Notes
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[1]
Pour une discussion plus approfondie de ces approches, voir Constantin Iordachi, « The Ottoman Empire : Syncretic Nationalism and Citizenship in the Balkans », dans Timothy Baycroft, Mark Hewitson (eds), What Is a Nation ? Europe, 1789-1914, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 120-151. Sur l’historiographie des Balkans ottomans et post-ottomans, voir les larges enquêtes proposées par Suraiya Faroqhi, Approaching Ottoman History. An Introduction to Sources, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 et Fikret Adanir, Suraiya Faroqhi (eds), The Ottomans and the Balkans : A Discussion of Historiography (Ottoman Empire and Its Heritage), Leyde, Brill Academic Publishers, 2002.
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[2]
Pour une présentation classique de l’opposition entre nationalismes « civique » et « ethnique », envisagée à travers les traditions nationales contrastées de la France et de l’Allemagne, voir Hans Kohn, The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, New York, Macmillan, 1944 ; H. Kohn, Prelude to Nation-States : The French and German Experience, 1789-1815, Princeton, Van Nostrand, 1967. Pour une application de cette dichotomie à l’histoire des Balkans, voir John Plamenatz, « The Two Types of Nationalism », dans Eugene Kamenka (ed.), Nationalism : The Nature and Evolution of an Idea, Londres, Edward Arnold, 1976, p. 22-36. Pour un point de vue classique sur le nationalisme en Europe de l’Est, voir Peter F. Sugar, Ivo J. Lederer (eds), Nationalism in Eastern Europe, Seattle, University of Washington Press, 1969. Pour une critique de l’opposition entre nationalismes « civique » et « ethnique » et son application aux Balkans, voir C. Iordachi, « The Ottoman Empire : Syncretic Nationalism and Citizenship in the Balkans », cité, p. 120-151.
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[3]
Pour des approches synthétiques illustrant cette tendance historiogaphique nouvelle, voir, entre autres, Mark Mazower, The Balkans : A Short History, New York, Modern Library, 2000 ; John R. Lampe, Balkans into Southeastern Europe : A Century of War and Transition, Houndsmills, Palgrave Macmillan, 2006 ; Andrew Wachtel, The Balkans in World History, Oxford, Oxford University Press, 2008. Pour une lecture critique de l’Empire ottoman tardif, voir Selim Deringil, The Well-Protected Domains. Ideology and the Legitimization of Power in the Ottoman Empire, 1876-1909, Londres, New York, I. B. Tauris, 1998. Sur les échanges transnationaux et les enchevêtrements entre pays balkaniques, voir Roumen Daskalov, Tchavdar Marinov (eds), Entangled History of the Balkans, vol. 1. National Ideologies and Language Policies, Leyde, Brill, 2013 ; Roumen Daskalov, Diana Mishkova (eds), Entangled History of the Balkans, vol. 2. Transfers of Political Ideologies and Institutions, Leyde, Brill, 2013.
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[4]
Voir Maria Todorova, Imagining the Balkans, New York, Oxford University Press, 1997, surtout le chapitre intitulé « The Balkans. Realia – Qu’est-ce qu’il y a de hors-texte ? », p. 161-183. L’ouvrage contient une réflexion sur la pertinence des discours orientalistes appliqués aux Balkans. M. Todorova a développé plus avant l’idée selon laquelle les Balkans seraient l’héritage ottoman dans M. Todorova, « The Ottoman Legacy in the Balkans », dans Carl L. Brown (ed.), Imperial Legacy. The Ottoman Imprint on the Balkans and the Middle East, New York, Columbia University Press, 1996, p. 40-77.
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[5]
Sur les récits de voyage dans les Balkans, voir Wendy Bracewell, Alex Drace-Francis (eds), Balkan Departures : Travel Writing from Southeastern Europe, New York, Berghahn Books, 2009. Sur l’image publique des Balkans à l’Ouest (principalement en Grande-Bretagne) et les représentations balkaniques de l’Occident, voir Andrew Hammond (ed.), The Balkans and the West : Constructing the European Other, 1945-2003, Aldershot, Ashgate, 2004 ; A. Hammond, British Literature and the Balkans : Themes and Contexts, Amsterdam, Rodopi, 2010 ; Eugene Michail, The British and the Balkans : Forming Images of Foreign Lands, 1900-1950, Londres, Continuum, 2011.
