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Article de revue

L'origine populaire comme ressource au sein des élites en France, aux États-Unis et en Inde

Pages 81 à 99

Notes

  • [1]
    Jules Naudet, « L’expérience de la mobilité sociale. Plaidoyer pour une approche par le discours », Bulletin de méthodologie sociologique, 112 (1), 2011, p. 43-62.
  • [2]
    Nos interlocuteurs étaient des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs du secteur privé et des universitaires. Les parents des interviewés français et américains étaient tous ouvriers ou employés peu qualifiés. Ceux des interviewés indiens étaient agriculteurs sans terre, petits paysans, ouvriers, travailleurs manuels ou employés peu qualifiés. Les entretiens conduits en anglais sont traduits par nos soins. Pour davantage de détails sur l’échantillon et la méthodologie de l’enquête, voir J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris, PUF, 2012, chap. 2.
  • [3]
    Wolfgang Lehmann, « Becoming Middle Class : How Working-class University Students Draw and Transgress Moral Class Boundaries », Sociology, 43 (4), 2009, p. 631-647.
  • [4]
    Erving Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
  • [5]
    Pour Louis Dumont, la hiérarchie d’une société serait en fait définie par une valeur, ou une « idéologie », qui engloberait toutes les autres valeurs, selon le principe de l’« englobement du contraire ». Chaque élément d’une société ferait partie de l’ensemble, lui serait consubstantiel ou identique, mais en même temps parviendrait à s’en distinguer ou à s’y opposer. Louis Dumont, Homo hierarchicus : le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979, postface ; Michael Houseman, « La relation hiérarchique : idéologie particulière ou modèle général ? », dans Jean-Claude Galey (dir.), Différences, valeurs, hiérarchie : textes offerts à Louis Dumont, Paris, EHESS, 1984, p. 299-318. On peut trouver un bon exemple empirique de cette théorie dans la description que fait Bourdieu du « monde à l’envers » de la maison kabyle : sitôt le seuil franchi, l’espace se retourne, les orients s’échangent et l’on passe d’un monde à un autre, les valeurs viriles et masculines qui étaient dominantes à l’extérieur se soumettant à la domination féminine de l’espace intérieur. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [6]
    Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard, 1989, p. 24.
  • [7]
    C. Grignon, « Présentation », dans Richard Hoggart, 33 Newport Street : Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1991, p. 12.
  • [8]
    Cécile Vigour, La comparaison dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2005, chap. 6.
  • [9]
    Ce type de discours n’est évidemment pas hégémonique et les récits d’autres interviewés laissent clairement deviner une volonté « d’aller jusqu’au bout » du processus enclenché, de faire tous les sacrifices nécessaires à une carrière brillante.
  • [10]
    Entretien avec Balarama, 28 ans, Master of Engineering, ingénieur ; père ouvrier en usine, mère accumule les petits travaux dans le bidonville. Bombay, 23 décembre 2006.
  • [11]
    Entretien avec Judicaël, 33 ans, Polytechnique, cadre dirigeant dans une banque d’investissement ; père ouvrier, mère cuisinière dans une cantine scolaire. Paris, 27 avril 2005.
  • [12]
    Entretien avec Michael, 37 ans, doctorat de science politique, associate professor dans une université de la Ivy League ; père travailleur intérimaire, mère vendeuse. Chicago, 2 mai 2007.
  • [13]
    C. Grignon, « Présentation », cité, p. 12.
  • [14]
    Entretien avec Henri, 60 ans, ENA interne, haut fonctionnaire dans l’un des grands corps de l’administration française ; père inconnu, mère ouvrière spécialisée. Paris, 20 octobre 2008.
  • [15]
    Entretien avec Jay, 49 ans, doctorat de physique, SES Officer ; orphelin de père, mère fleuriste. Washington, DC, 7 septembre 2007.
  • [16]
    Entretien avec Mireille, 53 ans, ENA interne, haut fonctionnaire ; père manœuvre, mère femme de ménage. Paris, 22 septembre 2008.
  • [17]
    Entretien avec Dan, 40 ans, doctorat de littérature anglaise, professeur, directeur d’un département de sciences sociales dans une grande université de Chicago ; père inconnu, mère femme de ménage. Chicago, 2 août 2007.
  • [18]
    Entretien avec Abani, 62 ans, doctorat de russe, professeur ; parents agriculteurs. New Delhi, 25 novembre 2006.
  • [19]
    Mathieu Marraud, Nicolas Lyon-Caen, « Le prix de la robe : coûts et conséquences du passage à l’office dans la marchandise parisienne, v. 1680-v. 1750 », dans Robert Descimon, Élie Haddad (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 233-256.
  • [20]
    É. Haddad, « Introduction », dans ibid., p. 24.
  • [21]
    Theodore Zeldin, Histoire des passions françaises. Tome 1. Ambition et amour, Paris, Le Seuil, 1979.
  • [22]
    On peut rapprocher ce processus d’acceptation du populaire au sein de l’élite de celui qui a conduit à l’acceptation des femmes au sein de l’élite. Voir Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige. 1880-1940, Paris, Fayard, 2007. J.-C. Passeron, quant à lui, affirme que la « réhabilitation des cultures populaires » est en partie liée à « l’application du relativisme culturel » aux classes populaires, à un certain investissement savant « dans l’inventaire des cultures populaires européennes ». C. Grignon, J.-C. Passeron,Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, op. cit., p. 33.
  • [23]
    Les travaux de Claude Poliak sur les « manières profanes de parler de soi » ont bien mis en évidence le fait que la mise en récit des expériences personnelles constitue une compétence socialement déterminée. Claude Poliak, « Manières profanes de “parler de soi” », Genèses, 47 (2), 2002, p. 4-20. Dans la continuité de ses travaux, Gérard Mauger a ouvert des pistes intéressantes pour tenter d’objectiver les différentes « sociogenèses » de l’accès à la « pensée pensante ». Gérard Mauger, « Sens pratique et conditions sociales de possibilité de la pensée “pensante” », Cités, 38 (2), 2009, p. 61-77.
  • [24]
    Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Paris, Pocket, 2005, p. 29. Le critique littéraire Bruce Robbins insiste lui aussi sur l’aspect décisif de la narration dans la mise en valeur de l’expérience du populaire. Il place ainsi au centre de sa problématique la question des conditions rendant possible la mise en valeur de l’origine sociale : « Quoi que cela représente pour les sociologues, je considère que la mobilité sociale est aussi une histoire. Et je suppose que, dans cette histoire, l’état initial de misère économique représente une sorte de capital pervers, un capital qui ne peut être encaissé que lorsqu’il est donné à voir aux autres. (…) Si la pauvreté ostentatoire est un placement stratégique dans un jeu narratif, on est alors curieux de savoir de quelle sorte de jeu il s’agit. Pourquoi l’auditeur se sent-il obligé de reconnaître que des points ont été marqués ? Est-ce simplement que plus la distance gravie est grande, plus on a le droit de se vanter de sa réussite ? ». Bruce Robbins, Upward Mobility and the Common Good : Toward a Literary History of the Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. XI.
  • [25]
    « Erleben se caractérise par les traits de l’immédiateté, de l’immanence et de la passivité, qui définissent également le fait tout simple de vivre (…). » Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil, 2004, entrée « Erleben » p. 369).
  • [26]
    Entretien avec Fabrice, 46 ans, ENA externe, haut fonctionnaire ; père cumule les petits métiers, mère aide-ménagère. Paris, 2 et 19 novembre 2008.
  • [27]
    Lionel Trilling, Sincerity and Authenticity, Cambridge, Harvard University Press, 1972, p. 94.
  • [28]
    Nathalie Heinich, « Art contemporain et fabrication de l’authentique », Terrain, 33, 1999, p. 5-6.
  • [29]
    Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 355-356.
  • [30]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
  • [31]
    Clifford Geertz définit l’idéologie comme une sorte de carte symbolique, un ensemble d’images évocatrices (suasive images) fournissant à l’individu un ensemble de croyances, de récits historiques et de valeurs qui l’aident à trouver sa place dans la société et à s’orienter dans ses actions. L’idéologie constitue une grille de lecture et de compréhension du monde extrêmement séduisante parce qu’elle tire son pouvoir de persuasion de sa capacité à rendre compte des aspects de la réalité sociale qui produisent un décalage entre les valeurs des individus et leurs pratiques telles qu’elles sont motivées par leurs intérêts. Clifford Geertz, « Ideology as a Cultural System », dans David Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, The Free Press, 1964, p. 47-76.
  • [32]
    Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [33]
    Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 1995 (1793), paragraphe 40.
  • [34]
    Recours qui n’est jamais plus évident que quand des entreprises transforment une contrainte juridique et politique en catégorie managériale et l’appliquent de manière sélective et intéressée. Voir Laure Bereni, « “Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise” : la transformation d’une contrainte juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, 35 (3), 2009, p. 87-105 ; Milena Doytcheva, « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises », ibid., p. 107-123 ; Daniel Sabbagh, « L’itinéraire contemporain de la “diversité” aux États-Unis : de l’instrumentalisation à l’institutionnalisation ? », ibid., p. 31-47.
  • [35]
    J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, op. cit., chap. 4 et 5.
  • [36]
    Dans La dignité des travailleurs : exclusion, race, classe et immigration en France et aux États-Unis (Paris, Presses de Sciences Po, 2002), Michèle Lamont remarque ainsi que « comparés à leurs homologues américains, [l]es travailleurs français utilisent un langage de lutte des classes pour tracer des frontières plus fortes à l’encontre de la classe supérieure, qu’ils associent à exploitation et déshumanisation » (p. 21), et plus loin : « Bien que les travailleurs français recherchent, comme leurs homologues américains, à préserver l’ordre moral du monde et l’intégrité personnelle, ils se sentent moins concernés par la protection de la morale individuelle » (p. 219).
  • [37]
    J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, op. cit., p. 162-168.
  • [38]
    Dalit, qui provient du marathi, signifie littéralement brisé et opprimé. Au départ éminemment politique car impliquant une posture de lutte, ce terme, aujourd’hui considéré comme politiquement correct, est souvent mobilisé pour désigner l’ensemble des groupes anciennement intouchables (mais toujours victimes, de fait, de l’intouchabilité).
  • [39]
    Entretien avec Ravidas, 65 ans, doctorat de droit, professeur ; parents agriculteurs. Bombay, 26 octobre 2006.
  • [40]
    Entretien avec Dhanna, 56 ans, doctorat de relations internationales, professeur ; parents agriculteurs. Delhi, 23 novembre 2006.
  • [41]
    Entretien avec Keshav, 47 ans, Master of Engineering, IAS Officer ; parents agriculteurs. Nagpur, 3 octobre 2006.
  • [42]
    J. Naudet, « “Paying back to Society” : Upward Social Mobility among Dalits », Contributions to Indian Sociology, 42 (3), 2008, p. 413-441.
  • [43]
    Kanshi Ram, The Chamcha Age : An Era of Stooges, New Delhi, édition à compte d’auteur, 1982 (https:// archive.org/details/TheChamchaAge).
  • [44]
    Le concept de sanskritisation, développé par M. N. Srinivas tout au long de son œuvre, fait référence au processus par lequel une caste abandonne certaines de ses coutumes, de ses rituels, de ses modes de vie pour adopter les pratiques d’une haute caste, le plus souvent brahmane, dans l’espoir de voir son statut social réévalué.
  • [45]
    Kancha Ilaiah, Why I Am not a Hindu : A Sudra Critique of Hindutva Philosophy, Culture, and Political Economy, Calcutta, Bombay, Samya, 2005 ; Simon Charsley, « Sanskritisation : The Career of an Anthropological Theory », Contributions to Indian Sociology, 32 (2), 1998, p. 527-549.
  • [46]
    M. Lamont, L. Thévenot, « Introduction : Toward a Renewed Comparative Cultural Sociology », dans M. Lamont, L. Thévenot (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology : Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-22.
  • [47]
    Pour les longues discussions que nous avons eues sur le thème de cette étude, je remercie Nicolas Patin, qui a beaucoup travaillé sur la mise en valeur de l’expérience de guerre des députés du Reichstag (Nicolas Patin,La catastrophe allemande (1914-1945), Paris, Fayard, 2014).

