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Article de revue

Les figures de la laïcité postsoviétique en Russie

Pages 51 à 64

Notes

  • [1]
    See Kathy Rousselt, “Russie : le grand retour de l’orthodoxie ? ”, Politique internationale, 119, Spring 2008, pp.233-247.
  • [1]
    Konstituciâ Rossijskoj Federacii (http : // www. constitution. ru/ ) (nous traduisons).
  • [2]
    Voir Kathy Rousselet, « Russie : le grand retour de l’orthodoxie ? », Politique internationale, 119, printemps 2008, p. 233-247.
  • [3]
    Voir à ce sujet Rajeev Bhargava, « La spécificité de la laïcité à l’indienne », Critique internationale, 35, avril-juin 2007, p. 121-147 ; Fabienne Randaxhe, Valentine Zuber (dir.), Laïcités-démocraties : des relations ambiguës, Turnhout, Brepols Publishers, 2003 ; Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, Paris, PUF, 2007 ; Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’islam, Paris, Fayard, 2008.
  • [4]
    J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, op. cit.
  • [5]
    Alexander Agadjanian, « Pluralisme religieux et identité nationale en Russie », dans K. Rousselet (dir.), « Religious Diversity in the Russian Federation », International Journal on Multicultural Societies, 2 (2), 2000 (wwww. unesco. org/ shs/ ijms/vol2/issue2/art2), p. 145.
  • [6]
    On utilise les termes de svetskost’ et de sekulârnost’ pour traduire celui de « laïcité ». Le premier existe depuis longtemps avec un sens différent (l’appartenance au monde), tandis que le second est un néologisme. L’adjectif svetskij signifie également séculier.
  • [7]
    Plusieurs régions, dont celles de Moscou, Saint-Pétersbourg, Lipetsk et Tver, mais aussi et surtout l’État fédéral contribuent à la restauration des édifices religieux. En décembre 2007, lors du 90e anniversaire du rétablissement du Patriarcat de l’Église orthodoxe russe, Dmitri Medvedev a d’ailleurs déclaré que la part du budget de l’État consacrée à ces restaurations passerait à plus de 6 milliards de roubles entre 2008 et 2010 (elle était d’un peu plus de 1,5 milliard en 2007).
  • [8]
    Žerebât’ev Mihail, « Ponimanie principa svetskosti vlast’û i ob?estvom v regionah Central’noj Rossii » (La conception du principe de laïcité par le pouvoir et la société dans les régions de Russie centrale), dans A. Agadjanian, K. Rousselet (dir.), Religija i svetskoe gosudarstvo. Princip Laïcité v mire i Evrazii (La religion et l’État laïque. Le principe de laïcité dans le monde et en Eurasie), Moscou, Franko-rossijskij centr gumanitarnyh i obshchestvennyh nauk v Moskve, 2008, p. 187-216.
  • [9]
    Les pratiques d’enregistrement des mouvements religieux varient fortement d’une région à l’autre. L’organisation de défense des droits des croyants Forum 18 relate qu’en 2004, dans la région de Samara, les représentants de l’État demandaient, selon des logiques qui rappellent les pratiques soviétiques, les noms, âges et adresses des croyants, ce qui n’était pas le cas dans la région voisine de Penza.
  • [10]
    Un exemple d’incompétence du personnel de justice : en 2001, l’Armée du Salut fut considérée par deux tribunaux de Moscou comme une organisation militaire illégalement implantée sur le territoire de la Russie et menaçante pour la stabilité politique du pays (ses « adeptes » portaient un uniforme…). L’affaire remonta jusqu’au Conseil de l’Europe.
  • [11]
    C’est la raison pour laquelle, au niveau fédéral, les organisations protestantes, en particulier pentecôtistes, ont cherché à se regrouper (voir K. Rousselet, « La nébuleuse évangélique en Russie : de la mission étrangère à la surenchère nationale », Critique internationale, janvier 2004,22, p. 125-138). Il en est de même au niveau local. Dans un entretien avec l’auteur en juillet 2007, la responsable des relations avec les organisations sociales et religieuses de la ville de Ekaterinburg expliquait la reconnaissance officielle de quelques organisations par l’attitude des mouvements eux-mêmes : « Les autres confessions ne se sont pas jointes à temps. Et ça a donné ce résultat. Des occasions ont été manquées, et voilà tout. Un stéréotype s’est établi » (nous traduisons). Au début des années 1990, il existait dans la région de Sverdlovsk un conseil pastoral protestant qui réunissait plusieurs Églises. Dans ce front unifié, des divisions sont cependant apparues, chacun défendant ses propres intérêts, et les groupes religieux ont montré leur faiblesse face à une Église orthodoxe qui acquérait peu à peu une position d’envergure dans la société.
  • [12]
    Fondements de la doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe, introduction par le métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, traduits du russe par Hyacinthe Destivelle, Alexandre Siniakov et Claire Jouniévy, Paris, Le Cerf, 2007. L’Église orthodoxe russe s’y exprime sur sa conception des relations entre Église et nation, Église et État, mais aussi sur de nombreuses questions sociales comme l’éthique familiale, la santé ou l’écologie.
  • [13]
    « L’affirmation du principe juridique de liberté de la conscience témoigne de l’effacement des fins et des valeurs religieuses dans la société, de l’apostasie massive et de l’indifférentisme pratique à l’égard de l’Église et à l’égard de la lutte contre le péché. Mais ce principe apparaît comme l’un des moyens, pour l’Église, d’exister en ce monde non religieux ; il lui permet d’avoir un statut légal dans la société séculière et de ne pas dépendre de forces non croyantes ou autrement croyantes qui existent dans la société. » (cité par Jean-Yves Calvez, « Une doctrine sociale de l’orthodoxie russe ? », Études, 4,2001, p. 516.
  • [14]
    « L’État se préoccupe de ce qui est terrestre, et l’Église, de ce qui est céleste. On ne peut pas imaginer le ciel sans la terre, ni la terre sans le ciel. La terre et le ciel représentent l’harmonie de l’existence, de la création de Dieu ». Voir « Arhipastyri-u?astniki Pomestnogo Sobora prisutsvovali na prieme v Bol’šom kremlevskom dvorce » (Les hiérarques ayant participé au Concile local ont assisté à la réception au Grand Palais du Kremlin) (http : /// www. mospat. ru/ index.php ? page=44063) (site du patriarcat de Moscou, traduit dans www. maison-russie. fr, 1 février 2009) (nous traduisons).
  • [15]
    Roman Lunkin, Russkoe rev’û Kestonskogo Instituta (La revue russe du Keston Institut), avril-mai 2008 (www. keston. org) (nous traduisons).
  • [16]
    Entretien de l’auteur avec un prêtre de la région de Rybinsk, avril 2008.
  • [17]
    Marcel Gauchet, « Ce que nous avons perdu avec la religion », Revue du Mauss, 22, second semestre 2003.
  • [18]
    M. Gauchet entend par là un christianisme éloigné de la foi, mais « organisateur de la vie collective ».
  • [19]
