Couverture de CRII_057

Article de revue

Lecture croisée . La non-utilisation de l'arme nucléaire depuis 1945 : tabou ou tradition ?

Pages 163 à 169

Notes

  • [1]
    Thomas Schelling, The Nuclear Taboo, NPRI, Nuclear Policy Research Institute, 24 octobre 2005 (site : www.Nuclearpolicy.org/print.cfm?ID=2558 , accessed, 10.01.2006).
  • [2]
    The French White Paper on Defence and National Security, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 2008, p. 38.
  • [3]
    Nina Tannenwald, The Nuclear Taboo : The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
  • [4]
    Thazha Varkey Paul, The Tradition of Non-Use of Nuclear Weapons, Stanford, Stanford University Press, 2009.
  • [5]
    En référence au leitmotiv « what’s next ? » de Jed Bartlet, président des États-Unis dans la série West Wing.
  • [6]
    George H. Quester, Nuclear First Strike : Consequences of a Broken Taboo, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006 ; Mark Fitzpatrick, The World After. Proliferation, Deterrence and Disarmament if the Nuclear Taboo Is Broken, Paris, Institut français des relations intrenationales (IFRI), Proliferation Papers n° 27, 2009 ; William C. Potter, In Search of the Nuclear Taboo. Past, Present, and Future, Paris, IFRI, Proliferation Papers n° 31, 2010.
  • [7]
    Le programme de recherche du constructivisme conventionnel en relations internationales a pris les questions de sécurité comme cible prioritaire de son offensive/dialogue avec le réalisme dans les années 1990. Voir notamment l’ouvrage clé de Peter J. Katzenstien (ed.), The Culture of National Security : Norms and Identities in World Politics, New York, Columbia University Press, 1996.
  • [8]
    N. Tannenwald, The Nuclear Taboo : The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons since 1945, op. cit., p. 10. Le tabou concerne donc seulement l’usage en premier de l’arme nucléaire, et non l’emploi en représailles ou la possession, comme l’auteure prend soin de le souligner (p. 12 et 57).
  • [9]
    Scott D. Sagan, « Realist Perspectives on Ethical Norms and Weapons of Mass Destruction », dans Scott D. Sagan, Sohail H. Hashmi, Steven P. Lee, Ethics and Weapons of Mass Destruction, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Ward Thomas, The Ethics of Destruction : Norms and Force in International Relations, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
  • [10]
    S.D. Sagan, « Realist Perspectives on Ethical Norms and Weapons of Mass Destruction », cité, p. 76.
  • [11]
    « Ce qui rend les armes atomiques différentes, c’est une puissante tradition [qui affirme] qu’elles sont différentes. (…) Il existe (…) une tradition de non-utilisation des armes atomiques, une attente conjointe reconnue portant sur le fait qu’elles ne doivent pas être utilisées, en dépit des déclarations proclamant que l’on est prêt à les utiliser, et ce même dans les cas où leur emploi représente un avantage tactique. » T. Schelling, The Strategy of Conflict, nouvelle édition, Cambridge, Mass./Londres, Harvard University Press, 1980.
  • [12]
    Pour l’argumentation détaillée de T.V. Paul sur la pertinence supérieure de la notion de tradition par rapport à celle de tabou, voir T.V. Paul, « Taboo or Tradition ? The Non-Use of Nuclear Weapons in World Politics », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 853-863.
  • [13]
    T.V. Paul, The Tradition of Non-Use of Nuclear Weapons, op. cit., p. 2-3.
  • [14]
    Ibid., p. 30-32.
  • [15]
    Ibid., p. 8 ; Janne Nolan, « The Ambivalence of the Nuclear Taboo », Nonproliferation Review, 15 (3), 2008, p. 541 ; Theo Farrell, « Nuclear Non-Use : Constructing a Cold War History », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 826-827 ; Lynn Eden, « The Contingent Taboo », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 834-837.
  • [16]
    S.D. Sagan, The Limits of Safety : Organizations, Accidents, and Nuclear Weapons, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; Bruce G. Blair, The Logic of Accidental Nuclear War, Washington, The Brookins Institution Press, 1993 ; Martin Hellman, « How Risky Is Nuclear Optimism ? » Bulletin of the Atomic Scientists, 67 (2), 2011, p. 47-56.
  • [17]
    Sur cette question fondamentale du renoncement à la possession de l’arme nucléaire et des problèmes méthodologiques et épistémologiques que cela soulève, voir Benoît Pelopidas, Renoncer à l’arme nucléaire, Paris, Presses de Sciences Po, à paraître.
  • [18]
    François Mitterrand, président de la République, Lettre au Premier ministre relative aux travaux de la Commission du Livre blanc, 7 décembre 1993.
  • [19]
    Carol Atkinson, « Using Nuclear Weapons », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 840.
  • [20]
    Je remercie B. Pelopidas d’avoir rappelé mon attention sur ce point. Michael Dobbs, One Minute to Midnight : Kennedy, Khrushchev, and Castro on the Brink of Nuclear War, New York, Knopf, 2008 ; S.D. Sagan, The Limits of Safety : Organizations, Accidents, and Nuclear Weapons, op. cit..
  • [21]
    W.C. Potter, In Search of the Nuclear Taboo. Past, Present, and Future, op. cit..
  • [22]
    « Les avis consultatifs rendus par la CIJ [Cour internationale de justice] le 8 juillet 1996 sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires dans un conflit armé (OMS) et sur la licéité de la menace et de l’emploi d’armes nucléaires (AGNU) », Annuaire français de droit international, XLII, 1996, p. 328. Marc Perrin de Brichambaut (s’exprimant à titre personnel) a plaidé au nom du gouvernement français dans la procédure en question.
  • [23]
    Sur la difficulté en France de débattre des limites de validité de la dissuasion nucléaire, voir B. Pelopidas, « French Nuclear Idiosyncrasy. How It Affects French Nuclear Policies Towards the United Arab Emirates and Iran », Cambridge Review of International Affairs, 25 (1), 2012, p. 143-169.
English version
« L’événement le plus spectaculaire du dernier demi-siècle est un événement qui ne s’est pas produit. Nous avons profité de soixante ans sans explosion d’arme nucléaire à des fins agressives[1] . »
« La rupture du tabou nucléaire elle-même n’est plus improbable[2] . »

