Notes
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[1]
Dans l’audiovisuel, « la bible est le document de référence original et fondateur d’une série ; elle détermine et décrit les éléments nécessaires à l’écriture, par des auteurs différents, des épisodes d’une œuvre télévisuelle. C’est l’outil qui donne aux auteurs qui collaborent ou collaboreront à l’œuvre les clés de son fonctionnement et de sa cohérence ». Définition donnée par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).
-
[2]
Voir le roman de Pierre Michon Vie minuscules (Gallimard, Paris, 1984).
-
[3]
André François, 1992, <www.sonuma.be/archive/monsieur-le-bourgmestre>.
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[4]
Olivier Lamour, 1997-2005, <www.youtube.com/watch?v=L7ObAngwxLQ>. Tourné entre décembre 1997 (pour les premiers épisodes qui se passent à l’usine Maryflo à Kervignac, dans le Morbihan) et mai 2003 (pour les derniers tournages en Tunisie), ce film a eu un véritable retentissement dans les milieux scientifiques en mettant au jour le harcèlement moral au travail (bien avant le scandale de France Télécom qui causa une vague de suicides).
-
[5]
J’aurai ta peau, Richard Olivier, 1993, <www.youtube.com/watch?v=T3lrSDBs-1E#action=share>.
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[6]
La Soucoupe et le Perroquet, Frédéric Siaud, 1993, <www.youtube.com/watch?v=SHJ1HL4eMLQ&list=PLzJh-tsGhqafnjesZMl-XaK_cki743dop&index=1>. Mathieu Ortlieb, 1994, <www.youtube.com/watch?v=Q56Ai22T2ZQ>. Dr Lulu a reçu en 1995 le prix du jury au Festival international du film médical et de la santé.
-
[7]
1986, <https://vimeo.com/8664767>.
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[8]
Luckas Vander Taelen, 1986, <www.sonuma.be/archive/martha_13>.
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[9]
135,3 dB, Isabelle Sylvestre, 1999, <www.youtube.com/watch?v=T3lrSDBs-1E#action=share>. Je précise que dans ce film le tuning de voiture n’est qu’un prétexte pour Christophe qui, au fond, « fait claquer ses watts » afin de se faire entendre d’un père absent – voire violent – mais un père tant admiré. C’est d’ailleurs à lui que le jeune homme s’adresse à la toute fin du film : même s’il lui ment, il lui annonce qu’il est le meilleur de sa catégorie, qu’il a enfin dépassé les 135 dB. Son regard appelle désespérément la reconnaissance et l’amour paternel.
-
[10]
Yves Hinant, 1995, <www.youtube.com/watch?v=SExhrZ6Y9pk>.
-
[11]
Pizza Americana, Pierre Carles, 1994, <www.pierrecarles.org/Pizza-Americana-34>.
-
[12]
Philippe Dutilleul, 2000, <www.sonuma.be/archive/strip-tease-du-15112000>.
- [13]
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[14]
Isabelle Sylvestre, 2004, <www.youtube.com/watch?v=syfjlgNfHUY>.
Strip Tease, c’est vingt-cinq ans de documentaires sociologiques, huit cent cinquante films réalisés entre 1985 et 2012, un miroir ethnographique de la société, jusque dans ses moindres détails. L’émission reflète le lent travail de déréliction du lien social et le passage à un individualisme forcené imposés par le néolibéralisme et portés par la télévision elle-même. Strip Tease n’est pas un spectacle, mais une critique acerbe du spectacle. Du moins à ses débuts. En Belgique, puis en France, une majorité de films avait pour objet – même en filigrane – la critique des rapports de domination. Et ils allaient, bien au-delà de l’image spéculaire, s’immiscer dans les interstices de la réalité quotidienne et faire traverser l’écran aux téléspectateurs et téléspectatrices, les intégrer dans les rapports de forces, les rendre « critiques ». Ce qui n’est pas du goût de la télévision, bien au contraire !
1Pourtant, en tant que créateurs et créatrices de cette émission culte, nous pouvons légitimement nous interroger : sommes-nous passés de la critique de la société du spectacle… au spectacle lui-même ? Y a-t-il eu un glissement sémantique, artistique, technique, politique, au cours des décennies de réalisation des films de Strip Tease ?