1Changer de classe sociale pose le problème de la continuité entre les expériences vécues au sein du groupe d’origine et celles vécues au sein du groupe d’arrivée. L’ajustement au nouveau statut implique en effet de parvenir à minimiser la tension qui résulte des rapports de domination entre les deux groupes de référence [1]. Une fois parvenu « de l’autre côté de la barrière », il est difficile de ne pas continuer à se situer par rapport à sa classe d’origine. Ainsi les personnes issues de milieux populaires et en forte mobilité sociale interprètent-elles de nombreux aspects de leur vie (goûts culturels, amitiés, vie conjugale, opinions politiques, modes de consommation, choix du lieu de résidence, etc.) au regard de leurs origines. C’est la façon dont cette expérience du populaire est mobilisée dans les récits de réussite que nous voulons interroger ici. Nous chercherons plus particulièrement à comprendre quels sont, entre compétence individuelle et déterminisme des structures sociales nationales, les mécanismes qui permettent la conversion de l’origine sociale subalterne en ressource.Les 150 entretiens biographiques [2] que nous avons conduits aux États-Unis, en Inde et en France révèlent que pour plus des trois quarts des personnes interviewées les origines sociales constituent ou ont constitué une ressource. Il s’agit donc là de l’un des aspects les plus saillants des propos que nous avons recueillis. Cette observation a par ailleurs été confirmée par les travaux de Wolfgang Lehmann sur un groupe de 75 étudiants canadiens qui étaient les premiers de leur famille à faire des études supérieures : bien que très conscients des handicaps liés à leurs origines, ces étudiants avaient nettement tendance à présenter celles-ci comme étant la source d’un avantage moral [3].

2Ces stratégies de mise en avant des origines populaires répondent-elles à un simple « retournement du stigmate » [4] ? Relèvent-elles de ce que Louis Dumont qualifie de retournement symbolique de l’ordre hiérarchique [5] ? S’agit-il d’une forme spécifique de « populisme », c’est-à-dire de l’« illusion » d’un renversement des hiérarchies sociales reposant sur « l’oubli de la domination » [6] ? Les outils dont dispose le sociologue pour faire sens des mobilisations instrumentales de leurs « quartiers de plèbe » [7] par certaines personnes originaires de milieux populaires ne sont finalement pas si nombreux, et cette question demeure largement ouverte. Le choix de mener ce travail aux États-Unis, en France et en Inde se justifie par le fait que ces trois pays sont couramment associés à des types de mobilité sociale ascendante très différenciés. Les États-Unis représenteraient l’archétype de la société ouverte, qui se caractérise par de faibles obstacles à la mobilité et des statuts sociaux considérés comme « acquis » (achieved status) ainsi que par l’importance des critères raciaux. À l’opposé, l’Inde serait l’archétype de la société fermée, marquée par le poids du système des castes et par des statuts sociauxconsidérés comme assignés (ascribed status), même si une certaine mobilité y est possible. Entre ces deux modèles, la France, pays déchiré entre son attachement aux principes égalitaires et le maintien de formes de distinction héritées de sa tradition aristocratique, apparaîtrait davantage structurée par la notion de classes sociales qui continue d’orienter l’analyse de la stratification sociale dans ce pays. La comparaison internationale en sociologie soulève généralement un dilemme : faut-il se concentrer sur les particularités de chacun des cas étudiés ou identifier plutôt ce qu’ils ont en commun ? Dans tout travail comparatif, il existe ainsi une forte tension entre « généralisation et singularité » [8]. Le matériau recueilli nous incite à ne pas trancher : l’analyse des façons de valoriser l’origine populaire révèle avant tout d’importantes similitudes entre les trois pays, et ce n’est qu’après avoir mis celles-ci en évidence qu’il est possible d’identifier des spécificités nationales. Notre choix de commencer par mettre en avant ce qui est commun aux discours recueillis est motivé par la volonté de rappeler que les rapports de domination entre classes peuvent conduire à des logiques communes dans des contextes très différents. Nous commencerons donc par dresser une typologie des différentes façons qu’ont nos interviewés de présenter leurs origines et leur parcours. Ce faisant, nous identifierons cinq formes principales de tentatives de conversion du populaire en ressource symbolique ou en ressource pour l’action : la motivation, une plus grande capacité à apprécier ce que l’on a, une ressource humaine, un outil de distinction et un principe de justification. Nous nous appuierons ensuite sur cette typologie pour ouvrir des pistes de réflexion sur ce qui rend possible la présentation comme une ressource de leurs origines populaires par des personnes en forte mobilité sociale, et nous nous attacherons à montrer dans quelle mesure cette présentation relève de la spécificité de chacun des trois contextes nationaux.

L’origine populaire comme ressource

La motivation

3Les personnes interviewées expliquent souvent que le fait d’avoir eu à surmonter des obstacles dans leur enfance ou leur jeunesse leur a permis de développer une « force », voire des qualités particulières : combativité, sens de l’effort, goût du travail, ambition, capacité à affronter des situations difficiles.