1 Comment expliquer que l’arme nucléaire n’ait jamais été utilisée après le 9 août 1945 ? Pour répondre à cette question fondamentale de l’histoire des relations internationales, deux thèses principales s’affrontent. Les tenants de la dissuasion expliquent l’absence d’emploi de l’arme nucléaire par l’équilibre de puissance – équilibre de la terreur et destruction mutuelle assurée en cas d’usage – et par la qualité dissuasive de l’arme nucléaire. Cette thèse dominante a longtemps écrasé le débat. Les tenants de la thèse du tabou nucléaire proposent une autre explication qui prend comme point de départ une anomalie importante de la thèse dissuasive : la non-utilisation des armes nucléaires dans les cas où il n’y avait pas de risque de représailles (période du monopole américain 1945-1955 ; guerre du Vietnam 1964-1975 ; guerre soviétique en Afghanistan 1979-1989 ; guerre du Golfe 1990-1991 ; Afghanistan 2002 ; Iraq 2003). On peut distinguer trois vagues dans l’étude de la thèse du tabou nucléaire et de l’absence d’usage de l’arme nucléaire. La première, illustrée par la citation de Thomas Schelling, est celle du constat empirique de l’absence de déflagration agressive d’une arme nucléaire et des limites de l’approche dissuasive. La deuxième, représentée principalement par les livres de Nina Tannenwald [3] et Thazha Varkey Paul [4] discutés ici, s’attache à expliquer le développement de la norme prohibant l’usage de l’arme nucléaire. On peut l’appeler ontologique dans la mesure où le débat se focalise sur la nature exacte de la norme. N. Tannenwald affirme qu’il s’agit d’un tabou. T.V. Paul défend l’idée que le non-usage relève d’une tradition. La troisième vague est celle que l’on peut appeler la « vague Jed Bartlet » [5] puisqu’elle s’attache essentiellement à la question « Et après ? Quelles seraient les conséquences d’une rupture du tabou ? » [6].

