Couverture de CRII_032

Article de revue

Réformes et nouvelle économie politique en Inde

Pages 189 à 207

Notes

  • [1]
    La croissance « lissée » est sur une orbite de 6 % environ depuis le début des années 1980.
  • [2]
    Répertoriées en 1996 par l’Anthropological Survey of India, Cf. Kumar Suresh Singh (ed.), People of India National Series, volume VIII, Communities, Segments, Synonyms, Surnames and Titles, New Delhi, Oxford University Press, 1996.
  • [3]
    La partie planifiée a représenté les trois quarts du total de l’investissement indien entre 1980 et 1985.
  • [4]
    En dépit de la croissance absolue : le nombre d’entreprises nationales industrielles est en effet passé de 5, pour 290 millions de roupies d’investissements en 1950, à 240, pour 2 525 milliards de roupies d’investissements en 2005.
  • [5]
    En 2005, elles concentraient toujours 50 % du PIB pour 30 % de la population.
  • [6]
    Et une partie de l’industrie publique dont la pétrochimie des engrais.
  • [7]
    Par exemple, le déficit du seul domaine de l’eau et de l’électricité à Delhi (500 millions de dollars annuellement) représente deux fois et demie le besoin d’investissement total de la ville. 60 % de la consommation électrique ne sont pas facturés, voire volés, et la demande électrique non satisfaite est de l’ordre de 15 % de la demande totale. Voir Joël Ruet, « Le secteur électrique en Inde : réforme libérale ou persistance d’une forme de développement à l’indienne ? », Revue Tiers-Monde, 165, janvier-mars 2001.
  • [8]
    Depuis 2004, il existe un consensus transpartis portant sur des subventions mieux ciblées, aujourd’hui considérées comme économiquement viables.
  • [9]
    Cf. Joël Ruet, Privatising Power Cuts ? Ownership and Reform of State Electricity Boards in India, New Delhi, Academic Foundation, 2005.
  • [10]
    Cf., pour le socialisme est-européen, Christian von Hirschhausen, Du combinat socialiste à l’entreprise capitaliste : une analyse des réformes industrielles en Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1996, et Pierre-Noël Giraud, Économie et propriété dans les socialismes, colloque de Cerisy sur « La propriété », 1999.
  • [11]
    Contrairement au modèle d’IDE par privatisation imposé aux pays en développement.
  • [12]
    Qui ont occupé les plus hautes fonctions dans les années 1990 puis, à nouveau, à partir des élections de 2004.
  • [13]
    Seul le secteur des infrastructures, dont la fonction était plus politique et « redistributive » que véritablement productive, a vu son efficacité économique diminuer rapidement.
  • [14]
    Pour ouvrir la voie dans les années 1990 à l’arrivée de tous les grands mondiaux, puis dans les années 2000 à l’émergence de constructeurs indiens « modernes » et autonomes tels que Tata et Mahindra & Mahindra.
  • [15]
    En 1991, seules 8 industries étaient encore réservées à l’État, 18 demeuraient dans le régime des licences, 34 bénéficiaient d’un régime d’autorisation automatique d’accords technologiques et d’investissement étranger à hauteur de 51 % ; 3 autres secteurs sont sortis du régime des licences en 1998-1999, puis le rythme est devenu ensuite régulier. Aujourd’hui, seuls 2 secteurs sont réservés à l’État (l’énergie atomique et les chemins de fer), seuls 6 secteurs nécessitent des licences obligatoires et 16 sont ouverts à 100 % aux IDE. Par ailleurs, 73 produits entre 1999 et 2003, et 85 autres en 2004 sont sortis de la liste « réservée » à la petite industrie.
  • [16]
    À cette époque, elle a repris le flambeau des réformes sur lesquelles le gouvernement avait mis un bémol à l’approche des élections de 1996.
  • [17]
    Clairement revendiqué par le « Industrial Policy Statement » de juillet 1991.
  • [18]
    Continuité en réalité paradoxale puisqu’elle a impliqué une mise sous perfusion qui assurait la pérennité des dépenses, même rebaptisées « investissement privé » et « désinvestissement public ». Ainsi le IXe plan (1997-2002) a assigné 60 % des 50 gigawatts de capacité électrique à installer comme « objectif planifié pour le privé ». L’investissement privé réel sur la période a été de 2,7 GW seulement. La presse en a conclu que « le secteur privé n’avait pas rempli les objectifs fixés par la planification ».
  • [19]
    Liée sur la fin des années 1990 à la démocratisation effective du pays. Voir Christophe Jaffrelot, Inde : la démocratie par la caste. Histoire d’une mutation sociopolitique (1885-2005), Paris, Fayard, 2005.
  • [20]
    Bibek Debroy, « Privatisation in India », Liberal Times, 7 (2) (« Privatisation in South Asia »), 2000, p. 9-16.
  • [21]
    Et de 1 020 pour celles dépendant des États, sans privatisation notable d’entreprises industrielles à ce niveau.
  • [22]
    Ce fut le cas pour l’entreprise de téléphonie VSNL ou Indian Petrochemicals, second groupe pétrochimique indien derrière le privé Reliance.
  • [23]
    Dont la coresponsabilité, par régulation inadéquate, est portée par la Banque mondiale.
  • [24]
    Composé du Premier ministre et des ministres dits « du cabinet », collectivement responsables devant le Parlement dans le système politique indien de type Westminster.
  • [25]
    Le secteur électrique a absorbé 17 à 20 % des plans quinquennaux de 1950 à 1996. L’ouverture au privé de la production dès 1991 a été un échec, et c’est en 1998 seulement qu’un nouveau cadre réglementaire a été mis en place. En 2003, l’ouverture a été élargie au transport et à la distribution, sans effet notable à ce jour.
  • [26]
    De grands groupes publics énergétiques comme ONGC (gaz et exploration), NTPC (électricité) ou les pétroliers sont appelés à se développer. Des entreprises, telle ITI (électronique), n’ont en revanche pour voie de sortie vraisemblable que l’alliance avec le privé, indien ou étranger (chinois ?).
  • [27]
    En 2000,40 % des cadres du groupe privé Reliance provenaient du public.
  • [28]
    Plusieurs États ont vu leur système s’améliorer (en Inde du Sud, notamment, l’Andhra Pradesh, le Gujarat et le Madhya Pradesh) et les compagnies publiques nationales ont amélioré leur efficacité.
  • [29]
    Sunil Khilnani, L’idée de l’Inde, Paris, Fayard, 2005, traduit de l’anglais, 1996.
  • [30]
    Voir sur www. crisisstates. com la distinction utile introduite par James Putzel entre failed states et crisis states.

1quand l’Inde a amorcé sa réforme libérale en 1991, la privatisation devait faire partie de l’éventail des nou velles politiques publiques. Force est de reconnaître quinze ans plus tard qu’elle a fait long feu. Son absence revèle la véritable nature des changements opérés et permet de caractériser la forme que « la libéralisation » a prise en Inde.

