Notes
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[1]
Cesare Bonesana Beccaria, Traité des délits et des peines, Plan de la Tour, Éditions d'Aujourd'hui, 1980 (1764), p. 93.
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[2]
Cet arrêt rendit applicable aux États fédérés la clause de non-établissement du premier amendement qui interdit l’instauration d’une religion officielle. Il s’inscrivait dans une série de décisions prises par la Cour suprême qui incorporèrent aux États fédérés certaines dispositions du Bill of Rights qui ne concernaient au départ que l’État fédéral (doctrine de l’incorporation). Sur la laïcité des institutions américaines, voir Camille Froidevaux-Metterie, Politique et religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009 ; Denis Lacorne, De la religion en Amérique : essai d'histoire politique, Paris, Gallimard, 2007, p. 210-227 ; Isabelle Richet, La religion aux États-Unis, Paris, PUF, 2001, p. 100-111.
-
[3]
Les expressions esprit de religion et esprit de laïcité sont utilisées dans le sens que Camille Froidevaux-Metterie leur a donné dans l’introduction de ce dossier.
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[4]
Certains auteurs analysent le maintien de la peine de mort comme un moyen de spectacularisation par l’État de sa capacité coercitive. En faisant la démonstration d’un pouvoir aussi grand dans le seul domaine qui lui est concédé comme étant vraiment sien (la capacité de punir), l’État peut restaurer son image et s’affirmer comme efficace et responsable. Voir William E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », dans Austin Sarat (ed.), The Killing State : Capital Punishment in Law, Politics, and Culture, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 198 ; David Jacobs, Jason T. Carmichael, « The Political Sociology of the Death Penalty : A Pooled Time-Series Analysis », American Sociological Review, 67 (1), 2002, p. 109.
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[5]
Cet arrêt de la Cour suprême suspendit temporairement les exécutions en raison de « l’arbitraire » avec lequel la peine de mort était appliquée. Le moratoire sur les exécutions fut appliqué jusqu’à l’arrêt Gregg v. Georgia (1976) par lequel la Cour accepta la nouvelle législation mise en place par certains États, soit un procès en deux étapes (bifurcated trial) qui distinguait la détermination de la culpabilité du type de peine appliqué.
-
[6]
Voir David Garland, « Capital Punishment and American Culture », Punishment & Society, 7,2005, p. 359.
-
[7]
Dans son discours doctrinal, l’Église catholique accorde une place très importante à la protection de la vie. Le paragraphe 2267 de son Catéchisme, incorporant les modifications apportées par l’encyclique Evangelium vitae du pape Jean-Paul II, précise que la peine de mort n’a pas lieu d’être pratiquée dans les États où le système pénal met les criminels hors d’état de nuire. L’Église presbytérienne PC (USA), l’une des grandes dénominations protestantes, va plus loin, en invitant ses membres, dans plusieurs de ses déclarations officielles, à se mobiliser activement contre la peine de mort considérée comme « une expression de vengeance qui contredit la justice de Dieu sur la croix » (http : // www. pcusa. org/ 101/ 101-capital. htm) (consulté le 29 juillet 2008). Certaines dénominations, comme les baptistes du Sud, soutiennent au contraire que la peine de mort est « une institution divine » ((www. sbc. net). Dans tous les cas, les prises de position sont justifiées par des arguments théologiques.
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[8]
Robert Ruby, Allison Pond, An Enduring Majority : Americans Continue to Support the Death Penalty (http : // pewforum.org/docs/ ? DocID=272) (consulté le 20 mai 2009).
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[9]
Stephen Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, New Brunswick, N. J., Rutgers University Press, 1996, p. 66.
-
[10]
Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
-
[11]
Pour un exemple d’approche en termes de cadre de la question de l’avortement, voir Gene Burns, The Moral Veto : Framing Contraception, Abortion, and Cultural Pluralism in the United States, New York, Cambridge University Press, 2005.
-
[12]
Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, 2007 (2e édition), p. 103.
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[13]
Pour un exemple de l’utilisation de la situation d’entretien comme révélatrice des régimes d’argumentation qui sous-tendent les rhétoriques raciste et antiraciste en France et aux États-Unis, voir Michèle Lamont, « The Rhetorics of Racism and Anti-Racism in France and the United States », dans M. Lamont, L. Thévenot, Rethinking Comparative Cultural Sociology : Repertoires of Evaluation in France and the United States (Cambridge Cultural Social Studies), New York, Cambridge University Press, 2000, p. 25-55.
-
[14]
Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 235.
-
[15]
Au cours de l’un des ateliers organisés par l’église sur le thème « spiritual-based economics », un des membres dit avoir compté 32 voitures Prius sur le parking, il pensait lui-même en acheter une. La question de la protection de l’environnement est une importante source de clivage dans l’échiquier politique nord-américain. De nombreux républicains considèrent en effet que le réchauffement de la planète n’est pas attesté, et qu’il s’agit d’une idée fantaisiste mise en avant par la gauche pour ralentir l’économie. Sur ce point, voir Ariane Zambiras, « Sortir de l’ombre : l’engagement des chrétiens progressistes face à la droite chrétienne », publié dans les Actes du colloque international de l’Institut des Amériques, « Religion des Amériques du milieu du XXe siècle à nos jours », Université de Toulouse 2, à paraître en 2009.
-
[16]
Le verbe « to affirm » est employé entre autres par les institutions religieuses pour signifier qu’elles souhaitent faire un effort particulier pour accueillir un groupe de personnes (comme par exemple les homosexuels) ou s’engager explicitement pour une cause (la protection de la Création).
-
[17]
John J. Donohue, Justin Wolfers, « Uses and Abuses of Empirical Evidence in the Death Penalty Debate », Standford Law Review, 58 (3), 2005, p. 791-845.
-
[18]
Judith Randle analyse les argumentaires des défenseurs de la peine capitale centrés sur la responsabilité de la société envers les victimes du crime. L’exigence de justice s’accomplit grâce à un châtiment (retribution) perpétré au nom des droits des victimes, prenant ainsi la forme d’un jeu à somme nulle. Voir J. Randle, « Capital Punishment and Elite Politics : Dissensus and the Death Penalty in America », Studies in Law, Politics, and Society, 29,2003, p. 67-95.
-
[19]
Pour une très belle analyse de l’historicité des notions de volonté libre, de responsabilité et de punition dans les justifications de la peine de mort, voir W. E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », cité.
-
[20]
Bureau of Justice Statistics, « Homicide Trends in the U. S. », moyenne établie pour les données disponibles de 1976 à 2005 (http : // www. ojp. usdoj. gov/ bjs/ homicide/ hmrt. htm) (consulté le 20 mai 2009).