    « Kraj nepuganyh besov. V poselke Solncevo Kurskoj oblasti pravoslavnye popytalis’ borot’sja s protestantami sovetskimi metodami » (Au pays des diables tranquilles. Dans le village de Solncevo, dans l’oblast’ de Kursk, les chrétiens orthodoxes ont essayé de se battre contre les protestants en utilisant des méthodes soviétiques), 18 janvier 2007 (http : /// www. sclj. ru/ analytics/ new/ detail. php ? ID=1254).
  • [20]
    Paradoxalement, la difficulté même à exprimer ses droits se retrouve également chez les croyants persécutés. Des pentecôtistes, des chrétiens évangéliques-baptistes, des adventistes ou encore des Témoins de Jéhovah en quête d’un statut de réfugié aux États-Unis ont souvent du mal à faire état des persécutions qu’ils ont subies individuellement, ne mentionnant guère, par exemple, que les discriminations à l’embauche (entretien en avril 2008 avec la responsable d’une association chargée d’aider des croyants à émigrer aux États-Unis).
  • [21]
    Sur la question des relations entre individualisme et collectivisme dans l’orthodoxie russe, voir A. Agadjanian, K. Rousselet, « Individual and Collective Identities in Russian Orthodoxy », dans Christopher Hann, Hermann Goltz (eds), Orthodoxy, Orthopraxy, Parádosis : Eastern Christians in Anthropological Perspective, Berkeley/Los Angeles/ Londres, California University Press, à paraître.
  • [22]
    Joachim Willems, « The Religio-Political Strategies of the Russian Orthodox Church as a “Politics of Discourse” », Religion, State and Society, 34 (3), septembre 2006, p. 287-298.
  • [23]
    Osnovy u?eniâ Russkoj Pravoslavnoj Cerkvi o dostoinstve, svobode i pravah ?eloveka, traduit en français dans Le Messager russe, 10, juillet-août 2008.
  • [24]
    Marlène Laruelle, « Politiques et idéologies des nationalismes dans l’espace russe et postsoviétique », mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Institut d’études politiques de Paris, 2008, p. 280.
  • [25]
    Ce mot est parfois traduit par « société civile » ; il doit s’entendre dans un contexte où le collectif prime sur l’individuel. L’ob?estvennost’ caractérisait le mode de participation des citoyens à la vie du pays durant la période soviétique.
  • [26]
    Cet argument était de fait plus présentable dans un entretien avec un chercheur occidental.
  • [27]
    C’est ainsi, par exemple, que les pentecôtistes de Novaâ žizn’ (Vie nouvelle) – mouvement ne pouvant aucunement être considéré comme « traditionnel » – reçoivent depuis plusieurs années un soutien matériel de l’administration de la ville pour leurs activités sociales.
  • [28]
    « Personne ne doute plus parmi nous, y compris le croyant convaincu, que le lien de société qui nous tient ensemble ne soit l’oeuvre des hommes et d’eux seuls, sans même de raison dans l’histoire pour le porter. Les crypto-religions du salut politique n’ont pas été moins atteintes, de ce point de vue, que les grandes religions constituées. » (cf. M. Gauchet, « Ce que nous avons perdu avec la religion », art. cité, p. 314).
  • [29]
    « Un “fardeau léger”. Les orthodoxes dans la Russie des années 1990-2000 », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 36 (4), décembre 2005, p. 19-42.
  • [30]
    D’après un sondage effectué par la Fondation de l’opinion publique (Fond ob?estvennogo mneniâ) les 2-3 juin 2007 (auprès de 1 500 personnes, dans 100 localités et 44 sujets de la Fédération), 17 % des personnes interrogées se disent « athées », la grande majorité ne se positionnant pas sur l’idéologie athée proprement dite puisque seulement 35 % d’entre elles disent avoir une attitude positive à l’égard des points de vue athées. Voir Petr Babin, « Otnošenie k ateizmu i ateistam v Rossii » (L’attitude à l’égard de l’athéisme et des athées en Russie), Social’naâ real’nost’, 6,2008 (http : //socreal.fom.ru/ ? link=ARTICLE&aid=533) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [31]
    Histoire de la culture selon une approche culturaliste, où le facteur religieux occupe une place importante.
  • [32]
    À l’origine, l’athéisme se développe d’abord sur la Toile. En 1999, l’idée naît de créer un mouvement russe des athées. Le 18 mai 2000 est fondée la Société moscovite des athées (ATOM). Suit la création de nombreuses autres sociétés dans toute la Russie. Certains militants éprouvent le besoin de s’internationaliser : en novembre 2001, ATOM entre dans l’Alliance athée internationale. Voir Aleksandr Žuravskij, « Genezis i formy postsovetskogo ateizma v Rossii » (Genèse et formes de l’athéisme postsoviétique en Russie) (décembre 2001) (http : // www. archipelag. ru/ ru_mir/ religio/ novie-identichnosti/ atheism/ postsovetsky-ateism/ ) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [33]
    « Les personnes des générations anciennes qui diffusent des valeurs marxistes ou libérales ne se sont pas encore débarrassées de la vision du monde antireligieuse qui leur a été inculquée dans les écoles et les établissements d’enseignement supérieur soviétiques ainsi que dans les réunions du Parti, et qui les incite à considérer la pensée religieuse comme une idéologie hostile. » Voir RPC MP : itogi 20-letiâ religioznoj svobody. Doklad svâ?. Vladimira Vigilânskogo (L’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou : bilan de vingt ans de liberté religieuse. Exposé du père Vladimir Vigilânskij) (http : /// www. portal-credo. ru/ site/  ? act=news&id=59424&cf=) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [34]
    Ce Commissaire aux droits de l’homme a été mis en place en 1997 auprès de la Douma. Il n’a cependant aucun pouvoir de contrainte. Voir Anne Gazier, « Vingt ans de réforme des systèmes juridique et judiciaire en Russie : quelques éléments pour un premier bilan », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 38 (2), juin 2007.
  • [35]
    Séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales, mai 2008.
  • [36]
    « Ne iskat’ opravdanij bezdejstviû. Sovet po delam religij : ?em on byl i nužen li on sej?as ? » (Il ne faut pas chercher à justifier l’inaction. Le Conseil aux affaires religieuses : que faisait-il et serait-il utile aujourd’hui ? ), NGreligii, 18 septembre 2008 (nous traduisons).
  • [37]
    Lettre ouverte du 22 juillet 2007, « Politika RPC MP : konsolidaciâ ili razval strany ? » (La politique de l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou : vers une consolidation ou une désorganisation du pays ? ), Novaâ Gazeta. Elle fut considérée par le patriarche comme un « écho de la propagande ancienne de l’athéisme » (4 août 2007), et fut suivie d’une lettre de cinq autres académiciens, membres de l’Église orthodoxe russe (2 novembre 2007), critiquant la position de leurs collègues, puis d’une autre lettre de 225 chercheurs en février 2008 (nous traduisons).

