Couverture de CRII_032

Article de revue

« La révolution de velours » dans les sciences sociales tchèques

Introduction

Pages 103 à 106

Notes

  • [1]
    Une révolution qualifiée de façon peut-être plus adéquate de « réfolution » (mélange de réforme et de révolution) par Timothy Garton Ash (« Refolutions in Hungary and Poland », The New York Review of Books, 17 août 1989).
  • [2]
    Voir par exemple Françoise Mayer, Les Tchèques et leur communisme, Paris, EHESS, 2003.
  • [3]
    Voir Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de Sciences Po, 1994.
  • [4]
    Voir Sandrine Kott, Le communisme au quotidien, Paris, Belin, 2001.
English version

1l’article de Barbora Spalová offre un éclairage passionnant sur les tracas d’une science en mode de survie, d’abord sous le régime com muniste puis dans le monde postcommuniste. L’auteure a interviewé huit sociologues, ce qui lui permet de faire le tour de presque tous les projets menés depuis 1989 et même auparavant… Pourquoi les recherches dans ce domaine sont-elles si limitées en République tchèque ? Parce que sous le régime communiste, comme l’auteure le souligne, la sociologie qualitative ne satisfaisait pas du tout aux canons « scientifiques » de l’idéologie officielle. Si sociologie il devait y avoir, le régime s’accommodait, à la rigueur, d’une perspective globalisatrice, indifférenciée et égalitariste, qui permettait éventuellement de saisir la société à travers une sorte de macrosociologie fondée sur des colonnes de statistiques. Barbora Spalová en cite d’ailleurs un exemple avec le projet intitulé « Le mode de vie socialiste comme réalité sociale ». En revanche, la perspective plus classique consistant à réfléchir sur la spécificité des individus et des groupes au sein de la société constituait bien une hérésie. Illustration supplémentaire des nombreuses continuités enveloppant l’apparente rupture que devait constituer la « révolution »  [1], la sociologie qualitative est demeurée marginale après 1989. Les raisons de cette marginalité étaient cette fois plus prosaïques en apparence, mais l’on peut difficilement s’empêcher d’y voir un héritage des pratiques précédentes. En effet, l’employeur, l’État tchécoslovaque puis tchèque, commanditaire de nombreux travaux de recherche, « exigeait [lui aussi] des statistiques ». Comme le raconte Zden? k Uherek dans le cas de l’« anthropologie interprétative », les scientifiques en mal de financements ont commencé dès 1991 à travailler pour une administration demandeuse de « formulations exactes » et non de « science molle », et qui tenait visiblement la quantification pour un critère de qualité : « Le gouvernement nous a dit : “s’il n’y a pas de graphiques, cela ne nous intéresse pas” ».

2Cette exigence nous amène à nous demander quelle est la légitimité du scientifique tchèque, non seulement vis-à-vis de ses supérieurs hiérarchiques mais aussi pour le grand public. Car là encore, spécificité de l’héritage communiste (ou plus exactement spécificité tchèque habilement récupérée par les communistes), les sociologues qualitatifs comme leurs collègues des autres sciences sociales, et notamment les historiens du temps présent  [2], se posent de façon obsédante la question de leur rôle et de leur statut au sein de la société. Dans une réflexion parfois très nombriliste, ils se préoccupent longuement de savoir s’ils doivent être « réhabilités » aux yeux du grand public (les sciences sociales ayant la réputation d’être « vendues » au pouvoir), s’ils sont « utiles » et s’ils doivent servir de « médiateurs ». Bref, ils se demandent s’ils doivent se justifier et s’ils ont des comptes à rendre aux gens d’« en bas ». Sans parler de leurs multiples interrogations, partie intégrante de leur réflexion, sur leur degré de satisfaction ou leur fierté personnelle à accomplir leur travail. Ima-ginerait-on Marie-Claire Lavabre, par exemple, en train de s’étendre sur le « bonheur » que lui procure son étude des militants communistes ou revendiquer un passé de militante pour légitimer son entreprise scientifique  [3] ? B. Spalová rapporte même qu’une sociologue lui a déclaré : « Pour moi, il est optimal que les gens mènent des recherches dans leur environnement quotidien, même si c’est problématique d’un point de vue moral ». Or si cette attitude est problématique, ce n’est pas tant d’un point de vue moral que scientifique, mais il est probable que cette sociologue engagée ne s’en rend pas vraiment compte.