Saisir sur le vif « le vivant de la vie »
3Quand je suis entrée pour la première fois dans les bureaux de l’émission culte, j’y fus accueillie en tout simplicité. D’abord par un éclat de rire partagé entre deux jeunes réalisateurs, qui allaient devenir mes camarades et qui avaient l’air de bien se poiler, Pierre (Carles) et Didier (Lannoy). Ça commençait bien ! Puis par un éloge du cinéma direct québécois des années 1970 déclamé par le producteur, Jean Libon, air malicieux en toutes circonstances et petites lunettes rondes d’étudiant attardé posées sur le nez. Montréalaise et petite-nièce de cinéastes du direct, j’en fus évidemment flattée.
4En tout cas, je comprends vite que le cinéma vérité est la bible [1] de Strip Tease et qu’aucun réalisateur ne doit déroger à la règle, sous peine de décrédibiliser l’ensemble de l’émission en la faisant passer pour un montage de fausses mises en scènes. Non ! Je le dis une bonne fois pour toutes : rien n’est mis en scène lors des tournages, les gens savent qu’ils sont filmés et la caméra n’est jamais sur pied mais à l’épaule du chef opérateur. Tout est fait pour saisir sur le vif « le vivant de la vie » (Debord). Voilà qui est dit.
5Le cinéma direct est un garde-fou efficace. Avec la caméra mobile qui peut s’avancer au milieu de l’action, les réalisateurs et réalisatrices, les techniciens et techniciennes se lovent dans le ventre du monde, au cœur des vies minuscules [2] – véritables hologrammes de la société –, captant les plus infimes rapports sociaux, de la violence à l’amour.
6La petite équipe de Strip Tease reste longtemps avec les gens, c’est le secret. Parfois une année entière. Nous parlons avec eux plus que nous les filmons. Un échange s’opère. Avec beaucoup de générosité, ils nous offrent leur image, des fragments de leur vie ; en retour, nous tentons de nous faire l’écho de leurs émotions, de ce qu’ils veulent dire. Nous sommes avec eux… dans le salon de monsieur le bourgmestre de Bruxelles, où il est étendu de tout son long sur le canapé [3]… dans l’atelier de confection de l’usine MaryFlo, auprès des ouvrières qui subissent, non sans finir par se révolter, le harcèlement d’un petit chef pervers-narcissique [4]… dans la cuisine d’un vieux couple, qui avoue avoir préféré leurs chiens, désormais empaillés, et leurs multiples soirées dansantes… à leurs enfants, qui ont finit par tuer les chiens [5]… dans une soucoupe volante en construction, qui permet d’échapper à l’emprise d’une mère trop présente, mais si aimante [6]. Nous sommes dans leur univers et recueillons leurs confidences, parfois pas très belles, les échangeant en off avec les nôtres. Le cinéma direct pénètre au cœur de ces confrontations. L’œil de la caméra est au juste centre du maelstrom.
7Maintenant, tout n’est pas si simple. Dans la vie comme dans Strip Tease, les rapports de forces côtoient la tendresse, la fragilité, le désarroi, la souffrance, parfois aussi la joie. Et tout s’entremêle. L’histoire de cette émission est trempée dans un jeu compliqué entre miroir et critique. Strip Tease flirte avec l’un et l’autre. Chaque tournage, chaque sujet, chaque personnage, soulève des questions éthiques sur la réalisation d’un film, sur ces enchevêtrements de petites histoires et de grandes problématiques. C’est le lot des réalisateurs et réalisatrices de Strip Tease, sous le regard très acéré, très ironique des producteurs. Et parfois, c’est loupé. La ligne est franchie, le film bascule, le miroir se brise.
L’humour, ou la « politesse du désespoir »
8Dans son bref essai de 1996 Sur la télévision, Pierre Bourdieu mobilise le concept de « violence symbolique » afin d’expliquer de quelle manière la télévision de masse cache ses propres mécanismes de violence. Et selon lui, les créateurs et créatrices de contenus peuvent devenir des manipulateurs manipulés à leur tour par le système télévisuel lui-même. Mais est-ce vrai de Strip Tease ?
