Couverture de CRIEU_018

Article de revue

Dérouter la politique par la poésie ?

Pages 48 à 61

Notes

  • [1]
    Voir O. Rosenthal et L. Ruffel, « La littérature exposée », Littérature, n° 160, 2010, et n° 192, 2018 ; B. Cottet, « Littérature en performance », thèse en cours à l’université Paris 8 ; J.-P. Bobillot, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique, L’Atelier de l’agneau, St-Quentin-de-Caplong, 2016.
  • [2]
    M. Roussigné, « Une littérature offensive. Représentations, gestes et interventions à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes », Fixxion, n° 20, 2020, p. 26. Voir aussi A. James et D. Viart (dir.), « Littératures de terrain », Fixxion, n° 18, juin 2019.
  • [3]
    Voir L. Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, José Corti, Paris, 2019 et <www.franksmith.fr/qui/>.
  • [4]
    J.-M. Gleize, Sorties, Questions Théoriques, Paris, 2009, p. 36-43.
  • [5]
    F. Leibovici et J. Seroussi, Bogoro, Questions Théoriques, Paris, 2015.
  • [6]
    K. Golsdmith, L’écriture sans écriture, Jean Boîte Éditions, Paris, 2018, p. 11 et 24.
  • [7]
    O. Quintyn, Dispositifs/Dislocations, Al Dante, Marseille, 2007, et Implémentations/Implantations. Pragmatisme et théorie critique : essais sur l’art et la philosophie de l’art, Questions Théoriques, Paris, 2017 ; F. Leibovici, Des documents poétiques, Al Dante, Marseille, 2007.
  • [8]
    A. Deneuville, « Ctrl-C/Ctrl-V », thèse en cours au sein de l’EUR ArTeC.
  • [9]
    L. Cauwet, La Domestication de l’art. Politique et mécénat, La Fabrique, Paris, 2017, p. 19. Pour une analyse plus sarcastique des effets de l’entreprise culture sur le monde littéraire, voir V. Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle. Ce que les médias font à la littérature, Seuil, Paris, 2017.
  • [10]
    F. Leibovici, low intensity conflicts. mini-opéra pour non-musiciens (2008-2016), Éditions MF, Paris, 2019.
  • [11]
    C. Hanna, Argent, Éditions Amsterdam, Paris, 2018 ; C. Martinez, Le Poète insupportable, Questions Théoriques, Paris, 2018.
  • [12]
    Sur cette question, voir O. Quintyn, Valences de l’avant-garde, Questions Théoriques, Paris, 2015.
  • [13]
    C. Fiat, « Écrire dans une époque de collisions », AOC, 18 juin 2020.
  • [14]
    Voir Y. Citton, Médiarchie, Seuil, Paris, 2017.
  • [15]
    O. Quintyn, Dispositifs/Dislocations, op. cit., p. 65.
  • [16]
    S. Bourmeau, Bâtonnage, Stock, Paris, 2017.
  • [17]
    J. Game, Album photo, 2020, ainsi que Flip-Book, 2007 et DQ/HK, 2013, ouvrages parus aux Éditions de l’Attente, Bordeaux.
  • [18]
    M. Joseph, Heroes Are Heroes Are, POL, Paris, 1994 ; J.-H. Michot, Un ABC de la barbarie, Al Dante, Paris, 2014 (1998), p. 10-11 et 20.
  • [19]
    N. Quintane, Les enfants vont bien, POL, Paris, 2019, p. 7.
  • [20]
    M. Joseph, Aubépine, Hiatus, Kremlin, Netflix & Aqmi ou les Baisetioles, Questions Théoriques, Paris, 2020. Sur le travail de Manuel Joseph, voir E. Lynch, « “Exhibiting poetry today” : collaboration and politics in Thomas Hirschhorn and Manuel Joseph », Fixxion, n° 20, 2020, p. 1-11.
  • [21]
    C. Lahouste, Écritures du déchaînement, Garnier, Paris, 2020. Voir aussi N. Wourm, « Poetic sabotage and the control society : Christophe Hanna, Nathalie Quintane, Jean-Marie Gleize », Fixxions, n° 20, 2020, p. 76-86.
  • [22]
    B. Toqué, Contrariétés, Dernier Télégramme, Limoges, 2020, et Entartête, performances, Les éditions extensibles, Paris, 2020.
  • [23]
    E. Pireyre, Chimère, L’Olivier, Paris, 2019.
  • [24]
    A. Galloway et E. Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2007. Pour une belle étude sur une postpoésie hacktiviste tout à fait en phase avec les thèmes évoqués ici, voir A. Maignant, « Écritures en lutte dans le cyberespace : existe-t-il une littérature hacktiviste ? », Fixxion, n° 20, 2020, p. 11-24.
  • [25]
    F. Leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Questions Théoriques, Paris, 2020, p. 136-137 et 177-178.
  • [26]
    C. Hanna, Préface à M. Joseph, Aubépine, Hiatus…, op. cit., p. 18.
  • [27]
    C. Hanna, Poésie action directe, Al Dante, Marseille, 2003. Voir aussi son recueil théorique le plus complet à ce jour, Nos dispositifs poétiques, Questions Théoriques, Paris, 2010, ainsi que tous les travaux réalisés sous le nom de La Rédaction parus aux Questions Théoriques.
  • [28]
    Voir M.K. Wark, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, n° 54, 2013.

Voilà assez longtemps que les poètes ne figurent plus aux premiers rangs de nos imaginaires révolutionnaires. Sous nos latitudes, la « poésie » évoque des postures introspectives, des épanchements sentimentaux, des réflexions métaphysiques, des jeux formels ou des rimes enfantines qui semblent aux antipodes de l’activisme politique. Tout un courant de pratiques littéraires émerge pourtant depuis un quart de siècle, qui se réclame (bizarrement) de la poésie et engendre de très déroutants effets de politisation. N’est-ce pas justement de dérouter la politique dont nous avons besoin, à l’heure où celle-ci se réduit à un choix désespérant entre l’extrême droite (Le Pen) et l’extrême centre (Macron) ?