-
[21]
Constatant la concomitance de l’engagement politique du fondamentalisme chrétien et la mise en place de politiques sécuritaires (get-tough policies) au cours de ces trente dernières années aux États-Unis, plusieurs chercheurs se sont interrogés sur l’éventualité d’une corrélation entre les deux phénomènes. Unnever, Cullen et Applegate ont cependant montré que la corrélation entre fondamentalisme chrétien et position favorable à la peine de mort est très faible, et qu’il faut prendre dans ce domaine des indicateurs de religiosité plus précis. Voir James D. Unnever, Francis T. Cullen, Brandon K. Applegate « Turning the Other Cheek : Reassessing the Impact of Religion on Punitive Ideology », Justice Quarterly, 22 (3), septembre 2005, p. 304-339.
-
[22]
Voir Gardner C. Hanks, Against the Death Penalty : Christian and Secular Arguments against Capital Punishment, Scottdale, Pa., Herald Press, 1997, chap. 13.
-
[23]
Sur ce point précis, la justification théologique sert aussi bien les argumentaires des opposants à la peine de mort que ceux de ses partisans, comme le montrent les points de vue opposés de la dénomination presbytérienne et de celle des baptistes du Sud, voir supra note 7. Unnever, Cullen et Bartkowski soulignent les « effets divergents » que la religion peut avoir, l'accent se portant soit sur « la compassion (miséricorde, pardon, rédemption) », soit sur « le jugement et la punition ». Voir James D. Unnever, Francis T. Cullen, John P. Bartkowski, « Images of God and Public Support for Capital Punishment : Does a Close Relationship with a Loving God Matter ? », Criminology, 44 (4), 2006, p. 837.
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[24]
W. Connolly propose une piste intéressante pour comprendre cet invariant qu’est le taux élevé de partisans de la peine de mort. La peine capitale permet selon lui d’associer l’idée de mort à celle d’un châtiment qui vient frapper ceux qui le méritent (deserve) ; elle éloigne ainsi la mort en tant que réalité inéluctable pour soi-même grâce à la séparation que les exécutions établissent entre coupables et innocents. Cf. W. E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », cité, p. 201.
-
[25]
S. Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, op. cit., p. viii. Dans son analyse de la façon dont les « valeurs chrétiennes » sont utilisées par les personnes pour penser les questions de justice économique, Hart invite à prêter attention au « champ » dans lequel se situe un débat, en insistant sur le fait que celui-ci n’est pas neutre et qu’il requiert des « règles discursives » qui influent sur la teneur du débat, sans en déterminer le vainqueur.
-
[26]
Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 199.
-
[27]
Danièle Hervieu-Léger, Françoise Champion, Vers un nouveau christianisme ? , Paris, Le Cerf, 2008 (1986), p. 139.
-
[28]
S. Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, op. cit..
-
[29]
« U. S. Religious Landscape Survey », The Pew Forum on Religion and Public Life, 2008 (http : // religions.pewforum.org/).
-
[30]
D. Hervieu-Léger, F. Champion, Vers un nouveau christianisme ? , op. cit., p. 189.
-
[31]
L’expression est empruntée à D. Hervieu-Léger qui parle de « tissage catholique » en France comme de « l’affinité élective que l’histoire a établie en profondeur entre les représentations partagées des Français (la « culture » qui leur est commune) et la culture catholique ». Voir D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, op. cit., p. 97.
-
[32]
Ce résultat rejoint l’analyse faite par M. Lamont des répertoires utilisés par les ouvriers américains dans laquelle elle montre que la religion n’a pas une place privilégiée parmi les autres répertoires pour soutenir les argumentaires antiracistes. Cf. M. Lamont, La dignité des travailleurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
-
[33]
C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit, p. 177.
-
[34]
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 63.
« Quel peut être ce droit que les hommes s'attribuent d'égorger leurs semblables [1] ? »
1les États-Unis sont une république laïque. Le principe de la séparation des Églises et de l’État est inscrit dans le premier amendement à la Constitution adopté en 1791 et incorporé par la Cour suprême à la législation des États fédérés en 1947 (arrêt Everson v. Board of Education) [2]. Cependant, le terrain américain se caractérise par une organisation de la laïcité dans laquelle, contrairement à la tradition française, l’expression des attachements religieux déborde largement la sphère privée. Cette présence de l’esprit de religion [3] dans la sphère publique américaine, et plus précisément politique, suscite chez de nombreux observateurs un sentiment de perplexité d’autant plus grand que la campagne présidentielle de 2008 et l’investiture du Président Barack Obama ont rappelé que cette visibilité de la religion n’était pas propre à un parti (républicain) ou à un président (George W. Bush). Dans une telle configuration, qui combine un appareil institutionnel laïque et des références religieuses omniprésentes, quelle est la capacité d’influence de l’esprit de religion sur l’imaginaire politique des Américains ? Cette contribution se propose de formuler quelques éléments de réponse. La tension entre l’esprit de religion et l’esprit de laïcité se manifeste dans de nombreux domaines aux États-Unis, en particulier dans tout ce qui a trait aux questions de vie et de mort. Nous avons retenu ici le débat sur la peine capitale parce que plusieurs dimensions essentielles de la vie politique américaine se cristallisent sur cette question [4] : le rôle de la Cour suprême, l’orientation à donner aux politiques publiques de lutte contre la criminalité, la politisation croissante des questions de vie et de mort et l’activisme religieux autour de ces questions. Sur ce dernier point, David Garland identifie une date clé, celle de l’arrêt Furman v. Georgia (1972) [5] à partir duquel la peine capitale n’a plus été seulement considérée comme une question politique, mais est devenue « un champ de bataille symbolique où sont menées les guerres culturelles », au même titre que l’avortement et la discrimination positive, entre autres [6]. La question du lien entre croyance religieuse et attitude à l’égard de la peine capitale nous paraît d’autant plus intéressante à analyser que les Églises fréquentées par les enquêtés – Églises presbytérienne et catholique – sont très clairement et officiellement opposées à la peine capitale [7]. Or les sondages révèlent non seulement que 62 % des Américains déclarent être favorables à la peine de mort, mais qu’ils sont 74 % à défendre cette position parmi les évangéliques et 71 % parmi les protestants blancs. Pour les personnes non affiliées à une religion, on se rapproche de la moyenne nationale, avec 59 % [8]. Les statistiques recueillies par le Pew Research Center montrent en outre que le taux de fréquentation des lieux de culte n’a pas d’impact sur l’attitude à l’égard de la peine de mort, sauf pour les catholiques hispaniques qui y sont d’autant moins favorables que leur pratique religieuse est élevée.