2 Dans un ouvrage extrêmement bien documenté, N. Tannenwald offre l’une des analyses les plus denses et les plus abouties sur le rôle et le poids des normes internationales dans la définition des règles du jeu de la sécurité internationale [7], analyse qu’elle conjugue à une étude précise de la genèse de la norme de non-utilisation de l’arme nucléaire après Hiroshima, de sa consolidation pendant les années 1950 et de l’institutionnalisation du tabou des années 1960 à la fin de la guerre froide. Cette recherche s’appuie sur des études de cas approfondies (les guerres de Corée, du Vietnam, du Golfe) où l’usage des armes nucléaires par les États-Unis était possible en l’absence de représailles nucléaires, pouvait apparaître stratégiquement pertinent et a été sérieusement envisagé. L’auteure s’attache à comprendre pourquoi les armes nucléaires n’ont plus été utilisées par les États-Unis après 1945, à expliquer l’établissement d’une norme prohibant leur usage et à évaluer l’impact de cette norme sur les décisions des responsables politiques américains.

3 The Nuclear Taboo démontre l’impact de la norme par le biais de trois effets : la norme régule les comportements en contraignant les individus, ici les États incarnés par les décideurs politiques, en prescrivant ou en proscrivant des comportements ; de façon plus profonde, la norme a un effet constitutif en ce sens qu’elle crée ou définit les intérêts et les identités des acteurs. Le tabou nucléaire contribue à définir une catégorie d’armes comme intolérables (les armes de destruction massive) et concourt à définir ce qu’est un « État civilisé » sur la scène internationale ; enfin, le tabou nucléaire a un effet permissif dans la mesure où l’opprobre et la condamnation des armes de destruction massive contribuent à légitimer les armes conventionnelles, dès lors tenues pour tolérables et utilisables. Conformément à la perspective constructiviste qui est la sienne, N. Tannenwald souligne la dimension constitutive de la norme et affirme que la distinction entre pouvoir constitutif et pouvoir régulateur ou contraignant est le socle analytique de son ouvrage (p. 371). Le tabou nucléaire ne se contente pas d’être intégré et de modifier les intérêts des acteurs et leur calcul coûts-bénéfices, il concourt à définir ces intérêts, ainsi que les identités et les pratiques des acteurs qui les portent.

4 Trois mécanismes assurent l’influence de la norme du tabou nucléaire dans le processus décisionnel américain : l’attention des décideurs aux réactions de l’opinion publique et au coût que pourrait causer, en politique intérieure, l’usage de l’arme nucléaire ; le rôle de l’opinion internationale via les organisations internationales, la lutte de propagande entre les États-Unis et l’URSS et le coût que pourrait représenter, en politique internationale, une frappe nucléaire ; les convictions morales des décideurs, notamment dans le cas de Truman et de Kennedy, convictions déterminantes puisque leurs présidences ont eu lieu dans la phase de formation et de consolidation du tabou nucléaire, à une période où sa réversibilité demeurait une probabilité significative. Selon N. Tannenwald, la crise des missiles de Cuba constitue en effet un moment critique dans la cristallisation du tabou.