1l’État russe est formellement un État laïque. La Constitution en vigueur depuis 1993 proclame dans son article 14 qu’ « aucune religion ne peut s’instaurer en qualité de religion d’État ou de religion obligatoire »  [1]. Plusieurs éléments tendent pourtant à prouver que le principe de laïcité a bel et bien fait long feu en Russie : l’absence de vrai débat sur cette question précise, le contrôle accru de l’État sur les forces sociales, la visibilité de plus en plus grande de l’Église russe dans l’espace public  [2] et les persécutions dont sont victimes de nombreuses minorités religieuses. De plus, l’arbitraire des pouvoirs publics observé dans les différents domaines de la vie politique et sociale est tout aussi déterminant dans celui du religieux : ici aussi, tout dépend des relations personnelles qu’entretiennent les religieux avec les représentants de l’administration fédérale et locale.

2Notons d’emblée qu’une approche normative de la laïcité qui définirait une seule voie possible de gestion politique et sociale du religieux fondée sur les principes démocratiques n’est pas satisfaisante. Les formes de laïcité sont multiples et se colorent en fonction des contextes politiques et de la place que telle ou telle religion se voit accorder dans l’espace public  [3]. De fait, il serait plus judicieux pour l’analyse de repérer des « seuils de laïcisation » selon les pays, leur histoire et leur régime politique  [4]. Ces différents niveaux de laïcisation sont en effet le résultat de conflits et de compromis entre acteurs sociaux qui se réclament des principes laïques ou qui, à l’inverse, les condamnent, pour défendre leurs positions, ainsi que les droits et les devoirs qui s’y rattachent. Si l’on oriente l’analyse vers une réflexion sur la construction sociale des relations entre Églises et État, on comprend mieux les modalités de la séparation du temporel et du spirituel dans un pays comme la Russie qui a pris, aujourd’hui, une autre voie politique que celle des démocraties occidentales. Les relations entre le politique et le religieux y sont en effet définies selon le principe du « pluralisme hiérarchisé », pour reprendre l’expression d’Alexander Agadjanian, la hiérarchisation des religions dans la gestion politique du religieux révélant « des degrés divers de proximité des identités religieuses avec ce que l’on considère comme la vraie identité russe »  [5]. Les relations entre le politique et le religieux s’expliquent, par ailleurs, par une prédominance du collectif sur l’individu et se nourrissent de représentations tant soviétiques que libérales.

Les ressorts du « pluralisme hiérarchisé »

3La loi de la République socialiste fédérée soviétique de Russie sur la liberté de conscience de 1990 s’inscrit dans un processus de démocratisation, entendu à l’époque comme l’affirmation de l’autonomie de l’individu face à l’État et comme la fin du contrôle absolu de ce dernier sur l’expression de l’opinion. Elle se situe à cet égard dans le prolongement de la glasnost’. La loi de 1997 et les débats qui ont cours depuis autour de la laïcité portent, eux, sur la place prioritaire ou non que devrait occuper l’Église orthodoxe russe dans l’espace public, mais aussi et surtout sur les modalités du contrôle de l’État sur les mouvements religieux. Le préambule de cette loi souligne que la Fédération de Russie « est un État laïque » (svetskoe gosudarstvo[6]), qu’elle reconnaît « le rôle spécial de l’orthodoxie dans l’histoire de la Russie, dans l’évolution et le développement de sa spiritualité et de sa culture » et qu’elle respecte « le christianisme, l’islam, le bouddhisme, le judaïsme et d’autres religions qui constituent une partie intégrante du patrimoine historique des peuples de la Russie ». Pourtant, dans la réalité, seules quatre religions sont réellement reconnues – l’orthodoxie, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme –, l’Église orthodoxe russe étant le mouvement religieux avec lequel les différentes administrations entretiennent des relations « prioritaires » et qui reçoit le plus de subsides  [7]. Ces quatre religions reconnues renvoient au caractère multiethnique de l’État russe, sont considérées comme « traditionnelles » dans la mesure où elles sont inscrites dans la tradition russe, en vertu de leur histoire longue dans le pays et de leur contribution au développement de la culture russe. Certains hommes politiques ont tenté, en vain jusqu’à présent, de renforcer dans la législation les privilèges qui leur sont accordés.

4Au-delà de ces considérations, la laïcité ou, au contraire, l’affirmation de l’orthodoxie comme religion nationale constituent moins, pour les politiques, des principes directeurs de l’action que des armes légitimatrices. En 1990, la proclamation de la liberté de conscience participait des efforts de l’État fédéral pour entrer dans le concert des nations occidentales en manifestant sa volonté d’adhérer aux valeurs des démocraties européennes et américaine. L’insistance actuelle sur les religions traditionnelles s’inscrit dans le discours dominant relatif à la puissance russe. Par ailleurs, les relations des pouvoirs locaux avec l’Église orthodoxe dépendent de considérations électorales, mais aussi économiques. Devant la nécessité d’entretenir de bonnes relations avec les pays occidentaux, Aleksandr Routskoï, gouverneur de Koursk de 1996 à 2000, a rendu aux catholiques leur lieu de culte avec une rapidité inhabituelle. Dans la région d’Orel, il a été question au milieu des années 1990 de construire une mosquée, le gouverneur de l’époque, Egor Stroïev, souhaitant établir des relations économiques avec l’Azerbaïdjan ; les priorités ayant changé depuis, cette mosquée n’a toujours pas été construite  [8]. La politique religieuse russe est ainsi très aléatoire et varie considérablement d’une région à l’autre, qu’il s’agisse des pratiques d’enregistrement des mouvements religieux  [9] ou, plus récemment, de la question de l’enseignement du fait religieux à l’école. Dans les années 2000, les tentatives de recentralisation de Vladimir Poutine, via la mise en conformité des législations locales avec la législation fédérale, n’ont guère modifié la donne. Au niveau local, la capacité des représentants de l’Église à dialoguer avec les fonctionnaires joue un rôle toujours aussi important dans les relations qui s’établissent entre les administrations et l’Église. Ces relations dépendent en partie des modes de socialisation de ceux qui les représentent, ainsi que des compétences des représentants de l’État en matière religieuse  [10]. L’Église orthodoxe est composée d’un nombre croissant de personnes qui travaillent, ou ont travaillé, dans des structures administratives, ce qui leur permet d’en connaître les rouages, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir des terrains pour construire des édifices religieux ou des subsides pour telle ou telle manifestation. Le caractère centralisé des organisations religieuses, qui permet un lobbying plus efficace auprès des administrations, apparaît également comme un facteur déterminant  [11].