4L’exemple du père absent toute la semaine, parce qu’il quittait la maison avant que ses enfants soient levés et rentrait le soir alors qu’ils étaient déjà couchés, et qui passait son week-end à bricoler ou à travailler « au noir » est souvent mentionné comme étant à l’origine d’un sens aigu de l’effort. Pour les interviewés qui mentionnent cet exemple en particulier, une telle expérience familiale contribuerait à développerchez eux l’idée que « le travail, c’est la norme », et leur apporterait un potentiel de travail (en termes de motivation et de résistance à l’effort) nettement plus élevé que chez beaucoup de leurs « collègues nés avec une cuiller d’argent dans la bouche ». Outre l’exemple des parents et de l’environnement immédiat, c’est également leur propre habitude de l’effort qui est mobilisée pour expliquer ce potentiel supérieur à celui de leurs collègues. La régularité et la précocité de l’effort constituent en effet une justification fréquente de la prétention à des capacités de travail importantes. Ces deux qualités sont en général associées à l’idée que bien travailler à l’école était « le seul moyen de s’en sortir » et de « ne pas vivre ce qu’[avaient] vécu [les] parents ». Ici s’ajoute par ailleurs l’autonomie du travail scolaire puisque les parents, s’ils pouvaient transmettre des « valeurs » à leurs enfants, ne possédaient généralement pas les compétences nécessaires pour les aider à faire leurs devoirs à la maison. Parfois, ce sont les faibles ressources de la famille qui ont obligé la personne interviewée à effectuer très jeune, en plus du travail scolaire, tout un ensemble de tâches qui lui ont donné, plus ou moins tôt, l’habitude de supporter une charge de travail supérieure à celle des écoliers ou des étudiants « mieux nés » de son âge. La plupart du temps, il s’agissait de tâches ménagères ou de petits emplois pour financer les études supérieures, mais dans le cas des interviewés indiens et de certains interviewés afro-américains, la besogne était plus pénible : travailleur aux champs, gardien de bétail, vendeur de rue, serveur de thé, garçon à tout faire pour un commerçant... Ces exemples, très fréquents dans notre corpus, montrent bien que c’est précisément ce qui est à l’origine du handicap – une charge de travail supplémentaire et l’absence de transmission par les parents d’un certain capital culturel, social ou économique – qui est présenté ici comme une ressource.

Apprécier ce que l’on a et faire face à l’imprévu

5Le fait d’avoir pour référence un style de vie marqué au mieux par une austérité des pratiques de consommation, au pire par la pauvreté donnerait la capacité à « être heureux là où l’on est », à savoir apprécier ce que l’on possède.

6Cette transposition dans le cadre de l’élite d’un ethos caractérisé par le goût du nécessaire, très marqué socialement, apparaît en tant que résidu d’un habitus populaire hors du contexte qui l’a produit. Or c’est bien comme une ressource, et non comme un signe de résignation aux stigmates de la socialisation primaire, qu’est présentée cette expérience. De fait, un certain nombre d’interviewés ayant présenté leurs origines comme la source de leur motivation et de leur ambition n’hésitent pas à expliquer que ces mêmes origines les ont rendus plus aptes à se contenter de ce qu’ils ont, voire « à se contenter de peu ». La contradiction n’est cependant qu’apparente : pour eux, le fait de vouloir plus et d’avoir de l’ambition n’empêche pas d’être en mesure d’apprécier leur situation à sa juste valeur.

7C’est donc par contraste avec des personnes d’un statut social similaire au leur mais ayant connu une enfance plus aisée qu’il faut comprendre en quoi les origines populaires constituent pour les interviewés une ressource. « Le fait de venir de loin » les conduirait à être moins carriéristes, plus à l’aise à leur place, moins dans une posture de compromission permanente à l’égard des supérieurs [9]. Surtout, cela leur permettrait d’être en mesure d’affronter plus sereinement une situation de crise ou une situation difficile. Les « épreuves » ne leur font pas peur car ils ont déjà connu des difficultés dans leur vie et, quoi qu’il arrive, leur situation sera toujours bien meilleure que celle qu’ont connue leurs parents ou qu’ils ont connue durant leur enfance : « Quand tu as dû te battre pour obtenir la moindre chose, tu apprends la valeur réelle des choses. Aujourd’hui, chaque chose que j’ai a une très grande importance pour moi » [10].

Une compétence professionnelle

8Il est très fréquent que les personnes en forte ascension sociale mobilisent leur expérience du milieu populaire parce qu’elles pensent que celle-ci leur offre un avantage comparatif sur leurs collègues en termes de capacité à diriger ou à encadrer. La connaissance du point de vue ouvrier est mise en avant comme constituant une ressource « au service » de l’entreprise, de la communauté savante ou de l’État. La spécificité de ce type de ressource est de s’appuyer sur la « connaissance intime » des milieux populaires plus que sur la trajectoire d’ascension en elle-même. C’est davantage la socialisation dans le milieu populaire, la familiarité avec ses schèmes d’action et de perception qui sont censées constituer le socle d’une telle ressource. L’expérience « authentique » du milieu ouvrier représenterait un capital supplémentaire pour l’entreprise qui disposerait alors d’une personne particulièrement apte à naviguer entre les extrêmes des différents univers de représentations mentales de ses employés, quel que soit leur statut : « L’avantage, c’est que j’ai peut-être plus de critères de choix, d’informations, de critères de décision que d’autres personnes. C’est plus compliqué pour moi, mais c’est pas grave… Ça me permet aussi de mieux manager les gens qui viennent d’un milieu social comparable au milieu d’où je viens, tout en ayant la capacité de discuter avec des gens, dans le management, qui viennent d’un milieu social plus élevé » [11].

9Ici, l’expérience du milieu ouvrier est mobilisée pour valoriser de plus grandes capacités de management, mais les exemples sont nombreux de sociologues qui,au nom de la même expérience, se prévalent d’une plus grande « sensibilité sociologique », ou de hauts fonctionnaires qui mettent en avant leur plus grande aptitude à être au service de la nation dans son ensemble.

10La « connaissance intime » du monde ouvrier est censée apporter une plus grande clairvoyance, une lucidité spécifique, liée à la capacité de décentrer son regard : « Je suis un chercheur beaucoup plus ouvrier [I am much more of a working-class kind of scholar] que la plupart de mes collègues. Je ne m’embarrasse pas d’une prose trop élaborée, j’ai une écriture simple qui va droit au but. Quand je parle, je reste simple. (…) Ça me donne une perspective différente et ça fait de moi un chercheur unique. (…) Je m’appuie sur des expériences qui me donnent une voix unique » [12]. Le discours sur l’origine sociale comme compétence professionnelle est davantage présent chez les personnes qui occupent des postes de direction ou d’encadrement (dans le secteur privé ou dans la haute fonction publique), ainsi que chez les chercheurs – historiens, anthropologues, sociologues, politistes – qui travaillent sur des objets nécessitant la prise en compte du point de vue des « subalternes ».

Un outil de distinction

11Ici, il s’agit de « se distinguer », de mettre en relief ce qui est « exceptionnel », « hors norme », profondément singulier. Pour certains, cette forme de valorisation peut devenir extrême, comme chez les adeptes de la « workingclassomanie » décrits par Claude Grignon dans la préface à l’autobiographie de Richard Hoggart. Ce « fétichisme des racines » les conduirait à se chercher « des quartiers de plèbe » comme d’autres se cherchent des quartiers de noblesse, afin de s’ériger en « héros plébéien », condition nécessaire pour obtenir l’habilitation à parler « de », « sur » ou « au nom de » la classe ouvrière [13]. Les entretiens ne permettent pas toujours aux interviewés d’exprimer pleinement cette tendance qui est davantage susceptible de ressortir dans des situations agonistiques nécessitant le recours à l’argument d’autorité de l’authenticité. Ils en permettent néanmoins, de façon évidente, la manifestation d’une forme atténuée : « Je ne suis pas exactement sur le même modèle que toutes ces personnes qui ne savent pas ce qui se passe au-delà du périphérique… J’ai fait l’expérience moi. Un type qui est au Conseil d’État, je l’ai emmené à la Courneuve, je lui ai montré ce que c’est. Il était surpris. Moi je viens avec ma sensibilité et j’apporte des choses que les autres n’ont pas » [14].

12Certes, il pourrait être objecté ici que l’idée de l’origine populaire comme ressource distinctive recoupe beaucoup des autres usages identifiés dans cette typologie.Il nous a toutefois semblé important d’insister sur cette dimension proprement distinctive parce qu’elle apparaît clairement dans certains entretiens, comme celui mené avec Jay qui déclare que son origine constitue pour lui un « titre de gloire » [a badge of honor] [15].

Un principe de justification

13Il existe un usage moral, voire existentiel, de l’expérience populaire qui permet de donner sens et cohérence à un projet de vie, sert à justifier un rapport au monde, que celui-ci soit marqué par des principes de solidarité ou par des valeurs individualistes, et constitue le principe fondateur d’engagements politiques, idéologiques ou éthiques. Il est particulièrement intéressant de noter que l’engagement est justifiépar cette expérience et que celle-ci peut servir à justifier des engagements très différents, voire opposés. Ainsi, Mireille légitime une conception ultra-légaliste des rapports sociaux et explique la sévérité de ses arrêtés de reconduite à la frontière par ses origines populaire et immigrée : « Bon, alors le plus drôle c’est que je m’occupe d’étrangers ici, et que je m’occupe de reconduites à la frontière. Et je suis une des plus dures… (…) Ce qui est quand même curieux, n’est-ce pas, parce que je suis issue de ce milieu-là. (…) Donc vous me demandiez si ça [ses origines] jouait : oui, ça joue ! Parce que moi j’avais l’impression d’utiliser des choses qu’on avait données parcimonieusement à mes parents pour en faire le mieux possible. Et j’ai l’impression que… Bon, c’est très mal dit ce que je vais dire parce que les gens ne glandent pas, ils font des boulots dégueulasses, ils sont exploités… Mais enfin, ils s’incrustent et ils en veulent toujours plus, toujours plus, alors que malheureusement ils n’y ont pas droit ! » [16].