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[6]
M. Todorova, Balkan Identities : Nation and Memory, Washington Square, New York University Press, 2004 ; J. R. Lampe, M. Mazower, (eds), Ideologies and National Identities : The Case of Twentieth-Century Southeastern Europe, Budapest, Central European University Press, 2004 ; P. F. Sugar, Eastern European Nationalism in the Twentieth Century, Lanham, American University Press, 1995 ; D. Mishkova, We, the People. Politics of National Peculiarity in Southeastern Europe, Budapest, Central European University Press, 2009.
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[7]
Alina Mungiu-Pippidi, Win van Meurs, (eds), Ottomans into Europeans : State and Institution-Building in Southeast Europe, Londres, Hurst, 2010. Sur les Balkans occidentaux, voir Isa Blumi, Reinstating the Ottomans : Alternative Balkan Modernities, 1800-1912, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
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[8]
Simone Chambers, Jeffrey Kopstein, « Bad Civil Society », Political Theory, 29 (6), décembre 2001, p. 837- 865 ; Jürgen Kocka, Civil Society and Dictatorship in Modern German History, Lebanon, University Press of New England, 2010.
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[9]
Ont contribué à cet ouvrage : Hannes Grandits, Andreas Lyberatos, Radu G. P?un, Dobrinka Parusheva, Edda Binder-Iijima, Dubravka Stojanovic, Nicolas Karapidakis, Noemi Levy, Roumiana Preshlenova, Florin ?urcanu, Olivier Bouquet et Marc Aymes.
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[10]
Pour un appel similaire, voir C. Iordachi, « The Making of Citizenship in the Post-Ottoman Balkans : State Building, Foreign Models, and Legal-Political Transfers », dans A. Mungiu-Pippidi, W. van Meurs (eds), Ottomans into Europeans : State and Institution-Building in Southeast Europe, op. cit., p. 181-222.
Lecture croisée de Conflicting Loyalties in the Balkans : The Great Powers, the Ottoman Empire and Nation-Building, de Hannes Grandits, Nathalie Clayer, Robert Pichler (eds), Londres, I. B. Tauris, 2011, XIV-350 pages, et de Society, Politics and State Formation in Southeastern Europe during the 19th Century, de Tassos Anastassiadis, Nathalie Clayer (eds), Athènes, Alpha Bank Historical Archives, 2011, 403 pages.
1 l’histoire moderne des Balkans a de tout temps fait l’objet d’interprétations conflictuelles et passionnées. Il est possible d’en identifier sommairement quatre grandes approches [1]. La première, défendue principalement par des ottomanistes nostalgiques, voit dans l’Empire ottoman un « âge d’or » de tolérance religieuse et de coexistence multiethnique. À un ordre sociétal ottoman à valence positive car inclusif et pluraliste, elle oppose la violence interethnique, l’exclusion et les migrations forcées qui ont accompagné l’établissement et la consolidation des États-nations dans la région. Elle impute également à des facteurs extérieurs un rôle décisif dans l’effondrement de l’Empire et à d’étroits cercles d’intellectuels l’instigation des mouvements nationaux sécessionnistes dans les Balkans ottomans. En opposition à cette approche, les historiographies nationales balkaniques ont adopté une posture conventionnellement centrée sur la revendication de droits historiques à un État territorial dont elles font remonter les origines aux principautés pré-ottomanes. Sur cette base, elles affirment la légitimité d’une autodétermination nationale fondée sur l’« éveil » ou le « réveil » d’identités ancestrales réprimées. En outre, afin de légitimer les stratégies de modernisation et de rattrapage de l’« Ouest » adoptées par les élites politiques des États balkaniques nouvellement créés, les historiens locaux dépeignent l’Empire comme un occupant illégitime et une impitoyable force d’oppression des populations chrétiennes ; ils l’accusent du retard économique de la région et prônent des stratégies de modernisation reposant sur l’effacement des « traces » matérielles et démographiques de l’héritage ottoman.