9Au cours de certains tournages, des collègues réalisatrices et réalisateurs sont pris d’un doute. Nous discutons souvent de nos sujets. Nous questionnons notre méthode, cette marche sur une fine ligne avec, au cœur, l’angoisse de blesser quelqu’un. La caméra est comme la loupe du chercheur. Elle peut avoir pour effet de surligner un comportement. Et d’autre part, les personnes filmées peuvent intensifier leurs réactions, gestes, paroles, sous le regard observateur des réalisateurs conjugué à l’œil de la caméra qui les suit. Comment donc aller le plus loin possible dans le miroitement de la société et de ses travers sans jamais franchir le Rubicon du voyeurisme et, par là, déprécier tout le propos d’un film ? Au montage, des discussions infinies, et parfois houleuses, nous animent. La dent de Strip Tease peut devenir trop tranchante et métamorphoser un personnage ambigu en véritable loup pervers ou en triple idiot. Si l’empathie est évacuée, le film dérape. En revanche, c’est bien cette ironie cinglante qui fait des films les plus réussis de véritables petits bijoux. « L’humour – le vrai ! – est la politesse du désespoir » (Chris Marker). En fin de compte, avec Strip Tease, nous sommes souvent à la limite du désespoir, mais il reste toujours de l’espoir, même dans les situations les plus sombres.
10Docteur Lulu [7] rêvait d’être médecin. « S’il n’a pas fait la fac », il a lu le Larousse « de l’enfance jusqu’au cancer », et s’applique avec une infinie tendresse à soigner ses camarades SDF grâce à des antibiotiques… qu’il n’interdit pas de prendre avec du gros rouge ! Dans sa petite masure parisienne, Dr Lulu examine la radiographie des poumons de son ami :
Dr Lulu : « Il y a quelque chose qui ne va pas à ton épaule là, elle est déboîtée… Quand tu étais petit est-ce que tu avais des ennuis, quand tu étais petit ? »
L’ami : « Non, pas vraiment, je courais sans arrêt. »
Dr Lulu : « Je ne sais pas si tu me dis la vérité. »
L’ami (goguenard) : « Quand j’étais petit, j’étais pas grand, mais je courrais sans arrêt. »
Dr Lulu : « Tu n’as pas eu la polio ? »
L’ami : « Dans mon temps ça n’existait pas la polio. »
Dr Lulu : « Alors tu veux me dire pourquoi tu as un os plus petit que l’autre ? »
L’ami : « Je ne sais pas. »
Dr Lulu : « Tu as la polio. En plus, il y a autre chose de plus grave, j’en suis certain. »
L’ami : « Ah bon, je vais boire un coup avant, hein ? »
Dr Lulu (affligé) : « Ben t’es pas gâté toi dis donc… »
12Pour vous rassurer sur cet échange surréaliste, l’ami SDF n’avait pas le cancer suspecté, mais une bronchite chronique, que le vrai médecin recommandait tout de même au Dr Lulu de bien soigner. Ouf !
13Ici, Mathieu Ortlieb montre avec beaucoup de délicatesse les inquiétudes réelles de ce pseudo-médecin pour ses amis « souffrants ». Tout le propos est là, dans le sous-texte du film qui dévoile la misère et le froid, lesquels, eux, rendent réellement malade, mais aussi comment les humains prennent soin les uns des autres, même aux limites de la folie douce, même dans des situations de grande précarité. Et la joliesse du geste éclipse de loin toute forme de voyeurisme télérituel.
14À Strip Tease, nous pensions qu’afin d’éviter que la Belle au bois dormant ne sombre dans la léthargie de l’histoire à tout jamais, et surtout afin qu’elle se réveille, il fallait administrer des petits chocs. Le miroir télévisuel devait aussi renvoyer le reflet de la laide et méchante sorcière. Car ces reflets contraires – et pourtant pas contradictoires – coexistent naturellement dans la vie. Et souvent des situations semblant a priori complètement surréalistes, et parfois cruelles, surgissaient d’elles-mêmes sous l’œil de nos caméras, comme des petits claquements.