5De fait, si les analystes occidentaux insistent volontiers sur la place prédominante de l’Église orthodoxe dans l’espace public russe, les conflits entre l’État et l’Église orthodoxe russe ne sont pas rares. L’âpreté des débats relatifs à la question de l’introduction de l’enseignement religieux à l’école montre que le pouvoir fédéral tient au maintien d’une certaine laïcité. En témoigne, entre autres, la suppression du sursis militaire pour les étudiants des écoles supérieures religieuses et les membres du clergé.

6De son côté, l’Église orthodoxe russe affiche sur la position qu’elle devrait occuper dans l’espace politique une attitude qui est loin d’être claire et unanime. Cyrille, métropolite puis patriarche, a toujours insisté sur la centralité du religieux et rejeté la modernité, source de relativisme des valeurs. Dans les Fondements de la doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe, adoptés en 2000  [12], la liberté de conscience n’est reconnue qu’en ce qu’elle permet à l’Église orthodoxe d’exister  [13]. Lors de la réception donnée en son honneur par le président Dmitri Medvedev à l’occasion de son élection à la tête de l’Église russe, le 2 février 2009, le patriarche est revenu sur le modèle idéal de la symphonie des pouvoirs, défini à l’époque byzantine et fixé dans la tradition de l’Église orthodoxe. Reconnaissant que la Russie était un pays démocratique, régi selon des principes fixés par la Constitution de 1993, il a précisé que les relations entre l’Église et l’État ne pouvaient être dictées que par l’esprit et non par la lettre de cet idéal. Il en a appelé au respect mutuel des positions respectives de l’État et de l’Église, mais aussi à la construction d’un « système d’interactions, de dialogue et de coopération », et placé la morale au coeur de la mission de l’Église  [14]. Cette position ne peut néanmoins résumer l’attitude de l’Église à l’égard du pouvoir temporel. Certains hiérarques et surtout des moines aspirent à une symphonie des pouvoirs qui s’appliquerait à la lettre, alors que de nombreux croyants et membres du bas clergé refusent la cléricalisation rampante. Le sociologue Roman Lunkin souligne ainsi : « Paradoxalement, les exigences de l’Église orthodoxe russe n’ont conduit dans aucune région de Russie à l’application des principes du cléricalisme (la région de Belgorod où l’idée d’un zemstvo [assemblée dirigeante] orthodoxe est devenue l’idéologie régionale n’est que l’exception qui confirme la règle). Et le mérite de cet échec du cléricalisme à s’implanter en terre russe revient, aussi étrange que cela puisse paraître, à la communauté orthodoxe, au clergé et aux laïcs. Ils n’ont que faire d’une orthodoxie d’État fortement idéologisée, et elle leur apparaît même comme un obstacle »  [15]. Certains religieux manifestent un rejet du politique et refusent de voter, pour ne pas se compromettre avec l’État. Plutôt que de chercher à vouloir influer sur une société corrompue et pervertie qu’ils pensent ne pas pouvoir changer, ils préfèrent se préserver et veillent, souvent dans une perspective apocalyptique, à « ne pas être contaminés par le mal ambiant »  [16]. Ces religieux ne demandent qu’une seule chose : que l’État ne se mêle pas des affaires de l’Église et n’entrave pas ses projets.

Le religieux au service du collectif

7En Occident, ainsi que l’affirme Marcel Gauchet, l’individu a fini de s’émanciper  [17] du religieux avec la disparition de la civilisation paroissiale et du christianisme sociologique  [18]. C’est loin d’être le cas en Russie, où le religieux contribue encore à la formation du lien social. Après la disparition des formes d’appartenance liées à l’ancien système social, il a permis de penser la cohérence de la nation et des autres collectifs. Au cours de ces quinze dernières années, grâce à la liberté de conscience fraîchement recouvrée, une majorité de personnes se sont affirmées « orthodoxes » parce que « russes ». Une nouvelle norme sociale semble donc s’imposer, qui conduit parfois à de singulières situations : Roman Lunkin raconte le cas d’habitants d’un petit village de la région de Koursk, qui auraient été obligés par le commandement militaire à prier et à vénérer sur la place centrale des icônes apportées de la ville  [19]. Le développement des pratiques orthodoxes est sans nul doute lié au conformisme social.

8La plupart des acteurs sociaux continuent de donner la priorité aux devoirs collectifs sur les droits individuels  [20]. Comme durant la période soviétique, la loyauté à l’égard de la patrie est un facteur légitimateur aux yeux du pouvoir et des mouvements religieux. La pensée orthodoxe russe, qui définit la personne (li?nost’) (et non l’individu) par sa relation avec la communauté, entendue comme sobornost (terme que l’on traduit par « conciliarité »)  [21], fait écho à la pensée politique officielle, voire la nourrit  [22]. Une partie importante des Fondements de la doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe est consacrée aux relations entre Église et nation, ainsi qu’au patriotisme. Quant aux Fondements de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe sur la dignité, la liberté et les droits de l’homme[23] approuvés par le Concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe réuni du 24 au 29 juin 2008 à Moscou, ils soulignent combien l’inscription dans la Tradition et les droits du groupe priment sur les droits de l’individu. L’historienne des idées Marlène Laruelle mentionne très justement dans son étude sur le nationalisme russe : « De cette tradition de penser les rapports entre la personne et le groupe découle en partie le sentiment largement répandu que la division (politique, idéologique, culturelle) met en péril la collectivité, qu’elle rompt l’unité nationale au lieu de la solidifier (…) Le contrat social actuellement en vigueur en Russie ne se construit pas sur l’idée que les confrontations d’opinions et d’intérêts sont naturelles, mais sur l’effort que chacun fait en faveur d’un consensus qui valide l’unité de la nation »  [24].

9Cette priorité du collectif explique la préférence accordée aux religions dites « traditionnelles » et la distinction constamment établie entre « eux » et « nous ». Les mouvements ne s’inscrivant pas immédiatement dans la collectivité, demeurant inconnus de l’administration ou ne manifestant pas clairement leur allégeance au pouvoir sont rapidement considérés comme extrémistes et à ce titre persécutés. Sont particulièrement visés les Églises protestantes d’origine américaine, mues par une conception libérale des droits individuels, et les courants islamiques dont les adeptes sont formés en dehors de Russie. En 2002, le pouvoir s’est légalement doté du droit d’exercer un contrôle étroit sur l’activité religieuse dans le pays. La loi du 25 juin sur la « lutte contre les activités extrémistes » ne donne aucune définition claire de l’extrémisme qu’elle entend combattre. Dès lors, elle offre aux autorités toute latitude pour s’en prendre arbitrairement à n’importe quel groupe religieux considéré comme indésirable. L’article 3 (2) prévoit même la possibilité de restreindre la liberté de religion si une telle mesure est jugée nécessaire pour « protéger la sécurité de l’État ». Quant à la loi sur les étrangers du 25 juillet, elle transfère du ministère des Affaires étrangères au ministère de l’Intérieur la responsabilité d’accorder des visas, ce qui limite encore la possibilité pour les prédicateurs étrangers d’entrer en Russie. Le Service fédéral de sécurité occupe une place de plus en plus importante dans la chasse aux groupes dits extrémistes et la lutte contre le terrorisme, définie de façon extensive dans la nouvelle loi du 6 mars 2006, est devenue une raison supplémentaire de restreindre la liberté de conscience.

