NYE (JOSEPH S.), JR. The Paradox of American Power. Why America Must Join the World in order to Lead it Oxford, Oxford University Press, 2001,240 pages.
1Dans les débats américains, théoriques aussi bien que politiques, sur les relations internationales, Joseph Nye occupe une place qu’on pourrait appeler à la fois centrale et centriste. Sur le plan professionnel, Nye est aujourd’hui doyen de la Kennedy School of Government de Harvard. Auparavant, après avoir été un universitaire réputé, il a fait plusieurs séjours à Washington comme Secrétaire d’État adjoint chargé des questions nucléaires, comme Secrétaire adjoint à la Défense, comme Président du Conseil supérieur du Renseignement. Sur le plan de la théorie des relations internationales, il a, avec Robert Keohane, imprimé un tournant décisif à la discipline en introduisant la notion de politique transnationale dans un célèbre article de International Organization, « Transnational relations and world politics » ( 1971), et surtout par leur livre Power and Interdependence ( 1977), qui introduisait la notion d’interdépendance complexe et la définition du pouvoir comme gestion ou manipulation de l’interdépendance.
2Mais, progressivement, il s’est également intéressé aux conflits et aux affaires nucléaires auxquelles il a consacré un petit livre éclairant et équilibré : Nuclear Ethics. Sur le plan politique enfin, on peut définir sa position comme favorable à une hégémonie américaine libérale, consensuelle et modérée. Quand le best-seller de Paul Kennedy, The Rise and Fall of Great Powers, a prédit le déclin des États-Unis, Joseph Nye lui a répondu par un petit livre intitulé Bound to Lead, qui mérite d’être relu à deux titres : parce que l’histoire lui a donné raison jusqu’ici, et parce qu’il introduisait une distinction qui allait faire fortune et qui se trouve au centre du présent ouvrage : celle du hard power, ou pouvoir de contrainte ou de pression (militaire mais aussi économique), et du soft power, ou pouvoir d’attraction, de persuasion ou de séduction. Dans un article postérieur, il soutenait que l’avance américaine dans les technologies de l’information était telle qu’elle donnait aux États-Unis un avantage décisif, à la fois militaire et économique.
3Si nous avons retracé tous ces fils de la
carrière et de la démarche de Joseph Nye,
c’est parce qu’ils se retrouvent tous dans
The Paradox of American Power. En même
temps, ils n’en rendent que plus frappante la réorientation de la polémique
menée par l’auteur. Sa propre position
n’a pas changé, mais il s’attaque désormais
aux prophètes de l’unilatéralisme impérial plutôt qu’à ceux du déclin ou du
retrait. Son argument centralest simple :
à force d’insister sur le hard power, les
États-Unis finissent par dilapider leur
soft power, qui est leur meilleur atout.
4À force d’unilatéralisme triomphant et brutal, ils négligent la coopération multilatérale qui est indispensable à la fois pour faire face aux défis communs du système international et pour influencer celui-ci de manière durable dans le sens des intérêts américains.
5Après une série de chapitres, tous judicieux et lucides, sur « le colosse américain », la révolution de l’information, la
globalisation, le front intérieur, le livre se
conclut par un effort pour définir l’intérêt
national américain. Reprenant une critique formulée il y a plusieurs années,
Nye pense que le souci de l’humanitaire
et celui de l’expansion de la démocratie
proclamés par l’ère Clinton ont une place
légitime mais subordonnée par rapport à
la fois à la défense du territoire (y compris contre le terrorisme dans lequel il
voyait déjà le danger principal pour la
sécurité des États-Unis) et à la lutte
contre la prolifération des armes de destruction massive et les autres dangers globaux qui menacent la planète et ne peuvent être combattus que collectivement.
Ce souci constant de ne négliger ni les
intérêts et le rang des États-Unis comme
tels ni l’intérêt commun du système qu’ils
dirigent et de l’humanité entière caractérisent d’un bout à l’autre la démarche
de Nye et inspirent sa critique sobre mais
ferme des réactions de l’Administration
Bush après le 11 septembre. Certains
pourront trouver son souci du juste milieu
un peu fade, et déplorer l’absence du plus
petit grain de folie, révolutionnaire ou
réactionnaire. Mais le monde, y compris
les États-Unis, compte assez de fanatiques et d’illuminés pour que « la force
tranquille » des raisonnements deJoseph
Nye mérite d’être saluée.