15La Grande Lessive [8] de Didier Lannoy est anthologique ! C’est l’un des tout premiers films de la série. Tourné dans une laverie de Bruxelles, il s’ouvre sur un montage lyrique et délirant d’images, de musique et de sons – cliquetis quasi musicaux des machines à laver –, sans aucune parole. Pendant plus de trois minutes, nous prenons le temps de découvrir la mécanique de la laverie. Totalement a-télévisuel ! Puis des bribes de discussions entre les clientes pendant que les machines tournent : « C’est gai être pensionnée hein, mais alors on a son mari dans ses pieds tous les jours. » Et entre les banalités importantes de la vie quotidienne, cet échange grinçant, comme si de rien n’était :
« Et elle me dit : “Je suis Belge moi !”
Je lui réponds : “Ah oui ? Et pourquoi tu as la peau noire alors ?” C’est vrai quoi, je lui donne de bons conseils et je me fais engueuler ! Je lui ai dit :
“Retournez dans votre pays !” »
« Elle a dit ça ? »
« Non, c’est moi qui l’ai dit. »
« À qui ? »
« Ben à la bougnoule, tiens. À qui voulais-tu que je le dise ? À toi ? T’as quand même pas la peau noire, toi ! »
« C’est mieux de rien dire. »
« Je lui ai dit : “Mets-toi dans la machine à laver avec l’eau de Javel, comme ça t’auras la peau blanche !” »
17Puis retour aux banalités quotidienne de la vie : « Moi, où j’habite, on a volé dans ma cave. Les cannes à pêche de mon mari [petit rire]. Encore une chance, j’ai une assurance vol, alors j’ai touché vingt mille francs ! » Une dame au grand chapeau glousse d’admiration moqueuse.
18Plus d’un réalisateur a été surpris par des situations où s’entremêlaient des propos cruels et naïfs à la fois, des discussions surréelles, moments magiques du documentaire qui surgissent en plein tournage et font le sel d’un bon film. La recette de Strip Tease tient à cette bascule entre les cadres symboliques de la soi-disant norme et le fantastique de ces petits moments de tous les jours, de ces revirements de la vie. Et dans l’habileté des réalisateurs et réalisatrices à les capter, même si c’est choquant. Puis les doutes s’effacent devant la magie – et souvent la beauté – de ces petits riens « michonesques », de ces pépites de vies minuscules qu’un œil avisé, qu’une oreille attentive, qu’un artiste plein de désirs croquent pour en faire une œuvre.
19Un miroir, un gros plan, Martha, quatre-vingt-treize ans, se maquille seule. Elle est silencieuse durant tout le film [9]. Comment mieux dire la solitude de la femme qui vieillit et la beauté du geste de cette vieillesse qui insiste ? Parfois la tendresse du regard de la réalisatrice ou du réalisateur face à la détresse des personnages, mais aussi face à leur acharnement à pouvoir exister malgré la violence du système et de la vie, est telle que l’on est ému aux larmes.
20L’une des scènes les plus émouvantes que j’ai tournées se passe dans une cuisine [10]. Autour d’une table étroite, une famille. Sous une cloche en faux argent, soulevée par le très jeune père, il n’y a que des frites à manger. Après avoir filmé cette terrible scène, Jean-François Boucher, l’excellent chef opérateur de Strip Tease, qui en a vu d’autres, va s’asseoir dans la pièce à côté. Ses yeux s’emplissent de larmes. Je l’entends murmurer : « Zola n’est pas mort, Zola n’est pas mort. » Mon cœur se serre.
Le miroir de la cité
21Parfois, la réalité se (re)fait politique et Strip Tease n’hésite pas alors à mettre au jour la dureté, voire la cruauté du système capitaliste et des rapports de domination. Dans Frédéric broie du noir (Isabelle Sylvestre, 2001), qui a provoqué une explosion de colère en Belgique et en France, un dandy richissime et « fin de race », tel qu’il se définit lui-même, commet un véritable suicide télévisuel sous mes yeux, « disant tout haut ce que bien d’autres de sa classe pensent tout bas » – c’est ce qu’il me confie.