2Car si l’économie politique de ce pays s’est transformée, la fonction de l’État demeure ce qu’elle était auparavant : celle d’assurer la construction nationale par les voies de la redistribution. Dès lors, si au tournant des années 1990 les blocages accumulés du système plaidaient indéniablement pour sa réforme, la priorité pour l’État durant ces quinze dernières années a plutôt été d’accompagner l’industrie privée dans sa dynamique de modernisation et de croissance et de ménager la petite industrie. La privatisation d’un secteur public au demeurant minoritaire en termes de production était d’autant moins prioritaire que, parallèlement, son rôle demeurait central dans les domaines de la redistribution, de l’emploi et de la cohésion sociale et territoriale. Plutôt que de passer par la porte étroite consistant à réformer le secteur public stratégique, à l’instar de la formule postsoviétique, l’Inde a finalement emprunté la voie chinoise du renforcement préalable d’une sphère privée dynamique en dehors du secteur public. Comme en Chine, cette stratégie avisée a permis au gouvernement indien de dégager des ressources macroéconomiques capables de financer le coût de la transition politique aussi bien qu’économique. L’économie politique de l’Inde s’est ainsi recentrée sur des enjeux plus immédiats que celui de la privatisation, considérée comme un simple outil parmi d’autres.

3Dans ces conditions, toute volonté de privatisation était-elle prématurée ? Pas tout à fait. L’analyse détaillée du fonctionnement de l’État indien montre que le problème n’est pas tant de nature financière ou réglementaire qu’organisationnelle et informationnelle : en somme, sur le plan macroéconomique, on ne peut dissocier la stabilisation actuelle  [1] de la séquence développementaliste puis « socialiste » d’accumulation publique qui l’a précédée, séquence dont la dépense publique en général et l’emploi public en particulier ont été une dimension importante. Sur le plan microéconomique, des gains de productivité organisationnelle ont été possibles sans réduction de l’emploi. Or, pour parvenir à ces résultats, il s’est avéré plus important de développer d’abord les capacités privées locales, celles-là même qui ont pu ensuite accompagner le public dans sa réforme.

Les contraintes structurantes : Mosaïque-Inde, construction nationale et État redistributif

4Comme la Chine, l’Inde compte un peu plus d’un milliard d’habitants, mais tout dans sa structure sociale l’oppose à cet autre grand pays dont l’homogénéité de la population n’existe nulle part ailleurs, compte tenu de sa super-ficie. L’Union indienne est en effet une fédération de 28 États qui regroupe 4 693 communautés  [2]. La Constitution reconnaît 22 langues nationales, mais plus de 1 000 langues et dialectes sont parlés sur l’ensemble du territoire. Toutes les grandes religions y sont représentées sous des formes innombrables (il y a environ 70 branches de l’islam). Le pays compte par ailleurs 300 millions de « pauvres absolus » (soit l’équivalent de l’Afrique subsaharienne) ; 350 millions de « pauvres occasionnels », qui ont été « pauvres absolus » ou le seront à un moment de leur vie ; une classe moyenne au niveau de consommation occidental de 50 et bientôt 100 millions d’individus et une « classe moyenne indienne » de 300 millions d’invidus.

5Pour Jawaharlal Nehru, le ciment de cette société ne pouvait être que l’État. En 1947, il a prôné une modernisation industrielle et sociale autour d’un socialisme fabien et d’un parlementarisme de type Westminster. Parallèlement, de nombreux hommes politiques ont entretenu l’héritage de Gandhi en s’appuyant sur le maillon traditionnel qu’était le conseil de village, le panchayat. Finalement, sur le long terme, ce sont les blocks, maillons administratifs inférieurs aux districts, qui se sont imposés, devenant assez vite au sein de l’État le lieu central de l’administration « développementaliste ». De 1951 – date du début du premier Plan quinquennal – aux réformes de 1991, l’Inde a pratiqué une économie administrée, fondée – notamment au niveau industriel – sur une politique de substitution aux importations. Mais ce qui permet de mieux comprendre l’impact de l’idée de privatisation cinquante ans plus tard, c’est le régime dit des « licences », qui a défini les rôles complémentaires du secteur public et du secteur privé dans la modernisation économique du pays. Pour orienter efficacement une capacité d’investissement limitée (et pour empêcher l’émergence de monopoles à plus long terme), l’État a soumis l’investissement privé et celui des grands groupes – investissement qui visait une implantation dans de nouveaux domaines ou tout simplement une augmentation des capacités de production – à l’obtention de « licences administratives ». Des années 1960 aux années 1990 s’est mise en place une structure industrielle composée d’oligopoles de grands groupes publics et privés, ces derniers acquérant une structure conglomérale par « addition de licences ». L’État a donc piloté l’économie via ses propres entreprises et son monopole dans les secteurs dits « réservés » (ceux-ci étant assez peu nombreux), mais surtout via l’orientation des investissements privés industriels et bancaires vers les secteurs dits « prioritaires »  [3]. L’économie mixte indienne n’a donc jamais ressemblé aux socialismes soviétique ou chinois, qui étaient purement publics. Sur la période 1947-1971, la part relative du secteur public n’a pas dépassé en Inde 25 % du PIB (administrations incluses) et 14,4 % du PIB manufacturier (en 1980)  [4]. En revanche, l’emprise de l’État sur le secteur industriel privé organisé a été complète. Durant cette période, le système a été efficace du point de vue politique (avec la cohésion nationale en laquelle peu croyaient au-delà de l’entourage de Nehru), social (avec l’amorce de la réduction de la pauvreté et des inégalités entre États) et économique (avec l’équipement du pays et la hausse de la productivité du travail et du capital). Certes, la croissance moyenne demeurait faible, notamment à cause des aléas climatiques dans un pays rural, mais ce sont bien les investissements de cette période qui ont préparé l’émancipation macroéconomique relative face au cycle des moussons, émancipation constatée durant les années 1980.

6Face à cette politique volontariste, toutefois, la structure sociale de l’Inde a très vite surdéterminé de nombreuses politiques publiques. Au moment de l’indépendance, les féodalités « originelles » ou les quasi-féodalités mises en place par les Britanniques détenaient encore une grande part du pouvoir économique et politique local. L’intelligentsia intellectuelle progressiste a dû s’allier à ces classes de pouvoir représentées par les élites rurales, dont elle était sociologiquement séparée, et, pour cela, elle a dû réaliser la synthèse des idées nehruviennes, gandhiennes et « socialistes gandhiennes ». Une partie de la richesse produite dans les villes  [5] est passée dans le système redistributif indirect pour financer des projets de développement ruraux et permettre une subvention fiscale croisée entre États fédérés riches et pauvres. Pour s’émanciper du pouvoir politique, au sein du parti du Congrès, de cette « alliance des classes propriétaires » (selon le terme de l’économiste indien Pranab Bardhan), Indira Gandhi a lancé de 1971 à 1984 une seconde séquence d’économie politique marquée par des redistributions directes ciblées sur des communautés, et qui a assigné un nouveau rôle redistributif aux entreprises publiques. Cette mesure a conditionné les marges politiques et techniques des réformes menées vingt ans plus tard. En effet, sur ce substrat populiste, qui a permis que se prolonge pendant presque vingt ans la prééminence nationale du Congrès, deux facteurs ont conduit une partie du système public à l’inefficacité économique. Ils expliquent plus précisément la lenteur et la timidité des tentatives de privatisation des années 1990.