10Le pouvoir définit son attitude à l’égard des mouvements religieux en fonction de l’ob?estvennost’,  [25] qui désigne un mode spécifique de participation de la population aux activités sociales, entendues dans le prolongement des actions de l’État. Ce souci de l’ob?estvennost’ est au coeur de la politique religieuse locale. À Ekaterinburg, si l’on en croit les propos d’une responsable de la ville chargée des relations avec les organisations sociales et religieuses, les mesures prises par l’administration de la ville pour soutenir tel ou tel mouvement sont dictées par l’attitude de l’opinion publique à l’égard des groupes religieux, par la nécessité d’éviter les conflits et d’oeuvrer à la paix sociale et, enfin, par la prise en compte de l’action sociale du mouvement et du caractère « positif » – notion ô combien floue et subjective – que celle-ci revêt aux yeux des citoyens. À propos, par exemple, de la difficulté de la mairie à accorder un terrain aux Témoins de Jéhovah, cette responsable expliquait : « Je n’ai en principe rien contre eux (…), mais comment vous dire, la société est contre, les festivals qu’ils montent déplaisent à beaucoup de monde. Cela ne les empêche pas de louer le stade et d’y organiser leur congrès. Ils en ont le droit et ils font tout cela. Mais les gens ont vis à vis d’eux des sentiments mitigés. Les Églises mènent des actions sociales. Beaucoup aident des orphelinats en fonction de leurs possibilités. Les Témoins de Jéhovah, eux, ne mènent aucune action sociale ». Ce qu’elle leur reproche, ce n’est pas tant leur « extrémisme » ou le fait qu’ils ne constituent pas une religion dite « traditionnelle », c’est qu’ils n’apportent aucune aide à la population alors que celle-ci vit dans des conditions difficiles  [26]. C’est à l’aune de leur investissement et de leur utilité pour et dans la ville, de leur capacité à gérer des centres de réhabilitation des drogués et des alcooliques ou des orphelinats par exemple, que les organisations religieuses seraient reconnues et soutenues par l’administration.  [27] Cette demande de la part de l’État russe d’un engagement social des mouvements religieux explique que l’Église orthodoxe inscrive résolument son activité dans cette perspective : si elle est séparée de l’État, elle ne l’est pas de la société, et cette proximité affirmée justifie sa collaboration avec l’État dans les domaines les plus variés, de la santé et de l’éducation à la conservation des monuments historiques en passant par la lutte contre l’intolérance religieuse et raciale.

La défense de la laïcité entre héritage soviétique et perceptions libérales

11La grande visibilité de l’Église orthodoxe dans l’espace public n’empêche pas une partie de la population, en particulier dans les grandes villes, d’affirmer aujourd’hui son autonomie  [28] et de rejeter la religion, que ce soit en vivant en dehors des principes religieux, en refusant tout engagement dans l’Église (ce que Boris Dubin appelle le « fardeau léger »  [29]), ou en marquant sa résistance à l’égard des tentatives visant à imposer le religieux comme référence ultime. Comme dans les pays occidentaux, les relations entre religion et politique doivent être pensées en lien avec le processus de sécularisation, la pratique religieuse étant particulièrement faible dans les régions rurales. Les mobilisations contre l’Église sont de plus en plus nombreuses aujourd’hui, tandis que de son côté l’Église cherche à investir le domaine de l’éducation et celui de la culture, qui tous deux contribuèrent jadis à la formation du citoyen soviétique. Le discrédit d’une partie des élites religieuses contribue à nourrir cette opposition, à un moment où l’athéisme retrouve une certaine légitimité sociale  [30].

12Parmi les partisans d’une laïcité d’opposition au pouvoir, on distingue tout d’abord les défenseurs des droits de l’homme (pravoza?itniki), souvent issus de la dissidence et parfois liés à des associations occidentales de défense de la liberté de conscience. Pour ces militants, le combat pour la laïcité est un combat pour la démocratie, qui s’inscrit à l’évidence dans une grammaire libérale. Si le centre « Sova » (la chouette), dirigée par Alexandr Verhovskij, se situe en dehors de toute appartenance confessionnelle, l’Institut de la religion et du droit est, lui, assez directement lié à des mouvements protestants, notamment baptistes et pentecôtistes (on notera avec intérêt que, dès la fin du XIXe siècle et le début du XXe, les baptistes ont contribué à faire émerger le débat sur la liberté de conscience en Russie). Quant à l’Institut pour la liberté de conscience, dirigé par S . Mozgovoj et S. Bur’ânov, il se distingue par le radicalisme de ses positions.

13Certains acteurs se battent pour une laïcité teintée d’anticléricalisme, qui plonge en partie ses racines dans l’athéisme soviétique ; on trouve parmi eux des historiens de l’athéisme scientifique non convertis à la kul’turologiâ[31], des philosophes et des sociologues des religions en poste à la période soviétique. Il faut aussi évoquer une certaine jeunesse estudiantine, désireuse d’élaborer un « nouvel athéisme russe », qui reprend l’héritage marxiste-léniniste et certains acquis soviétiques (en particulier la lutte pour le progrès et le développement des connaissances scientifiques). Ces militants de la cause athée se retrouvent dans une nébuleuse en mouvement, marquée par la création de structures souvent éphémères, traversées par des tensions et des ruptures entre quelques fortes personnalités  [32]. L’athéisme militant est un courant hétérogène, de nature éminemment contestatrice, qui résulte d’une multiplicité d’oppositions : anticléricalisme, antistalinisme, antilibéralisme, antiglobalisme, anti-obscurantisme… Cette hétérogénéité intrinsèque est renforcée par la jeunesse des adeptes en rupture avec les traditions et par l’utilisation extensive d’Internet.