2Il s’agit donc de savoir dans quelle mesure ces prescriptions orientent les prises de position des croyants. Nous avons constaté l’existence de deux attitudes extrêmes, avec des gradations de cas intermédiaires. La première consiste en une absence complète de fondement religieux dans les justifications des croyants à propos de leur attitude vis-à-vis de la peine de mort. Le sociologue Stephen Hart désigne ce choix conscient de ne pas établir de relation entre la croyance religieuse et une question politique, de les considérer comme naturellement déconnectées, par le concept de « compartimentation » (compartmentalization) [9]. La seconde attitude consiste à puiser dans le répertoire religieux des argumentaires pour ou contre la peine de mort. C’est celle-ci, évidemment, qui permet de comprendre comment l’esprit de religion agit sur l’imaginaire politique des croyants. Nous verrons toutefois que la plupart de ceux que nous avons interrogés se situent entre les deux extrêmes et combinent différents registres pour justifier leur position. Chacun de ces bricolages individuels n’est pas pour autant singulier, l’enquête dégageant les grandes lignes qui en orientent l’élaboration.
3L’approche qualitative adoptée ici permet de présenter les différents « discours de justification » [10] mobilisés par les chrétiens pratiquants et d’en élucider les ressorts. Elle se distingue d'une approche en termes de cadres [11] – qui analyse les ressources disponibles pour penser une question – en ce qu’elle met en lumière des « logiques générales qui sont activées en situation » [12]. En rendant explicites les différents répertoires d’évaluation [13], la situation d’entretien révèle le « brouillage des évidences axiologiques à partir desquelles la société (à travers les institutions en charge de la production des normes communes) est supposée se guider » [14]. Quelle est donc la signification du décrochage quasi systématique de l’opinion des croyants par rapport à la position officielle de l’Église dont ils sont membres ? Notre analyse veut aller plus loin que le simple constat d’une faible capacité normative des Églises et mettre en lumière les registres qui viennent concurrencer, voire évincer le registre religieux, afin de nuancer les lectures qui font de l’esprit de religion une force surdéterminante de la vie politique américaine.
Présentation de l’enquête
4Notre étude s’appuie sur une enquête empirique par observation participante réalisée entre septembre 2005 et mai 2008 dans deux églises protestantes et une paroisse catholique de l’État de Californie. L’enquête a été complétée par 80 entretiens semi-directifs. Les deux congrégations font partie de la même dénomination (les presbytériens) et partagent donc un fond théologique commun. Elles ont cependant été choisies parce qu’elles sont situées aux deux extrémités de l’éventail idéologique : Valley Church est décrite par ses membres comme conservatrice ; Clearview est bien connue dans la région pour son engagement progressiste. La paroisse catholique, d’une taille plus importante que les deux congrégations protestantes, a été choisie pour l’équilibre qu’elle offre entre les tendances conservatrice et progressiste.
Valley Church
5Cette église prospère, en pleine expansion depuis plusieurs années, possède un campus équipé de nombreuses salles prévues pour différentes activités de groupe : Mom’s Council ( « une activité centrée sur le Christ, l’amitié entre les femmes, le rôle de parent et le renforcement de la foi »), Intersections (groupe d’adultes qui se réunit le dimanche matin avant le service pour « marcher avec Jésus »), Family Enrichment Classes ( « pour appliquer les valeurs chrétiennes à la vie de couple et à l’éducation des enfants »). Le niveau de vie des membres de la congrégation reflète celui du quartier, que l’une des habitantes décrit comme « une enclave républicaine ». La majorité des fidèles exerce des professions libérales, notamment dans l’une des grandes compagnies pétrolières implantées dans la région. L’église est située dans un lotissement très bien entretenu, en face du Country Club et de son parcours de golf dont la pelouse reste verte même pendant la sécheresse estivale . Dans les trois parkings adjacents au campus sont garés une majorité de quatre-quatre et de véhicules monospaces représentatifs du niveau de vie élevé des membres de l’église.
Clearview Church
6Cette petite église recouverte de bois est située entre une station-service, un pavillon modeste et une école publique. La cour de l’école sert de parking le dimanche matin, et les véhicules hybrides de marque Toyota sont nombreux, illustrant l’intérêt très fort que les membres de cette église portent à la protection de l’environnement [15]. Le pasteur principal est une femme, elle ne porte pas d’habit ecclésiastique pendant le service. L’église rassemble en majorité des personnes fortement dotées en capital culturel : des bibliothécaires, des enseignants. Elle est réputée dans le comté pour son engagement progressiste, notamment depuis que la congrégation a pris position contre la guerre du Vietnam et abrité dans son sanctuaire un objecteur de conscience. La communauté est en majorité blanche mais dit accueillir et soutenir particulièrement (to affirm) [16] les personnes « de toutes les races, [de tous les] genres, orientations sexuelles et parcours de vie ». Cette ouverture se retrouve dans le type de comités organisés : Eco-Stewards ( « pour élaborer des stratégies d’action face aux problèmes environnementaux locaux et globaux »), Peacemakers (dont le but est d’étudier les écrits des « maîtres de la non-violence, comme Jésus, Gandhi et Martin Luther King », ou de sensibiliser aux problèmes de la Palestine en vendant de « l’huile d’olive palestinienne »), Spiritual Activists (groupe promouvant un militantisme actif contre la droite chrétienne), More Light Committee (relais du mouvement national presbytérien soutenant les lesbiennes, les homosexuels, les bisexuel (le) s et les personnes transgenres.
La paroisse d’Alameda
7Avec près de 4 000 membres inscrits, cette paroisse est l’une des plus importantes du comté. La composition ethnique reflète celle du quartier : 50 % des fidèles environ sont blancs, 30 % sont originaires des Philippines et 10 % d’Amérique du Sud. Cinq messes sont proposées chaque dimanche, toutes en anglais, mais avec des styles musicaux différents afin de plaire à toutes les générations. La plupart des paroissiens conservateurs sont des militaires à la retraite, venus s’installer dans la région lorsque la base militaire de la Naval Air Station Alameda, située à proximité de la paroisse, était opérationnelle (1936-1997) ; ils côtoient de nombreux membres plus progressistes, attirés par la présence dans la paroisse d’un prêtre réputé pour être « très ouvert ». Par souci de clarté, nous mentionnerons quelques exemples de « compartimentation », la première attitude identifiée plus haut, avant d’analyser la façon dont les croyants utilisant le répertoire religieux pour condamner ou soutenir la peine capitale ont également recours à d’autres registres pour justifier leur position. Les discours de légitimation des croyants qui ne font jamais référence à un registre religieux sur cette question – une minorité dans nos entretiens – sont en effet plus univoques. Il ressort que, dans ce groupe, l’attitude favorable à la peine capitale se fonde sur l’argument du rôle dissuasif (deterrence) que cette peine est censée avoir. C’est le cas, par exemple, du pasteur principal de la congrégation de Valley Church – que l’on peut difficilement soupçonner de ne pas connaître la doctrine de sa propre dénomination – et de Matt, très croyant et pratiquant (il n’a pas hésité à changer de congrégation pour rejoindre celle de Valley Church, plus conforme, selon lui, au message de Jésus), qui soutient que « la peine de mort n’est pas une question biblique. [Qu’elle] est dissuasive ».