7L’évolution politique tout d’abord. Aux élections de 1967, le Congrès, pour la première fois, a perdu des États majeurs. Mise sur la sellette, Indira Gandhi a provoqué en 1969 un schisme au sein du Congrès afin de se séparer de ses omniprésents « barons » régionaux. Avec eux sont partis les vote banks, ces réservoirs de suffrages, qui, discrètement et par capillarité de réseaux communautaires, suivaient « en bloc » leur leader qui avait au préalable marchandé avec le Congrès le ralliement de son « capital » électoral. Dès lors, le discours dévait évoluer. À l’occasion des élections de 1971, le Congrès, qui avait été une machine à canaliser mais aussi à créer du débat, est devenu une machine à gagner les élections. Dans le système d’Indira, le fonctionnement du système démocratique s’est recentré sur l’élection, aux dépens des autres aires d’équilibre de la mosaïque-Inde : le débat parlementaire classique, mais aussi le système des Panchayats renforcés par Nehru, mis en sommeil sous Indira Gandi et remis en selle plus tard par Rajiv Gandhi. Sur ce fond d’électoralisme et par des moyens populistes, le gouvernement a alors cherché dans la machinerie de l’administration développementaliste ainsi que dans les entreprises publiques les relais qu’il ne trouvait plus au sein de l’État-Congrès. Progressivement ont été mis en place des tarifs subventionnés pour l’eau et pour l’électricité. Les compteurs ont été abandonnés au cours des années 1970 par l’ensemble des administrations d’État en charge de la distribution électrique et dès lors se sont généralisées les « pertes non techniques », euphémisme d’expert pour désigner les vols et la corruption. Les services publics de réseau  [6] sont entrés au cœur d’une économie de conquête des votes, dont l’impact se fait sentir encore aujourd’hui. La facture s’est allongée et le problème est devenu insoluble financièrement  [7]. Cette faillite du service public a limité les capacités d’investissements dans le secteur public industriel et commercial. Elle a été à l’origine du débat sur la nécessité de privatiser les services publics (afin de les « isoler » des partis), mais aussi de blocages dus à des amalgames malheureux entre inefficacité des services publics et politiques pro-pauvres  [8], d’une part, entre problématiques des services publics (dont la santé financière conditionne l’approfondissement de politiques d’approvisionnement pour tous) et problématiques du secteur public industriel (sous contrainte de mutation radicale dans un contexte de concurrence), d’autre part. Ces amalgames ont produit la coloration particulièrement idéologique du débat sur la privatisation.

8Le régime d’accumulation de type socialiste est le second facteur d’inefficacité économique du système public. Ce facteur – lié à la nature des bureaucraties de type socialiste – a sans doute été à lui seul « limitant ». Certes, il avait permis, sur quarante ans, la constitution et l’intégration d’une économie nationale, une industrialisation relative, et surtout la fin, structurellement parlant, du problème de sécurité alimentaire. Néanmoins, il était très largement coordonné par des interventions discrétionnaires des différents échelons administratifs de l’État. Plus précisément, les lignes de commande hiérarchiques de type centralisé (combinées au souci de masquer le coût économique des interventions politiques) ont renforcé la tendance à l’absence d’information accessible à un niveau désagrégé. Cela a permis le recours aux « instructions directes », versant « rationnel » et légitimateur de l’interférence politique, et a bouclé la boucle de la centralisation excessive, le pouvoir cherchant à mieux contrôler des appareils qu’il avait placés au cœur de politiques à objectifs multiples (voir figure). Plus structurellement, le développement indien s’est conceptuellement caractérisé par une administration juridique et politique des dépenses publiques, plus que par une véritable construction d’actifs publics (qui aurait intégré la dimension des bénéfices économiques). L’effet produit a été une rentabilité décroissante et une inégalité sociale d’accès. Absence d’évaluation coûts-bénéfices et donc absence d’évaluation des investissements publics[9], typique des systèmes socialistes, en ont été les conséquences  [10].

figure im1
Gouvernement et Haute Fonction Services publics de réseaux et petits publique fonctionnaires Centralisation Mono-technique 1 Appauvrissement 3 informationnel Objectifs politiques multiples Système d'information d'orientation ingénieuriale Comptabilité publique, coûts non intégrés 'Interférence' politique Instructions directes (et non 2 politiques générales) Pilotage direct

9Très vite, dans un contexte où l’innovation locale n’avait pu émerger, le modèle s’est figé et la seule variable de décision a été l’augmentation de la dépense et son corollaire, une rhétorique d’insuffisance de fonds à système technique et administratif par définition constant, irréformable. Ce modèle, du fait de la mise en commun intersectorielle des cadres de la haute fonction publique (héritage de l’administration britannique), s’est vite propagé aux activités productives des entreprises publiques industrielles. De ce fait, la situation des secteurs publics a toujours été analysée en termes d’absences de ressources publiques, et jamais en termes d’efficacité des dépenses, ou encore de possibilités de création de ressources internes ou d’effectivité du service fourni. Une politique macroéconomique « mécaniste » de diminution des dépenses publiques mais en recourant à l’investissement privé constitue alors un discours paradoxalement cohérent avec les éléments de justification développés par l’ancien système, qui a vu en réalité dans une telle mise sous perfusion des dépenses la possibilité de sa « fuite en avant ».

10C’est dans un tel contexte d’analyse ambiguë de l’État qu’ont été amorcées les réformes de 1991. Mais « l’outil privatisation » s’est révélé en pratique incapable de mettre à jour, voire de dépasser les déficiences structurelles – en particulier informationnelles ou innovationelles – du précédent modèle de développement. En effet, concernant la réforme d’un secteur public post-socialiste, l’important est que le secteur privé s’y investisse comme gestionnaire et partenaire, et non comme investisseur financier « aveugle », supportant des politiques de « désinvestissement » essentiellement destinées à corriger le déficit budgétaire. Par ailleurs, en 1991, l’industrie privée indienne avait déjà amorcé sa transformation et avait d’autres priorités. En réalité, l’économie politique de l’Inde était en train de basculer bien plus en profondeur.