14Les frontières entre la grammaire libérale, centrée sur les valeurs universelles et l’autonomie du sujet, et l’héritage soviétique ne sont paradoxalement pas étanches. Non que la première soit imprégnée d’anticléricalisme soviétique, comme le suggérait Vladimir Vigilânskij, responsable des relations avec la presse au Patriarcat de Moscou, lors d’une conférence le 25 décembre 2007 au Centre Carnegie de Moscou  [33], et comme l’attestent effectivement certains exemples. Mais d’anciens responsables soviétiques chargés des relations avec les communautés religieuses ont à coeur de montrer combien les principes qui les gouvernaient alors sont les mêmes que ceux qui déterminent leur position aujourd’hui. Mikhaïl Odintsov par exemple, qui est actuellement à la tête de la structure chargée des questions religieuses auprès de l’ombudsman de la Fédération de Russie  [34], a travaillé pendant dix ans, durant l’époque soviétique, au Conseil pour les affaires religieuses. Il expliquait récemment que la situation actuelle ressemblait à celle qu’il avait connue avant 1991, et qu’il y avait toujours eu, même aux heures les plus noires de l’histoire de l’URSS, des fonctionnaires d’État soucieux de défendre les organisations religieuses et de faire respecter la Constitution et la loi. Pour lui, la défense de la laïcité ne s’inscrit pas en rupture, mais bien dans le prolongement de la période ancienne  [35]. « Je me souviens de rencontres avec des fonctionnaires locaux et des responsables du Parti. Ils ne nous comprenaient pas, car leur attitude à l’égard de la religion et des Églises était dictée par des principes idéologiques de “lutte contre la religion” (…) Nous [les anciens collaborateurs du Conseil aux affaires religieuses] avons eu la chance d’être citoyens de notre Patrie, c’est-à-dire que nous avons non pas pleurniché et cherché à justifier l’inaction, mais (…) nous avons agi pour des intérêts supérieurs, à savoir pour les citoyens. Et quand aujourd’hui dans la presse on fait allusion à des endroits où nous “avons combattu” et qu’il y règne une vie religieuse normale, nous comprenons que c’est à nous que l’on doit cette “vie normale” »  [36]. Pour Odintsov, cette pratique administrative de défense de la laïcité était et reste au coeur d’un conflit récurrent entre la Fédération et les régions, celles-ci ne respectant pas les injonctions du centre. Aujourd’hui encore, les croyants préfèreront envoyer leurs plaintes à l’ombudsman fédéral plutôt qu’à celui des régions, car ils craignent l’impunité des autorités locales.

15La reconversion des structures institutionnelles contribue à ce jeu subtil entre continuité et renouvellement des esprits et des pratiques. C’est sur la base de l’Institut de l’athéisme scientifique à l’Académie des sciences sociales près le Comité central du PCUS qu’a été créé en 1994, au sein de la nouvelle Académie du service public, un Centre des relations entre État et religions (Centr gosudarstvenno-konfessional’nyh otnošenij) qui se consacre avant tout à l’analyse des relations entre les Églises et l’État, et à l’élaboration d’un modèle de laïcité à la russe. On y trouve des scientifiques ayant exercé au temps de l’athéisme scientifique, mais aussi des historiens ou des philosophes du religieux engagés dans les milieux qu’ils étudient et cherchant une place pour la religion dans le nouveau modèle de laïcité.

16De façon plus diffuse, un esprit de laïcité reste présent au sein de certaines élites politiques et dans des institutions comme l’armée et les établissements d’enseignement public. Les possibilités d’action des représentants de l’Église dans les casernes dépendent largement des responsables militaires dont bon nombre n’ont guère évolué depuis la période soviétique. Dans les universités, il reste très difficile de soutenir des thèses de doctorat sur les questions religieuses dans les facultés autres que celles de science des religions. Mais c’est autour de la question scolaire que les débats ont pris le plus d’ampleur. Alors que dans certaines régions, comme celle de Belgorod, l’enseignement des Fondements de la culture orthodoxe est devenu obligatoire pour l’ensemble des élèves, la laïcité est défendue localement par des parents d’élèves qui refusent que soit introduit cet enseignement religieux. L’opposition devient de plus en plus visible : une lettre ouverte signée par 591 personnes le 23 août 2007 a fait suite à l’initiative de dix académiciens s’opposant à une cléricalisation de la société russe en juillet de la même année. Cette réaction se nourrissait de scientisme : « Croire ou ne pas croire en Dieu est une affaire de conscience et de conviction pour tout individu. Nous respectons les sentiments des croyants et nous n’avons pas pour objectif de lutter contre la religion. Mais nous ne pouvons pas rester indifférents lorsque certains tentent de mettre en doute la connaissance scientifique, essaient de déraciner du processus éducatif la “vision matérialiste du monde”, de remplacer les connaissances accumulées par la science par la foi »  [37]. La laïcité est défendue non seulement au nom de la liberté de ne pas croire, mais aussi au nom de l’égalité des religions, comme l’illustre la déclaration de la conférence panrusse des directeurs d’organisations sociales tatares (Kazan, 29 août 2007) contre l’enseignement exclusif des Fondements de la culture orthodoxe. Au printemps 2008, une pétition de 1 700 scientifiques a demandé au président de la Russie de ne pas contribuer à nourrir l’intolérance, l’hypocrisie et le conformisme en soutenant l’introduction de l’enseignement de l’orthodoxie dans les écoles.

17Peut-on parler d’un esprit postsoviétique de la laïcité ? Nous ne saurions ignorer le phénomène de cléricalisation, du moins dans certaines régions de Russie comme celle de Belgorod. Mais il faut préciser que la perception de ce phénomène est amplifiée par le souvenir du climat idéologique des années soviétiques, par la visibilité des virtuoses orthodoxes et leur fort entre-soi communautaire, par le fondamentalisme d’une grande partie des clercs qui s’opposent à la modernité et par certains coups d’éclats de hiérarques avides de pouvoir. Toutefois, au-delà du développement d’une morale religieuse et des tentatives de reconquête par l’Église orthodoxe d’institutions comme l’école et la culture, la religion est avant tout, du fait de la sécularisation de la société postsoviétique, un système de ressources légitimatrices d’un nouvel ordre social, comme le fut, dans les années 1970-1980, le marxisme-léninisme. D’où l’importance accordée à la tradition, à l’inscription dans une histoire : la continuité, la référence à une « lignée croyante », et plus généralement à la « culture russe », est centrale dans le dispositif religieux. Les pratiques religieuses sont légitimes et acceptées en ce qu’elles font partie de la tradition. Parallèlement, des générations entières sont marquées par un souci de progrès et de modernisation, mais aussi par un anticléricalisme hérité de la période soviétique. Depuis plusieurs décennies, la société se dégage, certes à des rythmes différents selon les espaces sociaux, des normes imposées par l’État. Des processus d’individualisation sont à l’oeuvre. Enfin, la dimension autoritaire du système politique reste une donnée importante : le pouvoir tend à exercer son contrôle sur l’ensemble des organisations sociales et religieuses. Ce sont ces différents éléments qui permettent, probablement parmi d’autres, de définir le « seuil de laïcisation » atteint par la société russe post-soviétique.


