu’il démissionne du comité politique régional, considéré comme partie prenante dans la rédaction du programme. Par la suite, il se consacre de plus en plus à ce blog et à son insertion dans les réseaux militants transversaux qui se constituent alors autour de la défense des droits de l’homme et dénoncent notamment la torture, à laquelle sont directement confrontés les blogueurs. De fait, son implication dans l’équipe du député diminue et il se retire de la commission des services sociaux. Dans ses textes, il fait part de ses réserves concernant l’action des députés qu’il juge insuffisante en raison de leur manque de spécialisation politique. En entretien, il est moins sévère et il semble que ses rapports avec le député demeurent bons : « Il sait ce que j’écris, et il n’est pas d’accord avec moi, mais ce n’est pas grave, nous sommes amis. Il ne me le reproche pas, il plaisante juste avec moi, nous rigolons ». À cette entente, il y a une première raison – un peu surprenante si l’on s’en tient uniquement à la lecture du blog – qui n’est autre que le principe de la shura, comme fondement de la prise de décision : « La Gama’a regroupe des gens aux idées différentes, mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas travailler ensemble. Je ne suis souvent pas d’accord avec le député, nous avons des idées opposées, mais ça ne nous empêche pas de travailler ensemble, dans le concret et d’avoir de bonnes relations. Si nous ne sommes pas d’accord, au sein de l’équipe, nous votons pour prendre la décision, et la majorité l’emporte. Tout ce que l’on fait chez les Frères passe par des voies démocratiques ». Durant nos échanges, Mustafa insiste sur la réalité de l’application de ce principe, ce qui lui permet d’affirmer que le problème qu’il constate alors au sein de la Gama’a ne tient pas tant aux procédures qu’aux idées elles-mêmes. S’il a confiance dans la shura, c’est aussi pour une raison plus profonde qui tient à la nature même de la Gama’a telle qu’il la perçoit : l’appartenance aux Frères, explique-t-il en avril 2008, est sociale avant d’être politique. Les membres y sont liés par des sentiments forts : « Tu sens que la Gama’a, c’est ta famille ». L’intensité du lien se manifeste d’abord envers les pairs qu’il fréquente le plus, comme cet « ami » très proche, emprisonné depuis quelques années, dont Mustafa a pris en charge l’épouse et les enfants. Elle existe également quand il s’agit de Frères rencontrés pour la première fois : il raconte ainsi qu’en 2005, à Mansura, dans la zone rurale du Delta, où il s’était rendu pour observer le déroulement des élections, il a été accueilli par des Frères pour lesquels, « en quelques jours, [il a] ressenti un amour [hubb] tel qu’[il] ne voulait plus partir ». Cet amour, c’est le sentiment précieux de la « fraternité » (al-ukhuwa) – l’un des « piliers » de « l’allégeance » aux Frères définis par Hasan al-Banna – et dont Mustafa a fait l’expérience tout au long de son engagement : « Tu grandis avec cette éducation-là, que tu aimes ton Frère plus que tu ne t’aimes toi-même. (…) Quand nous étions petits et que nous jouions au foot, personne ne prenait l’eau pour boire en premier, mais tout le monde la donnait d’abord aux autres ». Il évoque également le sentiment extraordinaire d’être chez soi qui le saisit à son arrivée chez un hôte Frère de Haute-Égypte « où les gens sont pourtant vraiment différents d’ici ». Pour lui, c’est là que se situe la force remarquable du lien organisationnel (tarabut al-tanzim) qui repose sur « l’unité des pensées et l’affinité des cœurs [wahdat al-afkar wa i’tilaf al-qulub] » et prévient l’implosion des Frères (à la différence des autres partis que le régime manipule à sa guise) : finalement, le principe partagé entre tous, au-delà de la diversité des opinions, c’est encore, selon lui, cette ukhuwa fondamentale dans l’islam. Même si la personnalité de chaque individu reste déterminante, il y a entre tous les membres de la Gama’a, « une attache du cœur [rabita qalbiyya] extrêmement importante », entretenue par des formes de matérialisation symboliques : ainsi, chaque jour, au coucher du soleil, tout Frère, en Égypte et dans le monde, est censé prononcer l’« oraison des Frères » (du’a’ al-ikhwan), avec les mots mêmes du fondateur du mouvement.
16 Cet attachement, non seulement ressenti subjectivement mais encore objectivé dans des pratiques communes de socialisation, détermine fortement les réaménagements des investissements militants de Mustafa. Pas question, à cette époque, de quitter la Gama’a, dont il dit que le projet le convainc toujours : « Même si aujourd’hui nous ne sommes peut-être qu’une centaine à avoir ces idées, je sais que le projet de la Gama’a, c’est en fait notre projet. C’est notre interprétation qui est la bonne. Il faut qu’on se réforme du dedans... petit à petit... tu sais ce qui compte, ce ne sont pas les gens qui parlent. Ce qui fera la différence ce seront les actions ».