5 De façon convaincante, l’auteure montre donc que l’usage de l’arme nucléaire est progressivement régi par un tabou qui proscrit son emploi : « Le tabou nucléaire désigne une puissante prohibition de facto contre l’emploi en premier des armes nucléaires. Le tabou n’est pas le comportement (…) lui-même, mais la croyance normative concernant ce comportement » [8], la norme étant comprise comme une attente partagée concernant un comportement, « la prescription ou la proscription d’un comportement en fonction d’une identité donnée » (p. 10), en l’occurrence celle des États-Unis, démocratie libérale et modèle de l’État civilisé sur la scène internationale. Le tabou nucléaire est donc une norme morale plus que juridique qui repose sur la conviction que le pouvoir dévastateur de l’atome viole les principes moraux fondateurs que sont la discrimination et la proportionnalité dans l’usage de la force. Dans la conception de N. Tannenwald, c’est, in fine, ce fondement moral – que minore la thèse de la tradition – qui fait de la norme un tabou : « En bref, le tabou nucléaire est une norme de facto de non-utilisation de l’arme ayant une composante morale très forte » (p. 59).

6 En érigeant l’emploi de l’arme nucléaire en tabou, en lui conférant un fondement moral, l’argumentation vise à contredire les analyses qui n’y voient qu’une tradition au sens de la réitération d’un comportement, selon l’analyse de Scott D. Sagan, ou une convention reposant sur le respect de la réciprocité, selon Ward Thomas [9]. Selon une perspective réaliste, ladite tradition provient essentiellement de la poursuite calculée d’intérêts de sécurité à long terme. Elle a donc pour fondement une logique prudentielle : « Il y a une différence analytique entre les cas où vous renoncez à un acte parce que vous pensez que c’est mal de l’accomplir et les cas où vous renoncez à un acte parce que vous craignez, si vous le commettez, que d’autres le commettent aussi, à titre de conséquence directe ou indirect de votre action » [10]. En d’autres termes, une puissance nucléaire se prive de recourir à son arsenal pour ne pas libérer « le génie nucléaire » de sa boîte et ne pas créer de précédent qui serait contraire à ses intérêts de sécurité. Cette thèse est développée par T. Schelling dans The Strategy of Conflict[11], et c’est la notion même de tradition que T.V. Paul affine pour contredire l’idée que la non-utilisation de l’arme nucléaire est une norme si puissante qu’elle en devient un tabou.

7 La notion de tradition rend compte du caractère dynamique, réversible et plus malléable de la norme, une norme informelle, contre l’usage de l’arme nucléaire [12]. T.V. Paul propose une thèse « éclectique » qui combine les facteurs matériels et les facteurs normatifs pour expliquer la création et le maintien de cette norme. Matériellement, l’effet dévastateur et destructeur exceptionnel de l’arme nucléaire ainsi que l’impact de sa déflagration à court et long terme en font une arme perçue comme radicalement différente par les décideurs. Toutefois, l’explication centrale de T.V. Paul s’appuie sur des facteurs réputationnels [13]. La crainte de l’opprobre international et le souci de la réputation politique au niveau national sont des éléments décisifs pour prévenir l’usage de l’arme nucléaire et instaurer la tradition de son non-emploi, cette tradition étant soutenue par l’itération du comportement des différents protagonistes. L’une des forces de l’analyse de T.V. Paul est qu’elle souligne la complexité de la norme. Les puissances nucléaires ont en effet des préoccupations contradictoires en termes de réputation : la réputation de non-utilisateur ou d’utilisateur responsable (non-use reputation), qui cherche à se préserver de la critique internationale et à prévenir la prolifération nucléaire, s’oppose à la norme dissuasive (deterrence reputation), qui doit préserver la crédibilité du détenteur de l’arme nucléaire à l’utiliser et/ou à menacer de l’utiliser en cas de nécessité [14].