3Et l’on en arrive à l’un des éléments les plus fascinants de ce texte, la description de la méthodologie des chercheurs tchèques, qui ferait se dresser les cheveux sur la tête de plus d’un sociologue empreint de notre rigueur occidentale. D’une part, le choix des thèmes étudiés semble lié au plus pur hasard et n’est en tout cas justifié par aucune réflexion méthodologique. D’autre part, les chercheurs ne s’encombrent guère des exigences traditionnelles de mise à distance de l’objet étudié. Au contraire, l’engagement du chercheur est revendiqué et fait l’objet d’une certaine fierté.

4Ce trait est visiblement la conséquence des circonstances difficiles dans lesquelles s’est développée cette sociologie. Faire de la recherche qualitative sous le régime communiste était en soi un défi et faisait du sociologue un acteur engagé contre le régime. Il devenait ainsi une sorte de dissident de la pensée, même s’il ne prenait pas par ailleurs de positions politiques. Ce fait, ajouté aux conditions matérielles très difficiles dans lesquelles ils travaillaient, a naturellement poussé les chercheurs à mener leur réflexion dans leur cadre « naturel », dans leur cercle de connaissances ou parmi leurs collègues de bureau. Rappelons également qu’il leur était impossible de travailler en tant que sociologues puisque l’Institut de sociologie avait été fermé après 1968 et qu’ils avaient été contraints de trouver une occupation bien plus prosaïque, c’est-à-dire n’importe quel autre travail. Pavel Soper, par exemple, était infirmier dans un asile et il en a profité pour étudier l’asile en question d’un point de vue sociologique. Ce serait presque de la sociologie participative, si la « participation » en question n’avait fait partie d’un engagement personnel et non d’une stratégie préétablie du sociologue.

5Au vu de l’ensemble de ces biais méthodologiques, qui seraient incontestablement considérés comme rédhibitoires dans nos sciences sociales occidentales, on est en droit de se demander si les résultats décrits ici ont une quelconque valeur scientifique. Or ils sont vraiment très intéressants, et c’est là l’un des enseignements les plus intéressants de cet article. Cela peut paraître paradoxal, mais la « méthodologie » avouée de Ji?í Kabele, telle que la décrit B. Spalová, à savoir « faire de la théorie en contact avec la réalité », ne l’empêche pas de contester de façon très convaincante le postulat de nombreux tenants de la science politique occidentale pour qui la stabilité de la société dans les années 1970 et 1980 tenait à un gouvernement « fort » et au régime de « normalisation ». L’attitude très critique de ces scientifiques à l’égard de la sociologie occidentale de la « transformation », critique fondée sur l’argument selon lequel celle-ci était complètement inadaptée à la situation tchèque, n’est pas moins intéressante. Comme le souligne Olga Š midová dans une formulation inimitable : « C’est comme si l’on nous avait demandé de comparer des chèvres avec des autobus » (les raisons de cette inadaptation, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici, sont détaillées dans l’article).

6Ce faisant, et rappelant l’importance de l’autocontrôle organisé par la société elle-même à travers une structure hiérarchique, Ji?í Kabele et ses collègues ne se retrouvent finalement pas si loin, même s’ils ont emprunté un tout autre chemin, des hypothèses de Sandrine Kott sur l’intégration par la société des normes communistes de comportement.  [4] Est-ce à dire que nous portons trop d’attention aux questions méthodologiques ? Voilà en tout cas la preuve que les grands courants d’idées finissent toujours par traverser les barrières tant géographiques que politiques et idéologiques.


Date de mise en ligne : 01/01/2007

https://doi.org/10.3917/crii.032.0103

Notes

  • [1]
    Une révolution qualifiée de façon peut-être plus adéquate de « réfolution » (mélange de réforme et de révolution) par Timothy Garton Ash (« Refolutions in Hungary and Poland », The New York Review of Books, 17 août 1989).
  • [2]
    Voir par exemple Françoise Mayer, Les Tchèques et leur communisme, Paris, EHESS, 2003.
  • [3]
    Voir Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de Sciences Po, 1994.
  • [4]
    Voir Sandrine Kott, Le communisme au quotidien, Paris, Belin, 2001.

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