2 Ces deux premières approches de l’histoire des Balkans reposent sur des postulats théoriques et méthodologiques différents. Les ottomanistes nostalgiques adhèrent généralement à l’école « moderniste » des études sur le nationalisme et mettent en lumière le caractère « inventé » et donc, de leur point de vue, « artificiel » et « instrumentalisé » des mouvements nationalistes et des États-nations balkaniques. Les chercheurs locaux, eux, adoptent une perspective « primordialiste » qui souligne les robustes « bases ethniques » des nations modernes et les racines historiques pré-modernes des États-nations. Un troisième discours relève de perspectives « orientalistes » externes. La majorité des écrits étrangers (principalement occidentaux) sur les Balkans ont fait de la région un creuset du nationalisme dit « ethnique » et fondé leur argumentation sur l’étude des mouvements nationaux sécessionnistes de l’époque ottomane tardive et sur celle des conflits irrédentistes consécutifs à l’effondrement de l’Empire qui culminèrent avec les guerres balkaniques (1912-1913). La violence ethnique qui accompagna le processus de construction étatique a souvent été expliquée en termes de « mentalité primitive » des populations balkaniques, de structure étatique impériale « arriérée » et de « modernisation incomplète », tandis que le nationalisme balkanique était stigmatisé comme une forme de « tribalisme » et opposé à une version occidentale dite tolérante du « nationalisme civique » [2].
3 À la faveur d’un récent renouveau historiographique, un quatrième courant de recherche a réagi contre l’essentialisation de l’expérience historique des Balkans [3]. Les représentants de ce courant ont proposé des approches alternatives de l’histoire de la région, en présentant les États-nations des Balkans non comme des phénomènes « mutants » mais comme des structures politiques modernes, viables et légitimes. Rejetant aussi bien l’idéalisation que la stigmatisation de l’ordre politique ottoman, ils se proposent de jeter un regard critique sur les analyses qui font de l’héritage ottoman le fondement d’une nouvelle historiographie des Balkans. Le but de cette approche critique est de construire cette « anti-particule » d’excellence académique manquant dans le discours scientifique sur la région, capable de triompher des discours orientalistes [4].
4 Assurément, cette nouvelle vague d’écrits n’est ni unitaire ni homogène. Elle se compose d’une collection plutôt disparate de discours critiques articulés autour de plusieurs groupes de thèmes, émane d’auteurs aussi bien locaux qu’étrangers et reflète des sensibilités (inter) disciplinaires puisqu’elle emprunte à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropologie comme aux études littéraires. L’une de ses principales tendances est l’étude des géographies symboliques, des perceptions et images de l’Autre et des récits de voyage [5]. Une autre explore la formation des identités nationales en relation avec la mémoire historique et ses instrumentalisations politiques [6]. Une autre encore porte sur la formation de l’État, l’édification des institutions et les relations État-société [7].
5 Les deux ouvrages présentés ici sont, dans une large mesure, représentatifs de cette troisième génération de recherches interdisciplinaires critiques. Tous deux portent sur les Balkans ottomans et post-ottomans du XIXe siècle et offrent des perspectives complémentaires, non dénuées de recoupements, sur une période marquée par un changement sociétal rapide et intense. L’un comme l’autre porte le fer contre les stéréotypes et les conceptions erronées qui imprègnent les perceptions publiques – voire parfois « expertes » – de l’histoire moderne de cette région, et offrent, à travers le renouvellement des approches, une vision plus nuancée et complexe des réalités quotidiennes des sociétés de l’Empire ottoman tardif et des mondes post-ottomans.
6 Le volume co-dirigé par Hannes Grandits, Nathalie Clayer et Robert Pichler – au titre évocateur de Conflicting Loyalties in the Balkans – explore l’Empire ottoman tardif et ses incidences sur la formation des nouveaux États et sociétés balkaniques. Issu de la coopération universitaire entre trois centres de recherche renommés sur les Balkans – l’Université Humboldt (Berlin), le Département d’histoire sud-est européenne de l’Université de Graz et le Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC) de l’EHESS (CNRS-Collège de France), cet ouvrage rassemble les contributions de huit chercheurs (consacrés ou de la jeune génération) qui, avec celles des trois co-directeurs, ouvrent une discussion critique sur l’héritage ottoman dans les Balkans.