8L’objection logique à cet argument consiste à faire remarquer aux interviewés que l’application de la peine de mort n’a pas d’effet sur le taux de criminalité [17]. Le pasteur de Valley Church répond alors que si la peine de mort ne remplit pas sa mission de dissuasion, c’est parce qu’elle n’est pas suffisamment appliquée. Il faudrait, d’après lui, que les condamnés pour meurtre soient exécutés « de manière plus systématique » pour que la peine capitale retrouve son efficacité dissuasive. Matt développe un argumentaire similaire en expliquant que les futurs criminels ne se ravisent pas, lorsqu’ils s’apprêtent à commettre leurs actes, parce qu’ils savent que « même s’ils se font attraper, ils iront tranquillement en prison ». Pour Matt et pour le pasteur de Valley Church, il est clair que la peine de mort est une mesure uniquement politique, visant à garantir la sécurité publique, ou tout au moins le sentiment de cette sécurité.
9Un autre point commun aux argumentaires de « compartimentation » en faveur de la peine de mort, que l’on retrouvera d’ailleurs chez les croyants qui utilisent une justification religieuse, est l’idée d’une vengeance qui doit s’exercer au nom des victimes, par le biais d’une justice habilitée à protéger leurs droits aux dépens des droits du criminel [18]. L’idée revient souvent dans ces entretiens qu’un individu abandonne ses droits ( « forfeited his rights ») en choisissant de sa volonté libre [19] de commettre un crime. Les personnes interrogées insistent également sur l’atrocité du crime commis : l’adjectif « odieux » ( « heinous ») est employé de manière quasi systématique pour qualifier le crime. Elles ont en outre une représentation bien particulière de la victime. Celle-ci est le plus souvent féminine, jeune et sans défense : « Mais quand quelqu’un viole et tue une petite fille (…) mon humanité ne peut pas facilement pardonner ça, les choses comme ça, les atrocités commises contre des victimes sans défense qui… il n’y a aucune raison… (Betty, animatrice du groupe Mom’s Council de Valley Church).
10Pourtant, les statistiques disponibles sur les assassinats (le seul type de crime pour lequel la peine de mort soit appliquée depuis 1976) montrent que seules 4,8 % des victimes d’homicide sont âgées de moins de 14 ans et que 76,5 % sont des hommes [20].
Dieu d’amour, Dieu de vengeance… et autres motifs [21]
Contre la peine de mort
11Les discours qui sont en conformité avec les prescriptions des Églises étudiées, c’est-à-dire ceux qui dénoncent la légalité de la peine de mort au nom de la doctrine chrétienne, représentent moins d’un quart des réponses obtenues lors de nos entretiens. Pour ces croyants, dont la plupart sont membres de Clearview, on note une forte adéquation entre le discours normatif des institutions et la construction d’un sens de la justice. Deux thèmes empruntés à la « grammaire » chrétienne reviennent dans la plupart des propos : celui de « compassion » et celui de « rédemption », par lesquels s’exprime le mieux, selon les interviewés, le message de Jésus. Une des réponses les plus représentatives est celle de Gabby, lesbienne membre de Clearview, originaire du Texas et élevée dans une église baptiste : « [Elle croit] au pouvoir de l’Esprit saint », parce que celui-ci offre au prisonnier la possibilité de « repentance » et de « rédemption » qui lui est refusée s’il est exécuté. Mais elle poursuit en citant également « les raisons politiques » qui font qu’elle est opposée à la peine de mort : « On a tendance surtout à envoyer les pauvres et les noirs dans les couloirs de la mort, la justice ne fait pas toujours son travail correctement ». Quelques membres de Valley Church expriment un refus identique de la peine de mort. Pour Marty, « personne n’est au-delà de la rédemption ». Ce presbytérien, qui anime un des groupes d’étude biblique de la congrégation, raconte en outre qu’il a assisté à l’exécution sur la chaise électrique d’Angelo La Marca en 1958. Il souligne le caractère « barbare » de l’exécution dont le principe est directement contraire aux « enseignements de Jésus ». Lindy, une jeune maman de la même congrégation, met elle aussi en avant « le message de Jésus », qui vient annuler la loi du Talion de l’Ancien Testament (Exode XXI : 23-27). Le temps passé en prison doit permettre aux criminels d’accepter la Parole du Christ. Selon la formulation de Jean, catholique de la paroisse d’Alameda qui assiste à l’office quotidiennement, les peines de prison à vie donnent le temps au condamné « de se mettre bien avec Dieu ».
12Plusieurs catholiques insistent sur l’obligation de respecter le Sixième Commandement « Tu ne tueras point » (Exode XX : 13). Mais, dans le même entretien, ils dénoncent les conditions de vie carcérale qu’ils jugent trop « agréables » ( « Ils sont logés et nourris ! Ils ont la télé ! Ils vont à la gym ! »). « Je ne veux pas qu’on les cajole ! (…) Une prison doit être une prison », dit Mary, catholique d’une cinquantaine d’années, très active dans la vie de la paroisse. La prison à perpétuité correspond chez eux à une conception de la peine moins corrective que punitive. Certes, ils refusent l’idée de la peine capitale, mais la solution qu’ils défendent à la place traduit un désir de vengeance, qui serait assouvi par les souffrances du condamné en prison.
13Nathaniel, une quarantaine d’années, élevé dans une église africaine américaine baptiste, et converti au catholicisme, mentionne le coût que représentent les prisonniers pour la société. Il insiste à la fois sur l’interdiction de supprimer une vie et sur l’obligation pour les condamnés à la perpétuité de « travailler parce [qu’il ne veut] pas payer pour eux ». Nous verrons que cet argument est prépondérant chez les croyants qui sont favorables à la peine de mort.
14Quelques interviewés, une minorité au sein de la minorité s’opposant à la peine de mort, justifient leur position non pas en s’appuyant sur un argumentaire religieux, mais en critiquant « l’inefficacité » dissuasive de la peine capitale et son coût de revient pour les finances publiques, en raison des procédures d’appel dont sont assortis les procès [22]. « Ça revient tellement cher au contribuable ! », dit Dorothy, membre de la congrégation conservatrice de Valley Church, qui considère en outre, contre l’avis de son mari, juge de la Cour supérieure de l’État de Californie, que la peine de mort « ne marche pas » (qu’elle ne fait pas diminuer le taux de criminalité). Bien qu’elle fréquente Valley Church très régulièrement, Dorothy souligne que son opinion n’est pas « fondée sur la Bible » ( « Bible-based »), mais qu’elle résulte bien du constat de l’incapacité de la peine de mort à dissuader les criminels.