17 Mustafa n’a cependant pas le monopole de l’action. Entre le 4 avril 2008 où, confiant, il affirme la possibilité d’une réforme interne et le 16 du même mois, où nous nous rencontrons à nouveau, deux événements sont intervenus qui perturbent l’équilibre instable entre la tentation d’une défection idéologique et le maintien d’une puissante affection pour son groupe. Le 6 avril, la direction des Frères a en effet refusé de s’engager dans le mouvement de grève générale. Le 15, le lourd verdict des procès militaires des dirigeants et cadres arrêtés à la fin de l’année 2006 est rendu : « J’ai peur de ce qui va se passer » confesse-t-il. Et de fait, pour beaucoup, les sentences sanctionnent l’échec de la stratégie des Frères réformateurs et annoncent le retour en force des conservateurs.
Somatisation, exil intérieur et départ (mi-2008-2010)
18 Au cours du second semestre de l’année 2008, Mustafa tombe gravement malade pendant plusieurs mois. Si des événements personnels en sont probablement la cause [23], il n’est pas exagéré de faire l’hypothèse d’une somatisation du désarroi militant qui le gagne. Lorsqu’il parvient à récupérer suffisamment pour reprendre une activité, il se concentre sur son travail de dentiste. Il ne vient plus qu’occasionnellement au bureau du député, puis finit par s’en retirer complètement. Il quitte également le comité « médias » du niveau national et refuse ensuite toute proposition de participation à un autre type de travail organisationnel. Seules les activités éducatives au sein de la usra l’occupent encore une fois par semaine. En parallèle, quand sa santé le lui permet, il continue de participer aux actions de divers réseaux de défense des droits de l’homme, fréquente les mouvances Kifaya et 6 Avril, et organise avec eux des conférences au Syndicat des journalistes. La tenue du blog devient alors pour lui une forme d’engagement primordiale. En 2008, poursuivant la critique de la stagnation des Frères, il écrit un tiers des textes publiés sur Amwag, mais il alimente aussi très régulièrement son propre blog de textes plus intimes qui évoquent une souffrance affective croissante. Ainsi, en octobre, dans un post intitulé « Et après ? Les personnes les plus proches ne sont pas celles qui t’entourent », il écrit : « Alors que tu ordonnes tes idées pour redessiner la carte de ton cerveau, les choses changent, et certains de ceux qui vivaient avec toi et avec lesquels tu vivais changent d’avis sur toi, doutent de tes intentions, te jettent des regards durs, oublient qui tu es. Et malgré le temps depuis lequel ils te connaissent, ils ont une mauvaise opinion de toi, ils te voient comme celui qui chante en dehors de la troupe, ils te voient comme un destructeur et non comme un constructeur, ils te voient comme un danger pour l’Idée elle-même, alors qu’ils savent combien tu étais convaincu par l’Idée, combien tu t’es appliqué à la diffuser et à la répandre, combien tu y croyais au point de te préparer à mourir pour elle et à payer n’importe quel prix ».
19 C’est donc la dégradation de ses relations personnelles avec son entourage Frère le plus proche qui est ici en cause : sa critique intellectuelle est perçue par ses pairs comme une attaque directe de l’organisation, en tant qu’institution mais aussi en tant que projet ou conviction, et donc in fine comme une attaque dirigée contre chacun d’entre eux. Le lien du cœur reposant sur le sentiment d’une idée partagée, sa puissance émotionnelle se retourne contre celui qui, considéré comme rejetant l’« Idée », est dès lors mis hors de la communauté. Mustafa vit avec une violence extrême le traitement que lui infligent ses « Frères » (au double sens du terme) : pour lui, ce sont eux qui le trahissent, en l’accusant de trahir la cause pour laquelle il s’est tant donné. Dans le même post d’octobre 2008, il avoue l’angoisse et la folie qui l’assaillent : « Tu tournes en rond, tu te demandes quoi faire, ce qui est le plus simple et le moins fatigant ? Est-ce que tu reviens sur tes propos ? Est-ce que tu te tais et soulages ceux qui t’entourent ? (…) Tu les aimes et tu les respectes, mais l’amour que tu portes à l’Idée ne devrait-il pas être plus grand que tout autre amour ? Est-ce que l’Idée te pardonnera un jour d’avoir lâché les rames et cessé de naviguer ? (...) Est-ce que [tes enfants] te pardonneront, le jour où ils auront grandi et verront la faute de ceux qui, comme toi, auront préféré la tranquillité de l’esprit aux difficultés de la route, à ses souffrances et ses angoisses ? ». La pression psychologique s’accroît au cours de l’année 2009. Elle vient dans un premier temps des dirigeants intermédiaires et, selon Mustafa, confine au harcèlement : point de sanction formelle en effet, mais un chantage affectif permanent (« Pourquoi as-tu écrit ceci et cela ? Maintenant je suis fâché contre toi, en faisant cela tu nuis à la Gama’a, tu provoques de la fitna [division de la communauté], tu énerves les tiens »). Les hauts dirigeants n’interviennent qu’occasionnellement, Khayrat al-Shatir lui apporte même personnellement son soutien. Ensuite, une violence plus grande encore vient de son cercle le plus restreint : Mustafa ne se rend plus qu’à une réunion sur deux de sa usra, où la majorité le désavoue, puis finit par ne plus y aller du tout car, pour reprendre ses propres mots, il n’en est plus capable. Enfin, c’est sa propre famille qui semble le désavouer largement. Signe de sa paralysie, Mustafa n’écrit plus beaucoup sur Amwag, où les débats sur les Frères se poursuivent sans lui.