8 Les argumentations de N. Tannenwald et de T.V. Paul se rejoignent sur de nombreux points. Chacun présente sa thèse comme complémentaire de la logique de dissuasion. Chacun met l’accent sur le rôle des acteurs transnationaux comme les mouvements pour la paix et le désarmement ou les savants atomistes ; sur l’importance de la réitération du comportement de non-usage dans des crises de consolidation de la norme. Tous deux insistent également sur le rôle des présidents américains, sur l’importance des facteurs réputationnels ou des anticipations sur le coût politique d’une rupture de la norme ; sur l’importance des accords internationaux (Traité de non-prolifération ; Traités créant des zones exemptes d’armes nucléaires) dans son institutionnalisation. Enfin, chacun met en relief la complémentarité de la logique conséquentialiste et de la logique du comportement approprié, le héraut de la tradition mettant davantage l’accent sur la première logique, la tenante du tabou sur la seconde.

9 C’est la notion de tabou nucléaire qui a été la plus discutée et critiquée. Sans doute N. Tannenwald pousse-t-elle trop loin la logique de son argument. En particulier, elle sous-estime l’existence de doctrines d’emploi de l’arme nucléaire, de stratégies et de planifications, et néglige ceux qui n’ont pas à décider de l’emploi de l’arme, mais ont à planifier les cibles et à définir les caractéristiques et les technologies [15]. C’est là une des lacunes de son ouvrage : elle ne s’attache pas suffisamment à la réception-incorporation de la norme selon les acteurs, en particulier aux différences dans ce domaine entre militaires et civils, comme le soulignent Theo Farrell ou Lynn Eden. Au demeurant, L. Eden affaiblit son contre-argument en présentant une conception très stéréotypée des préférences des institutions militaires et en ne tenant pas compte des divergences ou nuances qui peuvent exister entre les différentes armées et au sein des armées en fonction des intérêts bureaucratiques ou de la culture organisationnelle. N. Tannenwald et T.V. Paul perçoivent cependant tous deux des évolutions susceptibles d’affaiblir la norme (même si la première est plus optimiste que le second) : la prolifération ; l’importance du nucléaire dans certaines doctrines militaires nationales ; la miniaturisation des armes ; les conséquences d’une rupture du tabou.

10 L’apport de ces deux ouvrages pour les relations internationales et les questions nucléaires est essentiel. Celui de N. Tannenwald est une superbe monographie du développement d’une norme internationale et de son impact sur la politique stratégique américaine. C’est l’une des études les plus abouties, sur le plan théorique et empirique, qu’ait produites le courant du constructivisme conventionnel. L’ouvrage de T.V. Paul est moins ambitieux théoriquement, mais plus large empiriquement, puisqu’il étudie l’ensemble des puissances dotées de l’arme nucléaire. Paradoxalement, c’est lui qui emporte l’adhésion sur le caractère pertinent de son argumentation, plus prudente que celle de N. Tannewald qui pousse sa thèse en quelque sorte « un pont trop loin » avec la notion ambitieuse de tabou. C’est pourtant elle qui emporte l’adhésion sur la richesse de son matériau empirique et la rigueur de sa démonstration. The Nuclear Taboo et The Tradition of Non-Use ont en commun deux limites. Tout d’abord, l’usage des armes nucléaires ne concerne ici que l’explosion agressive délibérée, ce qui exclut à la fois la menace d’employer l’arme nucléaire et les accidents [16]. Les deux auteurs s’intéressent au renoncement positif, à la décision de ne pas recourir au nucléaire [17]. Or menacer d’employer l’arme constitue le fondement de la dissuasion nucléaire et l’usage le plus fréquent des armes nucléaires. L’impact de la norme globale prohibant leur usage a eu un effet non négligeable sur le concept français de dissuasion, qui, après les essais indien et pakistanais de 1998, a été présenté pendant une période comme un concept de non-emploi, ce qui, en toute rigueur, est absurde, puisque, si votre pratique est celle du non-emploi, votre adversaire n’a pas à craindre de représailles de votre part et donc n’a pas de raison d’être dissuadé par votre arsenal. La formulation la plus rigoureuse du concept de dissuasion est un « concept de menace d’emploi » [18]. Comme le souligne Carol Atkinson, « en limitant le concept d’utilisation au domaine physique de la détonation d’une arme nucléaire contre un ennemi, on manque tout le spectre des usages de leurs armes nucléaires que les États-Unis ont mis en œuvre » [19].