22On le voit toquant à la porte d’un appartement délabré de l’immeuble pourri qu’il a acheté à bas coût afin de le reconvertir en lofts (c’était le début de cette mode immobilière qui allait profiter aux riches investisseurs). Il avertit les familles d’immigrés qu’elles vont être expulsées sous peu. Il ne prend pas de gants, ses propos sont vicieux mais, en filigrane, il compatit avec elles. C’est très étrange et, surtout, aux antipodes du manichéisme de la téléréalité. Il le fait même exprès sous l’œil de ma caméra, comme pour dire : « Voyez comment nous, les ultrariches, sommes cruels et sans cœur face à la plèbe et à sa misère, voyez comme nous sommes de vrais salauds désabusés. Oui, vous avez raison, c’est ça que nous sommes ! » À l’inverse, dans une autre séquence, Frédéric se moque du racisme d’une dame de la haute d’Uccle, un quartier chic de Bruxelles, où il est venu acheter une maison « pour fuir le fisc français », comme il dit, sans gêne, à la propriétaire des lieux.
Elle (avec le ton mielleux de la complicité de classe) : « Vous verrez, ici, c’est un beau quartier. C’est bien habité. J’ai même dans ma patientèle le fils de l’ambassadeur du Congo et toute sa famille. Bon, ils font quand même du feu au milieu du salon et ils font dessaler le poisson dans la baignoire ! »
Frédéric (avec une ironie diabolique) : « Comme je vous comprends, madame ! J’ai moi-même des immeubles entiers à Paris remplis de Noirs et d’Arabes. Qu’ils se prosternent à genoux devant Allah, je m’en fous ! Mais pendant leurs fêtes, ils égorgent des centaines de moutons dans mes baignoires, le sang coule et bouche tous mes tuyaux. Vous savez, madame, j’ai des moutons qui m’ont coûté des millions ! »
24Fin de la séquence. À la suite d’une première diffusion, de vives polémiques éclatent. Ladite propriétaire belge nous menace de poursuites, tout comme la Grande Mosquée de Paris qui s’insurge contre la diffusion d’insultes islamophobes à la télé. Et les téléspectateurs expriment leur colère face à la violence de Frédéric et à l’expulsion des familles – c’est une des premières fois que l’on voit cela sur le petit écran. À France 3, le téléphone ne cesse de sonner. La seconde diffusion, prévue le lendemain, sera interdite par la chaîne. Mais au moins, ç’a été vu !
25L’excellent Tiens ta droite régurgite le même discours raciste, blanc, machiste, mais cette fois-ci, les propos viennent du bas de l’échelle [11]. La même réalité traverse toutes les classes sociales. Cependant si l’on regarde attentivement ces films, on voit très bien que ce sont Frédéric et les siens qui instillent le poison du racisme dans le discours social. Il le dit lui-même et il s’en moque, comme s’il voulait expurger la honte de ce que sa classe fait subir aux autres.
26La série devient culte parce qu’elle tend un miroir à l’ensemble de la société et des problématiques contemporaines. Des gens de tous horizons, de toutes classes, regardent Strip Tease avec avidité. Chacun se positionne différemment sur l’échelle des valeurs, évidemment. D’ailleurs, je rétorque souvent à la bien-pensance de ceux qui accusent Strip Tease de « ridiculiser facilement les gens » qu’ils se placent donc eux-mêmes au-dessus des autres. Chacun voit midi à sa porte ! Est-ce vraiment le regard porté par Strip Tease sur la société qui est dur ? N’est-ce pas tout simplement le monde, même à notre porte, qui charrie cette violence ? L’émission suit son cours et plonge avec vigueur dans la lutte des classes.