Pour la peine de mort
15La position la plus souvent rencontrée au cours de nos entretiens, celle de croyants qui se déclarent favorables à la peine capitale et en défendent la légalité, est évidemment la plus surprenante, parce qu’elle va, nous l’avons dit, à l’encontre des prescriptions officielles des Églises. Elle est également la plus intéressante car ces personnes ont successivement recours à différents arguments pour justifier leur jugement. Le cheminement typique emprunté par ces argumentaires révèle la facilité avec laquelle les interviewés changent de registre sans toutefois changer de position.
16Le premier registre mobilisé est celui de la conformité avec la justice divine [23], notamment en raison de l’équivalence qualitative que la peine capitale établit entre le crime et son châtiment. L’exécution des condamnés pour meurtre est considérée comme étant en accord avec la volonté de Dieu ( « it’s God’s way »). Une référence très souvent utilisée par les interviewés pour justifier cette conformité à la justice divine est la loi du Talion. Pour Jeff, agent d’assurances d’une cinquantaine d’années et membre actif de Valley Church, « Dieu est un Dieu de justice, soyons très clairs à propos de ça. Il utilise parfois la main des hommes pour mettre cette justice à exécution, et c’est tout à fait conforme aux Écritures ». Jeff se décrit comme conservateur et sympathisant de l’administration de George W. Bush. Betsy, enseignante d’espagnol d’une quarantaine d’années et membre de la même congrégation, définit Dieu comme « créateur et maître ». Elle critique la position officielle de l’Église presbytérienne qui s’oppose à la peine de mort par respect de « la justice de Dieu sur la croix ». Pour elle, cette position est une « vision tordue de la justice » : « La justice, c’est quand vous enclenchez un cycle de conséquences (…) Mais qu’est-ce qui va faire se réveiller les gens face à leurs responsabilités ? (…) Jésus n’est pas un pacifiste ! ». Pour Betsy comme pour d’autres croyants, la peine de mort est le seul moyen de « mettre [les condamnés] en face de leurs actions », de les voir « assumer les conséquences de leurs actes ». Nicole, élevée dans la confession catholique, maintenant convertie et membre de Valley Church, organisatrice d’un groupe de mission au Mexique pour la congrégation, justifie sa position en affirmant que Jésus approuverait la peine capitale ( « Jesus would be ok with it »).
17Une première objection adressée à cet argumentaire au cours des entretiens consiste à rappeler aux interviewés, d’une part, le caractère arbitraire de la peine de mort qui, pour des crimes équivalents, est appliquée plus facilement aux membres des minorités défavorisées, d’autre part, le fait que des personnes qui ont été condamnées et exécutées aient été ensuite innocentées. Il s’agit donc de suggérer, tout en restant dans le registre religieux, que la peine de mort ne peut être conforme à la justice divine puisqu’elle est imparfaite dans son application. Jeff répond alors qu’aucune institution humaine n’est parfaite, et que cette imperfection est due au péché des hommes : « Et les innocents exécutés ? Je ne sais pas… Il y a des innocents qui sont tués tous les jours dans des accidents de bus. Je pense qu’il y a des choses mauvaises dans le monde, parce que l’homme a péché. Et l’amour que Dieu a montré à sa création en nous donnant la faculté de choisir est immense ! Immense ! Ce n’est pas la faute de Dieu si le péché existe ».
18Une deuxième objection consiste à rappeler l’interdit divin du Sixième Commandement et à proposer comme solution de remplacement la peine de prison à perpétuité qui permet de punir le crime commis tout en honorant l’impératif religieux du respect de la vie. Cette objection est particulièrement intéressante parce qu’elle fait basculer la grande majorité des interviewés du régime de la justification religieuse vers une justification d’ordre économique. Peggy, membre de l’équipe de prière de Valley Church, exprime une opinion que l’on retrouve très souvent dans les réponses en faveur de la peine de mort : « Je pense que ça allège le fardeau pour la communauté. Qu’une personne reste en prison jusqu'à la fin de ses jours coûte des millions de dollars ! Je ne vois pas pourquoi ça serait à la société de subir cette punition ».
19Quand il s’agit de choisir entre la peine de mort et une peine de prison à perpétuité, les interviewés changent donc systématiquement de registre de justification. Ils délaissent complètement les arguments religieux pour ne plus invoquer que l’aspect strictement économique, le coût financier induit par le maintien en vie du criminel. Le condamné est alors dépouillé de son humanité, il devient un « coût », un « fardeau » pour les citoyens, qui sont uniquement appréhendés à travers la figure du « contribuable ». Et si nous basculons, nous aussi, dans un registre de rentabilité économique, en expliquant que, en raison du coût des procédures d’appel, le coût d’une exécution capitale est en réalité bien plus élevé que celui d’un emprisonnement à vie, aucun des interviewés n’arbitre en faveur de la perpétuité. Tous suggèrent différents moyens de rendre les exécutions capitales moins coûteuses, principalement en supprimant la possibilité de faire appel ( « get rid of the appeals ! »).
20Katie, pédiatre presbytérienne, propose de simplifier la procédure d’exécution : « Il n’y a aucune raison que ça revienne cher, il suffit de quelques médicaments ». Jerry, cadre à la retraite d’une grande compagnie pétrolière, regrette lui aussi « l’inefficacité » et le coût de la peine de mort aux États-Unis : « Ça coûte une fortune d’exécuter quelqu’un aux États-Unis (…) J’ai des amis qui sont allés en Arabie Saoudite, [ils ont été témoins d’un vol, le] touriste a été volé un mercredi, ils ont attrapé le type le vendredi, ils ont fait le procès le dimanche, et ils l’ont exécuté le mercredi suivant ! La peine de mort aux États-Unis est très inefficace… Il y a tellement de procédures de vérification… ».
21Si les croyants que nous avons interrogés soutiennent le principe de l’exécution, ce n’est finalement pas parce que la peine capitale reviendrait moins cher puisque, dès que nous faisons valoir le coût de cette sanction, ils imaginent toutes sortes de moyens susceptibles de le réduire, afin de rendre leur exigence première (l’exécution) compatible avec l’argument du coût de revient pour le contribuable. Il semble que le motif économique du moindre coût de l'exécution, quoique inexact, intervienne a posteriori pour renforcer un avis déjà fermement établi. Nous observons ainsi une circulation fluide entre divers types de justification évoqués successivement pour étayer la position, sans que les personnes ressentent une quelconque incohérence entre les différents registres [24]. La combinaison de ces deux argumentaires – l’accomplissement de la justice divine et le fait que le coût des exécutions soit estimé moindre que celui de l’emprisonnement à perpétuité – se retrouve de manière quasi systématique dans la grande majorité des entretiens. Les régimes de justification choisis déterminent moins l’opinion des personnes interrogées (pour ou contre la peine de mort) qu’ils n’offrent un langage leur permettant d’exprimer leur choix. Notre hypothèse est que la pluralité des « grammaires » [25] mobilisées rend compte de la faible emprise de l’esprit de religion sur la société américaine, où Dieu n’est plus visible qu’à travers « les ombres (…) projetées sur l’agir social effectif des peuples » [26].