De la page imprimée à la performance de terrain

1Le trait a priori le plus surprenant de ce courant poétique est sans doute son questionnement radical de la notion même d’écriture. À quoi peut donc ressembler un poète qui refuserait d’écrire ? L’exemple n’est certes pas inédit. L’Antiquité a connu des aèdes et, tout au long des deux millénaires ultérieurs, la poésie a vécu la part la plus importante de sa vie sociale sous forme orale et chantée. L’assimilation ou la réduction de l’activité poétique au geste d’écriture et à la forme livre sont des phénomènes assez étroitement localisés en termes de périodicité (depuis la fin du xixe siècle), de géographie (l’Occident protestant) et de classe sociale (la « haute culture »).

2Une réaction contre cet enfermement de la poésie dans le livre a été bien étudiée et documentée par Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel dans deux numéros de revue récents consacrés à la « littérature exposée », à entendre comme proposée au public en dehors de l’espace de la page imprimée [1]. Renouvelant, revivifiant et popularisant les pratiques identifiées au xxe siècle avec Bernard Heidsieck et la « poésie sonore », les deux dernières décennies ont vu fleurir un puissant courant de performances poétiques et d’interventions dans les médiums les plus variés : affiches publicitaires, chansons, émissions de radio, vidéos, journalisme sportif (Anne-James Chaton, Jérôme Game, Vincent Barras, Jean-Charles Massera, Emmanuèle Pireyre, Christophe Fiat, Noémi Lefebvre).

3En même temps qu’elle infiltre les médiums, cette exposition de la poésie hors de l’imprimé la relocalise chaque fois sur des terrains sociaux (et politiques) singuliers, à commencer par les ZAD, qui deviennent des hauts lieux de création poétique collective. Mathilde Roussigné dégage cinq « offensives littéraires » opérées sur de tels terrains : « contredire, documenter, fronder, devenir complices du lieu et construire des situations[2] ».

4Ces nouvelles passions pour le terrain vont de pair avec une foisonnante soif d’enquêtes qui anime tout un pan de la littérature contemporaine, bien illustrée par les activités du Bureau d’investigations poétiques de Frank Smith [3]. En allant beaucoup trop vite, on pourrait scander les deux derniers siècles en quatre vagues faisant succéder – pour se superposer plutôt que se remplacer – à une première phase intimiste (initiée par le romantisme) une deuxième phase réflexive (dominée par le modèle mallarméen), suivie d’une troisième phase objectiviste (Ponge, Reznikoff, Zukofsky) qui se supplémente maintenant d’une quatrième phase marquée par un fort besoin d’enquêtes comme d’interventions de terrain et dont le potentiel est plus directement politique puisque ces terrains sont souvent d’ordre institutionnel.

Du geste d’écriture aux actes d’édition

5Mais les pratiques poétiques les plus déroutantes ne sont peut-être pas celles qui sortent de l’imprimé pour investir d’autres espaces sociaux et médiatiques. Un mouvement d’occupation interne au livre lui-même est à l’œuvre dans l’espace littéraire francophone depuis une vingtaine d’années, que le poète et critique Jean-Marie Gleize a défini par cinq traits sous le terme de postpoésie : rejet de l’expressivité, refus des valeurs esthétisantes, attrait pour les dispositifs, opérationalité performative (dire, c’est faire) et goût pour le montage de matériaux préexistants hétérogènes [4].

6En traduisant l’ouvrage Uncreative Writing (2011) de Kenneth Goldsmith par L’écriture sans écriture, François Bon a bien rendu un paradoxe central de cette postpoésie. Ses praticien·ne·s renoncent souvent à créer des textes nouveaux et se contentent de recopier des écrits préexistants. Kenneth Goldsmith lui-même publie sous forme d’un livre de neuf cents pages la transcription intégrale d’un numéro du New York Times, avec les publicités, annonces et cotations boursières, faisant apparaître le volume matériel et le poids économique de ce qui finance la publication de quelques pages d’information. Franck Leibovici et Julien Seroussi arpentent les milliers de pages de transcription du procès de deux chefs de milice présumés comparaissant devant la Cour pénale internationale de La Haye, recopiant le formatage légal à travers lequel quelques témoignages glacés et glaçants d’enfants soldats et de victimes rendent compte d’un massacre dans le village de Bogoro en République démocratique du Congo [5].

7Ici aussi, tout est affaire de terrain, mais celui-ci se manifeste alors comme contexte éditorial. Goldsmith revendique un « geste d’écrire [qui] est un transfert littéral de langage d’un lieu à un autre, proclamant que le contexte est le nouveau contenu ». Devant faire face à la multiplication mécanique des écritures par les médialités numériques, la littérature se trouve dans une position comparable à celle de la peinture au xixe siècle, questionnée dans son idéal mimétique par l’apparition de la photographie : « La réponse de l’écriture – se faisant plus l’héritière de la photographie que de la peinture – pourrait être de devenir mimétique, de se contenter de reproduire, y puisant surtout des méthodes de distribution, en proposant de nouveaux moyens de réception et de lectorat. […] Quand se battre contre une prolifération de mots pour conquérir sa part d’attention est devenu le défi pour l’écrivain, se saisir de cette prolifération par des biais inattendus pour créer des œuvres aussi fortes en expression et en sens que les œuvres construites selon des modèles plus traditionnels en est une des voies[6]. »