20 Ce qu’il décrit comme une « grave crise psychologique » le conduit à la fin de l’année 2009 à quitter l’organisation. Chose remarquable, la « sortie » de la Gama’a semble encore moins formalisée que l’entrée, et tout se passe à mots couverts : « Je suis allé voir mon responsable, et je lui ai dit que je ne voulais pas continuer “les activités organisationnelles”. Je n’ai pas dit que je “démissionnais” ou que je m’en allais, mais il a compris. Car si tu cesses le niveau organisationnel, alors il ne reste rien ». De fait, Mustafa ne part pas sur un coup de tête provoqué par un événement supplémentaire – aucun lien, dit-il, avec les controverses relatives aux élections internes de décembre 2009 –, il ne claque pas la porte de l’organisation en se positionnant « contre » les Frères, mais la referme doucement, sans éclat : « J’ai senti que ma présence allait provoquer un choc. Et le choc ne me satisfaisait pas, il n’allait pas me permettre d’accomplir ce que je voulais. (…) Est arrivée une période où j’ai senti que ça y était, que je ne pouvais plus, et que c’était mieux comme ça. Sinon, je devais accepter des idées et prendre des positions avec lesquelles je n’étais pas d’accord. Les gens autour te disent “pourquoi les Frères ont fait ça et ça” et tu dois défendre cette position alors que tu n’es toi-même pas d’accord avec ça, donc à quoi bon ? ».
21 À quoi bon en effet, lorsque la dégradation des rapports au sein du groupe est finalement plus forte que les vingt-trois années passées ensemble, et que l’amour fraternel qui liait Mustafa à la Gama’a est trahi au point de ne plus pouvoir compenser l’écart politique, intellectuel et philosophique qui ne cessait de se développer entre lui et ses « Frères ». Après des mois passés à tenter de « réformer la Gama’a de l’intérieur », Mustafa en vient à l’idée que ce n’est plus la réforme – al-islah – qu’il faut viser, qu’il s’agisse de celle de l’organisation frériste ou de celle de la société ou du système politique, mais bien le changement total - al-taghyir - le changement-bouleversement. Trois mois plus tard, ses aspirations politiques et ses ambitions d’activiste répondent à l’appel d’un homme qui symbolise pour lui l’espoir de faire advenir ce changement. Retrouvant ses forces, Mustafa devient alors, à 31 ans, l’un des plus fervents collaborateurs de Muhammad al-Barad’i dans sa « Campagne nationale pour le changement ». Un an plus tard, il lui consacre sur Facebook un texte élogieux et émouvant qui témoigne du dénouement tant intellectuel qu’émotionnel qu’il est en train de vivre. Enfin, c’est l’épisode révolutionnaire de 2011 qui lui donne l’occasion de mener à bien son projet d’ouverture : en mai 2011, il fonde son propre parti, al-’Adl (« La justice »), dont la profession de foi initiale met l’accent sur la diversité idéologique et la coopération entre les courants [24]. Lors des élections législatives de l’hiver 2011-2012, il en est le seul élu, en gagnant l’un des deux sièges de la circonscription de Madinat Nasr où il avait fait campagne en 2005 avec les Frères. Certes, Mustafa n’est pas en concurrence directe avec l’ancien député qu’il avait soutenu, puisqu’ils se présentent l’un sur le premier siège, l’autre sur le second, mais il l’emporte tout de même face au candidat salafiste avec lequel l’ancien député Frère avait conclu une alliance. La campagne a été cruelle : les anciens camarades ont tenté de disqualifier celui qui avait été l’artisan de la campagne de 2005, en l’accusant de distribuer de l’argent et d’œuvrer pour les missionnaires chrétiens, mais Mustafa incarne l’esprit de la jeunesse de Tahrir et peut compter sur son expérience et ses liens établis dans la circonscription. Lui et les contacts établis grâce à ses efforts ont-ils manqué à son ancienne équipe ? Quoi qu’il en soit, le député Frère perd son siège lors de ce scrutin.
22 En soi, la prise de parole de Mustafa ne rendait pas sa défection inéluctable. Elle était bien au contraire motivée par un attachement profond à ce que les Frères représentaient pour lui, vérifiant ainsi la remarque de Patrick Lehingue selon qui « les plus loyaux [présentent] une disposition plus importante à user de la voice, quand les moins fidèles auront tendance à privilégier l’exit » [25]. La combinaison, instable et temporaire, de la voice rationnelle et de la loyalty émotionnelle confirme de même les propos de Bernard Pudal sur l’impossibilité de comprendre le « régime de vérité » partisan et le « type d’illusio qu’il génère » en isolant « la dimension rationnelle de l’engagement de ses dimensions les plus structurantes », celles qui ont trait à la vocation militante [26]. Dans le cas de Mustafa, qui a très tôt revendiqué le droit à l’expression de ses idées personnelles, la confiance envers ses dirigeants et, plus largement, envers ses pairs n’impliquait pas une remise de soi (fides implicita) quant aux décisions et aux orientations de l’organisation [27], mais le portait au contraire à croire que l’affection mutuelle qui les unissait permettrait de renégocier et de réaffirmer la légitimité de sa place parmi eux malgré leurs divergences. L’intransigeance de son entourage a cependant rendu caduques les tentatives de réaménagement de son engagement (changement d’activités, retrait temporaire, rassemblement des porteurs de critique, recherche d’appui dans le leadership) en s’attaquant précisément à cette fides affective.