22Le travail de sécularisation qui s’opère dans la société américaine ne se manifeste donc pas par une disparition du champ lexical religieux ou de la pratique [27], mais par une disjonction entre les motifs religieux utilisés et les normes chrétiennes telles qu’elles sont énoncées dans la doctrine officielle des Églises étudiées. Ce travail est également visible dans la diversification des arguments utilisés avec, pour reprendre le vocabulaire de la sociologie pragmatiste, une convocation successive de la grandeur économique (coût de l’emprisonnement ou de l’exécution), de la grandeur industrielle (efficacité de la procédure d’exécution) et de la grandeur inspirée (interprétation de la justice divine).
Le travail de réélaboration des normes religieuses
23L’utilisation d’arguments empruntés au vocabulaire religieux pour justifier la sentence ultime est particulièrement éclairante pour mieux comprendre la nature de la relation entre foi et imaginaire politique. S. Hart démontre qu’il n’existe aucun lien de corrélation entre des croyances religieuses conservatrices et des attitudes conservatrices sur le plan économique [28]. Il envisage deux hypothèses opposées pour expliquer cette déconnection : premièrement, si la foi des Américains est forte, elle est aussi privatisée et n’influe donc pas sur les questions publiques autres que les questions de comportement moral individuel ; deuxièmement, la foi a bien un rôle public pertinent, celui de fournir les ressources langagières grâce auxquelles sont pensées et énoncées les questions d’ordre économique. S’il n’écarte pas la pertinence de la privatisation de la foi pour quelques croyants, Hart penche sans hésitation du côté de la seconde explication, celle d’un répertoire religieux dans lequel les croyants viendraient puiser pour étayer leur position. Notre enquête confirme ces conclusions. Le rapport à la religion des personnes interrogées ne détermine pas leur attitude sur la question de la peine de mort : la majorité des chrétiens conservateurs et progressistes soutiennent celle-ci. Ce qu’il faut considérer, si l’on veut comprendre cette position, c’est la façon dont les principes chrétiens sont interprétés.
24Les entretiens réalisés font en effet clairement apparaître un travail de réinterprétation. Les argumentaires déployés visent à rendre compatible la suppression de la vie des condamnés avec la volonté divine en distinguant la nature du meurtre commis par le criminel et celle de l’exécution décidée au nom de la société. Interrogée sur la compatibilité des exécutions avec les valeurs chrétiennes, Betsy répond que la traduction habituelle du commandement ( « Tu ne tueras point ») est erronée, et qu’il faut en réalité traduire « Tu n’assassineras point ». Betsy explique que la peine de mort ne tombe pas sous le coup de l’interdit divin parce qu’ « il ne s’agit pas d’un meurtre », mais du « coût ultime » qui doit être supporté quand on ôte la vie à une personne. L’argument soumis aux interviewés leur suggérant qu’exécuter le criminel ne fait que reproduire l’action qui a été commise et que la société juge condamnable est balayé par le raisonnement suivant : le meurtre commis est le signe d’une disposition mauvaise qui se manifeste par le « mode de vie violent et scandaleux » du criminel, et qui n’est corrigeable qu’en faisant subir à la personne un mal de la même nature que celui qui a été commis, ce second assassinat prenant un autre sens car il est conçu pour corriger le premier en annihilant la mauvaise disposition (et, éventuellement, en la convertissant en une bonne disposition grâce à la rédemption chrétienne). Quelques interviewés expliquent ainsi que l’exécution est une bonne chose car elle est en réalité un « acte de miséricorde » ( « an act of mercy ») et que cette « délivrance » permettra au criminel d’être plus rapidement accueilli par Jésus et d’assurer sa rédemption. Katie, pédiatre et membre de Valley Church, commente le cas de Ted Bundy qui « s’est repenti » grâce à James Dobson, fondateur du groupe évangélique Focus on the Family : « Ted Bundy a commis beaucoup de meurtres, il a assassiné des femmes. Et il a tout avoué, et il est devenu chrétien, en prison. Il a demandé un entretien avec le docteur Dobson avant d’être exécuté. Il était plein de remords pour ce qu’il avait fait à toutes ces familles. Il va au paradis. Il y sera. Probablement avec la plupart des femmes qu’il a tuées. Parce qu’il s’est repenti. Et le docteur Dobson, qui l’a rencontré, a dit : “Il est très sincère dans sa repentance et dans son salut [salvation]”. Et on a tous pensé : “Il va au paradis ! Mais ce n’est pas possible ! Mon Dieu ! Je ne veux pas le retrouver là haut ! ” ».
25Pour de nombreux interviewés, le principe de préservation de la vie (en l’occurrence celle du criminel) s’efface devant l’exigence de stricte proportionnalité de nature entre le crime et la peine qui lui est associée. Un des membres de la paroisse catholique insiste sur le fait que la vie sur la terre est même négligeable par rapport à l’éternité promise par la rédemption ( « Jésus nous a bien montré que la mort n’est pas la fin », dit Robert).
26La mise en évidence de ce travail de réélaboration du sens des normes chrétiennes prolonge les analyses de notre première partie. Nous avons montré que le processus de sécularisation de la société américaine ne se manifestait pas par une disparition du champ lexical religieux, mais plutôt par la combinaison du registre religieux à d’autres registres, et par une circulation fluide entre ces différents types d’argumentaires. Si nous nous penchons plus précisément sur la façon dont le registre religieux est utilisé, nous nous rendons compte qu’il agit comme un répertoire dans lequel les croyants viennent puiser des outils pour élaborer leur opinion. Il ne faut toutefois pas en rester là. L’analyse détaillée de la façon dont ces outils sont utilisés montre qu’il est essentiel de prendre en compte la réélaboration du sens effectuée par les interviewés lors du maniement de ces outils. L’idée de « miséricorde » peut ainsi renvoyer à deux réalités bien différentes : le maintien en vie du criminel ou son exécution. L’idée de justice divine renvoie à des interprétations contradictoires : préservation de la vie du criminel, afin d’assurer sa rédemption, ou exécution, afin d’accomplir une proportionnalité qualitative entre le crime et son châtiment. Ce travail sur le sens des énoncés chrétiens, travail qui creuse un espace de disjonction entre les normes telles qu’elles sont énoncées par les Églises et leur mise en pratique par les fidèles, peut transfigurer l’exécution du criminel en « acte miséricordieux ».
27L’idée d’une réélaboration des normes doctrinaires a récemment été corroborée par la publication d’une enquête statistique réalisée par le Pew Forum, qui révèle que 70 % des Américains pensent que « plusieurs religions peuvent conduire à la vie éternelle » [29]. Une première interprétation de ce résultat souligne qu’il s’agit d’un progrès de la tolérance, la diversité religieuse étant de mieux en mieux acceptée par les Américains. Il est cependant possible d’y voir également le signe d’une sécularisation de la société américaine, qui ne se manifeste pas par la disparition des institutions religieuses de la sphère publique, mais par une transformation des contenus du croire [30].