8À l’ère de la reproduction numérique des œuvres d’art, le poète est appelé à abandonner son ancienne fonction d’écrivain pour s’élever tantôt au statut de programmeur, entendu comme celui qui conditionne par avance la façon dont écriront les autres, tantôt au statut d’éditeur, entendu comme celui qui invente un public susceptible d’être affecté par un texte préexistant. Ce travail de copiste n’a plus rien à voir avec l’infamant et ridicule destin de Bouvard et Pécuchet. À l’heure où l’impact social se mesure en nombre de retweets, savoir quoi copier, comment couper et où coller donne la clé d’une efficacité indissociablement médiatique et politique. Non contente de se cantonner dans le geste (romantique et généralement solitaire) de l’écriture, la postpoésie se voit ainsi appelée à investir l’acte (éminemment politique et public) de la (ré)édition. Nul besoin de préciser que les éditeurs qui ont pris en charge ce mouvement littéraire en sont sans doute les véritables héros, modestes, infatigables et perpétuellement précaires – Laurent Cauwet (Al Dante), Anne-Laure Blusseau (Questions Théoriques), David Desrimais (Jean Boîte Éditions) parmi tant d’autres.

Résistances aux sociétés de ctrl-c

9Depuis les cut-up de William Burroughs, les pratiques textuelles du copier/couper/coller ont connu un développement exponentiel. Olivier Quintyn en a donné une théorisation remarquablement éclairante dans Dispositifs/Dislocations en 2007, tandis que Franck Leibovici articulait ces pratiques postpoétiques en termes de documents[7]. Tous deux explorent les effets détonants que peut produire le simple déplacement d’un même texte, dès lors qu’il se voit attribuer un nouveau public, un nouveau statut, un nouveau voisinage, un nouvel horizon d’interprétation, de nouveaux branchements institutionnels, avec chaque fois de nouvelles attentes, de nouvelles normes éthiques, de nouvelles formes de sensibilité et de nouvelles implications politiques – bref, de nouveaux effets de sens.

10Une thèse en cours d’Allan Deneuville aide à mesurer le large spectre des pratiques actuelles de copier/coller en rappelant que la majorité de ce que nous lisons désormais dans nos journaux ou sur nos écrans numériques résulte de copies (à peine bâtonnées ou cosmétiquement réemballées) des mêmes dépêches infiniment resaucées [8]. Alors que ces pratiques standards de copie quotidienne et commerciale s’efforcent de lisser les coutures et de naturaliser les réimplantations, les pratiques poétiques du copier/coller se distinguent au contraire par les effets de choc, de décalage, de malaise, d’inadéquation et d’artificialité qui caractérisaient jusqu’à récemment les vertus de « l’écriture » littéraire. Le fait que sur PC, ces pratiques impliquent toutes la touche Contrôle (+ C, + X ou + V) exprime assez opportunément leur puissance sociopolitique : c’est bien à travers elles que s’écrivent – ou plutôt : s’éditent – aujourd’hui les destins collectifs de nos sociétés de contrôle.

11L’hénaurme « postpoème épique » non paginé d’1,4 kg en format A4 (augmenté d’un cd qui décline le sampling poétique sous sa forme musicale) publié par Sylvain Courtoux fin 2019 aux éditions Al Dante sous le triple titre L’Avant-garde, Tête brûlée, Pavillon noir fournit une incandescente illustration de cette poétique en régime de ctrl-c. Une note finale dévoile que les centaines de pages précédentes sont composées, en majeure partie, d’échantillons « plagiés, volés à d’autres textes, livres, revues, films », l’auteur avouant « écrire avec des phrases qu’il n’a pas écrites, mais recopiées ». Les trois années de vie (2013-2016) collectées dans ces pages aux formats instables, imprévisibles et chaotiques passent comme une écrasante logorrhée visuelle et sonique qui bombarde le lecteur comme elle a bombardé l’auteur-copieur-échantillonneur. Sciences sociales (Bourdieu, Lahire, Menger, Lordon, Heinich), post-rock (a-ha, Pixies, Sonic Youth, Nirvana, Fugazi), écrivains (Ernaux, Quintane, Cadiot, Alféri, Sivan), théoriciens (Barthes, Bürger, Gleize, Hanna) entrent en collisions permanentes jusqu’à faire imploser toute prétention de contrôle (de soi ou d’autrui).

12Contrairement aux postulats objectivistes adoptés par de nombreux adeptes de la postpoésie, Sylvain Courtoux (se) laisse parler (par) autrui pour mieux dessiner une expérience subjective – une expérience de dépossession qui rejette tout idéal de souveraineté. Une trajectoire fragile et douloureuse de « dominé » s’esquisse au fil des notations de frustration et des postures de révolte : quand on a dû, enfant à Limoges, bloquer sa porte d’entrée contre des huissiers munis d’un ordre d’éviction, on se sentira à jamais étranger au beau monde des grandes maisons d’édition parisiennes : « Je suis un suicidé commercial. » Ce destin de loser, dans un monde érigé pour le triomphe de la police marchande, fait paradoxalement la force de la revendication poétique contemporaine. Lorsque Sylvain Courtoux écrit/copie que « la postpoésie expérimentale de montage est une zone à défendre », il décrit et cultive un terrain de résistance dont la force est d’être indissociablement économique et politique.

Un indestructible art de la précarité

13Car le ctrl-c est d’abord le contrôle que le commerce marchand exerce sur le monde de l’édition. Dans La Domestication de l’art, Laurent Cauwet, éditeur d’Al Dante, a dépeint au vitriol l’inexistence à la fois tragique et salvatrice de la poésie contemporaine dans ce qui se vend au nom de la culture. « Longtemps, pour l’entreprise culture, la poésie est restée inadmissible [9]. » Cette inexistence est dramatique, parce que le statut de poète affame les ventres, et le tournant performantiel d’une poésie qui s’expose hors du livre (dans des festivals, des concerts, des résidences d’écoles) s’explique en partie par la précarité absolue du travail poétique. Mais cette inexistence est du même coup salvatrice, parce que cette poésie s’en trouve à proprement parler in-dépendante des lois du marché. Elle ne lui doit aucun respect puisqu’elle n’en tire aucun revenu. Elle ne lui accorde aucun sacrifice puisqu’elle n’a que des besoins modestes (papier, ciseaux, scanner, PC bas de gamme, chauffage, nourriture, temps libre).