23 La trajectoire de Habib en revanche montre que dans une autre configuration des rapports à l’entourage – autre section régionale, autre circonscription, autre usra, autre histoire familiale –, la combinaison de la voice et de la loyalty est rendue possible. La flexibilité ainsi offerte à ces réaménagements permet de libérer un espace d’action et de prévenir, plus longtemps, le franchissement du seuil critique où s’amorce la rupture du lien affectif. La défection politique peut donc intervenir sans entraîner, ipso facto, la défection militante, celle-ci étant dans certains cas désamorcée par une préservation de l’affection réciproque entre l’engagé et son groupe. Or, plus qu’une disposition psychologique individuelle, cette affection est le produit de certaines technologies organisationnelles.
Les technologies de la « fraternité »
Habib et l’émotion
24 Novembre 2010 : la campagne des législatives bat son plein dans un climat de frustration intense. La chape de plomb qui pèse sur l’Égypte à l’heure de ce scrutin démontre, quand on le compare aux législatives de 2005, un saisissant retour en arrière dans le processus de réforme démocratique toujours promis et sans cesse ajourné par le régime. Habib, ingénieur de 27 ans, diplômé et salarié d’une entreprise multinationale de construction automobile, estime alors que l’Égypte n’a plus besoin de réforme, mais d’un changement total. Et il porte, comme son ami Mustafa, un regard lucide sur l’organisation frériste qu’il avoue ne plus avoir l’« espoir » de changer. La temporalité de sa désillusion quant à la capacité de la Gama’a à se renouveler en intégrant la critique interne suit celle de Mustafa : c’est à la fin de l’année 2009, lorsque ce dernier quitte les rangs fréristes, que Habib cesse de contribuer à cette critique via le blog (qui n’a pas l’envergure de Amwag) qu’il animait jusqu’alors (al-hayat kalima, « La vie est parole »). Pourtant, près d’un an après, alors que, d’après nos entretiens, sa vision critique est clairement devenue défection idéologique, Habib continue son action en s’engageant activement dans la campagne électorale de sa circonscription de 6 October (ville satellite de la périphérie désertique du Caire). S’il est fermement opposé à l’idée de participer aux élections, il considère qu’il lui faut, dans ce contexte électoral, s’en tenir à la « ligne partisane ».
25 Cette loyauté ne renvoie pas à un reste d’espoir d’entrer à nouveau en résonance idéologique avec son groupe. Elle est motivée, d’un côté, par le respect du principe de la shura dont la décision collective est le fruit – ce qui montre, là encore, que ce n’est pas tant la procédure qui pose problème que les idées prédominantes en interne –, de l’autre, par l’envie de se sentir encore « avec », d’agir ensemble, de faire groupe avec « sa » Gama’a qu’il dit ne pas vouloir abandonner... et d’exprimer ainsi la peur de se sentir lui-même abandonné s’il devait la quitter, en dépit de son insertion réelle dans d’autres réseaux activistes dont il partage les choix politiques. Il craint la solitude qui le guette : « Une seule Gama’a vous manque, et tout est dépeuplé », pourrait-on ironiser. Et l’on ne serait pas loin de la vérité. C’est bien d’amour qu’il s’agit, Habib ne s’en cache pas. Pour le comprendre, il faut se plonger dans le long témoignage qu’il livre d’une voix troublée : « Pourquoi je reste…? Parce que je suis lié affectivement à la Gama’a. J’ai grandi... C’est une raison vraiment forte, tu sais... J’ai grandi dans une famille Frère, mes parents, mes frères et sœurs, tout le monde était Frère. Et malgré cela, quand j’avais 14 ans, j’ai dit à mon père que je ne voulais pas être Frère. Alors mon père, qui était un leader des Frères (on vivait en Arabie Saoudite à l’époque, il était directeur des relations publiques dans une entreprise), mon père m’a apporté des livres et m’a dit “voilà, lis et choisis ce que tu veux être”. J’ai lu différentes choses, et les livres d’Hasan al-Banna, et je me suis dit “ça c’est juste”. Donc je suis entré par conviction chez les Frères. Mais ensuite je me suis attaché à eux, je les ai aimés, j’ai vécu avec eux, et pour que je m’en aille, il faut que je brise ce lien, je suis lié à eux affectivement.... Quand tu rencontres une personne qui est convaincue par les mêmes valeurs principales que toi, tu l’aimes, et plus tu vis avec cette personne plus tu l’aimes. Mais ce n’est pas seulement que j’aime la personne, c’est aussi la Gama’a elle-même, je me sens lié à elle, je me suis habitué à appartenir à une Gama’a, avec le temps, je me sens lié affectivement à elle... J’ai vécu avec eux, j’ai mangé avec eux, (…) nous avons grandi ensemble, nous sommes allés en prison ensemble, nous avons vécu tous les moments difficiles et les moments heureux ensemble... c’est comme tes amis d’enfance, d’école... mais moi je les voyais à l’école et en dehors, au collège et en dehors, à l’université et en dehors, je les vois tout le temps, j’aime les voir, c’est devenu une habitude… Si je partais je pourrais toujours les voir, mais comment te dire ? C’est une habitude, j’aime rester avec eux... C’est comme dans un couple, tu aimes quelqu’un, mais la personne commet des erreurs et fait des choses qui te déplaisent, mais tu ne t’en vas pas, tu l’aimes quand même. (…) Bien sûr le groupe a changé, je ne suis pas aujourd’hui avec les mêmes personnes que quand j’étais petit. Quand je dis que nous avons vécu ensemble, ça peut être une période plus courte, quatre ans. Mais ça me suffit pour m’attacher fortement à eux, pour que je les aime et qu’ils m’aiment, car j’ai une personnalité émotive et affective ».