28Nous avons identifié deux manifestations de la faiblesse du « tissage religieux » [31] de la culture américaine. La première est la multiplication des répertoires culturels mobilisés. Certes, le répertoire religieux est présent dans les argumentaires, mais il n’est pas mobilisé de manière privilégiée, même pour une question aussi grave que la peine de mort qui touche de manière aussi sensible la thématique de la préservation de la vie [32]. La seconde manifestation est la polysémie des outils puisés dans un même répertoire, et surtout le travail de réélaboration du sens de ces outils. Ce travail s’inscrit dans le mode de fonctionnement de l’imaginaire décrit par C. Castoriadis : « [Un] glissement, [un] déplacement de sens, où des symboles déjà disponibles sont investis d’autres significations que leurs significations “normales” ou “canoniques” » [33].
29L’analyse des registres de justification déployés par les chrétiens pratiquants au sujet de la peine de mort permet d’éclairer la nature des liens entre politique et religion aux États-Unis. La diversité de ces registres mobilisés successivement par la plupart des personnes confirme qu’il serait réducteur d’attribuer à l’esprit de religion une place surdéterminante dans l’imaginaire politique américain. Notre enquête montre que l’utilisation d’un vocabulaire religieux n’est pas nécessairement le signe d’une conformité aux principes éthiques tels qu’ils peuvent être énoncés dans la doctrine des Églises. La diversité des argumentaires permet au contraire d’apprécier l’autonomie intellectuelle des Américains les plus fervents qui construisent leur propre sens de la justice, lequel peut être en profond décalage par rapport au sens prescrit par les institutions religieuses. Les entretiens ont révélé un véritable processus de « dérivation créative » [34] des normes chrétiennes, allant parfois jusqu’à une complète subversion de leur sens premier.
30Ce travail de terrain a permis de mettre au jour des failles non négligeables dans la thèse selon laquelle la religion imprégnerait de manière structurante la sphère publique américaine. L’une de ces failles apparaît dans la disjonction manifeste entre le discours à visée normative des Églises et l’imaginaire politique des chrétiens pratiquants. Une autre est visible dans la facilité avec laquelle le registre religieux se trouve remplacé par d’autres grandeurs, notamment la grandeur économique, et dans la façon dont il est réinterprété jusqu’à être vidé de son sens. Il nous semble donc nécessaire, pour mesurer l’influence de l’esprit de religion sur la société américaine, de ne pas nous arrêter au constat de la récurrence d’une rhétorique aux accents chrétiens. Une grille de lecture qui ne prêterait attention qu’aux champs lexicaux mobilisés ne permettrait ni de rendre compte de la complexité de l’imaginaire politique américain ni d’en saisir les multiples sources ; elle passerait à côté des opérations de réélaboration des normes chrétiennes. Or l’élucidation de ces opérations nous paraît être une manière efficace de saisir la manière dont l’esprit de religion inspire l’agir politique des Américains.
Notes
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[1]
Cesare Bonesana Beccaria, Traité des délits et des peines, Plan de la Tour, Éditions d'Aujourd'hui, 1980 (1764), p. 93.
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[2]
Cet arrêt rendit applicable aux États fédérés la clause de non-établissement du premier amendement qui interdit l’instauration d’une religion officielle. Il s’inscrivait dans une série de décisions prises par la Cour suprême qui incorporèrent aux États fédérés certaines dispositions du Bill of Rights qui ne concernaient au départ que l’État fédéral (doctrine de l’incorporation). Sur la laïcité des institutions américaines, voir Camille Froidevaux-Metterie, Politique et religion aux États-Unis, Paris, La Découverte, 2009 ; Denis Lacorne, De la religion en Amérique : essai d'histoire politique, Paris, Gallimard, 2007, p. 210-227 ; Isabelle Richet, La religion aux États-Unis, Paris, PUF, 2001, p. 100-111.
-
[3]
Les expressions esprit de religion et esprit de laïcité sont utilisées dans le sens que Camille Froidevaux-Metterie leur a donné dans l’introduction de ce dossier.
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[4]
Certains auteurs analysent le maintien de la peine de mort comme un moyen de spectacularisation par l’État de sa capacité coercitive. En faisant la démonstration d’un pouvoir aussi grand dans le seul domaine qui lui est concédé comme étant vraiment sien (la capacité de punir), l’État peut restaurer son image et s’affirmer comme efficace et responsable. Voir William E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », dans Austin Sarat (ed.), The Killing State : Capital Punishment in Law, Politics, and Culture, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 198 ; David Jacobs, Jason T. Carmichael, « The Political Sociology of the Death Penalty : A Pooled Time-Series Analysis », American Sociological Review, 67 (1), 2002, p. 109.
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[5]
Cet arrêt de la Cour suprême suspendit temporairement les exécutions en raison de « l’arbitraire » avec lequel la peine de mort était appliquée. Le moratoire sur les exécutions fut appliqué jusqu’à l’arrêt Gregg v. Georgia (1976) par lequel la Cour accepta la nouvelle législation mise en place par certains États, soit un procès en deux étapes (bifurcated trial) qui distinguait la détermination de la culpabilité du type de peine appliqué.
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[6]
Voir David Garland, « Capital Punishment and American Culture », Punishment & Society, 7,2005, p. 359.
-
[7]
Dans son discours doctrinal, l’Église catholique accorde une place très importante à la protection de la vie. Le paragraphe 2267 de son Catéchisme, incorporant les modifications apportées par l’encyclique Evangelium vitae du pape Jean-Paul II, précise que la peine de mort n’a pas lieu d’être pratiquée dans les États où le système pénal met les criminels hors d’état de nuire. L’Église presbytérienne PC (USA), l’une des grandes dénominations protestantes, va plus loin, en invitant ses membres, dans plusieurs de ses déclarations officielles, à se mobiliser activement contre la peine de mort considérée comme « une expression de vengeance qui contredit la justice de Dieu sur la croix » (http : // www. pcusa. org/ 101/ 101-capital. htm) (consulté le 29 juillet 2008). Certaines dénominations, comme les baptistes du Sud, soutiennent au contraire que la peine de mort est « une institution divine » ((www. sbc. net). Dans tous les cas, les prises de position sont justifiées par des arguments théologiques.
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[8]
Robert Ruby, Allison Pond, An Enduring Majority : Americans Continue to Support the Death Penalty (http : // pewforum.org/docs/ ? DocID=272) (consulté le 20 mai 2009).
-
[9]
Stephen Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, New Brunswick, N. J., Rutgers University Press, 1996, p. 66.