La libéralisation économique et industrielle : des réformes prises dans une séquence politique

11La primauté d’une libéralisation économique explique à juste titre le désintérêt de l’administration pour la privatisation. Par ses politiques ciblées et séquentielles, l’État a véritablement accompagné la restructuration de toute l’industrie privée indienne. Cette forme particulière de libéralisation a constitué la troisième phase de l’évolution de l’économie de l’Inde indépendante. Beaucoup plus que la privatisation, la libéralisation à l’indienne devait signifier l’autonomisation de l’industrie privée par rapport aux politiques industrielles publiques. En ce sens, elle s’est distinguée des pays développés dont le secteur privé, déjà autonomisé, s’est étendu par une privatisation signifiant le démantèlement des dernières politiques industrielles, mais aussi des pays postsocialistes (l’ancienne URSS et l’Europe de l’Est) pour lesquels la privatisation a permis de créer un secteur qui était auparavant inexistant. Au final, la privatisation en Inde n’a même pas été la priorité du courant « libéral » porté par les acteurs privés, car ce courant avait pour priorité sa propre modernisation.

12La privatisation n’allait pas non plus nécessairement dans le sens des intérêts de l’État, fût-il le porteur de l’intérêt général. L’essor de l’Inde n’est pas tant venu de l’extérieur  [11] que de la lente restructuration de son industrie privée, d’abord autour du marché intérieur. Dans les années 1980, la stratégie de développement suivie jusqu’alors a été mise en question par de hauts fonctionnaires, quelques économistes  [12] et de rares intellectuels. Les arguments ont été, pêle-mêle, les blocages à l’amélioration de la productivité industrielle, l’inefficacité de l’investissement public, la perte des gains qu’apporterait l’ouverture économique (investissements étrangers, exportations), la demande intérieure maintenue artificiellement basse sur les biens de consommation courante, les blocages à l’expansion de la grande industrie. Face à un tel programme implicite de libéralisation « classique », la réalité a été plus complexe et les premières réformes limitées : dans un système globalement inchangé, la productivité s’est partout améliorée de 1980 à 1989, y compris dans le secteur public  [13]. Si des assouplissements localisés du système sont apparus durant la période transitoire de 1980-1984, et ont été approfondis sous Rajiv Gandhi (1984-1989) encouragé par quelques industriels, les réformes des années 1980 ont porté essentiellement sur la libéralisation intérieure – au cas par cas – des seuls investissements de la grande industrie, et sur le relâchement séquentiel des restrictions aux importations de biens d’équipement et de machines-outils pour ces industries, ou encore de quelques joint-ventures « expérimentales ». Ce furent en somme des politiques à la marge et pragmatiques pour ce grand pays (comme pour la Chine de 1976 à 1992), et cette première période a donc été celle des réformes essentiellement internes et circonscrites, plus « pro-business » que « pro-marché ». L’industrie a commencé à renouveler ses équipements vétustes et les accords de transfert de technologie se sont multipliés (le cas exemplaire étant celui de l’automobile, avec les accords de transfert de technologie entre Suzuki et Maruti dès 1984  [14] ). Puis la libéralisation a progressivement ralenti de 1987 à 1989. Ces mêmes industriels qui avaient fini par trouver leur niche dans le système de « licences » et s’étaient organisés autour de la Federation of Indian Chambers of Commerce and Industry (FICCI) ont alors souhaité une « pause » (1989). Même les plus dynamiques ont voulu d’abord asseoir sur le marché intérieur les nouveaux avantages comparatifs liés à leur modernisation.

13Mais, au cours de ces années, de nouvelles générations de hauts fonctionnaires et d’industriels sont montés en ligne, dont le discours a été progressivement porté durant les années 1990 par une nouvelle association patronale, la Confederation of Indian Industry (CII). Celle-ci a supplanté la FICCI et instauré un lobbying de blueprints et de programmes économiques là où seules existaient auparavant l’influence et l’intrigue. En 1991, le pays s’est engagé officiellement dans une politique de réformes via l’ouverture de plusieurs domaines au secteur privé et à l’investissement étranger, le démantèlement des licences dans d’autres secteurs, l’abaissement de barrières douanières et tarifaires, la politique (limitée) de privatisations. Ces politiques ont été, là encore, graduelles et, grâce à la CII, elles ont pris en compte les intérêts de l’industrie indienne : une ouverture au privé quand l’industrie indienne pouvait s’engager ; aux IDE, quand elle était suffisamment restructurée et avait amélioré sa productivité  [15] ; une ouverture douanière incontestable, même si celle-ci a été temprorairement marquée par des procédures anti-dumping soutenues par l’État.

14Au final, le phasage sectoriel (coordonné entre État et industrie) de l’ouverture économique a été un paramètre clé de la modernisation de l’appareil productif et de la consolidation de sa structure financière. La primauté de ces politiques sur la « privatisation » ne fait a posteriori aucun doute, le système productif indien ayant été bien moins « public » qu’en URSS ou en Chine. Le secteur public (industrie, banques, entreprises commerciales) a atteint 40 % de la production industrielle en 1981 (contre 8 % en 1961) : c’est un niveau important mais bien inférieur à celui des grands voisins de l’Inde (à 100%) – et encore le secteur public est-il absent des petites entreprises et du « secteur informel » (la petite industrie représente 40 % de la production manufacturière et 65 % de son emploi). L’État a donc pu travailler avec le privé, et l’on est loin de l’omniprésence publique des pays de l’ancien bloc socialiste.

15L’étape de la libéralisation de l’offre liée à la satisfaction de la demande intérieure, véritable moteur de la croissance des années 1990, initiée dès 1991, s’est accélérée après 1995 par une nouvelle série de dérégulations et la sortie de certains secteurs du régime des licences, quand l’industrie indienne a repris confiance en elle  [16]. Ensuite, la période 1995-2006 a vu la multiplication de partenariats avec des firmes étrangères et confirmé le rattrapage technologique, tandis que l’essor des technologies de l’information (TI) assurait une productivité organisationnelle accrue. En 2006, le rôle de soutien de l’État est toujours primordial dans quelques secteurs clés comme l’énergie et la recherche-développement de la nouvelle économie.

16Ces éléments de trajectoire industrielle conduisent alors à très largement relativiser la pertinence des privatisations dans le cas indien, dont la structure industrielle et réglementaire appelait plutôt une restructuration de groupes congloméraux et leur autonomisation réglementaire… sous protection bienveillante de l’État. À l’inverse, en accompagnant l’essor du privé dans plusieurs régions, l’État – et les partis – ont créé, officiellement pendant les quinze premières années de réformes (1991-2006), en réalité depuis 1984, les ressources nécessaires au financement de la transition économique et politique.