7 Son principal mérite réside dans le déplacement d’angle de recherche qu’il opère : à l’examen, jusqu’alors dominant, des visions et des actes des élites politiques à Istanbul, centre impérial depuis lequel le processus de construction étatique était gouverné, il privilégie l’étude, localisée et envisagée depuis « le terrain », des processus économiques et sociopolitiques dans les périphéries impériales. Empruntant principalement à l’histoire sociale et à la sociologie historique, ses auteurs font dialoguer les questions de (re) formation de l’État avec les logiques d’intégration/désintégration des communautés. Une question sous-tend l’ensemble de leur réflexion : quel fut l’impact des vastes réformes et des changements socioéconomiques accélérés de cette période sur la configuration des communautés locales balkaniques ? Ils trouvent la réponse dans les transformations économiques, sociales et culturelles intervenues dans des domaines aussi variés que l’éducation, l’urbanisation, les migrations, les affaires religieuses, la société civile et le développement des associations publiques.
8 Ces transformations plurielles sont approchées via le paradigme des loyautés conflictuelles, notion qui aurait pu, me semble-t-il, être conceptualisée de manière plus neutre à travers la catégorie de « liens » sociaux, politiques ou religieux. La formation et les reconfigurations constantes de ces loyautés (liens) ainsi que leur articulation avec les réseaux de parentèle, de patronage, de classe ou de coreligionnaires sont examinées en temps de paix comme en temps de conflits, au même titre que les interactions étroites qu’elles entretinrent avec l’appareil d’État.
9 La démonstration est structurée autour de quatre thèmes de recherche dont chacun fait l’objet d’une partie distincte. La première, intitulée « L’européanisation aux visages de Janus », étudie les significations conflictuelles attachées en contexte ottoman aux notions d’« Europe » et d’« européanisation », ainsi que les vives luttes politiques que se livrèrent la multitude des acteurs locaux et extérieurs qui ambitionnaient de s’approprier et de contrôler leur définition et leur mise en œuvre. Les cas d’étude retenus couvrent une variété d’acteurs « marginaux » et de localisations « périphériques ». Malte Fuhrmann explore les défis discursifs que l’Empire opposa aux revendications de supériorité européenne. Son prisme met l’accent sur l’étude de groupes marginaux de citoyens européens qui migrèrent vers le territoire ottoman et se retrouvèrent, physiquement mais aussi symboliquement, pris entre « terres européennes » et Empire ottoman. Plus spécifiquement, il retrace le discours de l’administration impériale sur des prostituées, des proxénètes et des vagabonds étrangers venus principalement d’Allemagne et de l’Empire des Habsbourg à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. L’exemple de ces groupes étrangers situés aux marges du système sociopolitique ottoman – et décrits dans la presse ottomane comme « dangereux » pour la sécurité publique – fut mobilisé par l’administration pour contrer la prétention de l’Europe à exercer une mission civilisatrice en Orient. Il servit également à affirmer l’idée d’une supériorité morale de l’Empire sur un Occident « décadent ».
10 Bernard Lory met en lumière le rôle ambivalent des écoles à Bitola, cité multiethnique et multiconfessionnelle (connue aussi sous le nom Monastíri en grec, Manast?r en turc et Monastiri en albanais) durant la période située entre la guerre de Crimée et les guerres des Balkans (1860-1912). Il démontre que ces écoles, qui servirent de lieu de transmission des connaissances ou d’agents d’européanisation, constituèrent également des pépinières pour les jeunes pousses nationalistes et des ferments de violence. Ioannis Zelepos, quant à lui, explore l’émergence et l’évolution des associations culturelles, religieuses et nationalistes dans l’État-nation grec depuis sa création en 1830 jusqu’à la décennie de guerres (1912-1922) et souligne leurs apports au développement de la société civile comme leurs limites. Il tient leur faiblesse et leurs efforts pour assumer des tâches normalement accomplies par l’État moderne pour responsables de la politique d’irrédentisme grec et de ses échecs. Dans cette perspective, sans doute aurait-il été utile de tester l’applicabilité du concept de « mauvaise société civile » (bad civil society) à la Grèce de l’avant-guerre et de la première guerre mondiale [8].