27« Les cheveux doivent être courts et ne pas dépasser de plus d’un centimètre et demi. […] Vous verrez, il y en aura d’autres [de consignes], les bijoux, etc. On vous donnera quelques jours pour vous adapter. » Une voix féminine hors-champ demande : « Et si on ne veut pas ? » La réplique du « formateur » de Domino’s Pizza est immédiate : « Ah, on est inflexibles. Si tu veux pas suivre la norme, vaut mieux qu’on arrête. C’est pas les employés qui vont changer la norme. On a cinquante mille personnes qui travaillent pour Domino’s, c’est clair que la norme on peut pas la changer. C’est à toi de [te] changer à la norme. Sinon, tu ne pourras pas travailler avec nous. […] C’est pour le bien-être de tout le monde. C’est pour qu’on soit tous pareils, qu’un livreur à Paris soit le même qu’à Strasbourg, Waterloo ou qu’à Wimbledon ou dans le Michigan. Tout le monde est pareil, on est tous égaux. Moi, je respecte la norme, tu respectes la norme, tout le monde est bien. Hein ? Pourquoi, tu as un problème avec la norme ? » La future livreuse répond un timide : « Non, non… », mais reste dubitative. « De toute façon, McDo a les mêmes consignes que nous [12]. »
28Strip Tease, qui n’a de cesse de fustiger la domination des patrons, montre de façon visionnaire l’ubérisation du marché du travail, l’exploitation des précarisés du système, la société de surconsommation et les diverses formes de dépendances qui renvoient des gens démunis et isolés vers l’extrême droite ou la religion, dans une société de plus en plus individualiste et économiquement violente. Pourtant, pas de larmoiement militant ! La critique Strip Tease s’adresse à tous, car si le monde est aussi cruel et destructeur, c’est bien parce qu’au moment où l’émission commençait, au mitant des années 1980, la gauche s’est vendue à la droite. Là-dessus, Jean Libon est sans concession. Il ironise d’ailleurs régulièrement sur mon penchant pour les activistes (de gauche).
29Et Strip Tease sait se moquer sévèrement de tous les bords politiques ! Comme dans Une délégation de très haut niveau [13] où l’on suit une députation belge multipartite en visite en Corée du Nord. Si elle est au départ animée par la volonté de dénoncer la misère du communisme à la nord-coréenne, l’équipée de députés se trouve rapidement prise dans les filets des guides officiels qui les baladent partout, sauf là où il y aurait à voir, par exemple sur les marchés où, sous les étals, des gens meurent de faim – une image furtive et très forte, comme une piqûre de vérité, au tout début du film. Progressivement, on patauge avec les députés dans un bain d’humour noir. Au cœur du film, visiblement éméchés par un saké coréen, les élus chantent L’Internationale avec leurs guides, le poing levé au ciel sur une plage déserte. Le Parlement belge en fut secoué.
30Et puis Strip Tease revient à la poésie du monde et à ses (dé)tours surréalistes et vachement drôles que nous avons tous connus. Dans Au pays des merveilles [14], deux laveurs de vitres s’achètent un ordinateur et tentent de le faire fonctionner. Ils appellent pour la énième fois un technicien et réussissent enfin à le joindre.
32Qui peut dire qu’il n’a pas connu les méandres du système virtuel et de son administration ? Ici, Marie Ka nous met tous face à notre propre impuissance de néophytes quand les nouvelles technologies font leur entrée en force dans nos vies, alors que le monde bascule dans les services dépersonnalisés du conseil à distance. La réalisatrice, filmant de très près le désarroi des deux petits entrepreneurs « qui veulent faire un site Internet » sans savoir comment allumer leur ordinateur, nous renvoie aux nouvelles manipulations du système. Nous sommes tous désormais manipulés à distance – y compris nous, les créateurs et créatrices du spectacle.
33En vérité, Strip Tease avertit en critiquant un système de plus en plus inhumain, froid, avec en fond le bourdon incessant de la télévision dans les salons, les cafés, partout où l’on voit à travers l’outil du spectacle – la télévision – que c’est cet outil même qui permet de décérébrer la « masse ».
Pression du PAF pour « temps de cerveau disponible »
34Puisque nous avons commencé avec lui, revenons à lui. Et empruntons facilement à Wikipédia : « Selon Debord, le spectacle est le stade achevé du capitalisme, il est un pendant concret de l’organisation de la marchandise. Le spectacle est une idéologie économique, en ce sens que la société contemporaine légitime l’universalité d’une vision unique de la vie, en l’imposant aux sens et à la conscience de tous, via une sphère de manifestations audiovisuelles, bureaucratiques, politiques et économiques, toutes solidaires les unes des autres. Ceci, afin de maintenir la reproduction du pouvoir et de l’aliénation : la perte du vivant de la vie. »
35Au mitan des années 2000, la pression du PAF (paysage audiovisuel français) sur le modèle de Strip Tease se fait lourde. La critique sociale n’est plus la bienvenue. Chaque rencontre entre les producteurs de l’émission pas sage et les patronnes de France 3 donne lieu à l’expression de leur volonté de mainmise sur les sujets. Il faut abaisser toute forme de réflexion, dépeindre joliment la société, faire rire potache, bref, ne plus soulever de lièvres. Mais nous résistons. Certains films « politiquement incorrects » passent encore entre les mailles du filet.