26 Habib est né dans la « société frériste » (al-mugtama’ al-ikhwani), comme il dit, il y a grandi et vécu toute sa vie. Il réfute cependant l’idée d’un état de fait héréditaire : même en naissant de parents Frères, on ne naît pas Frère, on le devient par conviction. C’est d’ailleurs au moment de ce choix qu’il situe le début de sa relation d’amour avec ses Frères et sa Gama’a. L’amour pour la communauté, le sentiment d’appartenir à un collectif protecteur et signifiant rejaillissent sur l’amour pour ceux qui composent ce collectif et vice versa. Habib est prédisposé à aimer le Frère comme son frère parce qu’il ressent chez lui, au-delà des divergences politiques, les mêmes « valeurs principales » qui soudent la Gama’a. Or ce sentiment d’appartenance à la Gama’a se construit au quotidien, dans la fréquentation des autres membres qui sont aussi des camarades d’école puis d’université, des copains d’enfance puis des amis adultes, et parfois des compagnons de cellule. L’épreuve de la répression renforce tant la fermeté dans l’engagement que l’attachement aux pairs (en 2007, alors qu’il faisait un séjour à Alexandrie avec ses amis Frères de l’Université, pour réviser ses examens tout en profitant de la plage, Habib a été arrêté et a fait un mois de prison). Les personnes peuvent changer, les sentiments restent, se rebâtissent sur le même mode. Comment expliquer cela ? Bien qu’il identifie certains mécanismes – la fréquentation permanente, la répression – il privilégie sa personnalité, « émotive et affective ». Pourtant, Mustafa parle de ce sentiment d’une manière tout à fait comparable. Ce n’est donc pas un hasard : l’amour est bien le produit d’un ensemble de modalités organisationnelles de construction des sociabilités et de méthodes de vérification de la loyauté militante.
La fabrique organisationnelle du lien affectif
27 Habib utilise l’image du couple pour illustrer la gestion des désaccords, confirmant par là l’hypothèse selon laquelle la consonance affective intervient en garde-fou à la défection idéologique. Pourtant, quand on lui demande de préciser la nature de cet amour, c’est le terme de ukhuwa, de fraternité, qui revient : comme Mustafa, Habib considère que ce sentiment de fraternité – « le plus beau sentiment qui soit » – est quelque chose « de réel et de particulier aux Frères », et que c’est en vertu de cette fraternité que l’amour peut demeurer au-delà des différends. Elle puise sa force dans l’islam, « c’est un sentiment que les musulmans ont en commun », et c’est pour cela qu’on peut la ressentir pour un non-Frère, mais si elle n’est pas propre aux Frères, elle leur est particulière, au sens où ils la cultivent tout particulièrement (c’est en ce sens que Habib comprend le nom de « Frères musulmans » : tous les musulmans sont frères mais la Gama’a cherche à mettre l’accent sur cette fraternité). La question est donc de savoir comment est produite cette culture de la fraternité : elle est diffusée par des canaux d’homogénéisation qui contribuent, dans le même temps, à la production de la culture organisationnelle et de l’opacité que Habib dénonce par ailleurs.
28 Comme dans le Parti communiste français [28], chez les Frères, la cellule de base, la usra, remplit une fonction pédagogique fondamentale. Celle-ci ne consiste pourtant pas en une politisation explicite : les activités de la usra sont principalement d’ordre religieux et social. Les discussions politiques y ont leur place, mais de façon annexe et informelle. Les militants se retrouvent tout d’abord pour des séances de lecture d’ouvrages de théologie ou de jurisprudence islamique. La liste des lectures conseillées est fixée au niveau national, mais chaque usra est libre de choisir la sienne selon ce que les membres ont envie d’étudier ensemble. Habib, lui-même responsable de sa usra, précise que son rôle est de proposer son interprétation des livres étudiés, laquelle lui vient souvent des responsables d’autres usra qui l’ont formé tout au long de son parcours de militant et qui appartiennent à une génération et à une strate particulièrement perméables au courant des « organisationnels ». Pour Habib, il y a là un facteur de stagnation des idées qu’il dénonce. Recourant à un vocabulaire d’ingénieur, il résume : « La culture de chacun dépend des inputs extérieurs qu’il a, et de la mentalité de ses supérieurs. Dans le groupe, il peut y en avoir quelques-uns qui ne soient pas convaincus de l’interprétation du responsable et nous en débattons ». La usra est donc un espace non seulement d’homogénéisation mais aussi de discussion.