Date de mise en ligne : 28/09/2009

https://doi.org/10.3917/crii.044.0051

Notes

  • [1]
    See Kathy Rousselt, “Russie : le grand retour de l’orthodoxie ? ”, Politique internationale, 119, Spring 2008, pp.233-247.
  • [1]
    Konstituciâ Rossijskoj Federacii (http : // www. constitution. ru/ ) (nous traduisons).
  • [2]
    Voir Kathy Rousselet, « Russie : le grand retour de l’orthodoxie ? », Politique internationale, 119, printemps 2008, p. 233-247.
  • [3]
    Voir à ce sujet Rajeev Bhargava, « La spécificité de la laïcité à l’indienne », Critique internationale, 35, avril-juin 2007, p. 121-147 ; Fabienne Randaxhe, Valentine Zuber (dir.), Laïcités-démocraties : des relations ambiguës, Turnhout, Brepols Publishers, 2003 ; Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, Paris, PUF, 2007 ; Pierre-Jean Luizard, Laïcités autoritaires en terres d’islam, Paris, Fayard, 2008.
  • [4]
    J. Baubérot, Les laïcités dans le monde, op. cit.
  • [5]
    Alexander Agadjanian, « Pluralisme religieux et identité nationale en Russie », dans K. Rousselet (dir.), « Religious Diversity in the Russian Federation », International Journal on Multicultural Societies, 2 (2), 2000 (wwww. unesco. org/ shs/ ijms/vol2/issue2/art2), p. 145.
  • [6]
    On utilise les termes de svetskost’ et de sekulârnost’ pour traduire celui de « laïcité ». Le premier existe depuis longtemps avec un sens différent (l’appartenance au monde), tandis que le second est un néologisme. L’adjectif svetskij signifie également séculier.
  • [7]
    Plusieurs régions, dont celles de Moscou, Saint-Pétersbourg, Lipetsk et Tver, mais aussi et surtout l’État fédéral contribuent à la restauration des édifices religieux. En décembre 2007, lors du 90e anniversaire du rétablissement du Patriarcat de l’Église orthodoxe russe, Dmitri Medvedev a d’ailleurs déclaré que la part du budget de l’État consacrée à ces restaurations passerait à plus de 6 milliards de roubles entre 2008 et 2010 (elle était d’un peu plus de 1,5 milliard en 2007).
  • [8]
    Žerebât’ev Mihail, « Ponimanie principa svetskosti vlast’û i ob?estvom v regionah Central’noj Rossii » (La conception du principe de laïcité par le pouvoir et la société dans les régions de Russie centrale), dans A. Agadjanian, K. Rousselet (dir.), Religija i svetskoe gosudarstvo. Princip Laïcité v mire i Evrazii (La religion et l’État laïque. Le principe de laïcité dans le monde et en Eurasie), Moscou, Franko-rossijskij centr gumanitarnyh i obshchestvennyh nauk v Moskve, 2008, p. 187-216.
  • [9]
    Les pratiques d’enregistrement des mouvements religieux varient fortement d’une région à l’autre. L’organisation de défense des droits des croyants Forum 18 relate qu’en 2004, dans la région de Samara, les représentants de l’État demandaient, selon des logiques qui rappellent les pratiques soviétiques, les noms, âges et adresses des croyants, ce qui n’était pas le cas dans la région voisine de Penza.
  • [10]
    Un exemple d’incompétence du personnel de justice : en 2001, l’Armée du Salut fut considérée par deux tribunaux de Moscou comme une organisation militaire illégalement implantée sur le territoire de la Russie et menaçante pour la stabilité politique du pays (ses « adeptes » portaient un uniforme…). L’affaire remonta jusqu’au Conseil de l’Europe.
  • [11]
    C’est la raison pour laquelle, au niveau fédéral, les organisations protestantes, en particulier pentecôtistes, ont cherché à se regrouper (voir K. Rousselet, « La nébuleuse évangélique en Russie : de la mission étrangère à la surenchère nationale », Critique internationale, janvier 2004,22, p. 125-138). Il en est de même au niveau local. Dans un entretien avec l’auteur en juillet 2007, la responsable des relations avec les organisations sociales et religieuses de la ville de Ekaterinburg expliquait la reconnaissance officielle de quelques organisations par l’attitude des mouvements eux-mêmes : « Les autres confessions ne se sont pas jointes à temps. Et ça a donné ce résultat. Des occasions ont été manquées, et voilà tout. Un stéréotype s’est établi » (nous traduisons). Au début des années 1990, il existait dans la région de Sverdlovsk un conseil pastoral protestant qui réunissait plusieurs Églises. Dans ce front unifié, des divisions sont cependant apparues, chacun défendant ses propres intérêts, et les groupes religieux ont montré leur faiblesse face à une Église orthodoxe qui acquérait peu à peu une position d’envergure dans la société.
  • [12]
    Fondements de la doctrine sociale de l’Église orthodoxe russe, introduction par le métropolite Cyrille de Smolensk et de Kaliningrad, traduits du russe par Hyacinthe Destivelle, Alexandre Siniakov et Claire Jouniévy, Paris, Le Cerf, 2007. L’Église orthodoxe russe s’y exprime sur sa conception des relations entre Église et nation, Église et État, mais aussi sur de nombreuses questions sociales comme l’éthique familiale, la santé ou l’écologie.
  • [13]
    « L’affirmation du principe juridique de liberté de la conscience témoigne de l’effacement des fins et des valeurs religieuses dans la société, de l’apostasie massive et de l’indifférentisme pratique à l’égard de l’Église et à l’égard de la lutte contre le péché. Mais ce principe apparaît comme l’un des moyens, pour l’Église, d’exister en ce monde non religieux ; il lui permet d’avoir un statut légal dans la société séculière et de ne pas dépendre de forces non croyantes ou autrement croyantes qui existent dans la société. » (cité par Jean-Yves Calvez, « Une doctrine sociale de l’orthodoxie russe ? », Études, 4,2001, p. 516.
  • [14]
    « L’État se préoccupe de ce qui est terrestre, et l’Église, de ce qui est céleste. On ne peut pas imaginer le ciel sans la terre, ni la terre sans le ciel. La terre et le ciel représentent l’harmonie de l’existence, de la création de Dieu ». Voir « Arhipastyri-u?astniki Pomestnogo Sobora prisutsvovali na prieme v Bol’šom kremlevskom dvorce » (Les hiérarques ayant participé au Concile local ont assisté à la réception au Grand Palais du Kremlin) (http : /// www. mospat. ru/ index.php ? page=44063) (site du patriarcat de Moscou, traduit dans www. maison-russie. fr, 1 février 2009) (nous traduisons).
  • [15]
    Roman Lunkin, Russkoe rev’û Kestonskogo Instituta (La revue russe du Keston Institut), avril-mai 2008 (www. keston. org) (nous traduisons).
  • [16]
    Entretien de l’auteur avec un prêtre de la région de Rybinsk, avril 2008.
  • [17]
    Marcel Gauchet, « Ce que nous avons perdu avec la religion », Revue du Mauss, 22, second semestre 2003.
  • [18]
    M. Gauchet entend par là un christianisme éloigné de la foi, mais « organisateur de la vie collective ».
  • [19]