-
[10]
Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
-
[11]
Pour un exemple d’approche en termes de cadre de la question de l’avortement, voir Gene Burns, The Moral Veto : Framing Contraception, Abortion, and Cultural Pluralism in the United States, New York, Cambridge University Press, 2005.
-
[12]
Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, 2007 (2e édition), p. 103.
-
[13]
Pour un exemple de l’utilisation de la situation d’entretien comme révélatrice des régimes d’argumentation qui sous-tendent les rhétoriques raciste et antiraciste en France et aux États-Unis, voir Michèle Lamont, « The Rhetorics of Racism and Anti-Racism in France and the United States », dans M. Lamont, L. Thévenot, Rethinking Comparative Cultural Sociology : Repertoires of Evaluation in France and the United States (Cambridge Cultural Social Studies), New York, Cambridge University Press, 2000, p. 25-55.
-
[14]
Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 235.
-
[15]
Au cours de l’un des ateliers organisés par l’église sur le thème « spiritual-based economics », un des membres dit avoir compté 32 voitures Prius sur le parking, il pensait lui-même en acheter une. La question de la protection de l’environnement est une importante source de clivage dans l’échiquier politique nord-américain. De nombreux républicains considèrent en effet que le réchauffement de la planète n’est pas attesté, et qu’il s’agit d’une idée fantaisiste mise en avant par la gauche pour ralentir l’économie. Sur ce point, voir Ariane Zambiras, « Sortir de l’ombre : l’engagement des chrétiens progressistes face à la droite chrétienne », publié dans les Actes du colloque international de l’Institut des Amériques, « Religion des Amériques du milieu du XXe siècle à nos jours », Université de Toulouse 2, à paraître en 2009.
-
[16]
Le verbe « to affirm » est employé entre autres par les institutions religieuses pour signifier qu’elles souhaitent faire un effort particulier pour accueillir un groupe de personnes (comme par exemple les homosexuels) ou s’engager explicitement pour une cause (la protection de la Création).
-
[17]
John J. Donohue, Justin Wolfers, « Uses and Abuses of Empirical Evidence in the Death Penalty Debate », Standford Law Review, 58 (3), 2005, p. 791-845.
-
[18]
Judith Randle analyse les argumentaires des défenseurs de la peine capitale centrés sur la responsabilité de la société envers les victimes du crime. L’exigence de justice s’accomplit grâce à un châtiment (retribution) perpétré au nom des droits des victimes, prenant ainsi la forme d’un jeu à somme nulle. Voir J. Randle, « Capital Punishment and Elite Politics : Dissensus and the Death Penalty in America », Studies in Law, Politics, and Society, 29,2003, p. 67-95.
-
[19]
Pour une très belle analyse de l’historicité des notions de volonté libre, de responsabilité et de punition dans les justifications de la peine de mort, voir W. E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », cité.
-
[20]
Bureau of Justice Statistics, « Homicide Trends in the U. S. », moyenne établie pour les données disponibles de 1976 à 2005 (http : // www. ojp. usdoj. gov/ bjs/ homicide/ hmrt. htm) (consulté le 20 mai 2009).
-
[21]
Constatant la concomitance de l’engagement politique du fondamentalisme chrétien et la mise en place de politiques sécuritaires (get-tough policies) au cours de ces trente dernières années aux États-Unis, plusieurs chercheurs se sont interrogés sur l’éventualité d’une corrélation entre les deux phénomènes. Unnever, Cullen et Applegate ont cependant montré que la corrélation entre fondamentalisme chrétien et position favorable à la peine de mort est très faible, et qu’il faut prendre dans ce domaine des indicateurs de religiosité plus précis. Voir James D. Unnever, Francis T. Cullen, Brandon K. Applegate « Turning the Other Cheek : Reassessing the Impact of Religion on Punitive Ideology », Justice Quarterly, 22 (3), septembre 2005, p. 304-339.
-
[22]
Voir Gardner C. Hanks, Against the Death Penalty : Christian and Secular Arguments against Capital Punishment, Scottdale, Pa., Herald Press, 1997, chap. 13.
-
[23]
Sur ce point précis, la justification théologique sert aussi bien les argumentaires des opposants à la peine de mort que ceux de ses partisans, comme le montrent les points de vue opposés de la dénomination presbytérienne et de celle des baptistes du Sud, voir supra note 7. Unnever, Cullen et Bartkowski soulignent les « effets divergents » que la religion peut avoir, l'accent se portant soit sur « la compassion (miséricorde, pardon, rédemption) », soit sur « le jugement et la punition ». Voir James D. Unnever, Francis T. Cullen, John P. Bartkowski, « Images of God and Public Support for Capital Punishment : Does a Close Relationship with a Loving God Matter ? », Criminology, 44 (4), 2006, p. 837.
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[24]
W. Connolly propose une piste intéressante pour comprendre cet invariant qu’est le taux élevé de partisans de la peine de mort. La peine capitale permet selon lui d’associer l’idée de mort à celle d’un châtiment qui vient frapper ceux qui le méritent (deserve) ; elle éloigne ainsi la mort en tant que réalité inéluctable pour soi-même grâce à la séparation que les exécutions établissent entre coupables et innocents. Cf. W. E. Connolly, « The Will, Capital Punishment, and Cultural War », cité, p. 201.
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[25]
S. Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, op. cit., p. viii. Dans son analyse de la façon dont les « valeurs chrétiennes » sont utilisées par les personnes pour penser les questions de justice économique, Hart invite à prêter attention au « champ » dans lequel se situe un débat, en insistant sur le fait que celui-ci n’est pas neutre et qu’il requiert des « règles discursives » qui influent sur la teneur du débat, sans en déterminer le vainqueur.
-
[26]
Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 199.
-
[27]
Danièle Hervieu-Léger, Françoise Champion, Vers un nouveau christianisme ? , Paris, Le Cerf, 2008 (1986), p. 139.
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[28]
S. Hart, What Does the Lord Require ? : How American Christians Think about Economic Justice, op. cit..
-
[29]
« U. S. Religious Landscape Survey », The Pew Forum on Religion and Public Life, 2008 (http : // religions.pewforum.org/).
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[30]
D. Hervieu-Léger, F. Champion, Vers un nouveau christianisme ? , op. cit., p. 189.
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[31]
L’expression est empruntée à D. Hervieu-Léger qui parle de « tissage catholique » en France comme de « l’affinité élective que l’histoire a établie en profondeur entre les représentations partagées des Français (la « culture » qui leur est commune) et la culture catholique ». Voir D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d'un monde, op. cit., p. 97.
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[32]
Ce résultat rejoint l’analyse faite par M. Lamont des répertoires utilisés par les ouvriers américains dans laquelle elle montre que la religion n’a pas une place privilégiée parmi les autres répertoires pour soutenir les argumentaires antiracistes. Cf. M. Lamont, La dignité des travailleurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
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[33]
C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit, p. 177.
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[34]
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 63.