29 C’est en ce sens que l’on peut parler d’activités sociales de la usra, c’est-à-dire d’activités créatrices de lien social. Les lectures sont souvent le point de départ de débats qui dépassent le cadre théologique et envisagent non seulement les questions politiques mais aussi et surtout les situations concrètes de la vie de tous les jours. Les échanges au sein de la usra doivent aider le Frère à améliorer son comportement dans ses interactions quotidiennes ou à savoir comment agir face à certaines difficultés. La usra est alors le lieu privilégié de l’incorporation des normes du « comportement vertueux » tel que défini par l’institution frériste [29], en même temps qu’un cercle de confidence propice à l’établissement de liens intenses entre des individus qui se font part de leurs problèmes personnels, se conseillent et s’encouragent pour les résoudre. Ainsi, les buts premiers de la usra sont certes la formation des militants mais aussi la construction de l’entre-soi ou, mieux, la production de la ukhuwa : la socialisation au sein de la usra doit aboutir à ce que le cercle frériste s’inscrive comme l’un des tous premiers cercles primaires de l’individu, au même titre que le cercle familial et le cercle amical, voire avant eux. Il y a bien là un mécanisme d’instauration de la primauté du lien militant, qui est d’autant plus puissant que ce lien est doté d’une valeur en soi : la ukhuwa que l’on ressent dans l’entre-soi frériste se projette dans la ukhuwa qui unit tous les musulmans et donc dans l’idée même de l’islam, « c’est-à-dire l’idée d’agir pour le bien de ton frère, musulman ou autre », précise Mustafa. La primauté du lien militant est d’autant mieux acceptée et valorisée qu’elle puise sa légitimité dans la primauté du lien de la Umma (la communauté des musulmans).
30 D’autres mécanismes que la socialisation dans la usra peuvent intervenir dans la production de cette ukhuwa. Nous avons déjà évoqué la répression qui, même indépendamment de toute intervention directe de l’organisation dans la gestion de ses effets, peut raffermir l’engagement individuel des militants mais aussi la solidarité mutuelle entre les codétenus (comme dans le cas de Habib) ou entre les militants libres et les familles de leurs pairs détenus (comme dans le cas de Mustafa prenant en charge la famille de son ami). Il y a ensuite l’action sociale et caritative qui forme le militant tout en œuvrant au sentiment d’accomplir le Bien ensemble. Enfin, il y a les multiples rituels qui entretiennent le mythe de la « société frériste » : l’« oraison des Frères », évoquée par Mustafa, qui s’inscrit dans la pratique de l’« invocation du lien » (wird al-rabita) expliquée dans un ouvrage du fondateur Hasan al-Banna, et qui consiste à se représenter mentalement l’image de ses frères en religion – en l’occurrence en train d’effectuer ensemble la prière du maghrib (coucher du soleil) – par des invocations particulières ; les marches (rihlat) et les camps d’été (mu’askarat) auxquels les militants participent sans avoir l’impression de se soumettre à des techniques d’inculcation. Ainsi, le voyage à Alexandrie, qui s’est terminé pour Habib en prison, relevait autant du mu’askar que des vacances entre amis. Cette confusion des répertoires, qui fait que le camarade est aussi l’ami proche de tous les jours, est entretenue par des pratiques festives qui, toutes festives qu’elles soient réellement, permettent de maquiller une activité organisationnelle en banale pratique sociale et, compte tenu des contraintes de semi-clandestinité auxquelles sont soumis les Frères, de la soustraire à la pression sécuritaire. Ainsi, il peut arriver que le mariage d’un militant devienne l’« occasion » d’une réunion de section ! Ce procédé contribue sans aucun doute à renforcer cette culture de l’entre-soi et de la ukhuwa fréristes.
31 Entre amour, discipline et violence, le sentiment de ukhuwa est une variable forte dans le maintien de l’engagement en situation de dissonance cognitive. Dans le cas de Habib, plusieurs facteurs ont longtemps préservé ce lien affectif. Tout d’abord, son histoire familiale et amoureuse : Habib est né dans la « société frériste », mais, selon lui, « l’ouverture d’esprit » transmise par son père a permis aux désaccords d’exister sans provoquer de rupture. Il s’est également marié dans le cercle frériste en janvier 2010, et ce faisant a renforcé son attachement affectif alors même que le processus de sa défection idéologique était déjà bien avancé. Ensuite, l’attitude de ses pairs, de ce premier cercle de socialisation frériste : certes, dans la mesure où il était responsable de sa usra, il a dû supporter des critiques, voire des fâcheries, mais, dit-il, il avait la chance d’être dans un environnement favorable à l’expression des désaccords. En effet, le responsable régional de 6 October était un « réformateur » (islahi). La critique n’entraînait donc pas les réactions d’opprobre ou d’ostracisme subies par Mustafa à Madinat Nasr. Enfin, cet environnement d’ouverture et d’affection préservée a permis un réaménagement de ses investissements militants dans des niches d’action où il disposait d’une marge de manœuvre : il a ainsi profité de la campagne électorale de 2010 pour mener des actions de conscientisation politique et culturelle auprès des citoyens et pour organiser des sessions de réflexion-débat afin de diffuser en interne l’idée de la spécialisation politique. Mustafa a bien tenté, lui aussi, de procéder à de tels réaménagements, mais, en raison de son environnement plus hostile et de la visibilité plus grande de sa dissidence, il est entré dans un conflit affectif avec ses pairs qui a alimenté le processus de désadhérence, en dépit de ses tentatives de rééquilibrage.