Pierre Hassner
BOUGAREL (XAVIER) ET CLAYER (NATHALIE) (DIR.) Le nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme, 1990-2000 Paris, Maisonneuve & Larose, 2001,508 pages. Préface de Martin van Bruinessen.
6Les guerres de Bosnie et du Kosovo ont mis les musulmans au premier plan et donné lieu à des interprétations manichéennes opposant les méchants Serbes aux bons musulmans, ou vice versa. Le présent ouvrage balaie ces interprétations simplistes en mettant l’accent sur la complexité du réel. La substantielle introduction (plus de soixante pages) des deux directeurs explore la diversité des situations locales et restitue la profondeur historique en remontant jusqu’à la période ottomane à travers les nationalismes post-ottomans et les régimes communistes. Le corps de l’ouvrage, centré sur la période post-communiste, se divise en deux parties. La première étudie les rapports entre islam et politique dans chacune des régions étudiées, montrant comment les communautés musulmanes prennent en main leur destin politique de façons très diverses, et instrumentalisent l’islam pour légitimer des luttes nationales : X. Bougarel nous fait voir comment le SDA de Bosnie, le parti d’Izetbegovic, a utilisé une idéologie panislamiste et l’aide de pays musulmans pour monopoliser le pouvoir ;
7R. Lakshman-Lepain et N. Clayer analysent le rôle limité mais patent de l’islam dans les recompositions internes de l’Albanie, du Kosovo et de la Macédoine ;
8N. Ragaru et J. Dalègre décrivent les
rapports, détendus en Bulgarie et tendus en Grèce, entre minorités musulmanes et population majoritaire. Ces
variations locales ne s’expliquent pleinement que si on les replace dans le
contexte de l’islam mondial : c’est l’objet
de la seconde partie. Deux articles
concernent la Turquie : en dépit de son
passé ottoman qui la lie aux musulmans
des Balkans, elle a adopté une politique
équilibrée à l’égard des nouveaux États,
refusant de privilégier l’islam pour ne
pas rompre avec le principe de laïcité
(S.Gangloff); mais, comme le fait remarquer F. Kentel, cette façade officielle
n’empêche pas des organisations officielles ou non d’exporter vers les Balkans
des produits « culturels » qui sont souvent islamiques. Par delà ces liens historiques avec la Turquie, les conflits récents
ont provoqué l’ingérence d’acteurs islamistes concurrents : les plus inattendus
furent les Iraniens, agissant hors de leur
zone d’influence traditionnelle du
chiisme (A. Bagherzadeh) ; les autres
furent des réseaux internationaux sunnites représentés localement par des
ONG et des combattants du djihad recyclés les uns et les autres de l’Afghanistan
et financés en concurrence par l’Arabie
Saoudite et le Soudan (J. Bellion-Jour-dan). Dans tous les cas, pour les acteurs
locaux comme internationaux et quel
qu’ait été l’habillage idéologique, l’islam
a été un instrument sans être le cœur des
problèmes.
Marc Gaborieau
GORDON (PHILIP H.), MEUNIER (SOPHIE) The French Challenge. Adapting to Globalization Washington, Brookings Institution Press, 2001,192 pages.
9On a parfois dit, ces dernières années, que la France n’intéressait plus la recherche politiste américaine. Le livre de Philip H. Gordon et Sophie Meunier dément cette affirmation. Rédigé pour un public américain, son principal objectif est de rompre avec l’image stéréotypée d’une France crispée sur son exception culturelle, dont les grandes entreprises ne seraient dirigées que par d’anciens hauts fonctionnaires vénérant Colbert, et dont le nouveau héros national serait José Bové chargeant le Mac Donald de Millau au cri de « Vive le Roquefort libre ». La France décrite par Gordon et Meunier est tout au contraire celle d’une société qui s’est adaptée de manière pragmatique et sans angoisse aux conditions de la mondialisation économique et culturelle. Les passages sur l’ouverture du capital des entreprises françaises aux investissements étrangers ou sur le rapport des ménages français aux nouvelles technologies sont particulièrement éclairants.