17Le dernier élément qui explique la quasi-absence de privatisations en Inde est la séquence politique de la fin des années 1990. La période a d’abord été marquée par la nécessité de stabiliser les coalitions. En effet, celle qui formait le gouvernement réformiste de Narasimha Rao (1991-1996) dépendait du soutien minoritaire du Congrès. Est venu ensuite – après une tentative de gouvernement par le BJP nationaliste hindou (Bharatiya Janata Party) qui a duré quinze jours – le Gouvernement de Front uni, rassemblement de 13 partis, qui a eu deux Premiers ministres successifs de 1996 à 1998. De 1998 à 2004 lui a succédé la coalition « de droite » formée autour du BJP, l’Alliance démocratique nationale (NDA), qui comptait également 13 partis en 1998 puis est devenue à géométrie variable. Enfin, depuis 2004, c’est à nouveau l’alliance formée autour du Congrès, la United Progressive Alliance (UPA), composée de 15 partis, qui gourverne, en étant par ailleurs soutenue par quatre partis de gauche « hors gouvernement » dont le parti communiste antiprivatisations, sorte d’« opposition utile » pour justifier le pragmatisme. Ce contexte politique n’a pas été propice à la mise en place d’outils controversés. Les blocages idéologiques se sont malgré tout estompés, notamment dans une partie de la haute fonction publique. C’est un parti nationaliste hindou, qui voulait initialement promouvoir un régime économique certes ouvert mais « nationaliste », qui a créé un « secrétariat d’État au désinvestissement » au sein du ministère des Finances, même si le rang de secrétariat – et non de ministère – entendait déminer les polémiques, et si le fait de placer celui-ci sous la tutelle du ministère des Finances et non de l’Industrie démontre bien le caractère financier de ce « désinvestissement »  [17]. La privatisation a toujours été prise dans une vision administrée de l’économie, qui continue de s’inscrire dans la logique organisationnelle socialiste introduite par Indira Gandhi  [18] tout en révélant la fragilité du politique  [19]. Ainsi que le rapporte Bibek Debroy, « le désinvestissement a été déterminé par la nécessité tactique de financer le déficit fiscal. C’est peut-être la raison pour laquelle le mot privatisation n’a été utilisé que récemment, le mot désinvestissement tendant à impliquer un choix “mou” »  [20].

18Il n’est donc pas surprenant que les résultats soient faibles, tant en termes financiers (voir tableau ci-dessous : les réductions de participations de 1991 à 2000 ne représentent que 3 % des actifs du gouvernement central) qu’en termes d’impact industriel.

figure im2
Recettes des politiques de désinvestissement en milliards de roupies (un milliard de roupies représente environ 20 millions d’euros) Année Objectifs Résultats 1991-1992 25,0 30,4 1992-1993 25,0 19,1 1993-1994 35,0 0 1994-1995 40,0 48,4 1995-1996 70,0 1,7 1996-1997 50,0 3,8 1997-1998 48,0 9,1 1998-1999 50,0 53,7 1999-2000 100,0 18,3 2000-2001 100,0 18,7 2001-28.02.2002 120,0 57,2 Total 663,0 260,4 Source : Rajya Sabha (Chambre haute du Parlement), Question No. 316,4 mars 2002.

Rajya Sabha (Chambre haute du Parlement), Question No. 316,4 mars 2002.

19De 1991 à 2006, le nombre des entreprises publiques nationales est passé de 240 à 234  [21]. De 1998 à 2002, période de « pic des privatisations » du gouvernement BJP au niveau de l’Union, 6 firmes seulement ont été privatisées et 46 ont vu leur part d’actionnariat public diminuer mais rester majoritaire. Le privé n’est pas intéressé par ces privatisations partielles, sans transfert de contrôle. À partir de 2000, la politique de privatisation a pourtant été mise au premier plan, avec le soutien personnel du Premier ministre BJP, Atal Behari Vajpayee. Le portefeuille du désinvestissement est devenu un ministère, confié à un non-idéologue et poids lourd du gouvernement, Arun Shourie. Le gouvernement BJP avait ajouté à la réduction de la participation de l’État (39 entreprises avant 2000) des « ventes stratégiques » dans des secteurs rentables, correspondant à des cessions d’au moins 26 % du capital, suffisantes pour assurer des minorités de blocage  [22]. Cette politique a été marginalement plus efficace et a concerné 35 entreprises de 2000 à 2003, mais là encore pour seulement 1,13 % du capital public total.

20L’année fiscale 2001-2002 constitue à cet égard un moment charnière. Le budget 2001-2002 avait fixé l’objectif le plus ambitieux en matière de privatisations : 120 milliards de roupies (environ 2,5 milliards de dollars) devaient être désinvestis, dont 70 pour la réforme des entreprises demeurant publiques et 50 pour le secteur social et les infrastructures. L’exercice a revêtu une haute teneur politique, puisque le BJP est alors passé d’une rhétorique de nationalisme économique en réalité jusqu’alors défensive (la protection des groupes indiens et une ouverture limitée), à une version pro-active et conquérante (la constitution de groupes indiens privés puissants dans un contexte d’ouverture internationale). Cette politique non seulement favorisait les intérêts d’une industrie « cliente du BJP » qui s’était renforcée économiquement durant les années 1990 et dont le pouvoir de lobbying s’était accru, mais aussi marquait l’ascendant de l’aile « moderniste » au sein du BJP et dans la coalition NDA (en particulier ses alliés régionaux d’Andhra Pradesh où le gouvernement d’Hyderabad axait sa politique sur l’ouverture) face à l’aile plus idéologue et nationaliste hindoue. Cette inflexion libérale avait au préalable nécessité un déplacement des équilibres au sein du Parlement, en particulier l’émancipation du Premier ministre Vajpayee par rapport aux demandes de ses plus petits alliés externes comme de ses rivaux internes. C’est l’opposition parlementaire menée par le Parti du Congrès qui a involontairement rendu possible une telle indépendance. Vajpayee, défait lors d’un vote de confiance en avril, est revenu au pouvoir en septembre, après de nouvelles élections, du fait de l’incapacité de Sonia Gandhi à former une coalition et de la dissolution de la Chambre basse. La nouvelle Assemblée a donné une avance plus large à la NDA, libérant des marges de manœuvre pour le Premier ministre et son équipe « modernisatrice ». Cette évolution a été structurante, car elle a sous-tendu le renforcement progressif d’une politique favorable à l’Inde urbaine et à « l’Inde qui brille » jusqu’aux élections de 2004. Mais la réalité économique a été plus cruelle : à mi-exercice, 2 % à peine des objectifs avaient été atteints tandis que certains secteurs connaissaient des échecs retentissants, comme la compagnie aérienne Air India, qui n’a pas trouvé preneur aux conditions imposées par l’État, ou encore une compagnie régionale de distribution d’électricité dans l’État d’Orissa, privatisée deux ans auparavant dans des conditions de renégociation, de « repêchage » et de retrait peu standard, et dont s’est retiré le partenaire américain AES  [23]. L’opposition, qui avait peu de prise politique pour agir contre le gouvernement, s’est alors concentrée sur les privatisations.