    « Kraj nepuganyh besov. V poselke Solncevo Kurskoj oblasti pravoslavnye popytalis’ borot’sja s protestantami sovetskimi metodami » (Au pays des diables tranquilles. Dans le village de Solncevo, dans l’oblast’ de Kursk, les chrétiens orthodoxes ont essayé de se battre contre les protestants en utilisant des méthodes soviétiques), 18 janvier 2007 (http : /// www. sclj. ru/ analytics/ new/ detail. php ? ID=1254).
  • [20]
    Paradoxalement, la difficulté même à exprimer ses droits se retrouve également chez les croyants persécutés. Des pentecôtistes, des chrétiens évangéliques-baptistes, des adventistes ou encore des Témoins de Jéhovah en quête d’un statut de réfugié aux États-Unis ont souvent du mal à faire état des persécutions qu’ils ont subies individuellement, ne mentionnant guère, par exemple, que les discriminations à l’embauche (entretien en avril 2008 avec la responsable d’une association chargée d’aider des croyants à émigrer aux États-Unis).
  • [21]
    Sur la question des relations entre individualisme et collectivisme dans l’orthodoxie russe, voir A. Agadjanian, K. Rousselet, « Individual and Collective Identities in Russian Orthodoxy », dans Christopher Hann, Hermann Goltz (eds), Orthodoxy, Orthopraxy, Parádosis : Eastern Christians in Anthropological Perspective, Berkeley/Los Angeles/ Londres, California University Press, à paraître.
  • [22]
    Joachim Willems, « The Religio-Political Strategies of the Russian Orthodox Church as a “Politics of Discourse” », Religion, State and Society, 34 (3), septembre 2006, p. 287-298.
  • [23]
    Osnovy u?eniâ Russkoj Pravoslavnoj Cerkvi o dostoinstve, svobode i pravah ?eloveka, traduit en français dans Le Messager russe, 10, juillet-août 2008.
  • [24]
    Marlène Laruelle, « Politiques et idéologies des nationalismes dans l’espace russe et postsoviétique », mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Institut d’études politiques de Paris, 2008, p. 280.
  • [25]
    Ce mot est parfois traduit par « société civile » ; il doit s’entendre dans un contexte où le collectif prime sur l’individuel. L’ob?estvennost’ caractérisait le mode de participation des citoyens à la vie du pays durant la période soviétique.
  • [26]
    Cet argument était de fait plus présentable dans un entretien avec un chercheur occidental.
  • [27]
    C’est ainsi, par exemple, que les pentecôtistes de Novaâ žizn’ (Vie nouvelle) – mouvement ne pouvant aucunement être considéré comme « traditionnel » – reçoivent depuis plusieurs années un soutien matériel de l’administration de la ville pour leurs activités sociales.
  • [28]
    « Personne ne doute plus parmi nous, y compris le croyant convaincu, que le lien de société qui nous tient ensemble ne soit l’oeuvre des hommes et d’eux seuls, sans même de raison dans l’histoire pour le porter. Les crypto-religions du salut politique n’ont pas été moins atteintes, de ce point de vue, que les grandes religions constituées. » (cf. M. Gauchet, « Ce que nous avons perdu avec la religion », art. cité, p. 314).
  • [29]
    « Un “fardeau léger”. Les orthodoxes dans la Russie des années 1990-2000 », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 36 (4), décembre 2005, p. 19-42.
  • [30]
    D’après un sondage effectué par la Fondation de l’opinion publique (Fond ob?estvennogo mneniâ) les 2-3 juin 2007 (auprès de 1 500 personnes, dans 100 localités et 44 sujets de la Fédération), 17 % des personnes interrogées se disent « athées », la grande majorité ne se positionnant pas sur l’idéologie athée proprement dite puisque seulement 35 % d’entre elles disent avoir une attitude positive à l’égard des points de vue athées. Voir Petr Babin, « Otnošenie k ateizmu i ateistam v Rossii » (L’attitude à l’égard de l’athéisme et des athées en Russie), Social’naâ real’nost’, 6,2008 (http : //socreal.fom.ru/ ? link=ARTICLE&aid=533) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [31]
    Histoire de la culture selon une approche culturaliste, où le facteur religieux occupe une place importante.
  • [32]
    À l’origine, l’athéisme se développe d’abord sur la Toile. En 1999, l’idée naît de créer un mouvement russe des athées. Le 18 mai 2000 est fondée la Société moscovite des athées (ATOM). Suit la création de nombreuses autres sociétés dans toute la Russie. Certains militants éprouvent le besoin de s’internationaliser : en novembre 2001, ATOM entre dans l’Alliance athée internationale. Voir Aleksandr Žuravskij, « Genezis i formy postsovetskogo ateizma v Rossii » (Genèse et formes de l’athéisme postsoviétique en Russie) (décembre 2001) (http : // www. archipelag. ru/ ru_mir/ religio/ novie-identichnosti/ atheism/ postsovetsky-ateism/ ) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [33]
    « Les personnes des générations anciennes qui diffusent des valeurs marxistes ou libérales ne se sont pas encore débarrassées de la vision du monde antireligieuse qui leur a été inculquée dans les écoles et les établissements d’enseignement supérieur soviétiques ainsi que dans les réunions du Parti, et qui les incite à considérer la pensée religieuse comme une idéologie hostile. » Voir RPC MP : itogi 20-letiâ religioznoj svobody. Doklad svâ?. Vladimira Vigilânskogo (L’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou : bilan de vingt ans de liberté religieuse. Exposé du père Vladimir Vigilânskij) (http : /// www. portal-credo. ru/ site/  ? act=news&id=59424&cf=) (consulté le 9 octobre 2008).
  • [34]
    Ce Commissaire aux droits de l’homme a été mis en place en 1997 auprès de la Douma. Il n’a cependant aucun pouvoir de contrainte. Voir Anne Gazier, « Vingt ans de réforme des systèmes juridique et judiciaire en Russie : quelques éléments pour un premier bilan », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 38 (2), juin 2007.
  • [35]
    Séminaire à l’École des hautes études en sciences sociales, mai 2008.
  • [36]
    « Ne iskat’ opravdanij bezdejstviû. Sovet po delam religij : ?em on byl i nužen li on sej?as ? » (Il ne faut pas chercher à justifier l’inaction. Le Conseil aux affaires religieuses : que faisait-il et serait-il utile aujourd’hui ? ), NGreligii, 18 septembre 2008 (nous traduisons).
  • [37]
    Lettre ouverte du 22 juillet 2007, « Politika RPC MP : konsolidaciâ ili razval strany ? » (La politique de l’Église orthodoxe russe du Patriarcat de Moscou : vers une consolidation ou une désorganisation du pays ? ), Novaâ Gazeta. Elle fut considérée par le patriarche comme un « écho de la propagande ancienne de l’athéisme » (4 août 2007), et fut suivie d’une lettre de cinq autres académiciens, membres de l’Église orthodoxe russe (2 novembre 2007), critiquant la position de leurs collègues, puis d’une autre lettre de 225 chercheurs en février 2008 (nous traduisons).

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