10Les auteurs montrent toutefois que cette
adaptation quotidienne de la société française à la mondialisation s’accompagne
aussi d’un discours de résistance. Les politiques n’ont pas d’autre choix que de soutenir – avec des variantes– ce discours, car
la légitimité du politique continue de
reposer largement en France sur l’affirmation du volontarisme de l’État. En analysant le rapport des Français à l’Europe,
Gordon et Meunier montrent bien que le
clivage entre les « anti » et les « pro » se
situe désormais entre ceux qui voient dans
Bruxelles le cheval de Troie de la mondialisation contre la capacité d’action de
l’État et ceux qui, au contraire, considèrent la régulation européenne comme le
seul moyen de la sauver.
Christian Lequesne
CASTELLS (MANUEL) La galaxie Internet Paris, Fayard, 2001,366 pages (traduit de l’anglais par Paul Chemla). ABÉLÈS (MARC) Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley Paris, Odile Jacob, 2002,278 pages.
11Manuel Castells poursuit sa réflexion sur la société en réseaux à partir de son « fondement technologique », Internet, qui est à l’« ère de l’information » ce que l’électricité a été à celle de l’industrie. Le propos, informé et nuancé, est d’un grand secours. Loin de faire de cette innovation un deus ex machina de la globalisation, l’auteur souligne qu’il s’agit d’une « technologie particulièrement malléable, susceptible d’être profondément modifiée par la pratique sociale et de nourrir en son sein une vaste gamme d’effets sociaux potentiels – à découvrir par l’expérience, et non à proclamer par avance ». Internet est d’abord une « création culturelle », qui vaut par ses usages, et donc par ses inventeurs et ses utilisateurs. Quatre strates se distinguent : celles de la technoméritocratie, des hackers, des communautés virtuelles, des entrepreneurs. Les enjeux de la nouvelle économie et de la surveillance numérique sont analysés sans complaisance. Les relations ambiguës entre Internet et l’État donnent lieu à des pages éclairantes dont on retiendra notamment ce paradoxe menaçant : « Plus l’État refuse de limiter sa souveraineté (par le chiffrement ou la coopération), plus il s’expose aux cyberattaques ». De même, le « tenir ensemble » de la société, pour reprendre une expression de Castoriadis que l’auteur n’utilise pas, se trouve mis en danger par la montée de « zones de dissonance cognitive [...] en proportion de l’autoconstruction du sens » : « Plus nous choisirons notre hypertexte personnel dans un contexte de structure sociale en réseaux et d’expression culturelle individualisée, et plus nous aurons du mal à trouver un langage commun, donc un sens commun ». Avec trop d’optimisme, Castells voit dans l’art « un protocole d’échange et un outil de reconstruction sociale ». D’excellentes pages montrent enfin qu’Internet, doté de sa propre géographie, ne sonne pas le glas des territoires ni même celui des villes. Reste que la « fracture numérique » a aggravé l’inégalité au sein des sociétés et à l’échelle du monde. L’auteur n’en tire aucune leçon définitive car, dès lors qu’il est une institution sociale et non un simple instrument technologique, le web peut être, doit être le lieu d’un investissement politique et d’une réinvention de la démocratie.
12L’enquête ethnologique de Marc Abélès
sur la Silicon Valley le confirme à sa
manière, enjouée et ironique. Avec un
temps de retard, les pionniers du numérique se sont progressivement engagés
dans la philanthropie en faisant de celle-ci un véritable business et une forme de
régulation de la net-économie. La rupture avec l’ethos des fondations est évidente : on parle désormais de venture philanthropy, de « social risqueurs » dont
l’auteur relativise avec humour l’impact
sur le capitalisme et la pauvreté, mais
dont l’analyse lui permet de revenir sur
les trajectoires respectives du public et
du privé, du lucratif et du don en France
et aux États-Unis.
Jean-François Bayart
LIBARIDIAN (GERARD) La construction de l’État en Arménie. Un enjeu caucasien Paris, Karthala, 2000,191 pages (traduit de l’anglais par Juliette Minces).
13Il s’agit de la traduction française du second livre de l’auteur sur l’Arménie post-soviétique. Cet universitaire américain d’origine libano-arménienne fut conseiller de politique étrangère du président Ter-Petrossian, premier président de l’Arménie indépendante (1991-1998), et son représentant lors des négociations pour le règlement du conflit au Karabakh.