11 La deuxième partie porte sur les activités et le comportement de groupes intermédiaires « ambigus » qui, riches de leurs membres et de leurs rôles multiples, furent à bien des égards capables de transcender le contexte ottoman. Nathalie Clayer étudie ainsi l’interaction entre confessionnalisation et nationalisme. Employant une méthodologie d’histoire croisée, elle met en lumière les changements de configurations identitaires survenus parmi les chrétiens et les musulmans albanophones de l’Ouest de l’actuel Kosovo. Sa démarche l’amène à remettre en question le paradigme de la « sécularisation » et à éclairer le rôle important de la religion en tant que facteur d’intégration sociale ayant facilité l’émergence du nationalisme. Hannes Grandits explore la violente désintégration de l’Herzégovine ottomane, tandis que Alexander Vezenkov place au premier plan la trajectoire de militants de la cause révolutionnaire bulgare, qui furent par ailleurs des notables et responsables ottomans. Ce faisant, il aide à mieux cerner le rôle de ces élites chrétiennes qui décidèrent de quitter le système ottoman alors même qu’elles étaient largement le produit des réformes ottomanes.
12 La troisième partie est consacrée à la reconfiguration des loyautés de groupes intervenue au cours de la transition de l’ordre impérial aux États-nations. Eyal Ginio étudie l’impact de la conscription durant les guerres balkaniques sur les communautés juives de langue ladino (séfarades), qui résidaient à Istanbul, dans la partie européenne de l’Empire et en Anatolie occidentale. Elle défend l’argument selon lequel les guerres balkaniques ont marqué un tournant irréversible dans les relations entre l’État ottoman et ses minorités non musulmanes. Ainsi, bien qu’ils aient pris une part active à l’effort de guerre et qu’ils aient figuré parmi les principaux partisans de l’ottomanisme, les Juifs furent assez vite confrontés à une nouvelle forme d’ottomanisme, plus exclusiviste, qui mettait l’accent sur le rôle de l’islam au détriment des groupes non musulmans. Enfin, Eva Anne Frantz analyse l’émergence, dans le Kosovo de la fin de la période ottomane, de combattants catholiques locuteurs de l’albanais, connus sous le nom de Fandi, et discute les formes d’identité collective qui se développèrent entre 1870 et 1890 dans le groupe socioprofessionnel distinct qu’ils constituèrent.
13 La quatrième et dernière partie porte sur le nationalisme au concret, resitué dans son contexte social. Elle décrit le « tournant nationaliste » inscrit dans les continuités et les ruptures des sociétés balkaniques. Nataša Miškovi? défend l’idée selon laquelle la société serbe était extrêmement hétérogène, même si le projet nationaliste fondé sur un noyau de mythes fondateurs a assuré une certaine cohésion aux Serbes et leur a conféré le sens d’une mission historique partagée. Divisée entre élites politiques rivales, cette société se caractérisait également par un fossé croissant entre élites et citoyens ordinaires. Dans le dernier chapitre, Galia Valtchinova introduit une perspective comparative, éminemment nécessaire dans les deux volumes, en se centrant sur l’étude de deux villes appartenant aujourd’hui au Sud de la Bulgarie : Melnik (la Melenikon grecque) et Stanimaka/Assenovgrad (Stenimachos Stanimaka en grec). Selon elle, le système ottoman a facilité le développement de formes d’intégration sociale fondées sur des pratiques d’hellénismes emboîtés (nesting Hellenism), tandis que l’avènement de l’État-nation a suscité désintégration sociale, rivalités nationales et conflits ouverts. Dans l’ensemble, le volume offre une image foisonnante des constellations denses et fluides d’acteurs et de réseaux dont les combinaisons plurielles, parfois non anticipées, ont accompagné la transition entre l’ordre politique ottoman et les mondes post-ottomans.
14 L’ouvrage coordonné par Tassos Anastassiadis et Nathalie Clayer, Society, Politics and State Formation in Southeastern Europe during the 19th Century, rassemble des contributions en anglais et en français présentées dans le cadre d’une conférence internationale sur le développement économique des Balkans au XIXe siècle, financée et organisée par les Archives historiques de la Banque Alpha et qui s’est tenue à Corfou en octobre 2009 [9].