11 Ensuite, contrairement à ce que supposent à la fois le tabou et la tradition, dans plusieurs cas la non-utilisation des arsenaux nucléaires n’a pas tenu à une décision, mais à la non-transmission par des officiers des menaces adverses qu’ils avaient été formés à transmettre [20]. Ainsi, l’intentionnalité que suppose l’idée du renoncement qui est au cœur de la thèse du tabou et de la tradition minimise l’importance d’une autre explication : la chance [21]. Comme l’affirmait Marc Perrin de Brichambaut, directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères : « Le fait qu’aucune des puissances nucléaires n’ait eu à employer, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les armes dont elle dispose ne peut nullement constituer une coutume, que chacun devrait dès lors respecter si elle était reconnue comme telle, mais beaucoup plus simplement ce que l’on pourrait appeler un “heureux concours de circonstances” » [22].

12 La part de la chance dans la préservation d’un monde sans échanges nucléaires à des fins agressives et le poids de la norme prohibant l’usage des armes nucléaires invitent à approfondir les interrogations sur l’utilité des arsenaux nucléaires comme sur les limites de validité de la dissuasion nucléaire, débats qui ont été très largement occultés en France [23].


Date de mise en ligne : 28/11/2012.

https://doi.org/10.3917/crii.057.0163

Notes

  • [1]
    Thomas Schelling, The Nuclear Taboo, NPRI, Nuclear Policy Research Institute, 24 octobre 2005 (site : www.Nuclearpolicy.org/print.cfm?ID=2558 , accessed, 10.01.2006).
  • [2]
    The French White Paper on Defence and National Security, Paris, Odile Jacob/La Documentation française, 2008, p. 38.
  • [3]
    Nina Tannenwald, The Nuclear Taboo : The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons since 1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
  • [4]
    Thazha Varkey Paul, The Tradition of Non-Use of Nuclear Weapons, Stanford, Stanford University Press, 2009.
  • [5]
    En référence au leitmotiv « what’s next ? » de Jed Bartlet, président des États-Unis dans la série West Wing.
  • [6]
    George H. Quester, Nuclear First Strike : Consequences of a Broken Taboo, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2006 ; Mark Fitzpatrick, The World After. Proliferation, Deterrence and Disarmament if the Nuclear Taboo Is Broken, Paris, Institut français des relations intrenationales (IFRI), Proliferation Papers n° 27, 2009 ; William C. Potter, In Search of the Nuclear Taboo. Past, Present, and Future, Paris, IFRI, Proliferation Papers n° 31, 2010.
  • [7]
    Le programme de recherche du constructivisme conventionnel en relations internationales a pris les questions de sécurité comme cible prioritaire de son offensive/dialogue avec le réalisme dans les années 1990. Voir notamment l’ouvrage clé de Peter J. Katzenstien (ed.), The Culture of National Security : Norms and Identities in World Politics, New York, Columbia University Press, 1996.
  • [8]
    N. Tannenwald, The Nuclear Taboo : The United States and the Non-Use of Nuclear Weapons since 1945, op. cit., p. 10. Le tabou concerne donc seulement l’usage en premier de l’arme nucléaire, et non l’emploi en représailles ou la possession, comme l’auteure prend soin de le souligner (p. 12 et 57).
  • [9]
    Scott D. Sagan, « Realist Perspectives on Ethical Norms and Weapons of Mass Destruction », dans Scott D. Sagan, Sohail H. Hashmi, Steven P. Lee, Ethics and Weapons of Mass Destruction, Cambridge, Cambridge University Press, 2004 ; Ward Thomas, The Ethics of Destruction : Norms and Force in International Relations, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