14L’un des plus beaux ouvrages de ce corpus est sans doute low intensity conflicts de Franck Leibovici, qui se présente comme un mini-opéra pour non-musiciens (2008-2016)[10] : ce montage de citations, de photos et de gadgets plus ou moins djihadistes distille des partitions non musicales que l’on peut aussi bien activer sur scène avec des dizaines de participants qu’explorer tout seul dans son lit. Bayreuth de chambre à zéro budget, avec le livre pour seul instrument.

15Christophe Hanna a méthodiquement documenté cette précarité économique en mettant cette sous-population poétique au premier plan de son enquête sur les valeurs contemporaines de l’Argent. De Sylvain Courtoux (revenu mensuel = 720 €) à Nathalie Quintane (2 400 €), il analyse en ethnographe comment survivent ces poètes inadmissibles, majoritairement « insupportés » par nos institutions et valeurs dominantes. Dans un petit ouvrage qui pourrait lui servir de pendant, Cyrille Martinez (2 200 €) collecte une douzaine d’anecdotes illustrant les combats et les frustrations de ces poètes devenus insupportables à force d’être en mal de nourritures terrestres et réputationnelles [11]. Mais dès lors qu’il assume de rôle de « suicidé commercial », le poète insupporté ne craint plus la mort économique – devenant ainsi « indestructible » et proprement ingérable par les modes de management dominants.

16Ainsi s’explique sans doute le triple titre énigmatique de la somme de Sylvain Courtoux – proprement assommante, parce que faite pour rouer de coups et assommer le lecteur confortablement rassis dans notre déni commun du ctrl-c. La situation économique et médiologique de l’avant-garde poétique contemporaine [12] ne peut faire d’elle qu’une tête brûlée, aussi bien par la surabondance assommante des messages qui nous traversent que par la faim inassouvie qui taraude son estomac. La confrontation lucide à cette précarité existentielle opère comme un gage de radicalité et comme une bouée de survie parfaitement en phase avec les générations collapsonautes – comme le pavillon noir d’un navire pirate régi par une « éthique de l’autonomie » et comptant sur l’entraide des exclus du commerce pour se raccrocher envers et contre tout à une « injonction indéconstructible de l’indestructible ».

Comment viser une médiarchie ubiquitaire ?

17L’économie politique étouffante contre laquelle ces têtes brûlées d’avant-garde dressent leur pavillon noir présente sans doute les traits généraux du capitalisme dans sa variante néolibérale. Mais elle doit avant tout être identifiée à une certaine infrastructure de la communication médiatique. Christophe Fiat résumait bien la bataille à mener dans un article récent d’AOC : « Dans ce monde infecté par les informations qui tiennent lieu de réalité, nous n’avons pas d’autres solutions que d’avoir recours au “brouillage” afin d’agir contre les discours formatés, dont le but est de nous angoisser, en les corrompant[13]. » Au-delà des cercles restreints de l’édition, c’est le régime économico-politique des médias qui affame les poètes insupportés et qui constitue leur cœur de cible. Un cœur de cible aussi insaisissable qu’ils sont eux-mêmes inadmissibles, puisque à l’ère numérique les médias sont à la fois partout et nulle part, omniprésents mais rarement envisagés pour eux-mêmes, condition inaperçue du perceptible.

18Ici se situe sans doute la spécificité la plus intéressante de cette « postpoésie expérimentale de montage » : son terrain premier d’enquête et d’intervention n’est pas un bocage normand mais la médialité elle-même – à savoir ce qui fait médiation entre nous par l’intermédiaire de dispositifs techniques incessamment renouvelés dont le financement et la maintenance innervent l’ensemble de notre corps social. En structurant notre milieu perceptif, en conditionnant nos attentions, cette médialité ubiquitaire constitue à l’évidence un régime de pouvoir – une « médiarchie[14] » – dont les dispositions actuelles nous emportent vers notre effondrement social et écologique. Le problème que (se) posent ces poètes est précisément le problème politique majeur qui paralyse actuellement nos évolutions sociales les plus urgentes : comment viser, atteindre et dérouter cette médiarchie écocidaire qui intrastructure aussi bien notre environnement sensible que nos pensées intimes ?

19La première réponse que proposent ces postpoètes est de briser l’inertie des grands récits. Leur écriture sans écriture se construit non seulement contre la forme-roman qui domine le commerce littéraire. Elle rechigne plus fondamentalement au mode d’intelligibilité assez rassurant que propose la narrativité commune, avec ses programmes standards et ses schémas actantiels, son suspens et ses dénouements, ses fables et leur morale. Le copier-coller casse le fil des récits, ne nous laissant au mieux que des bribes d’événements (Argent), des anecdotes (Le Poète insupportable), des va-et-vient entre bouts d’histoires et réflexions essayistes (chez Nathalie Quintane ou Emmanuelle Pireyre) ou alors des mythes hypertrophiés (King Kong, Batman chez Christophe Fiat).

20Première leçon donc : pour viser un ennemi ubiquitaire, découpez-le en morceaux (ctrl-x) où qu’il se trouve, et empêchez qu’il ne se reconstitue autour de ces irrépressibles attracteurs de sens que sont les récits. Hachez tout effet de sens pour rendre au réel son hétérogénéité fondamentale, que nos réalités médiatisées homogénéisent artificiellement à force de narrations. On ne déroutera nos médiarchies qu’en décollant ce que la glu du grand récit croissantiste fait mine de mesurer à l’aune d’un happy end aujourd’hui décrédibilisé mais toujours efficient. Comme le précise Olivier Quintyn, le copier/coller postpoétique, en résistant à la linéarité narrative, « dramatise et exhibe l’incommensurabilité entre les différentes réalités constituées par chacun des objets symboliques pris dans son agencement[15] ».