14Dan au contraire, au nom de la même expérience, défend des idées beaucoup plus altruistes et égalitaristes : « Quand je pense que les habitants de Chicago voient les personnes qui vivent dans les logements sociaux [public housing] comme des gens n’ayant aucun respect d’eux-mêmes, comme étant tous drogués… je dois dire que ce sont vraiment des préjugés. Parce que j’ai moi-même grandi dans des logements sociaux et tout le monde travaillait et tout le monde s’aidait mutuellement. Ce n’est pas parce que l’on est pauvre que l’on n’est pas respectable. Mais cela veut souvent dire que l’on n’est pas respecté. Et parce que je viens de ce milieu-là, je pense que j’ai beaucoup d’empathie pour les gens qui sont dans cette situation. (…) Je pense que le fait de venir de ce milieu m’a aidé à garder les pieds sur terre [helped me stay grounded] » [17]. Et dans la même logique, Abani justifie ainsi l’engagement marxiste qui a marquétoute sa vie : « Mon origine m’a certainement facilité la tâche pour identifier la racine des injustices. Je savais que ce monde était marqué par l’injustice. Je savais que ce monde était marqué par l’exploitation. Je savais tout ça par ma propre expérience. Je savais que ma mère était exploitée. Je savais que ma famille était exploitée. Je savais qu’il y avait de l’injustice. J’ai appris à connaître la racine causale de cette injustice et c’est pourquoi j’en suis venu au marxisme tout naturellement » [18].

15Dans ces trois exemples, l’expérience du milieu populaire est mobilisée pour justifier des rapports aux autres ou des engagements très différents. Or ce n’est pas par un raisonnement fondé sur la logique, mais par une argumentation qui s’appuie sur l’authenticité de l’expérience (« garder les pieds sur terre », « ma mère était exploitée », « j’ai moi-même grandi dans des logements sociaux ») que sont justifiées – et validées – les positions défendues, aussi différentes soient-elles. Ce type de mise en équivalence de l’origine et de l’engagement éthique, moral ou politique se retrouve dans la plupart de nos entretiens, quel que soit le pays d’origine ou le secteur d’activité de la personne interviewée. Avec la distinction, la justification est la forme de valorisation de l’expérience du milieu populaire la plus fréquemment rencontrée dans nos entretiens.

Pourquoi le populaire peut constituer une ressource au sein de l’élite

16Après avoir présenté de manière essentiellement descriptive la façon dont l’origine populaire peut en venir à constituer une ressource, nous voudrions interroger cette prétention à convertir en atout une expérience qui pourrait être a priori considérée comme négative. Pour cela, nous nous demanderons quelles sont les conditions qui rendent possible la valorisation de l’expérience du populaire au sein de l’élite.

Une expérience a priori négative

17Au premier abord, l’expérience du milieu populaire est synonyme de désavantage social plus que de ressource. Le fait d’« être d’un milieu populaire » est généralement perçu par la presse, la classe politique et les chercheurs en sciences sociales comme un handicap social, ce dont témoigne l’expression « milieu social défavorisé ». L’instrumentalisation de l’expérience implique donc nécessairement que la valorisation d’un milieu social pourtant objectivement dévalorisé soit partagée par l’ensemble de la société, ou du moins par ses groupes dominants. L’idée de valorisation d’un milieu défavorisé pourrait apparaître comme un non-sens total si l’on ne rappelait que ce ne sont pas les milieux populaires en eux-mêmes qui sont valorisés, mais le fait d’être issu de milieux populaires, lesquels ne peuventdonc être valorisés qu’à partir du moment où ils sont mis à distance.

18C’est en effet « en contexte » que l’expérience négative parvient à être convertie en ressource : il existe des moments précis, des contextes idéologiques qui permettent la valorisation d’une expérience a priori négative. Une société inégalitaire à prétention méritocratique se doit de valoriser le parcours de ceux qui ont réussi à franchir les obstacles que créent ces inégalités. La valorisation d’une expérience individuelle négative est donc rendue possible dès lors que cette expérience s’inscrit dans un contexte idéologique qui la dépasse : l’expérience individuelle est valorisée pour son caractère exemplaire, et parce qu’elle contribue à rendre plus acceptables des réalités pénibles et injustes. Ce processus participe en quelque sorte d’une légitimation de l’ordre social et, à ce titre, il est profondément lié à l’historicité de cet ordre. Cette nécessité de rattacher la valeur d’une expérience négative à un contexte historique est particulièrement flagrante dans le cas de la mobilité sociale.

19Aujourd’hui, le fait de réussir alors même que l’on est issu d’un milieu populaire est largement valorisé en France, mais cela n’a pas toujours été le cas. Les travaux de Mathieu Marraud et Nicolas Lyon-Caen [19] sur l’accession à la noblesse de robe de marchands parisiens au XVIIIe siècle, à une époque donc où le préjugé nobiliaire était extrêmement fort, montrent clairement à quel point le succès de la stratégie d’accès à un office royal impliquait de parvenir à effacer toute trace de la condition antérieure. Comme le résume Elie Haddad, « le système [de l’Ancien Régime] supposait la mobilité sociale mais la décriait » [20]. Et Théodore Zeldin, qui a analysé les guides de carrière et les écrits médicaux consacrés aux personnes ambitieuses entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe, confirme que, près d’un siècle et demi plus tard, il était conseillé de ne pas viser trop haut par rapport à sa condition d’origine, de ne pas prendre trop de risques et de préférer les voies d’ascension lentes [21]. Les ouvrages médicaux notamment insistaient sur les symptômes cliniques propres aux ambitieux, en proie à la mélancolie. Le désir de mobilité sociale était alors tenu pour une pathologie et l’expérience du populaire était loin d’être valorisée au sein de l’élite.

20L’idée s’est donc imposée lentement qu’il existait une certaine vertu à être originaire d’un milieu populaire et à parvenir à s’extraire de ce milieu, et c’est seulement ensuite qu’ont pu s’établir des discours visant à valoriser le populaire au sein de l’élite [22]. Ces « contextes idéologiques » sont donc marqués par l’historicité de lasociété dans laquelle ils se développent. Tout discours visant à faire passer l’origine populaire pour une ressource est d’abord permis par un contexte sociopolitique qui autorise, voire encourage une telle tentative.

La mise en récit de soi

21L’existence d’un contexte idéologique propice à la conversion de l’expérience négative en valeur n’est cependant pas suffisante. Pour être valorisée, cette expérience doit être partagée, transmise, capitalisée, donc mise en récit, et ce en résonance avec le contexte idéologique dans lequel s’inscrit le récit en question. Elle peut, dans certains cas, devenir également mise en signe – ou mise en scène – de soi, en passant par un certain nombre d’indices qui ont le pouvoir de l’évoquer : le registre de langage dans lequel on s’exprime, l’accent, le choix du lieu de résidence, entre autres. Plus que l’expérience vécue en elle-même (qui gardera toujours une part d’ineffable, aussi habile soit le narrateur), c’est donc la mise en récit de cette expérience, dans des formes largement préconstruites, qui permet de lui donner une valeur. Cela signifie que les qualités du narrateur ou du metteur en scène sont déterminantes dans l’attribution de la valeur de l’expérience négative [23].

22La spécificité de ce travail d’attribution réside dans le fait qu’il porte sur les représentations : il s’agit de produire une certaine image de soi et de l’utiliser ensuite en tant que ressource auprès de tiers. Ainsi, comme le souligne Jerome Bruner, c’est « la traduction dans les conventions du récit qui permet de convertir l’expérience individuelle en une monnaie collective, qui, en quelque sorte, peut entrer en circulation sur une base plus large que la seule relation interpersonnelle » [24]. Toutefois, pour mieux saisir cette idée de mise en récit de l’expérience comme condition de sa valorisation, il convient de définir avec plus de précision ce que recouvre le terme « expérience ».