14Son livre est un outil précieux pour la compréhension de la politique de l’Arménie indépendante, pays qui reste très mal connu. Il contient d’intéressantes réflexions sur les transformations du nationalisme arménien, sur la pensée politique arménienne, sur le génocide ainsi que sur les rapports entre la diaspora et le pays réel. Il tente d’expliquer la marginalisation progressive, puis la chute du président Ter-Petrossian en février 1998, mais il propose également une lecture originale du problème du Karabakh. La problématique de l’État est au centre du livre : la question fondamentale de l’auteur est de savoir ce que l’apparition d’un État arménien indépendant a modifié dans la réflexion sur l’identité arménienne en Arménie et au sein de la diaspora, dans l’évaluation du passé et des mythes de cette nation, dans l’image de la Turquie (« ennemi traditionnel »), de la Russie (« ami traditionnel ») et du monde.
15Si l’on peut regretter un penchant un
peu trop marqué de l’auteur pour le président dont il fut le conseiller, qui le
conduit à minimiser des événements
comme le trucage des élections de 1995
et de 1996, il faut savoir qu’il s’inscrit
contre son propre milieu intellectuel et
politique d’origine, c’est-à-dire la diaspora et la Fédération révolutionnaire
arménienne (Dachnaktsoutun) dont il
fut membre. Pour cette raison, le chapitre sur la diaspora est de loin le plus
intéressant, y compris pour ceux qui travaillent sur d’autres diasporas. L’auteur
s’insurge contre les partis de l’émigration et surtout contre le parti Dachnak
qui, selon lui, ont fait de l’Arménie « un
musée », ont ignoré l’existence de
l’Arménie soviétique qu’ils ont « dédaignée et méprisée », ont fait du génocide
le fondement de l’identité et ont lié l’avenir de l’Arménie et des Arméniens à une
volonté de vengeance ou de correction de
l’histoire. Ce faisant, ils ont empêché
toute réflexion réaliste fondée sur l’observation de l’environnement politique et
international. En somme, les partis diasporiques se seraient sentis menacés par
l’apparition d’une Arménie indépendante
qui allait remettre en cause leur monopole de la définition de l’identité arménienne. Une Arménie qui n’était qu’une
« idée » a été préférée à la réalité d’un
peuple vivant dans un État, avec tout ce
que cela comporte de problèmes économiques et sociaux, mais ayant sa propre
direction.
Thorniké Gordadzé
SMITH (ZADIE) White Teeth Londres, Penguin Books, 2000,542 pages.
16La lecture du premier roman de Zadie Smith intéressera à titre professionnel le praticien de sciences sociales. Car l’ouvrage, même s’il revendique sans ambiguïté le statut de fiction, atteint à une véritable sociologie politique des communautés diasporiques de Grande-Bretagne. L’auteur, elle-même originaire des banlieues Nord-Ouest du Grand Londres, dépeint avec un humour tendre les déboires de plusieurs familles dont les destins s’entremêlent. Samad Iqbal (Ick-Ball pour ses ennemis) et Archibald Jones sont devenus amis, contre toute probabilité, sur le front italien en 1944. Depuis, ils hantent O’Connells, un troquet atemporel où échouent les uns après les autres les immigrants aux rêves brisés. Samad se proclame descendant de Mugal Pande, l’un des premiers mutins de la révolte de 1857 qui fit trembler l’Empire des Indes (mais on ne sait s’il provoqua son officier sous l’emprise de la passion politique ou sous celle d’un mauvais alcool). Déçu par une ex-métropole coloniale qui n’a pas su récompenser son talent martial, il est serveur dans un restaurant « paki » fréquenté par la petitebourgeoisie blanche en quête d’exotisme, et reporte peu à peu ses secrets espoirs de réussite et de reconnaissance sociale sur ses deux enfants, Magid et Millat, et sur Allah qu’il convoque fréquemment pour enrayer la ruine de son ménage. Magid, que la religion stricte de son père devait protéger des charmes trompeurs de l’Occident, devient un jeune scientifique oxfordisé qui se prend d’amour pour la famille Chalfen, vivante caricature du conformisme britannique. Millat, qui a viré au voyou et s’est engagé dans la quête violente et hallucinée d’une identité en miettes, trouve Dieu dans la drogue et rejoint un étrange mouvement de réislamisation, KEVIN (lequel a le mérite de savoir qu’il a un grave problème d’acronyme). On n’ira pas plus avant dans le récit afin de ne pas priver le lecteur du plaisir de rebondissements en cascade. Mais on insistera sur la beauté de l’écriture de Zadie Smith, la profusion de ses trouvailles hilarantes et son impressionnante maîtrise du récit psychologique. Chaque personnage devient, grâce à des anecdotes savamment distillées, un petit univers. Ne rejoint-on pas ici le projet même du sociologue, si l’on se souvient qu’Erving Goffman disait que « la question est celle de tout un monde au sein d’un individu » ? Ce roman constitue, outre un bonheur de lecture, une magnifique réflexion sur le caractère éminemment créatif des situations d’incertitude identitaire avivées par l’amnésie cruelle des États post-coloniaux. Évitant le double piège du misérabilisme creux et de la satire irréaliste, l’auteur restitue les tourments intérieurs de ses personnages, en qui coexistent, sans se réconcilier jamais, les lieux et les temps.