32 La ukhuwa peut donc se retourner avec violence contre le militant en rupture et, avant d’en arriver à ce stade, elle constitue une technologie de discipline informelle qui passe par le chantage affectif pratiqué spontanément – et à des degrés divers – par les pairs. Elle nourrit un malaise palpable chez Habib : bien qu’il la considère comme « le plus beau sentiment qui soit », c’est bien cette ukhuwa qu’il dénonce, sans le savoir, à travers sa critique de ce qu’il appelle en anglais le « tube », autrement dit le « vase clos ». Par cette image, il décrit une tension cruciale dans la socialisation frériste : s’il valorise le fait que la fraternité soit particulièrement cultivée dans la Gama’a, il déplore aussi qu’elle ne le soit qu’entre Frères en particulier. Puisque la ukhuwa vient de l’islam, elle doit être ressentie pour tout musulman ou « autre », insiste Habib. Ce qui l’embarrasse, c’est donc la distinction que véhicule la ukhuwa et, ce qui va souvent de pair, le sentiment d’une supériorité morale qui porte en lui la violence potentielle de l’exclusion. La conclusion finale qu’en tire Habib, en novembre 2010, est presque visionnaire : « Si les Frères ne veulent pas de soulèvement civil, c’est parce qu’ils pensent qu’ils seront seuls à descendre dans la rue, que le peuple ne bougera pas. À cause de la négativité des gens. Mais c’est de leur propre faute. Car ils sont dans un “tube” ». Quelques mois plus tard, une large partie de ce peuple se soulève effectivement, en dépit de cette prétendue négativité. Le tiraillement éprouvé par Habib entre la ukhuwa et le « tube » trouve alors une issue dans l’intensité émotionnelle avec laquelle il vit l’occupation de Tahrir, partagée avec de nouveaux pairs, et dans l’écœurement que lui inspire l’absence remarquable de l’organisation frériste pendant les premiers jours du soulèvement. Le 3 juillet 2011, il est expulsé de la Gama’a, comme quatre autres militants de 6 October, officiellement en raison de son engagement dans un autre parti que le nouveau parti des Frères, le Parti de la justice et de la liberté. Néanmoins, depuis janvier 2011, la rupture se jouait ailleurs, dans la dissolution brutale de son couple et de ses liens amicaux, sa famille proche restant cependant aimante et respectueuse de son choix. Les représailles psychologiques exercées contre lui pendant deux ans témoignent de la capacité de l’organisation frériste à susciter chez ses membres une illusio suffisamment puissante pour que chacun ressente individuellement la trahison dont serait coupable le « déviant » vis-à-vis de la Gama’a et fasse de tout « autrui généralisé » un « autrui significatif ». Au répertoire des technologies identifiées, citons la mise en circulation de rumeurs diffamatoires sur l’immoralité du dissident (alcool, haschisch, sexe...) qui ont trouvé des relais spontanés dans les usages inattendus de Facebook : le « wall » de Habib ne désemplissait plus de post d’insultes de ceux qu’il aimait auparavant comme ses frères.
33 De façon aussi ironique que dramatique, c’est la violence subie par le groupe qui semble mettre un terme à celle exercée contre Habib : le 14 août 2013, il vit en tant que secours et témoin le massacre de la place Rab’a al-‘Adawiyya, au cours duquel sont tués près de 1 000 manifestants protestant contre la destitution populaire du président Morsi et la prise du pouvoir par les militaires le 3 juillet. La répression a sans doute pour effet de renforcer la cohésion de l’entre-soi. Reste qu’elle ne saurait évacuer la contradiction fondamentale qui fait de la ukhuwa la principale force et la principale faiblesse des liens militants fréristes [30]. ?
Notes
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[1]
Jeff Goodwin, James Jasper, Francesca Poletta, « The Return of the Repressed : The Fall and Rise of Emotions in Social Movement Theory », Mobilization, 5, 2000, p. 65-84.
-
[2]
Isabelle Sommier, « 9. Les états affectifs ou la dimension affectuelle des mouvements sociaux », dans Éric Agrikoliansky et al., Penser les mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2010, p. 185-202.
-
[3]
Rosabeth Moss Kanter, « Commitment and Social Organization : A Study of Commitment Mechanisms in Utopian Communities », American Sociology Review, 35, 1968, p. 499-517 ; Bert Klandermans, The Social Psychology of Protest, Cambridge MA, Blackwell, 1997.
-
[4]
Notamment, Catherine Leclercq, « Raisons de sortir. Le désengagement des militants du PCF », dans Olivier Fillieule (dir.), Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005, p. 131-154 ; Bernard Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, Paris, Éditions du Croquant, 2009.
-
[5]
Howard Becker, « Notes on the Concept of Commitment », American Journal of Sociology, 66, 1960, p. 32-40.
-
[6]
Sarah Ben Néfissa, « Verrouillage autoritaire et mutation générale des rapports entre l’État et la société en Égypte », Confluences Méditerranée, 75, automne 2010, p. 137-150.