36Pour un putain de champ de maïs [14] dévoile les essais OGM en plein champ, cachés par l’État français aux maires et aux habitants des communes où les plants sont introduits à leur insu… malgré la loi. À Solomiac, un maire tentera de résister. On le surnommera ensuite le Raimu du Gers. L’histoire se terminera en méga baston entre mille faucheurs volontaires, un préfet aux ordres et l’armée (!) venue prêter main forte aux centaines de policiers dans le but de protéger le champ d’essai de… Monsanto ! Soixante-douze blessés.
37D’un hélicoptère, on tire sur le peuple des faucheurs venu protester. Ces militants la fleur au chapeau se prennent soudain des gaz lacrymogènes si forts que les chiens policiers en crèvent sur/dans le champ. « Regarde, regarde, c’est l’hélicoptère qui les balance ! », crie un enfant en pleurs à sa maman au milieu des bruits d’explosion. Des bombes assourdissantes tombent du ciel. Et boum ! L’œil de Strip Tease capte la trajectoire d’un projectile. Inconstitutionnel ! Le débat au Sénat qui suit la diffusion sera chaud. Je ne réaliserai plus jamais de film pour Strip Tease. Mais les essais de maïs OGM dissimulés en plein champ sont stoppés.
38Dans ces années post nine/eleven, il s’agit, aux yeux des diffuseurs de la télé mainstream, d’abaisser tous les niveaux critiques et analytiques du public, considéré comme une masse de consommateurs bêtes et infantiles, en réalisant des produits (plus des films) qui « libèrent du temps de cerveau » pour Coca-Cola et les sbires du CAC40. Strip Tease est ainsi priée de se mettre au pas. Le miroir doit désormais renvoyer une image soft du monde et, à l’instar de la nouvelle-née, la téléréalité, les diffuseurs attendent des réalisateurs et réalisatrices qu’ils enfoncent le clou d’un humour bête, jusqu’à ridiculiser les personnes filmées. L’indignité pénètre au cœur des émissions par la volonté de l’étouffoir médiatique qu’est devenu le service audiovisuel public aux ordres du marché. L’humour intelligent, celui qui pose des questions, n’a plus sa place sur les ondes. Peu à peu, des émissions et des animateurs et animatrices désobéissants et critiques sont évacués du PAF.
39France 3 repousse l’émission en deuxième partie de soirée. Au moment où on leur remet un César pour l’ensemble de Strip Tease, les producteurs protestent parce que l’on ne sait plus où se trouve l’émission dans la grille des programmes. Évidemment, plus elle est diffusée tard, moins elle est regardée. Strip Tease perd de l’audience. Il faut l’éliminer. Tel est le credo des directeurs de chaînes qui veulent écraser toutes les volontés de critique du système et donc des patrons.
Une fin chaotique
40Dernier épisode. Les règles du cinéma direct semblent valdinguer. Le personnage principal, un jeune agriculteur, alors tout à son désespoir d’avoir perdu celle dont il espérait vivement qu’elle devienne sa compagne, est filmé à travers une fenêtre par la caméra d’une réalisatrice impétrante – « à son insu », accusent les médias mainstream. Jean Libon réfute cet argument : « Nous étions là tous les jours, ils savaient qu’ils étaient filmés ! » Mais le miroir est brisé, il vole en mille morceaux.
41L’émission est peut-être devenue spectacle. Mais elle va être hypocritement exclue du PAF, qui se rachète d’un coup d’un seul une virginité éthique alors qu’y sont diffusées à la pelle des émissions de téléréalité aussi creuses qu’indignes. Jean Libon l’affirme, cet épisode n’est pas en cause, la chaîne avait déjà condamné l’émission terrible depuis 2010, bien avant que le sujet ne soit diffusé, en ne renouvelant pas la saison suivante. Strip Tease disparaît des ondes dans un silence assourdissant.