Bâtonnages contre matraquages

21Quelles formes prennent donc ces poèmes pour dérouter les médias de l’intérieur ? Sylvain Bourmeau, qui a été l’un des principaux témoins et acteurs de métamorphoses médiatiques contemporaines (lançant ou dirigeant Les Inrockuptibles, Libération, Mediapart ou AOC), poétise la pratique du bâtonnage, qui consiste à rayer des bouts de phrases non-essentiels dans le but de réduire la taille ou d’accroître la lisibilité d’une dépêche. Sauf qu’au lieu d’aller plus vite à l’essentiel, il cisaille un mois d’articles de Libération pour y sculpter un nouvel objectivisme mité où ne s’ébauche que l’épure minimaliste et allusive des attentats du Bataclan. Une fois effacées les saillances aveuglantes qui imposaient au lecteur le sens clair et distinct qu’il s’attend à trouver dans un article de journal, le regard profite d’une obscurité énigmatique pour s’accommoder sur les restes et entrevoir dans ces bribes ce qu’habituellement la vue nous cache [16].

22Après avoir remédié verbalement des scènes de films (Flip-book), après avoir kaléidoscopé notre culture éblouie de clichés (HK-DQ), c’est au medium de la photographie que s’attaque Jérôme Game dans son plus récent livre, intitulé Album Photo[17]. Il y déjoue la prégnance du visuel qui nous assaille de toutes parts en lui substituant une transcription textuelle. Une centaine de carrés ou de rectangles cadrés comme des photos, bien centrés au milieu de la page, contiennent des phrases qui décrivent ce qu’on voit sur une image manquante. Avec comme double effet simultané de nous faire imaginer ce que nous lisons, mais aussi de faire écran verbal à ce que nous ne voyons pas. Photographies de voyage dans une ville chinoise, selfies, scènes de TGV, photos de presse, légendes de photos de presse : ce sont chaque fois l’arbitraire et la violence du signe linguistique qui apparaissent au premier plan de ces non-images. Le discours est forcé de choisir quelques traits seulement parmi tout le visible de la photographie transcrite (pourquoi ceux-ci plutôt que mille autres ?). La verbalisation est contrainte d’expliciter les biais du regardant au lieu de laisser la scène visuelle parler d’elle-même (pourquoi choisir tel mot plutôt que tel autre ?).

23C’est le geste de copie qui se voit problématisé, dans ce qu’il contient d’imposture : l’écriture poétique déroute ici la médialité photographique en détourant ostensiblement un sens qui s’affiche comme inhérent à l’image, mais qui s’avère surimposé de l’extérieur. On perçoit ainsi, très concrètement, en quoi toute copie colle nécessairement une (autre) signification sur ce qu’elle reproduit. Avec une deuxième leçon adressée par la poésie à notre (mal nommée) « civilisation de l’image » : on ne voit jamais rien (à Hiroshima, Marienbad ou ailleurs) tant que l’on se laisse traverser par le sens d’une image. L’impossible verbalisation de ce sens suffit à en faire voir à la fois la prégnance et le caractère insaisissable.

24On peut aussi bien donner de cette deuxième leçon une déclinaison politique : toute médiation (non poétique) relève peu ou prou du matraquage. Ce matraquage est qualitatif : la plupart des messages qui circulent entre nous sont, précisément, des « messages » – programmés pour induire certains effets de sens imposés – plutôt que des « formes », ouvertes à une pluralité d’appropriations créatives. Mais ce matraquage est aussi quantitatif : Jérôme Game conclut son livre en rappelant que chaque minute, un million huit cent mille images sont snapées, un million six cent mille sont partagées sur WhatsApp, deux cent trente-neuf mille sont likées sur Instagram. En copiant/éditant/transcrivant une centaine de ces images sous forme de carrés textuels, le poète fait acte politique par l’index qu’il pointe ainsi sur la matraque qui tape incessamment dans nos têtes aussi bien que sur elles.

Poésie médianarchique

25Déjouer le matraquage médiarchique qui informe quotidiennement notre monde, en se jouant poétiquement de lui : telle semble être la cause commune qui rassemble cette postpoésie contemporaine, laquelle fait dès lors œuvre médianarchique. Ses créations (incréatives) les plus emblématiques ont émergé dès les années 1990. Heroes Are Heroes Are de Manuel Joseph saisissait au vol des bribes de ritournelles envoûtantes arrachées au journalisme de guerre et à la stimulation pornographique. Un abc de la barbarie (ou Bréviaire des bruits) de Jacques-Henri Michot copiait des coupures de journaux vecteurs des « assourdissantes rumeurs de notre époque » afin de « mener un combat sans trêve ni merci […] contre le sauvage déferlement langagier qu’il estimait porteur de mort », avec pour motivation première de « garder, sur le Cauchemar, les yeux grands ouverts » [18].

26Nathalie Quintane s’inspire explicitement du livre de Michot pour construire Les enfants vont bien comme un « montage » de textes tirés des médias, de la législation et d’actes de résistance, afin de « rendre compte de la violence » faite aux réfugiés dans la France des années 2010 [19]. Un quart de siècle après avoir réfracté les envoûtements médiatiques de la première guerre du Golfe, Manuel Joseph vient de faire paraître un nouvel ouvrage, Aubépine, Hiatus, Kremlin, Netflix & Aqmi ou les Baisetioles, qui capte les ritournelles circulant sur les attentats de novembre 2015 et sur le concert donné par Sting au Bataclan une année après les faits [20]. Les mots rapportés en boucle de l’ex-chanteur de Police sont entremêlés de faits divers sur des victimes russes d’alcool frelaté, de listes des médias contrôlés par la famille Lagardère, mais aussi de communications qui n’avaient pas vocation à être publiques : une plainte contre M. Joseph pour saccage de bouton d’appel d’ascenseur, ou de longues séquences de SMS échangés à l’occasion d’une collaboration avec les artistes Thomas Hirschhorn et Jean-Luc Moulène (SMS publiés de façon à nous en faire remonter la succession chronologique).