-
[7]
Sur les 40 membres incarcérés après ces arrestations et qui ont comparu devant un tribunal militaire, 25 ont été condamnés à de lourdes peines de prison en 2008.
-
[8]
Dominique Cardon, « Vertus démocratiques de l’Internet », La vie des idées, novembre 2009.
-
[9]
Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Harvard University Press, 1970.
-
[10]
Catherine Leclercq, « Raisons de sortir. Le désengagement des militants du PCF », cité.
-
[11]
O. Fillieule, « Propositions pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, « Devenirs militants », p. 199-215.
-
[12]
O. Fillieule, « Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions », dans O. Fillieule (dir.), Le désengagement militant, op. cit., p. 46.
-
[13]
Au sens où l’entendent Erving Goffman dans Asiles (Paris, Minuit, 1968, p. 179) et Howard Becker dans Outsiders (Paris, Anne-Marie Métailier, 1985, p. 45-46).
-
[14]
La sphère amoureuse n’a pu être explorée que de façon très limitée. Ce manque est dû aux conditions de la relation d’enquête (tabou social et religieux sur l’évocation des affaires conjugales devant un tiers, en particulier devant une jeune femme étrangère). Marie Vannetzel, « À la frontière du parti : jeux d’inclusion et d’exclusion d’une chercheuse chez les Frères musulmans », Revue internationale de politique comparée, 17 (4), 2010, p. 47-62.
-
[15]
Helen Fuchs-Ebaugh, Becoming an Ex. The Process of Role Exit, Chicago, University of Chicago Press, 1988.
-
[16]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », dans Actes de la recherche en sciences sociales, 62-63, juin 1986, p. 69-72.
-
[17]
Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003.
-
[18]
Cette caractéristique commune permet de consolider l’étude des effets de la multi-inscription, mais aussi de complexifier le clivage souvent trop poussé entre une « vieille garde » frériste, versée dans l’action caritative et religieuse, et de jeunes rebelles tournés vers l’activisme virtuel du XXIe siècle.
-
[19]
Je me réfère à l’usage que O. Fillieule fait de ces notions empruntées à George H. Mead (O. Fillieule, « Temps biographique, temps social et variabilité des rétributions », cité).
-
[20]
Massimo Introvigne, « Defectors, Ordinary Leave-takers, and Apostates : A Quantitative Study of Former Members of New Acropolis in France », Nova Religio. The Journal of Alternative and Emergent Religions, 3 (1), 1999, p. 83-99.
-
[21]
Les biographies officielles qui circulent aujourd’hui sur Internet mentionnent de façon très elliptique son « passage » par les Frères, alors qu’elles insistent sur son engagement – pourtant beaucoup plus court – auprès de Muhammad al-Barad’i (voir ci-dessous).
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[22]
Pour reprendre l’expression de B. Pudal, dans son analyse d’une trajectoire de désengagement du Parti communiste français. B. Pudal, Un monde défait. Les communistes français de 1956 à nos jours, op. cit., p. 117.
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[23]
Tout en suggérant son importance, Mustafa n’a pas souhaité évoquer cette sphère privée, familiale et conjugale, en détail.
-
[24]
Un désaccord ultérieur conduira Mustafa à quitter ce parti assez rapidement.
-
[25]
Patrick Lehingue, « La loyalty, parent pauvre de la trilogie conceptuelle d’A. O. Hirschman », dans Josepha Laroche, La loyauté dans les relations internationales, Paris, L’Harmattan, 2001.
-
[26]
B. Pudal, Un monde défait, op. cit., p. 135.
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[27]
La notion de remise de soi exprime la confiance tacite accordée au groupe, la discipline et le don de soi, mais elle n’est que rarement totale. Sur les déclinaisons des modalités de la remise de soi au PCF, voir Claude Pennetier, Bernard Pudal, « For intérieur et remise de soi dans l’autobiographie communiste d’institution (1931- 1939) : l’étude du cas Paul Esnault », dans Claudine Haroche et al., Le for intérieur, Paris, PUF-CURAPP-AFSP, 1995, p. 325-340.
-
[28]
Julian Mischi, « Travail partisan et sociabilités populaires. Observations localisées de la politisation communiste », Politix, 16 (63), 2003, p. 91-119. Par d’autres aspects (facteur religieux, incitation à l’action charitable et à l’ubiquité sociale, notabilisation locale…), la Gama’a peut être comparée à d’autres partis comme l’UDF.
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[29]
M. Vannetzel, « La clandestinité ouverte. Réseaux et registres de la mobilisation des Frères musulmans en Égypte (2005-2010), thèse de doctorat en science politique de l’IEP de Paris, 2012, chap. 7.
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[30]
Je remercie Carole Bachelot, Mounia Bennani-Chraïbi, Marie-Laure Geoffray, Erica Guevara, Florence Haegel et Frédéric Sawicki, ainsi que les deux rapporteurs anonymes de Critique internationale, pour leurs remarques et leurs suggestions avisées. Cet article a reçu un financement du Conseil européen de la recherche (ERC) dans le cadre du programme « When Authoritarianism Fails in the Arab World (WAFAW) ». Son contenu reste de la seule responsabilité de l’auteure et ne représente pas nécessairement les vues de l’institution qui l’a financé.