42Nombreux sont ceux et celles qui ont longtemps cherché leur émission dans les programmes pendant les années qui ont suivi sa disparition cachée. En vain. Est-ce un signe des temps ? Il est vrai que les lanceurs d’alerte n’ont pas bonne presse et que ceux et celles qui posent des questions épineuses et portent un regard trop critique, sans concession sur un système de dominations masquées (par les médias eux-mêmes), peuvent aller mourir, seuls, dans l’ombre.
43Strip Tease, en général, s’est évertuée à dénoncer les féodalités capitalistes en les traquant jusqu’au tréfonds des toutes petites vies, dans les détails infimes de la misère infligée aux gens. Mais c’est aussi parce que nous avons filmé un regard qui appelle, un geste de désespoir, une volonté d’être reconnu et aimé, d’infimes combats afin d’exister aux yeux des autres, que Strip Tease reste dans les esprits. Et au cœur des révoltes actuelles, ceux et celles qui se joignent aux luttes contre les ravages de ce monde ressemblent vachement aux personnages de Strip Tease. Non ?
Notes
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[1]
Dans l’audiovisuel, « la bible est le document de référence original et fondateur d’une série ; elle détermine et décrit les éléments nécessaires à l’écriture, par des auteurs différents, des épisodes d’une œuvre télévisuelle. C’est l’outil qui donne aux auteurs qui collaborent ou collaboreront à l’œuvre les clés de son fonctionnement et de sa cohérence ». Définition donnée par la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD).
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[2]
Voir le roman de Pierre Michon Vie minuscules (Gallimard, Paris, 1984).
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[3]
André François, 1992, <www.sonuma.be/archive/monsieur-le-bourgmestre>.
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[4]
Olivier Lamour, 1997-2005, <www.youtube.com/watch?v=L7ObAngwxLQ>. Tourné entre décembre 1997 (pour les premiers épisodes qui se passent à l’usine Maryflo à Kervignac, dans le Morbihan) et mai 2003 (pour les derniers tournages en Tunisie), ce film a eu un véritable retentissement dans les milieux scientifiques en mettant au jour le harcèlement moral au travail (bien avant le scandale de France Télécom qui causa une vague de suicides).
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[5]
J’aurai ta peau, Richard Olivier, 1993, <www.youtube.com/watch?v=T3lrSDBs-1E#action=share>.
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[6]
La Soucoupe et le Perroquet, Frédéric Siaud, 1993, <www.youtube.com/watch?v=SHJ1HL4eMLQ&list=PLzJh-tsGhqafnjesZMl-XaK_cki743dop&index=1>. Mathieu Ortlieb, 1994, <www.youtube.com/watch?v=Q56Ai22T2ZQ>. Dr Lulu a reçu en 1995 le prix du jury au Festival international du film médical et de la santé.
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[7]
1986, <https://vimeo.com/8664767>.
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[8]
Luckas Vander Taelen, 1986, <www.sonuma.be/archive/martha_13>.
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[9]
135,3 dB, Isabelle Sylvestre, 1999, <www.youtube.com/watch?v=T3lrSDBs-1E#action=share>. Je précise que dans ce film le tuning de voiture n’est qu’un prétexte pour Christophe qui, au fond, « fait claquer ses watts » afin de se faire entendre d’un père absent – voire violent – mais un père tant admiré. C’est d’ailleurs à lui que le jeune homme s’adresse à la toute fin du film : même s’il lui ment, il lui annonce qu’il est le meilleur de sa catégorie, qu’il a enfin dépassé les 135 dB. Son regard appelle désespérément la reconnaissance et l’amour paternel.
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[10]
Yves Hinant, 1995, <www.youtube.com/watch?v=SExhrZ6Y9pk>.
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[11]
Pizza Americana, Pierre Carles, 1994, <www.pierrecarles.org/Pizza-Americana-34>.
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[12]
Philippe Dutilleul, 2000, <www.sonuma.be/archive/strip-tease-du-15112000>.
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[14]
Isabelle Sylvestre, 2004, <www.youtube.com/watch?v=syfjlgNfHUY>.