Expérience vécue et expérience transmissible

23En français, le terme « expérience » échappe à une prise ferme, il est polysémique, instable. D’un usage très courant, il subit de multiples déformations. Un détour par la langue allemande nous aide à en formaliser trois sens majeurs : tout d’abord, l’Erlebnis[25], qui vient du verbe leben, vivre, et que l’on pourrait donc traduire par l’« expérience vécue », expérience intime, « ineffable », intransmissible ; ensuite, l’Erfahrung, qui désigne l’expérience qui prend sens à l’échelle d’une collectivité et que l’on peut accumuler : on dit ainsi de quelqu’un qu’il ou elle « a de l’expérience », car il s’agit plus ici d’avoir de l’expérience que de faire une expérience, et cette dichotomie illustre bien le double sens du mot qui rend compte tantôt d’une pratique, tantôt du résultat de cette pratique. Le troisième sens, l’Experiment, est celui, plus spécifique, de l’expérience scientifique, et concerne moins notre propos. En revanche, c’est la tension majeure entre l’Erlebnis et l’Erfahrung que nous retenons, tension qui se joue dans le passage de l’indicible au dicible. L’expérience accumulée peut toujours être transmise, c’est un outil de cohésion, voire d’inclusion. L’expérience vécue, elle, est strictement personnelle, inexprimable ; et parce qu’elle ne peut être ni partagée ni communiquée, elle peut devenir un outil d’exclusion. Cela voudrait-il dire qu’il y a un usage de l’expérience ? Si l’on ne peut définir la notion uniquement par l’utilisation qu’en font les acteurs, c’est tout de même à ce niveau que se dessine la distinction la plus forte entre les deux acceptions du terme. De plus, une expérience étant toujours présente, le fait qu’elle soit rarement analysable au moment même où elle est vécue pose la question de son actualisation dans le présent. Or c’est dans le passage de l’Erlebnis à l’Erfahrung que s’opère cette actualisation, qui requiert en effet de dépasser la dimension « ineffable » et « intransmissible » des expériences individuelles, cet enfermement non réflexif dans un flux continu de vécus, pour se saisir de ceux-ci et leur donner une valeur d’usage en parvenant à les insérer dans une narration.

24Devenue objet de conscience et, à ce titre, transmissible, donc échangeable, l’expérience, en tant que produit d’un travail, est désormais une valeur, mais de même que la marchandise ne devient valeur d’échange que dans la mesure où elle rencontre une demande sociale, de même l’expérience ne devient une valeur qu’à partir du moment où elle est reconnue comme telle par un milieu déterminé.

L’authenticité : produire la valeur de l’expérience

25L’analyse révèle que la mise en récit de l’expérience du populaire est en fait une tentative de faire passer pour un donné ce qui est le produit d’un travail de mise en récit de soi. Beaucoup de nos interviewés semblent en effet convaincus de lavaleur quasi ontologique de leurs origines, qu’ils nomment « authenticité » : « L’authenticité c’est ça. C’est l’harmonie qu’il peut y avoir entre ce que l’on est et ce que l’on fait, mais au regard aussi de certaines valeurs qu’il peut y avoir dans la société. (…) Par exemple, je pense à une ministre célèbre qui a repris l’accent arabe quand elle a été nommée ministre de la Ville. Je trouve ça insupportable. Je la connais bien, elle n’a pas l’accent Fadela. Donc c’est pour ça que je vous disais tout à l’heure que je fais attention à ne pas me la jouer en me la racontant sur mon origine, parce que je ne veux pas non plus que ce soit un prétexte pour s’en servir. Parce que c’est facile aujourd’hui. Aujourd’hui on cherche des gens qui soient issus de l’immigration ou originaires de milieux défavorisés. Être originaire des gens du voyage, ça serait facile à vendre. Mais ça, ça serait manipulatoire. Ce n’est pas ça qu’il faut faire. Sinon on passe dans la manipulation et on n’est plus dans l’authenticité » [26].

26Ne pouvant la définir de manière théorique, Fabrice, notre interviewé, choisit de mettre en avant son « authenticité » en ayant recours à un contre-exemple concret. Comme l’affirme Lionel Trilling, l’authenticité ne s’établit que par contraste avec l’accusation portée d’être inauthentique [27]. Ce faisant, Fabrice met en relief la dimension très polémique de la notion d’authenticité, puisque, Nathalie Heinich nous le rappelle, « il n’est pas d’authenticité sans procédure d’authentification, preuve et, corrélativement, soupçon quant au caractère “fabriqué” de cette authenticité » [28]. Fabrice le dit clairement, ce qui le distingue de Fadela Amara, ce qui le rend plus « authentique », c’est qu’il n’instrumentalise pas ses origines, ce qui serait le propre du « faux », donc de l’« inauthentique ».

27Pourtant, lorsqu’on analyse ses propos, il semble que la seule chose qui distingue la soi-disant authenticité de Fadela Amara de celle de Fabrice soit finalement un degré de virtuosité dans la mise en récit de soi. Comme la ministre de la Ville, Fabrice renvoie une image de lui qui fait écho à « certaines valeurs qu’il peut y avoir dans la société ». Dans le cas de Fadela Amara, il s’agit de la « diversité », dans le sien, de la « méritocratie », thème qu’il a longuement développé dans une première partie de l’entretien. L’instrumentalisation de cette mise en récit de soi qui passe par l’insistance sur son goût pour le travail bien fait, sur un parcours qui incarne les idéaux républicain et méritocratique, est réalisée de manière subreptice, furtive, voire inconsciente, comme lorsqu’il affirme que le fait de venir d’un milieu populaire constitue quelque chose de positif parce qu’il a dû « puiser et développer des qualités qui (…) sont un petit peu différentes de celles qui sont habituellement développées ». Fondamentalement, la stratégie de Fabrice et celle de Fadela Amara sont les mêmes, qui consistent à mettre le récit de soi en résonance avec des valeurs dominantes. La seule véritable différenceest que Fabrice n’est pas conscient de cette manipulation (et que personne n’est là pour contester la sincérité de sa prétention à l’authenticité). Il l’effectue à son insu, et c’est justement parce qu’elle lui échappe qu’il se croit sincèrement plus authentique. En effet, l’authenticité se résumant, ici, à la capacité à dissimuler l’instrumentalisation de l’expérience, cette dissimulation est d’autant plus efficace qu’elle n’est pas consciemment vécue comme telle.

28On voit bien en quoi notre analyse est prise dans un angle mort. Nous sommes contraints de supposer que la manipulation effectuée par Fabrice est « inconsciente » car rien ne nous permet d’objectiver notre propos. Cependant, notre hypothèse semble relativement probable : Fabrice revendique avec force son « authenticité » qu’il dit être sincère et non manipulatrice ; pourtant, l’évocation de ses origines tout au long de l’entretien lui permet de renvoyer une image de lui extrêmement valorisante, si on la lit à l’aune des valeurs républicaines et méritocratiques. Ainsi n’hésite-t-il pas à établir un lien direct entre ses origines et ses diverses qualités : « Je suis radicalement différent des personnes qui m’entourent dans mon travail. (…) Il y a du savoir-être et du savoir-faire qu’ils n’ont pas. Deuxième différence : la force de travail. (…) Moi, mes journées de travail, c’est 7 h-23 h. Toute la semaine. Ça fait déjà 70 h dans la semaine. Plus pas mal de week-ends. Je donne mes cours à Sciences Po le samedi matin. Donc ça c’est une qualité qui m’a été clairement donnée par mon père que j’ai toujours vu travailler ; c’est une valeur assez clairement masculine, de cette époque, la reconstruction, où les gens travaillaient comme des fous. (…) Le souci du pauvre type qui attend à l’autre bout, ce souci d’autrui, ça beaucoup de gens ne l’ont pas. Ça se traduit dans ma façon de manager. Je ne manage pas de la même manière que les autres… Si quand je postule à six postes j’ai six réponses positives, c’est parce que ma manière de manager est radicalement différente de celle de beaucoup d’autres. Le management étant différent, les gens savent pourquoi ils me recrutent. (…) Combien d’énarques ont ce profil-là ? Très peu ! ».

29Nous pouvons rapprocher notre analyse de l’authenticité de Fabrice comme « manipulation inconsciente » de ce que dit Bourdieu des investissements en matière culturelle qui, selon lui, ne sont pas seulement économiques, mais aussi psychologiques [29]. Il donne notamment l’exemple des artistes et des intellectuels qui se distinguent des fractions dominantes économiquement des classes supérieures en mettant en avant leur désintéressement parce qu’elles ont intérêt au désintéressement. Il ne donne pas de véritable définition du terme « psychologique », mais il semblerait qu’il entende par là que le processus de socialisation amène les individus à se convaincre, de manière presque inconsciente, de leurs intérêts : on investirait dans une attitude désintéressée par intérêt, sans être pour autant vraiment conscient de réaliser un investissement. La production de la valeur de l’expérience n’est en effet jamais plus efficace que quand il y acoïncidence entre l’idée que le narrateur se fait de lui-même et l’image qu’il parvient à donner de lui à autrui.