21Au cours des nombreux entretiens que nous avons eus avec un haut fonctionnaire du secrétariat au désinvestissement, nous avons eu la confirmation que ce qui avait mis un terme aux efforts de privatisation n’était pas un quelconque blocage idéologique, mais bel et bien le désengagement politique du « cabinet »  [24] au profit d’autres arbitrages. Faisant suite aux politiques hésitantes et mal ciblées de la première moitié de la décennie sur les réseaux d’infrastructure  [25], le volontarisme affiché des ventes stratégiques a en fait débouché sur une organisation peu professionnelle. La cession de Maruti à son partenaire Suzuki avait d’autant moins posé de problèmes qu’il était clair pour tous que le succès de cette joint-venture était le fruit du privé et que par ailleurs d’autres groupes automobiles indiens émergeaient au même moment. La vente de Modern Food à Hindustan Lever, branche indienne de la firme multinationale d’origine néerlandaise Unilever a, en revanche, suscité des remous. À cela se sont ajoutés les échecs d’opérations qui étaient censées jouer un rôle phare : la privatisation de la société de production d’aluminium Balco (Bharat Aluminium Company) et celle de la compagnie Air India. Mais de l’avis de ce haut fonctionnaire, la première a été « mal préparée », quant à la seconde, le secrétariat a dû cesser toute activité la concernant, le manque de sérieux des plans industriels et économiques de sa privatisation ayant provoqué la grogne des employés, bientôt relayée par les médias et qui a trouvé son chemin via les rivalités internes au BJP. Celles-ci ont également bloqué les ventes stratégiques de Hindustan Petroleum et Bharat Petroleum. Ces ratés ont marqué la fin des tentatives de privatisations. Entre-temps, l’essentiel de l’industrie indienne avait été restructuré et l’émergence de grands groupes privés indiens dans l’industrie puis les services a contribué à réduire encore davantage le poids productif du secteur public dans l’économie. Enfin, les exemples contrastés d’une Russie plongée dans la dépression par la « thérapie de choc » administrée à son processus de restructuration et d’une Chine qui avait choisi de ne fermer que très peu de ses entreprises publiques pour privilégier le développement d’une économie « en dehors du plan » ont achevé de convaincre des coalitions qui commençaient à se stabiliser que la privatisation était une affaire… secondaire.

La stabilisation d’une nouvelle économie politique : réformes et enjeux de coordination public-privé

22L’élection de 2004, qui a vu le retour du Congrès et de la United Progressive Alliance, a confirmé l’arrêt des privatisations et la mort même du « désinvestissement » de l’État après que les alliés communistes « externes » du gouvernement se furent opposés en 2005 à l’une des cessions minimes dans l’équipementier électrique BHEL. Le gouvernement a alors négocié avec son allié communiste la libéralisation progressive des assurances et du système bancaire, contre des garanties de droit de travail et des programmes sociaux qui faisaient par ailleurs partie de son projet électoral. De fait, des enjeux bien plus importants que celui de la privatisation concernaient la conciliation des domaines économique et politique de la mosaïque Inde.

23Les déterminants « purement » économiques de l’articulation public-privé sont considérés aujourd’hui comme assez classiques. Ce sont l’amélioration de l’efficacité et de la concurrence, ainsi que l’ouverture et l’approfondissement du marché des capitaux. D’un débat idéologique sur la privatisation comme fin en soi (en ce sens bien partagé entre ses promoteurs et ses détracteurs), l’Inde est passée à une réflexion plus technique sur les moyens à donner aux entreprises aujourd’hui publiques de se restructurer et de se développer. En cela, c’est donc le rapport entre le public et le privé qui est visé dans son ensemble. Pour ce qui est des entreprises industrielles, de nombreux paramètres seront régis par les évolutions internationales et sectorielles  [26]. Pour ce qui est des services publics d’infrastructure, l’État n’a pas tant besoin de l’argent du privé que de processus de décision décentralisés  [27]. Dans ce contexte, ni les formes de décentralisation du pouvoir de décision ni les formes de partenariat de contrats de gestion ni les réformes mettant en œuvre des subventions ciblées ou directes ne sont à exclure. Ce terrain est bien sûr en pleine évolution et peu de règles stables ont émergé pour l’instant, mais le contrat de gestion, par exemple, est tout à fait adapté aux situations d’États à faible revenu par tête. Il constitue également une solution crédible dans les situations de faible gouvernance combinée à de faibles revenus. Dans les autres cas, en revanche, une réforme publique bien conçue (créant les incitations informationnelles qu’empêchait le socialisme d’Indira) peut également améliorer la donne tout en conservant à l’État des marges d’action sociale  [28]. La gamme technique des nouveaux partenariats public-privé dépasse de loin la seule question de la privatisation.

24De manière plus large, et sur le plan de l’évolution politique, l’élection de 2004 a marqué symboliquement la stabilisation de la troisième phase de l’économie politique de l’Inde indépendante. Celle-ci avait été initiée, selon nous, dès 1984, approfondie en 1991 par le gouvernement et la haute administration, puis, en 1995, par l’industrie et, depuis 1998, par les gouvernements successifs et la plupart de leurs alliés régionaux. Son moteur a été la cogestion de plus en plus décentralisée (au grand dam de la haute fonction publique) de la libéralisation de la sphère privée et de la réforme très graduelle du public, par un continuum d’expériences d’interactions entre public et privé. Son cadre politique se fonde sur l’assurance que les coalitions des deux bords acceptent aujourd’hui ces règles, pour ensuite y accommoder leurs soutiens et leurs « communautés ». Au cœur de cet équilibre, la tension sociopolitique récurrente entre villes et campagnes est aujourd’hui plus complexe qu’une simple opposition richesurbainsBJPdroite/pauvresrurauxCongrèsgauche ne le laisse supposer. Les deux grands partis jouent le même jeu d’alliances tant internes qu’externes avec diverses communautés, tant en ville qu’à la campagne. De ce point de vue, le vote est encore largement communautaire et chaque parti cherche des réseaux d’élites alliées, de prébendes et autres mécanismes redistributifs à financer. La libéralisation a multiplié ces possibilités du point de vue politique. Les questions de l’emploi dans l’industrie publique, ainsi que des niveaux et modes de subventions directes par les services publics demeurent au cœur des enjeux de rééquilibrages économiques entre villes-mégapoles, villes secondaires et campagnes. La nouveauté est qu’à l’avenir cette redistribution se fera sans doute beaucoup plus à la marge qu’autrefois, en articulation directe avec des ressources générées via l’activité privée dans les zones de dynamisme économique privé (revenu des taxes et création d’emploi mais aussi spéculation sur les ressources foncières, appui privé à la réforme des services publics) et avec une évolution plus lente dans les zones plus défavorisées (machinerie d’État, multiplication de fonds spéciaux). Dans les villes, où la gouvernance urbaine se complexifie avec de nouveaux acteurs, comme dans les campagnes, où de nouvelles castes émergent politiquement, la refondation d’un appareil d’État intégrateur du territoire national et de ses composantes sociales est à l’œuvre, de manière aujourd’hui plus « ascendante » alors qu’elle était auparavant centralisée. Les modalités de cette refondation auront un impact sur les rythmes différenciés (sectoriels, géographiques) des partenariats public-privé (ou public-société civile) à venir.