27Le matraquage ne passe plus seulement par les médias de masse. Grâce aux progrès techniques, nous pouvons désormais nous envoûter, nous harceler, nous marteler nos petites obsessions privées à toutes distances et à toute heure du jour ou de la nuit. Il ne suffit plus, comme le faisait Un abc de la barbarie, de collecter les coupures de presse : la pression s’est progressivement immiscée au cœur de notre intimité. Les mots d’ordre ne sont plus le privilège de l’ORTF, du Figaro, de RTL ou de TF1 : la médiarchie commande désormais une entre-surveillance ubiquitaire qui se montre parfois d’autant plus intrusive qu’elle est attentionnée et bienveillante – sans cesser pour autant d’être traçable, computable, commercialisable selon l’ordre programmé des chiffres et des lettres.

28C’est en s’attaquant à cet ordre programmé, davantage encore qu’au matraquage médiatique, que la postpoésie peut se réclamer d’un combat médianarchique. Comme l’analyse très bien un ouvrage récent de Corentin Lahouste qui interprète tout un courant actuel de la création littéraire sous la lumière d’un « paradigme anarchique[21] », la lutte ne se situe pas tant sur le plan d’une idéologie politique (l’anarchisme) que sur celui d’une certaine attitude existentielle (l’acceptation accueillante et enjouée d’un certain désordre). D’où une troisième leçon : la postpoésie médianarchique aime les baisetioles foutraques déroutant le ronronnement bien ordonné des boîtes noires qui gouvernent nos médiarchies.

29Pareille attitude risque de décevoir les attentes classiques de la militance politique. Elle ne prône pas le conflit frontal avec l’antagoniste. Avec Benoît Toqué, elle collecte les discours pour mettre en jeu (ludique) les Contrariétés qu’ils causent en nous traversant, ou pour ériger l’entartage (le fait de lancer une tarte à la crème au visage d’un politicien ou d’une célébrité médiatique) en geste irrésistiblement comique et destituant [22]. Avec Emmanuelle Pireyre, elle reprend la matière de nos fils d’actualité pour en tramer des textes indécidables où convention citoyenne et délocalisation roumaine, délires OGM et sagesse manouche forment des nœuds chimériques qui renversent notre réalité médiatique cul par-dessus tête [23].

30Plus généralement, cette postpoésie préfère une infiltration complice qui fera dévier (imperceptiblement) le fonctionnement des boîtes noires depuis l’intérieur. Sur le modèle de l’« exploit » des hackers [24], le pavillon noir des têtes brûlées ne flotte jamais aussi haut que lorsqu’il parvient à s’immiscer dans un système de communication pour en exploiter une faille cachée, dont il fait une occasion de désordre contagieux.

xx.com : poésie forensique d’une plateforme

312020 aura été une année charnière pour la postpoésie, avec trois contributions majeures (la première étant les Baisetioles de Manuel Joseph). Les Questions Théoriques ont fait paraître en mai xx.com, résultat hors-norme et inclassable d’une enquête médianarchique menée entre octobre 2017 et juin 2018 par Jean Gilbert sur une plateforme qui ressemble beaucoup à Live Jasmin. Le poète s’y est embarqué comme camboy proposant ses services sur ce site d’échanges érotiques payants dont il a méticuleusement investi, documenté, analysé, copié-collé et détourné les pratiques polymorphes. Son enquête participative, menée sous les pseudos de JoeyXX ou Demonloverr, s’est focalisée sur une relation métamorphique avec une camgirl roumaine à succès, Fanny (a.k.a LilyAsh ou PénisNu). Le produit final alterne photos et longs copiés/collés de leurs échanges publics sur le site (gratuits), de leurs conversations dans les chambres virtuelles privées (payantes, dont la tarification est soigneusement rapportée) ainsi que de leurs communications parallèles sur Skype (non tarifées). Mais les pages insèrent également de passionnants paragraphes explicatifs ou réflexifs sur le modèle économique de la plateforme et de la holding DCH qui en profite, sur l’enrichissement de son fondateur-propriétaire György G., fier de s’afficher en parangon du self-made-man-artiste-financier, sur les revenus estimés de LilyAsh (4 299,37 € pour novembre 2017, alors que le salaire brut moyen en Roumanie est de 893 €) ainsi que sur les barbouillements éthiques qui taraudent l’enquêteur embarqué dans un tel milieu ou encore sur les outils théoriques dont il dispose pour rendre intelligible ce qu’il y subit comme ce qu’il y accomplit.

32Cette écriture sans écriture (copillage d’échanges en ligne), quoique mêlée d’écriture (explications, réflexions, choix de montage, options de formatage), produit une forme documentale parfaitement singulière, qui ne se contente pas de récupérer tous les effets de suspense des meilleurs thrillers (chassez le narratif, il revient au galop). Son mérite tient surtout à ce qu’elle nous fait toucher du doigt, sentir et mieux comprendre les rapports de pouvoir terriblement intriqués qui se trament désormais sur le terrain très particulier des plateformes. C’est bien la plateforme qui (s’)écrit à travers JoeyXX et LilyAsh.