30C’est donc de la capacité à savoir mettre en récit son expérience du populaire que dépend la légitimité des ressources que l’on prétend en retirer. Plus la mise en récit de soi est habile, plus l’expérience du populaire apparaît comme une ressource immédiate et plus le récepteur de cette mise en récit a l’impression d’une équivalence parfaite entre la « nature profonde du narrateur » et le récit. Ce qui se joue là, c’est la naturalisation de ce qui est construit. L’enjeu serait donc, en quelque sorte, de parvenir à développer une « identité narrative » [30] tellement puissante, ou au pouvoir de mystification tel, qu’elle s’impose au récepteur du récit avec la même immédiateté qu’au narrateur. C’est en effet dans l’interaction de soi à soi et de soi à autrui que se construit la valeur de l’expérience du populaire.

Le corpus idéologique comme ressource pour dissimuler le travail de mise en récit

31La légitimité de l’usage du populaire comme ressource risquant d’être affectée par la révélation du fait qu’elle est le produit d’une mise en récit, il convient de s’interroger non seulement sur la virtuosité de la narration et les qualités du conteur, mais aussi sur les mécanismes qui permettent de masquer ce travail de production. Le principal, déjà évoqué et certainement le plus puissant, est produit par le contexte idéologique. S’il existe une idéologie qui valorise le fait d’être issu de milieux populaires, alors il suffit de s’assurer que son interlocuteur en reconnaît la validité et de mettre en équivalence, de manière plus ou moins basique, ses origines et la ressource à laquelle on prétend. Selon Clifford Geertz, l’idéologie se charge en quelque sorte de dispenser de l’effort de justification du lien existant entre ressource et expérience du populaire : elle a en effet le pouvoir d’évoquer tout un ensemble de représentations attachées à l’expérience du populaire [31]. Ainsi, quand Jay affirme que son origine constitue pour lui un « titre de gloire », il n’a pas besoin d’en dire davantage. On comprend immédiatement qu’il fait référence à une certaine conception du mérite, en vertu de laquelle son parcours est digne d’éloges parce qu’il a exigé des efforts et des sacrifices. Cela lui confère aussitôt l’état de « grand » dans la cité industrielle [32]. De même, quand certains de nos interviewés affirment que le fait d’avoir connu des milieux sociauxdifférents vaut mieux que de se cantonner à l’expérience d’un seul groupe social, même si une telle étroitesse procure des avantages économiques et symboliques évidents, on peut émettre l’hypothèse qu’ils font référence, de manière plus ou moins diffuse et plus ou moins confuse, à certains principes politiques issus des valeurs démocratiques. De tels discours semblent soutenus par un élan vers l’universel, par une volonté de transcender les frontières sociales pour s’acheminer vers une société purement égalitaire dans laquelle la domination symbolique, sociale et économique de certains groupes sur d’autres ne saurait être cautionnée. Les sociétés démocratiques valorisent en effet les notions d’universel et d’égalité, donc valorisent une pensée élargie, une réflexion sur son propre jugement à partir d’unpoint de vue universel, pour reprendre les mots de Kant [33]. L’un des avatars de cette valorisation démocratique de la « pensée élargie » est le recours de plus en plus courant à l’idéologie de la « diversité » à des fins instrumentales [34].

Les spécificités nationales de la valorisation du populaire

32Si la conversion en ressource de l’origine populaire dépend autant des idéologies latentes sur lesquelles elle s’appuie, on peut imaginer que le contexte national joue dans ce processus un rôle primordial. De fait, et par-delà les similitudes, notre enquête révèle que les modalités de cette conversion varient d’un pays à l’autre.

Valorisation de la diversité aux États-Unis et usage distinctif de l’origine en France

33Les spécificités françaises et américaines de tentatives de conversion de l’origine sociale en ressource ayant déjà été analysées ailleurs [35], nous nous contenterons ici d’en rappeler les principaux traits. Quand les Français insistent sur la préservation des valeurs morales et du mode de vie issus de leur milieu d’origine, c’est en termes de refus de la cooptation de classe et des normes imposées par leur nouveau groupe d’appartenance. Pour eux, la légitimité du lien entre origine sociale et moralité se fonde donc sur les valeurs de résistance à la domination sociale héritées de leur milieu d’origine [36]. Pour les Américains, en revanche, cettelégitimité ne nécessite la plupart du temps aucune référence à une conflictualité de classe latente. Ils insistent surtout sur l’équation entre moralité et expérience du populaire, et affirment que venir d’un milieu populaire rend plus probable l’intériorisation d’une moralité liée au refus du superflu. Plus que la capacité de résistance à la domination ou la multiplicité des points de vue, ce qui, pour eux, fonde la valeur de l’expérience du populaire c’est donc le fait que les valeurs issues de ce milieu sont intrinsèquement morales car renvoyant à une condition préservée de la corruption du pouvoir et de l’argent et marquée par une certaine simplicité dans le style de vie, une capacité à se concentrer sur « ce qui compte vraiment ». Cette idéologie de l’ascétisme moral n’est cependant pas la seule référence dans le contexte américain ; s’y ajoute une valorisation de la diversité et de la différence, qui permet d’assumer ce qui oppose le milieu d’origine et le milieu d’arrivée, tout en revendiquant l’attachement aux deux mondes. L’idéologie de la diversité, dont certains avatars ont été évoqués plus haut, peut parfois être mobilisée pour servir de soubassement à un discours visant à montrer en quoi l’origine populaire constitue une « ressource humaine », mais c’est davantage sur sa capacité à justifier une supériorité morale que nous voulons insister ici. La diversité étant tenue pour intrinsèquement « bonne », il est naturel de revendiquer les liens à son milieu d’origine jusque dans le contexte du nouveau groupe. En effet, les fondements relativistes de l’idéologie de la diversité et de la valorisation de la différence impliquent une négation – ou plutôt tendent vers une négation – des relations hiérarchiques qui opposent le milieu d’origine et le milieu d’arrivée, et mettent en priorité l’accent sur la richesse qui naît de la multiplicité des appartenances [37].

L’importance de l’idéologie dalit[38] en Inde

34Les propos que nous avons recueillis en Inde révèlent que l’origine sociale est là aussi mobilisée comme une ressource et que les cinq formes de tentatives de conversion identifiées plus haut y sont également valides. Néanmoins, nos interviewés font preuve d’une plus grande réticence à affirmer clairement que leur expérience du populaire constitue une ressource. Ils abordent le sujet de façon indirecte, au détour de réponses sur d’autres points. D’ailleurs, la question « Diriez-vous que le fait de venir d’un milieu populaire [low economic background dans nos entretiens] constitue quelque chose de positif ? » a entraîné, dans des proportions beaucoup plus fortes qu’en France ou aux États-Unis, des réponses négatives, voire quelquefois teintéesd’une certaine indignation morale : « Je ne pense pas [que cela soit positif]. Parce que j’ai connu une très grande souffrance intérieure. Personne ne veut avoir à subir de telles choses » [39] ; « En fait, ça te freine. Ça ne t’aide d’aucune façon » [40] ; « Ça a été positif pour moi, mais je ne peux m’empêcher de penser à toutes les personnes dans le monde qui continuent de faire cette expérience, à cause de l’avidité de quelques personnes qui les exploitent. (…) Personne ne devrait naître dans de telles conditions. Il devrait y avoir une distribution égalitaire des ressources et de la richesse » [41].

35Par ailleurs, l’origine populaire comme compétence professionnelle figure rarement dans le discours de nos interviewés indiens travaillant dans la haute fonction publique ou dans le secteur privé. Le fait que cet idéal type, le plus directement lié à la reconnaissance par l’entourage immédiat de l’équivalence posée entre origine et ressource humaine, soit le moins présent dans le discours de nos interviewés indiens laisse entrevoir, de même que la réticence au sujet du caractère positif des origines, un contexte idéologique moins propice à la conversion observée dans les deux autres pays. Le fort cloisonnement entre les groupes sociaux et la prégnance du « racisme de caste » rendent beaucoup plus difficile l’émergence de l’idée selon laquelle la maîtrise du point de vue subalterne pourrait constituer une ressource. De plus, le fait que l’origine de « basse caste » offre la possibilité d’accéder à des postes « réservés » dans l’administration et dans l’enseignement supérieur a contribué à la construction d’une idéologie du mérite spécifiquement indienne. Cette ressource institutionnelle, au demeurant dénoncée pour les avantages liés aux « privilèges » des personnes issues des castes et tribus répertoriées, a concurrencé toute idée de ressources moins formelles.

36En fait, la mise en avant de l’origine sociale passe le plus souvent par la valorisation de l’identité dalit. La plupart des récits de réussite des personnes originaires de communautés traditionnellement considérées comme intouchables sont en effet marqués par l’attachement à l’impératif moral, fortement institué dans les milieux dalits, qui veut que toute mobilité sociale soit suivie d’un effort pour « rembourser sa dette à la société ». Cet ethos de la mobilité renvoie directement à la notion gramscienne de « l’intellectuel organique » qui agit comme un lien entre les institutions et les subalternes [42].