25L’implication de la sphère publique demeure, mais certains de ses modes d’intervention deviennent plus diffus. On ne donnera que quelques exemples, qui vont du dialogue entre gouvernements et associations industrielles (CII ou chambres de commerce) à la recherche-développement en commun entre laboratoires publics et firmes privées, en passant par les joint-ventures plus classiques ou les politiques d’accompagnement par l’État à la formation industrielle et à l’augmentation de la productivité de pôles industriels. Ceux-ci s’inscrivent dans la libéralisation de la gouvernance urbaine dans les secteurs de l’éducation, des infrastructures sociales, des infrastructures physiques en zones péri-urbaines, dans les nouvelles dynamiques entre partis et entrepreneurs (même au Bengale occidental communiste). De manière générale, s’opèrent à la fois un renforcement des pouvoirs de la « gouvernance basse » (nexus de petits élus, petits fonctionnaires, petits entrepreneurs), des tentatives de gestion citoyenne participative et de forums d’ONG dans quelques grandes métropoles, et des expériences innovantes de recomposition de la « gouvernance haute », comme celle du Bangalore Agenda Task Force (BATF). De 2000 à 2004, ce partenariat a réuni les plus grands groupes privés de l’industrie et de l’informatique basés à Bangalore et les administrations clés de la municipalité et de l’État du Karnataka dans le but de trouver les moyens d’améliorer la gouvernance des grandes infrastructures urbaines et des fonctions municipales (taxe foncière, plan d’occupation des sols, schéma directeur urbain). Lors de ce forum de propositions et dans une certaine mesure de concertation publique, le privé a proposé de mettre à disposition des ressources – en général technologiques, informationnelles et humaines, mais pas financières – pour aider les administrations à se réformer. Le fait que, malgré ses succès évidents, le BATF ait été interrompu après l’échec du Congrès aux élections locales de 2004 prouve que les nouvelles aires d’interaction entre État et sphère privée ou société civile ne sont pas toutes stabilisées. Il n’empêche que l’importance croissante de ce genre d’interface est aujourd’hui complètement admise en Inde, et avec elle le déclin corrélatif des organisations publiques. Toutes ces évolutions créent des mécanismes de redistribution et/ou de polarisation des ressources, en utilisant la machinerie d’État de manière non indépendante du politique, mais de plus en plus souvent en dehors des hiérarchies classiques des organisations publiques.

26Le processus de privatisation en Inde est étonnant à plus d’un titre, mais un examen attentif révèle que s’il est aussi étonnant c’est parce qu’il questionne encore aujourd’hui l’économie du développement et plus précisément la nature même de l’État.

27En effet, tout en étant « à contre-courant » de la vague mondiale des privatisations, l’Inde a libéralisé « efficacement » son système. Or l’autonomisation du secteur privé, que cette libéralisation a permise, s’est faite avec la coordination fine et le soutien effective de l’État. Pourtant, si elle implique toujours plus les politiques et les gouvernements, la multiplication d’acteurs et de partenariats public-privé brouille aujourd’hui le rôle des administrations ellesmêmes.

28Ces paradoxes ne sont en réalité que le reflet du long silence de l’économie du développement sur la nature et le rôle de l’État dans les sociétés postcoloniales. La discipline économique a longtemps été marquée par un critère simple, linéaire, monodimensionnel : la richesse. Richesse matérielle d’abord, vite étendue ensuite à la sphère du temps commercialisé : les services, pour dépasser la limitation socialiste de la « production matérielle nette ». Si la discipline a dû intégrer l’État, l’analyse économique de ce dernier est demeurée très largement subordonnée à la fabrique des conditions de la production et de la propriété (et de sa garantie). Si l’économie du développement – bientôt la théorie du développement – questionne en ce sens la centralité du seul marché au profit d’une reconsidération de l’État, elle reste dans le droit fil de la subordination directe, téléologique, à l’économique. Dans sa version de philosophie libérale comme dans son acception de matérialisme historique, le capital a naturellement trouvé une place centrale, ce qui a conditionné l’ère du développement par l’industrialisation lourde, les infrastructures, l’équipement, les grands travaux et autres « cathédrales du XXe siècle », et, par extension, la construction nationale par l’État. Le résultat de l’évolution sur plusieurs décennies de la théorie du développement a été de découvrir la réalité et la spécificité du rôle constitutif de l’État hâtivement qualifié de « moderne » dans des pays « en développement ». Dans ce type de pays, en général nouvellement créés ou indépendants (dont le Japon constitue en l’occurrence l’exception qui confirme la règle), la société suit rarement les lignes de partage d’une « nation », quasiment jamais celles d’une société déjà moderne et jamais non plus celles d’une société dont la modernité aurait été coulée dans le moule européen. Seul l’État est en mesure d’insuffler l’idée de modernité sociale dans un pays qui vient d’acquérir son indépendance, mais il le fait justement dans un type de société et d’institutions politiques auquel il est en partie étranger.

29E n Inde, la construction nationale résulte de la conjugaison de forces et de philosophies politiques distinctes, dont certaines sont « modernes » et d’autres pas. Si, comme le souligne Sunil Khilnani, l’apport normatif de Nehru a consisté à insuffler une telle idée de l’Inde via la construction de l’État  [29], l’apport empirique de la séquence actuelle d’économie politique est de rappeler, d’une part, la diversité des interactions État-société, de la décentralisation et de la libéralisation croissantes des micro-régulations économiques, d’autre part, le poids des dynamiques péri-étatiques. État « non-failli », État « non en crise »  [30], mais État en construction permanente, et qui aura bientôt fourni la preuve de sa capacité structurante sur soixante ans, l’Inde illustre bel et bien le caractère co-évolutif de la société et de l’État. Pour les nombreuses microsociétés qui constituent ce pays, l’efficacité à long terme – la stabilité, l’accumulation – ne passe ni par une conception linéaire pilotée par l’État ni par une conception privatiste où le transfert au privé serait uniquement décidé et orchestré par ce même État. Dès lors, il est sans doute plus fertile, sur le plan analytique, de supposer que l’Inde entre dans une sorte de « deuxième modernité économique » où l’État – en particulier l’État centralisé – n’est plus le seul lieu de l’interaction entre politique et société, mais où se multiplient, à sa péripérie et en dehors de lui, les passerelles entre économie et société. Si l’on étend cette analyse aux pays émergents, définis comme possédant un seuil critique de capacités étatiques, technologiques, humaines et sociales (donc n’étant plus « en développement »), la description des formes de l’économie politique indienne nous renseigne non seulement sur les raisons de sa non-privatisation mais aussi sur les voies d’une possible recomposition des relations entre privé et public, ainsi que sur les marges disponibles pour une refondation partielle de l’économie mixte.