15 Son objectif est de recentrer la recherche universitaire depuis le thème privilégié du nationalisme et des idéologies nationales vers la question de la formation de l’État et des interactions entre État et société [10]. Dans leur introduction, T. Anastassiadis et N. Clayer plaident en faveur d’un renoncement aux concepts normatifs de « sociétés en retard » (backward societies), de libéralisation incomplète et de modernisation échouée pour caractériser l’évolution des Balkans ottomans et post-ottomans. En lieu et place de ces notions, ils proposent de rendre compte de l’impact du « capitalisme de l’imprimé » sur l’évolution de la société agro-lettrée ottomane, et ce à partir d’approches historiques et sociologiques. L’ouvrage est organisé en quatre parties qui portent respectivement sur les bureaucraties en tant qu’attribut clé de la modernité étatique, sur la légitimité politique et les pratiques de pouvoir, sur les politiques publiques et enfin sur les paradoxes et les opportunités des nouveaux mondes (post)-impériaux. Les auteurs déclinent des questions relatives à l’établissement des institutions nationales et des monarchies constitutionnelles. Ils vont toutefois au-delà de cet aspect formel-juridique pour explorer les sociabilités politiques et s’interroger sur les conditions de formulation et de mise en œuvre des politiques publiques par les acteurs locaux. Leurs contributions adoptent des focales principalement nationales, offrant des études de cas sur l’Empire ottoman, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce. Deux chapitres, que l’on doit respectivement à Roumiana Preshlenova et à Dobrinka Parusheva, ont opté pour des perspectives explicitement régionales ou comparatives.
16 Lus conjointement, ces deux ouvrages ajoutent à notre connaissance et à notre compréhension de la fabrique sociale ottomane tardive. Assurément, il est rare que des actes de colloque fassent saillir une conclusion intégrée, fondée sur une vision unitaire des enjeux abordés. Néanmoins, grâce à la multiplicité des perspectives offertes sur des sujets centraux de la recherche historiographique, grâce aussi à la valorisation d’approches méthodologiques inédites, inspirées de la micro-histoire et des théories de l’acteur, ces deux volumes permettent de développer une vision d’ensemble de l’état de la recherche et des nouveaux chantiers relatifs à l’histoire des Balkans. On ne peut dès lors que souhaiter lire plus souvent des ouvrages de cet ordre – en particulier des écrits dans lesquels la méthode comparative serait utilisée de manière plus explicite et plus systématique – afin de réfuter les lectures téléologiques, les stéréotypes et les dichotomies « orientalistes » Est-Ouest qui imprègnent encore maints récits de l’histoire des Balkans. ?
Notes
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[1]
Pour une discussion plus approfondie de ces approches, voir Constantin Iordachi, « The Ottoman Empire : Syncretic Nationalism and Citizenship in the Balkans », dans Timothy Baycroft, Mark Hewitson (eds), What Is a Nation ? Europe, 1789-1914, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 120-151. Sur l’historiographie des Balkans ottomans et post-ottomans, voir les larges enquêtes proposées par Suraiya Faroqhi, Approaching Ottoman History. An Introduction to Sources, Cambridge, Cambridge University Press, 1999 et Fikret Adanir, Suraiya Faroqhi (eds), The Ottomans and the Balkans : A Discussion of Historiography (Ottoman Empire and Its Heritage), Leyde, Brill Academic Publishers, 2002.
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[2]
Pour une présentation classique de l’opposition entre nationalismes « civique » et « ethnique », envisagée à travers les traditions nationales contrastées de la France et de l’Allemagne, voir Hans Kohn, The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, New York, Macmillan, 1944 ; H. Kohn, Prelude to Nation-States : The French and German Experience, 1789-1815, Princeton, Van Nostrand, 1967. Pour une application de cette dichotomie à l’histoire des Balkans, voir John Plamenatz, « The Two Types of Nationalism », dans Eugene Kamenka (ed.), Nationalism : The Nature and Evolution of an Idea, Londres, Edward Arnold, 1976, p. 22-36. Pour un point de vue classique sur le nationalisme en Europe de l’Est, voir Peter F. Sugar, Ivo J. Lederer (eds), Nationalism in Eastern Europe, Seattle, University of Washington Press, 1969. Pour une critique de l’opposition entre nationalismes « civique » et « ethnique » et son application aux Balkans, voir C. Iordachi, « The Ottoman Empire : Syncretic Nationalism and Citizenship in the Balkans », cité, p. 120-151.