  • [10]
    S.D. Sagan, « Realist Perspectives on Ethical Norms and Weapons of Mass Destruction », cité, p. 76.
  • [11]
    « Ce qui rend les armes atomiques différentes, c’est une puissante tradition [qui affirme] qu’elles sont différentes. (…) Il existe (…) une tradition de non-utilisation des armes atomiques, une attente conjointe reconnue portant sur le fait qu’elles ne doivent pas être utilisées, en dépit des déclarations proclamant que l’on est prêt à les utiliser, et ce même dans les cas où leur emploi représente un avantage tactique. » T. Schelling, The Strategy of Conflict, nouvelle édition, Cambridge, Mass./Londres, Harvard University Press, 1980.
  • [12]
    Pour l’argumentation détaillée de T.V. Paul sur la pertinence supérieure de la notion de tradition par rapport à celle de tabou, voir T.V. Paul, « Taboo or Tradition ? The Non-Use of Nuclear Weapons in World Politics », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 853-863.
  • [13]
    T.V. Paul, The Tradition of Non-Use of Nuclear Weapons, op. cit., p. 2-3.
  • [14]
    Ibid., p. 30-32.
  • [15]
    Ibid., p. 8 ; Janne Nolan, « The Ambivalence of the Nuclear Taboo », Nonproliferation Review, 15 (3), 2008, p. 541 ; Theo Farrell, « Nuclear Non-Use : Constructing a Cold War History », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 826-827 ; Lynn Eden, « The Contingent Taboo », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 834-837.
  • [16]
    S.D. Sagan, The Limits of Safety : Organizations, Accidents, and Nuclear Weapons, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; Bruce G. Blair, The Logic of Accidental Nuclear War, Washington, The Brookins Institution Press, 1993 ; Martin Hellman, « How Risky Is Nuclear Optimism ? » Bulletin of the Atomic Scientists, 67 (2), 2011, p. 47-56.
  • [17]
    Sur cette question fondamentale du renoncement à la possession de l’arme nucléaire et des problèmes méthodologiques et épistémologiques que cela soulève, voir Benoît Pelopidas, Renoncer à l’arme nucléaire, Paris, Presses de Sciences Po, à paraître.
  • [18]
    François Mitterrand, président de la République, Lettre au Premier ministre relative aux travaux de la Commission du Livre blanc, 7 décembre 1993.
  • [19]
    Carol Atkinson, « Using Nuclear Weapons », Review of International Studies, 36 (4), 2010, p. 840.
  • [20]
    Je remercie B. Pelopidas d’avoir rappelé mon attention sur ce point. Michael Dobbs, One Minute to Midnight : Kennedy, Khrushchev, and Castro on the Brink of Nuclear War, New York, Knopf, 2008 ; S.D. Sagan, The Limits of Safety : Organizations, Accidents, and Nuclear Weapons, op. cit..
  • [21]
    W.C. Potter, In Search of the Nuclear Taboo. Past, Present, and Future, op. cit..
  • [22]
    « Les avis consultatifs rendus par la CIJ [Cour internationale de justice] le 8 juillet 1996 sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires dans un conflit armé (OMS) et sur la licéité de la menace et de l’emploi d’armes nucléaires (AGNU) », Annuaire français de droit international, XLII, 1996, p. 328. Marc Perrin de Brichambaut (s’exprimant à titre personnel) a plaidé au nom du gouvernement français dans la procédure en question.
  • [23]
    Sur la difficulté en France de débattre des limites de validité de la dissuasion nucléaire, voir B. Pelopidas, « French Nuclear Idiosyncrasy. How It Affects French Nuclear Policies Towards the United Arab Emirates and Iran », Cambridge Review of International Affairs, 25 (1), 2012, p. 143-169.
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