37Poursuivant la voie tracée par Ambedkar, de nombreux idéologues dalits continuent de développer un cadre moral qui veille à ce que la lutte contre l’oppression de caste ne se dissolve pas dans les trajectoires individuelles de réussite. Kanshi Ram [43] stigmatise les chamchas (les « jaunes », les « lèche-bottes »), tandis queKancha Ilaiah ravive le concept de sanskritisation [44] en en proposant une nouvelle version : la « dalitisation » [45]. Cet impératif moral de solidarité permet de donner sens aux expériences passées, de les articuler dans un récit cohérent, et constitue par là même la condition qui permet aux interviewés de transformer leurs origines en ressource : c’est à partir de cette conception d’eux-mêmes en tant que dalitsqu’ils vont parvenir à consolider leur estime d’eux et être en mesure d’assumer pleinement leurs origines sociales.

38Cette inscription dans une communauté en lutte est notamment mobilisée pour tenter de retourner le stigmate dont ces personnes sont victimes. En effet, la fière revendication de l’appartenance à un groupe mobilisé compense partiellement les atteintes à l’estime de soi liées à une identité stigmatisée. Ce sentiment d’appartenance collective est parfois tellement fort qu’il conduit à la dilution de la conscience de soi dans la conscience du groupe. Les récits recueillis en témoignent qui manifestent une grande homogénéisation des façons de raconter l’expérience de la mobilité, chacun construisant le récit de sa réussite en se situant par rapport à cette identité « résistante » dalit. Dès lors, il est possible d’affirmer qu’en Inde la prétention à l’authenticité passe plus qu’en France ou aux États-Unis par la revendication ouverte d’une identité collective et beaucoup moins par des stratégies narratives cherchant à dissimuler le réinvestissement de discours préconstruits.

39La valeur donnée à l’expérience du populaire, bien qu’apparemment naturelle et non construite, est le produit d’un subtil travail. Les cinq formes de conversion identifiées ici dessinent une gradation dans l’ambition de l’origine populaire à tout justifier, du plus anecdotique au plus fondamental, de la simple qualité marchande au projet d’une vie entière. Dans tous les cas, un processus de mystification est à l’œuvre, qui vise à faire oublier que cette valeur est en fait le produit d’un travail de construction, une tentative de mettre un parcours personnel en résonance avec des discours dominants. Pour réaliser cette opération, l’acteur profite de la relative plasticité de l’expérience, qui lui permet tantôt de capitaliser (Erfahrung), tantôt de se distinguer, voire d’exclure en situation agonistique ou de crise (Erlebnis). Mais c’est dans le jeu entre ces deux dimensions de l’expérience que l’acteur produit l’illusion d’une valeur ontologique de son expérience. Celle-ci est fortement liée à la virtuosité de sa mise en récit : ne pas en dire trop, maîtriser l’art de l’évocation, réifier l’expérience tout en continuant à lui attribuer une part d’incommunicable. C’est seulement de cette façon que l’acteur, premier convaincu de cette valeur, est à même de convaincre l’autre.

40Si le travail de conversion de l’expérience en valeur est capable de mystifier jusqu’au producteur de cette opération, c’est bien parce que l’expérience dont il est question occupe une place centrale dans son histoire. C’est la force de cette expérience qui constitue l’argument ultime souvent brandi en cas de contestation d’une telle valeur. Faire passer son expérience pour une ressource sans s’appuyer sur la force de cette expérience expose à la dénonciation de manipulation. Le discours de l’origine populaire comme ressource doit donc toujours se mettre à l’abri d’une telle critique et même l’anticiper. Là encore la virtuosité de la mise en récit, véritable compétence sociale, intervient pour faciliter la mise en en œuvre des « procédures d’authentification » de l’expérience.

41Néanmoins, et malgré de fortes similitudes entre les trois pays étudiés ici, ces stratégies individuelles de mise en récit de soi et de conversion en ressource de l’origine sociale subalterne demeurent fortement contingentes des idéologies et des répertoires d’évaluation culturels nationaux [46]. La démarche comparative révèle ainsi que les Américains s’appuient davantage sur l’idéologie visant à valoriser la diversité et sur l’idée selon laquelle le fait de venir d’un milieu populaire constitue en soi la marque d’un certain ascétisme moral. Ces stratégies narratives témoignent d’une tendance à minimiser les différences qui opposent le groupe d’origine et le groupe d’arrivée. De leur côté, les Français mobilisent plus souvent des répertoires emprunts d’une logique de dénonciation de la domination de classe, suggérant par exemple que leur origine leur offre une plus grande capacité à résister aux normes imposées par leur nouveau milieu social. De plus, ils se révèlent plus prompts à mettre cette origine au service de stratégies de distinction sociale, révélant ainsi le caractère structurant des hiérarchies dans leurs représentations. À l’opposé de ces deux modèles, les récits des Indiens illustrent l’existence d’un contexte idéologique dans lequel la mise en valeur de l’origine modeste est beaucoup plus difficile à réaliser. Dès lors, le processus de conversion passe davantage par la mise en avant de l’identité collective dalit, et beaucoup moins par des stratégies narratives visant à masquer tout le travail de production de la valeur de l’origine sociale [47].