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[3]
Pour des approches synthétiques illustrant cette tendance historiogaphique nouvelle, voir, entre autres, Mark Mazower, The Balkans : A Short History, New York, Modern Library, 2000 ; John R. Lampe, Balkans into Southeastern Europe : A Century of War and Transition, Houndsmills, Palgrave Macmillan, 2006 ; Andrew Wachtel, The Balkans in World History, Oxford, Oxford University Press, 2008. Pour une lecture critique de l’Empire ottoman tardif, voir Selim Deringil, The Well-Protected Domains. Ideology and the Legitimization of Power in the Ottoman Empire, 1876-1909, Londres, New York, I. B. Tauris, 1998. Sur les échanges transnationaux et les enchevêtrements entre pays balkaniques, voir Roumen Daskalov, Tchavdar Marinov (eds), Entangled History of the Balkans, vol. 1. National Ideologies and Language Policies, Leyde, Brill, 2013 ; Roumen Daskalov, Diana Mishkova (eds), Entangled History of the Balkans, vol. 2. Transfers of Political Ideologies and Institutions, Leyde, Brill, 2013.
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[4]
Voir Maria Todorova, Imagining the Balkans, New York, Oxford University Press, 1997, surtout le chapitre intitulé « The Balkans. Realia – Qu’est-ce qu’il y a de hors-texte ? », p. 161-183. L’ouvrage contient une réflexion sur la pertinence des discours orientalistes appliqués aux Balkans. M. Todorova a développé plus avant l’idée selon laquelle les Balkans seraient l’héritage ottoman dans M. Todorova, « The Ottoman Legacy in the Balkans », dans Carl L. Brown (ed.), Imperial Legacy. The Ottoman Imprint on the Balkans and the Middle East, New York, Columbia University Press, 1996, p. 40-77.
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[5]
Sur les récits de voyage dans les Balkans, voir Wendy Bracewell, Alex Drace-Francis (eds), Balkan Departures : Travel Writing from Southeastern Europe, New York, Berghahn Books, 2009. Sur l’image publique des Balkans à l’Ouest (principalement en Grande-Bretagne) et les représentations balkaniques de l’Occident, voir Andrew Hammond (ed.), The Balkans and the West : Constructing the European Other, 1945-2003, Aldershot, Ashgate, 2004 ; A. Hammond, British Literature and the Balkans : Themes and Contexts, Amsterdam, Rodopi, 2010 ; Eugene Michail, The British and the Balkans : Forming Images of Foreign Lands, 1900-1950, Londres, Continuum, 2011.
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[6]
M. Todorova, Balkan Identities : Nation and Memory, Washington Square, New York University Press, 2004 ; J. R. Lampe, M. Mazower, (eds), Ideologies and National Identities : The Case of Twentieth-Century Southeastern Europe, Budapest, Central European University Press, 2004 ; P. F. Sugar, Eastern European Nationalism in the Twentieth Century, Lanham, American University Press, 1995 ; D. Mishkova, We, the People. Politics of National Peculiarity in Southeastern Europe, Budapest, Central European University Press, 2009.
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[7]
Alina Mungiu-Pippidi, Win van Meurs, (eds), Ottomans into Europeans : State and Institution-Building in Southeast Europe, Londres, Hurst, 2010. Sur les Balkans occidentaux, voir Isa Blumi, Reinstating the Ottomans : Alternative Balkan Modernities, 1800-1912, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
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[8]
Simone Chambers, Jeffrey Kopstein, « Bad Civil Society », Political Theory, 29 (6), décembre 2001, p. 837- 865 ; Jürgen Kocka, Civil Society and Dictatorship in Modern German History, Lebanon, University Press of New England, 2010.
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[9]
Ont contribué à cet ouvrage : Hannes Grandits, Andreas Lyberatos, Radu G. P?un, Dobrinka Parusheva, Edda Binder-Iijima, Dubravka Stojanovic, Nicolas Karapidakis, Noemi Levy, Roumiana Preshlenova, Florin ?urcanu, Olivier Bouquet et Marc Aymes.
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Pour un appel similaire, voir C. Iordachi, « The Making of Citizenship in the Post-Ottoman Balkans : State Building, Foreign Models, and Legal-Political Transfers », dans A. Mungiu-Pippidi, W. van Meurs (eds), Ottomans into Europeans : State and Institution-Building in Southeast Europe, op. cit., p. 181-222.