Notes

  • [1]
    La croissance « lissée » est sur une orbite de 6 % environ depuis le début des années 1980.
  • [2]
    Répertoriées en 1996 par l’Anthropological Survey of India, Cf. Kumar Suresh Singh (ed.), People of India National Series, volume VIII, Communities, Segments, Synonyms, Surnames and Titles, New Delhi, Oxford University Press, 1996.
  • [3]
    La partie planifiée a représenté les trois quarts du total de l’investissement indien entre 1980 et 1985.
  • [4]
    En dépit de la croissance absolue : le nombre d’entreprises nationales industrielles est en effet passé de 5, pour 290 millions de roupies d’investissements en 1950, à 240, pour 2 525 milliards de roupies d’investissements en 2005.
  • [5]
    En 2005, elles concentraient toujours 50 % du PIB pour 30 % de la population.
  • [6]
    Et une partie de l’industrie publique dont la pétrochimie des engrais.
  • [7]
    Par exemple, le déficit du seul domaine de l’eau et de l’électricité à Delhi (500 millions de dollars annuellement) représente deux fois et demie le besoin d’investissement total de la ville. 60 % de la consommation électrique ne sont pas facturés, voire volés, et la demande électrique non satisfaite est de l’ordre de 15 % de la demande totale. Voir Joël Ruet, « Le secteur électrique en Inde : réforme libérale ou persistance d’une forme de développement à l’indienne ? », Revue Tiers-Monde, 165, janvier-mars 2001.
  • [8]
    Depuis 2004, il existe un consensus transpartis portant sur des subventions mieux ciblées, aujourd’hui considérées comme économiquement viables.
  • [9]
    Cf. Joël Ruet, Privatising Power Cuts ? Ownership and Reform of State Electricity Boards in India, New Delhi, Academic Foundation, 2005.
  • [10]
    Cf., pour le socialisme est-européen, Christian von Hirschhausen, Du combinat socialiste à l’entreprise capitaliste : une analyse des réformes industrielles en Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1996, et Pierre-Noël Giraud, Économie et propriété dans les socialismes, colloque de Cerisy sur « La propriété », 1999.
  • [11]
    Contrairement au modèle d’IDE par privatisation imposé aux pays en développement.
  • [12]
    Qui ont occupé les plus hautes fonctions dans les années 1990 puis, à nouveau, à partir des élections de 2004.
  • [13]
    Seul le secteur des infrastructures, dont la fonction était plus politique et « redistributive » que véritablement productive, a vu son efficacité économique diminuer rapidement.
  • [14]
    Pour ouvrir la voie dans les années 1990 à l’arrivée de tous les grands mondiaux, puis dans les années 2000 à l’émergence de constructeurs indiens « modernes » et autonomes tels que Tata et Mahindra & Mahindra.
  • [15]
    En 1991, seules 8 industries étaient encore réservées à l’État, 18 demeuraient dans le régime des licences, 34 bénéficiaient d’un régime d’autorisation automatique d’accords technologiques et d’investissement étranger à hauteur de 51 % ; 3 autres secteurs sont sortis du régime des licences en 1998-1999, puis le rythme est devenu ensuite régulier. Aujourd’hui, seuls 2 secteurs sont réservés à l’État (l’énergie atomique et les chemins de fer), seuls 6 secteurs nécessitent des licences obligatoires et 16 sont ouverts à 100 % aux IDE. Par ailleurs, 73 produits entre 1999 et 2003, et 85 autres en 2004 sont sortis de la liste « réservée » à la petite industrie.
  • [16]
    À cette époque, elle a repris le flambeau des réformes sur lesquelles le gouvernement avait mis un bémol à l’approche des élections de 1996.
  • [17]
    Clairement revendiqué par le « Industrial Policy Statement » de juillet 1991.
  • [18]
    Continuité en réalité paradoxale puisqu’elle a impliqué une mise sous perfusion qui assurait la pérennité des dépenses, même rebaptisées « investissement privé » et « désinvestissement public ». Ainsi le IXe plan (1997-2002) a assigné 60 % des 50 gigawatts de capacité électrique à installer comme « objectif planifié pour le privé ». L’investissement privé réel sur la période a été de 2,7 GW seulement. La presse en a conclu que « le secteur privé n’avait pas rempli les objectifs fixés par la planification ».
  • [19]
    Liée sur la fin des années 1990 à la démocratisation effective du pays. Voir Christophe Jaffrelot, Inde : la démocratie par la caste. Histoire d’une mutation sociopolitique (1885-2005), Paris, Fayard, 2005.
  • [20]
    Bibek Debroy, « Privatisation in India », Liberal Times, 7 (2) (« Privatisation in South Asia »), 2000, p. 9-16.
  • [21]
    Et de 1 020 pour celles dépendant des États, sans privatisation notable d’entreprises industrielles à ce niveau.
  • [22]
    Ce fut le cas pour l’entreprise de téléphonie VSNL ou Indian Petrochemicals, second groupe pétrochimique indien derrière le privé Reliance.
  • [23]
    Dont la coresponsabilité, par régulation inadéquate, est portée par la Banque mondiale.
  • [24]
    Composé du Premier ministre et des ministres dits « du cabinet », collectivement responsables devant le Parlement dans le système politique indien de type Westminster.
  • [25]
    Le secteur électrique a absorbé 17 à 20 % des plans quinquennaux de 1950 à 1996. L’ouverture au privé de la production dès 1991 a été un échec, et c’est en 1998 seulement qu’un nouveau cadre réglementaire a été mis en place. En 2003, l’ouverture a été élargie au transport et à la distribution, sans effet notable à ce jour.
  • [26]
    De grands groupes publics énergétiques comme ONGC (gaz et exploration), NTPC (électricité) ou les pétroliers sont appelés à se développer. Des entreprises, telle ITI (électronique), n’ont en revanche pour voie de sortie vraisemblable que l’alliance avec le privé, indien ou étranger (chinois ?).
  • [27]
    En 2000,40 % des cadres du groupe privé Reliance provenaient du public.
  • [28]
    Plusieurs États ont vu leur système s’améliorer (en Inde du Sud, notamment, l’Andhra Pradesh, le Gujarat et le Madhya Pradesh) et les compagnies publiques nationales ont amélioré leur efficacité.
  • [29]
    Sunil Khilnani, L’idée de l’Inde, Paris, Fayard, 2005, traduit de l’anglais, 1996.
  • [30]
    Voir sur www. crisisstates. com la distinction utile introduite par James Putzel entre failed states et crisis states.
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