33xx.com tisse et démêle simultanément un nœud passionnel, passionné et passionnant, au sein duquel 1/ György G. exploite ses « partenaires » en profitant de chaque mot que leur fait écrire la plateforme, 2/ JoeyXX dépense son argent en consommant le temps facturé par LilyAsh, 3/ Jean Gilbert développe une réelle amitié (réciproque) avec Fanny, 4/ laquelle bénéficie ainsi à très bon marché d’un coach, en passe de devenir son psychanalyste, 5/ ce qu’il renonce à faire, mais non sans avoir aidé Fanny à intenter un procès au studio qui l’ubérise pour réclamer le salaire de son exploitation.

34À ce nœud économico-affectif correspond un nouage épistémo-politique non moins enchevêtré que nous aide à comprendre le troisième texte majeur paru au printemps 2020. Le traité des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom de Franck Leibovici théorise avec une limpidité admirable les modalités et les enjeux des pratiques de ctrl-c discutées ici. Il propose de parler de poétiques forensiques, mobilisant un terme anglais que l’on traduit souvent par « médico-légal », mais dont l’étymologie renvoie aussi au forum. Le forensique fait ainsi référence à un travail d’enquête matérielle aussi objectiviste que possible, produisant les pièces d’un procès qui a vocation à être public et à précipiter la formation d’un problème public.

35Il n’est pas indifférent, sous cette lumière, que xx.com se termine sur le résultat d’une procédure légale intentée par Fanny pour toucher les sommes qui lui ont été contractuellement promises mais dont le studio veut la gruger. Le livre de Jean Gilbert peut se lire comme le dossier des « productions documentales : rapports médicaux, scientifiques, procès-verbaux, dépositions, témoignages, expertises, minutes » permettant de « faire surgir des acteurs inattendus qui peuplent les écologies invisibilisées [des plateformes d’Adult Service Provider] pour modifier la composition de l’arène du tribunal et augmenter les populations convoquées » au jugement du capitalisme de plateforme. Loin de revendiquer un espace autonome, la poésie forensique constitue ici un moyen de « redistribuer la partition art/politique/sciences [pour] viser à la production de connexions institutionnelles entre des mondes qui ne se recoupaient pas [25] ».

Dérouter nos viralités politiques

36Sur ce point aussi, le livre de Jean Gilbert est emblématique de la postpoésie médianarchique. Il fait apparaître la multiplicité des médiations dont se constitue tout pouvoir, montrant comment y bidouiller de nouveaux branchements qui en tempèrent ou en éviscèrent certains effets de domination. En dépit de tout le pouvoir asymétrique des plateformes et de toute la richesse de György G., l’improbable collaboration entre la camgirl et le poète parvient à frayer une histoire complice qui brouille de l’intérieur les voies de l’exploitation-de-soi dont se nourrit le capitalisme numérique.

37C’est chez Christophe Hanna qu’il convient d’aller chercher les dernières leçons politiques du courant poétique qu’il a tant contribué à développer et à élucider. Dans sa préface aux Baisetioles, il décrit l’efficacité pragmatique du livre de Manuel Joseph en des termes qui s’appliquent à tous les gestes médianarchiques passés en revue ici : « La médiasphère n’est plus conçue comme un espace polarisé d’émetteurs-récepteurs, les uns pouvant tromper, influencer les autres, largement réduits à un rôle de consommation passive. Elle est saisie comme une nappe collaborative où chaque sujet est un acteur pluriel capable de jouer non seulement le rôle d’envoûté et de propagateur de formules envoûtantes, mais aussi de contribuer, par ses paroles même les plus personnelles, à construire les conditions de possibilité d’envoûtement et à en favoriser certaines conséquences idéologiques et sociales[26]. » Autrement dit, quatrième leçon : là où les discours habituels sur la médiarchie écrasent les individus sous le poids des conditionnements médiatiques dans lesquels ils baignent, les poésies médianarchiques réinjectent une puissance d’intervention au cœur même de ce qui nous aliène.

38Dès son manifeste de 2003, Christophe Hanna caractérisait cette « poésie action directe » par trois traits décisifs : 1/ ses enjeux principaux ne sont pas de l’ordre de la « représentation », mais de l’intervention directe dans une situation de pouvoir ; 2/ ses moyens privilégiés ne sont pas de l’ordre de la « création », mais du spin, c’est-à-dire de l’effet impulsé à un certain discours préexistant, afin de dérouter son impact ; 3/ ses modes d’opération ne reposent pas sur l’« interprétation » qui en sera faite, mais sur la viralité et la virulence de la contagion dont elle parviendra à infecter le corps social [27]. À une poésie traditionnellement accusée d’être élitaire, on oppose ici des pratiques dont la vocation est d’être endémique, voire pandémique.

39Comment dès lors s’étonner qu’un tel programme ait trouvé une actualité politique incandescente en 2020, en un moment où le virus du SARS-Cov-2 a obnubilé des médiasphères irrésistiblement assiégées par les trolleurs qui occupent de plus en plus de palais gouvernementaux ? Le défi politique de notre époque est de se faire virus, de s’infiltrer au sein des dynamiques qui régissent les nouveaux pouvoirs de cette nouvelle classe que McKenzie Wark appelle depuis 2004 la « classe vectorialiste » – celle qui contrôle, exploite et profite de la multiplicité des vecteurs par lesquels circule désormais l’information (les Gafam, mais aussi les industries culturelles, les médias de masse ou les opérateurs de téléphonie) [28].

40Cette politique médianarchique ne se substitue nullement aux formes plus traditionnelles de protestation et de lutte organisée. Mais elle en est désormais le complément et le relais indispensable. Aussi loin de la création contemplative de la poésie classique (poièsis) que de l’action militante de la politique traditionnelle (drama), les poètes évoqués ici interviennent par le milieu (par les médias), selon un agenda qui s’articule en termes de dispositifs et d’opérations (pragma). Cette postpoésie n’est certes ni « politique » ni « mobilisatrice », au sens où elle aurait pour fonction de nous mettre en marche sous les bons drapeaux. Ses opérations sont pourtant éminemment politisantes, au sens où elle nous aide à saisir comment les médias dominants nous font bouger et comment dérouter les ornières où ils nous enferrent.