Notes

  • [1]
    Jules Naudet, « L’expérience de la mobilité sociale. Plaidoyer pour une approche par le discours », Bulletin de méthodologie sociologique, 112 (1), 2011, p. 43-62.
  • [2]
    Nos interlocuteurs étaient des hauts fonctionnaires, des cadres supérieurs du secteur privé et des universitaires. Les parents des interviewés français et américains étaient tous ouvriers ou employés peu qualifiés. Ceux des interviewés indiens étaient agriculteurs sans terre, petits paysans, ouvriers, travailleurs manuels ou employés peu qualifiés. Les entretiens conduits en anglais sont traduits par nos soins. Pour davantage de détails sur l’échantillon et la méthodologie de l’enquête, voir J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, Paris, PUF, 2012, chap. 2.
  • [3]
    Wolfgang Lehmann, « Becoming Middle Class : How Working-class University Students Draw and Transgress Moral Class Boundaries », Sociology, 43 (4), 2009, p. 631-647.
  • [4]
    Erving Goffman, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975.
  • [5]
    Pour Louis Dumont, la hiérarchie d’une société serait en fait définie par une valeur, ou une « idéologie », qui engloberait toutes les autres valeurs, selon le principe de l’« englobement du contraire ». Chaque élément d’une société ferait partie de l’ensemble, lui serait consubstantiel ou identique, mais en même temps parviendrait à s’en distinguer ou à s’y opposer. Louis Dumont, Homo hierarchicus : le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, 1979, postface ; Michael Houseman, « La relation hiérarchique : idéologie particulière ou modèle général ? », dans Jean-Claude Galey (dir.), Différences, valeurs, hiérarchie : textes offerts à Louis Dumont, Paris, EHESS, 1984, p. 299-318. On peut trouver un bon exemple empirique de cette théorie dans la description que fait Bourdieu du « monde à l’envers » de la maison kabyle : sitôt le seuil franchi, l’espace se retourne, les orients s’échangent et l’on passe d’un monde à un autre, les valeurs viriles et masculines qui étaient dominantes à l’extérieur se soumettant à la domination féminine de l’espace intérieur. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
  • [6]
    Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard, 1989, p. 24.
  • [7]
    C. Grignon, « Présentation », dans Richard Hoggart, 33 Newport Street : Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1991, p. 12.
  • [8]
    Cécile Vigour, La comparaison dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2005, chap. 6.
  • [9]
    Ce type de discours n’est évidemment pas hégémonique et les récits d’autres interviewés laissent clairement deviner une volonté « d’aller jusqu’au bout » du processus enclenché, de faire tous les sacrifices nécessaires à une carrière brillante.
  • [10]
    Entretien avec Balarama, 28 ans, Master of Engineering, ingénieur ; père ouvrier en usine, mère accumule les petits travaux dans le bidonville. Bombay, 23 décembre 2006.
  • [11]
    Entretien avec Judicaël, 33 ans, Polytechnique, cadre dirigeant dans une banque d’investissement ; père ouvrier, mère cuisinière dans une cantine scolaire. Paris, 27 avril 2005.
  • [12]
    Entretien avec Michael, 37 ans, doctorat de science politique, associate professor dans une université de la Ivy League ; père travailleur intérimaire, mère vendeuse. Chicago, 2 mai 2007.
  • [13]
    C. Grignon, « Présentation », cité, p. 12.
  • [14]
    Entretien avec Henri, 60 ans, ENA interne, haut fonctionnaire dans l’un des grands corps de l’administration française ; père inconnu, mère ouvrière spécialisée. Paris, 20 octobre 2008.
  • [15]
    Entretien avec Jay, 49 ans, doctorat de physique, SES Officer ; orphelin de père, mère fleuriste. Washington, DC, 7 septembre 2007.
  • [16]
    Entretien avec Mireille, 53 ans, ENA interne, haut fonctionnaire ; père manœuvre, mère femme de ménage. Paris, 22 septembre 2008.
  • [17]
    Entretien avec Dan, 40 ans, doctorat de littérature anglaise, professeur, directeur d’un département de sciences sociales dans une grande université de Chicago ; père inconnu, mère femme de ménage. Chicago, 2 août 2007.
  • [18]
    Entretien avec Abani, 62 ans, doctorat de russe, professeur ; parents agriculteurs. New Delhi, 25 novembre 2006.
  • [19]
    Mathieu Marraud, Nicolas Lyon-Caen, « Le prix de la robe : coûts et conséquences du passage à l’office dans la marchandise parisienne, v. 1680-v. 1750 », dans Robert Descimon, Élie Haddad (dir.), Épreuves de noblesse. Les expériences nobiliaires de la haute robe parisienne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 233-256.
  • [20]
    É. Haddad, « Introduction », dans ibid., p. 24.
  • [21]
    Theodore Zeldin, Histoire des passions françaises. Tome 1. Ambition et amour, Paris, Le Seuil, 1979.
  • [22]
    On peut rapprocher ce processus d’acceptation du populaire au sein de l’élite de celui qui a conduit à l’acceptation des femmes au sein de l’élite. Voir Juliette Rennes, Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige. 1880-1940, Paris, Fayard, 2007. J.-C. Passeron, quant à lui, affirme que la « réhabilitation des cultures populaires » est en partie liée à « l’application du relativisme culturel » aux classes populaires, à un certain investissement savant « dans l’inventaire des cultures populaires européennes ». C. Grignon, J.-C. Passeron,Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, op. cit., p. 33.
  • [23]
    Les travaux de Claude Poliak sur les « manières profanes de parler de soi » ont bien mis en évidence le fait que la mise en récit des expériences personnelles constitue une compétence socialement déterminée. Claude Poliak, « Manières profanes de “parler de soi” », Genèses, 47 (2), 2002, p. 4-20. Dans la continuité de ses travaux, Gérard Mauger a ouvert des pistes intéressantes pour tenter d’objectiver les différentes « sociogenèses » de l’accès à la « pensée pensante ». Gérard Mauger, « Sens pratique et conditions sociales de possibilité de la pensée “pensante” », Cités, 38 (2), 2009, p. 61-77.
  • [24]
    Jerome Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Paris, Pocket, 2005, p. 29. Le critique littéraire Bruce Robbins insiste lui aussi sur l’aspect décisif de la narration dans la mise en valeur de l’expérience du populaire. Il place ainsi au centre de sa problématique la question des conditions rendant possible la mise en valeur de l’origine sociale : « Quoi que cela représente pour les sociologues, je considère que la mobilité sociale est aussi une histoire. Et je suppose que, dans cette histoire, l’état initial de misère économique représente une sorte de capital pervers, un capital qui ne peut être encaissé que lorsqu’il est donné à voir aux autres. (…) Si la pauvreté ostentatoire est un placement stratégique dans un jeu narratif, on est alors curieux de savoir de quelle sorte de jeu il s’agit. Pourquoi l’auditeur se sent-il obligé de reconnaître que des points ont été marqués ? Est-ce simplement que plus la distance gravie est grande, plus on a le droit de se vanter de sa réussite ? ». Bruce Robbins, Upward Mobility and the Common Good : Toward a Literary History of the Welfare State, Princeton, Princeton University Press, 2007, p. XI.
  • [25]
    « Erleben se caractérise par les traits de l’immédiateté, de l’immanence et de la passivité, qui définissent également le fait tout simple de vivre (…). » Barbara Cassin, Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Paris, Le Seuil, 2004, entrée « Erleben » p. 369).
  • [26]
    Entretien avec Fabrice, 46 ans, ENA externe, haut fonctionnaire ; père cumule les petits métiers, mère aide-ménagère. Paris, 2 et 19 novembre 2008.
  • [27]
    Lionel Trilling, Sincerity and Authenticity, Cambridge, Harvard University Press, 1972, p. 94.
  • [28]
    Nathalie Heinich, « Art contemporain et fabrication de l’authentique », Terrain, 33, 1999, p. 5-6.
  • [29]
    Pierre Bourdieu, La distinction : critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p. 355-356.
  • [30]
    Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.
  • [31]
    Clifford Geertz définit l’idéologie comme une sorte de carte symbolique, un ensemble d’images évocatrices (suasive images) fournissant à l’individu un ensemble de croyances, de récits historiques et de valeurs qui l’aident à trouver sa place dans la société et à s’orienter dans ses actions. L’idéologie constitue une grille de lecture et de compréhension du monde extrêmement séduisante parce qu’elle tire son pouvoir de persuasion de sa capacité à rendre compte des aspects de la réalité sociale qui produisent un décalage entre les valeurs des individus et leurs pratiques telles qu’elles sont motivées par leurs intérêts. Clifford Geertz, « Ideology as a Cultural System », dans David Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, The Free Press, 1964, p. 47-76.
  • [32]
    Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [33]
    Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Flammarion, 1995 (1793), paragraphe 40.
  • [34]
    Recours qui n’est jamais plus évident que quand des entreprises transforment une contrainte juridique et politique en catégorie managériale et l’appliquent de manière sélective et intéressée. Voir Laure Bereni, « “Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise” : la transformation d’une contrainte juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, 35 (3), 2009, p. 87-105 ; Milena Doytcheva, « Réinterprétations et usages sélectifs de la diversité dans les politiques des entreprises », ibid., p. 107-123 ; Daniel Sabbagh, « L’itinéraire contemporain de la “diversité” aux États-Unis : de l’instrumentalisation à l’institutionnalisation ? », ibid., p. 31-47.
  • [35]
    J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, op. cit., chap. 4 et 5.
  • [36]
    Dans La dignité des travailleurs : exclusion, race, classe et immigration en France et aux États-Unis (Paris, Presses de Sciences Po, 2002), Michèle Lamont remarque ainsi que « comparés à leurs homologues américains, [l]es travailleurs français utilisent un langage de lutte des classes pour tracer des frontières plus fortes à l’encontre de la classe supérieure, qu’ils associent à exploitation et déshumanisation » (p. 21), et plus loin : « Bien que les travailleurs français recherchent, comme leurs homologues américains, à préserver l’ordre moral du monde et l’intégrité personnelle, ils se sentent moins concernés par la protection de la morale individuelle » (p. 219).
  • [37]
    J. Naudet, Entrer dans l’élite : parcours de réussite en France, aux États-Unis et en Inde, op. cit., p. 162-168.
  • [38]
    Dalit, qui provient du marathi, signifie littéralement brisé et opprimé. Au départ éminemment politique car impliquant une posture de lutte, ce terme, aujourd’hui considéré comme politiquement correct, est souvent mobilisé pour désigner l’ensemble des groupes anciennement intouchables (mais toujours victimes, de fait, de l’intouchabilité).
  • [39]
    Entretien avec Ravidas, 65 ans, doctorat de droit, professeur ; parents agriculteurs. Bombay, 26 octobre 2006.
  • [40]
    Entretien avec Dhanna, 56 ans, doctorat de relations internationales, professeur ; parents agriculteurs. Delhi, 23 novembre 2006.
  • [41]
    Entretien avec Keshav, 47 ans, Master of Engineering, IAS Officer ; parents agriculteurs. Nagpur, 3 octobre 2006.
  • [42]
    J. Naudet, « “Paying back to Society” : Upward Social Mobility among Dalits », Contributions to Indian Sociology, 42 (3), 2008, p. 413-441.
  • [43]
    Kanshi Ram, The Chamcha Age : An Era of Stooges, New Delhi, édition à compte d’auteur, 1982 (https:// archive.org/details/TheChamchaAge).
  • [44]
    Le concept de sanskritisation, développé par M. N. Srinivas tout au long de son œuvre, fait référence au processus par lequel une caste abandonne certaines de ses coutumes, de ses rituels, de ses modes de vie pour adopter les pratiques d’une haute caste, le plus souvent brahmane, dans l’espoir de voir son statut social réévalué.
  • [45]
    Kancha Ilaiah, Why I Am not a Hindu : A Sudra Critique of Hindutva Philosophy, Culture, and Political Economy, Calcutta, Bombay, Samya, 2005 ; Simon Charsley, « Sanskritisation : The Career of an Anthropological Theory », Contributions to Indian Sociology, 32 (2), 1998, p. 527-549.
  • [46]
    M. Lamont, L. Thévenot, « Introduction : Toward a Renewed Comparative Cultural Sociology », dans M. Lamont, L. Thévenot (dir.), Rethinking Comparative Cultural Sociology : Repertoires of Evaluation in France and the United States, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-22.
  • [47]
    Pour les longues discussions que nous avons eues sur le thème de cette étude, je remercie Nicolas Patin, qui a beaucoup travaillé sur la mise en valeur de l’expérience de guerre des députés du Reichstag (Nicolas Patin,La catastrophe allemande (1914-1945), Paris, Fayard, 2014).
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