17Une lecture nécessaire à l’heure où des
mouvements violemment antioccidentaux comme le Hizb ul-Tahrir creusent
leur sillon dans les rangs des lycéens
d’origine pakistanaise ou bangladeshie
et prospèrent sur les ruines des illusions
des migrants d’antan.
Romain Bertrand
PECKHAM (ROBERT SHANNAN) National Histories, Natural States. Nationalism and the Politics of Place in Greece Londres et New York, I.B.Tauris, 2001, 224 pages.
18Ce livre est une analyse subtile du clivage qui structure la Grèce moderne entre, d’une part, un discours mythique sur l’unité du pays, de la société, de la nation et, de l’autre, la prégnance de rapports fortement conflictuels entre groupes, familles, régions, villages. À travers la restitution fine et documentée de diverses pratiques culturelles (géographie, cartographie, archéologie, folklore, grammaire, littérature, peinture), l’auteur nous offre une interprétation de la formation de la Grèce moderne au XIXe et au début du XXe siècle, caractérisée par l’émergence simultanée de nouvelles connaissances largement produites par l’État et de structures de résistance à celui-ci, accompagnées d’un contre-discours.
19Alors même que, dès sa création, le pays est ravagé par la guerre civile, l’auteur montre comment les récits traditionnels sur l’Indépendance et la construction nationale « naturalisent » la Grèce, en partie sous des influences étrangères, et occultent les problèmes matériels (fonciers, immobiliers, régionaux), les luttes factionnelles, les féodalités, les régionalismes. Peckham entend démonter le discours fondé sur les pratiques culturelles promues par l’État, influentes jusqu’à nos jours, en une critique implicite des travaux qui ne s’en démarquent pas assez. Il nous permet de mieux comprendre les tensions internes au nationalisme, l’importance des visions politiques discordantes et souvent irréductibles, la désunion des Grecs en guerre avec eux-mêmes (plus qu’avec les Turcs) et le caractère profondément instable de la « nation » en Grèce.
20Comme partout, la construction nationale est aussi célébration de lieux de mémoire. Peckham montre qu’en Grèce ces lieux soulignent à la fois l’expansion territoriale de l’État et la résistance à l’homogénéisation provoquée par le nationalisme étatique. On regrettera un peu que la diversité, les conflits et les incompatibilités ainsi mis en lumière soient analysés de façon moins minutieuse que les mythes, soumis à critique systématique.
21Ce livre suggère une forte continuité historique dans les perceptions du politique :
l’écart, beaucoup plus prononcé qu’ailleurs, entre l’adoption d’une identité
nationale moderne et l’abandon d’identités locales traditionnelles, ou encore les
tensions entre l’idée de l’État en tant
qu’appareil et en tant que modèle uniformisant imposé de l’étranger se retrouvent jusqu’à nos jours. L’intérêt de l’ouvrage dépasse le cas de la Grèce. Il offre
un bel exemple de la richesse des
recherches inspirées des travaux de
géographie et d’anthropologie post-modernes, qui soulignent l’importance
de l’imaginaire, des symboles, des pratiques culturelles et des systèmes de
connaissance pour comprendre les formations politiques et sociales et l’ambivalence du nationalisme.
Béatrice Hibou