Date de mise en ligne : 11/03/2021

https://doi.org/10.3917/crieu.018.0048

Notes

  • [1]
    Voir O. Rosenthal et L. Ruffel, « La littérature exposée », Littérature, n° 160, 2010, et n° 192, 2018 ; B. Cottet, « Littérature en performance », thèse en cours à l’université Paris 8 ; J.-P. Bobillot, Quand éCRIre, c’est CRIer. De la POésie sonore à la médioPOétique, L’Atelier de l’agneau, St-Quentin-de-Caplong, 2016.
  • [2]
    M. Roussigné, « Une littérature offensive. Représentations, gestes et interventions à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes », Fixxion, n° 20, 2020, p. 26. Voir aussi A. James et D. Viart (dir.), « Littératures de terrain », Fixxion, n° 18, juin 2019.
  • [3]
    Voir L. Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, José Corti, Paris, 2019 et <www.franksmith.fr/qui/>.
  • [4]
    J.-M. Gleize, Sorties, Questions Théoriques, Paris, 2009, p. 36-43.
  • [5]
    F. Leibovici et J. Seroussi, Bogoro, Questions Théoriques, Paris, 2015.
  • [6]
    K. Golsdmith, L’écriture sans écriture, Jean Boîte Éditions, Paris, 2018, p. 11 et 24.
  • [7]
    O. Quintyn, Dispositifs/Dislocations, Al Dante, Marseille, 2007, et Implémentations/Implantations. Pragmatisme et théorie critique : essais sur l’art et la philosophie de l’art, Questions Théoriques, Paris, 2017 ; F. Leibovici, Des documents poétiques, Al Dante, Marseille, 2007.
  • [8]
    A. Deneuville, « Ctrl-C/Ctrl-V », thèse en cours au sein de l’EUR ArTeC.
  • [9]
    L. Cauwet, La Domestication de l’art. Politique et mécénat, La Fabrique, Paris, 2017, p. 19. Pour une analyse plus sarcastique des effets de l’entreprise culture sur le monde littéraire, voir V. Kaufmann, Dernières nouvelles du spectacle. Ce que les médias font à la littérature, Seuil, Paris, 2017.
  • [10]
    F. Leibovici, low intensity conflicts. mini-opéra pour non-musiciens (2008-2016), Éditions MF, Paris, 2019.
  • [11]
    C. Hanna, Argent, Éditions Amsterdam, Paris, 2018 ; C. Martinez, Le Poète insupportable, Questions Théoriques, Paris, 2018.
  • [12]
    Sur cette question, voir O. Quintyn, Valences de l’avant-garde, Questions Théoriques, Paris, 2015.
  • [13]
    C. Fiat, « Écrire dans une époque de collisions », AOC, 18 juin 2020.
  • [14]
    Voir Y. Citton, Médiarchie, Seuil, Paris, 2017.
  • [15]
    O. Quintyn, Dispositifs/Dislocations, op. cit., p. 65.
  • [16]
    S. Bourmeau, Bâtonnage, Stock, Paris, 2017.
  • [17]
    J. Game, Album photo, 2020, ainsi que Flip-Book, 2007 et DQ/HK, 2013, ouvrages parus aux Éditions de l’Attente, Bordeaux.
  • [18]
    M. Joseph, Heroes Are Heroes Are, POL, Paris, 1994 ; J.-H. Michot, Un ABC de la barbarie, Al Dante, Paris, 2014 (1998), p. 10-11 et 20.
  • [19]
    N. Quintane, Les enfants vont bien, POL, Paris, 2019, p. 7.
  • [20]
    M. Joseph, Aubépine, Hiatus, Kremlin, Netflix & Aqmi ou les Baisetioles, Questions Théoriques, Paris, 2020. Sur le travail de Manuel Joseph, voir E. Lynch, « “Exhibiting poetry today” : collaboration and politics in Thomas Hirschhorn and Manuel Joseph », Fixxion, n° 20, 2020, p. 1-11.
  • [21]
    C. Lahouste, Écritures du déchaînement, Garnier, Paris, 2020. Voir aussi N. Wourm, « Poetic sabotage and the control society : Christophe Hanna, Nathalie Quintane, Jean-Marie Gleize », Fixxions, n° 20, 2020, p. 76-86.
  • [22]
    B. Toqué, Contrariétés, Dernier Télégramme, Limoges, 2020, et Entartête, performances, Les éditions extensibles, Paris, 2020.
  • [23]
    E. Pireyre, Chimère, L’Olivier, Paris, 2019.
  • [24]
    A. Galloway et E. Thacker, The Exploit. A Theory of Networks, University of Minnesota Press, Minneapolis, 2007. Pour une belle étude sur une postpoésie hacktiviste tout à fait en phase avec les thèmes évoqués ici, voir A. Maignant, « Écritures en lutte dans le cyberespace : existe-t-il une littérature hacktiviste ? », Fixxion, n° 20, 2020, p. 11-24.
  • [25]
    F. Leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Questions Théoriques, Paris, 2020, p. 136-137 et 177-178.
  • [26]
    C. Hanna, Préface à M. Joseph, Aubépine, Hiatus…, op. cit., p. 18.
  • [27]
    C. Hanna, Poésie action directe, Al Dante, Marseille, 2003. Voir aussi son recueil théorique le plus complet à ce jour, Nos dispositifs poétiques, Questions Théoriques, Paris, 2010, ainsi que tous les travaux réalisés sous le nom de La Rédaction parus aux Questions Théoriques.
  • [28]
    Voir M.K. Wark, « Nouvelles stratégies de la classe vectorialiste », Multitudes, n° 54, 2013.

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