Couverture de CRIEU_013

Article de revue

Le capitalisme magique d’Harry Potter

Classe, race et histoire dans le monde de J. K. Rowling

Pages 58 à 69

Notes

  • [1]
    Voir les articles réunis dans I. Smadja et P. Bruno (dir.), Harry Potter, ange ou démon ?, PUF, Paris, 2007.
  • [2]
    J.-J. Lecercle, « Faut-il canoniser Harry Potter ? », in É. Baneth-Nouailhetas (dir.), Le Critique, la Critique, PUR, Rennes, 2005, p. 69-78, <https://books.openedition.org/pur/28675?lang=fr>.
  • [3]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, trad. J.-F. Ménard, Folio-Gallimard, Paris, 2008, p. 46.
  • [4]
    J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, p. 7.
  • [5]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, op. cit., p. 557.
  • [6]
    E. Bloch, Le Principe espérance, trad. F. Wuilmart, Gallimard, « NRF », Paris, 1982, vol. 2-3, p. 300 et sq.
  • [7]
    J. K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, chap. 7., p. 125.
  • [8]
    Ibid., p. 80.
  • [9]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, op. cit., chap. 25, p. 591.
  • [10]
    J. K. Rowling, Harry Potter et la coupe de feu, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, chap. 14, p. 240.
  • [11]
    Ibid., chap. 21, p. 392 : « Ne va pas leur mettre des idées en tête en leur disant qu’il leur faut des vêtements et des salaires ! l’avertit Fred. Tu les empêcherais de travailler ! »
  • [12]
    Ibid., chap. 15, p. 255.
  • [13]
    E. Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Klincksieck, Paris, 2017, p. 152.

Harry Potter, Ron Weasley et Hermione Granger, les trois personnages de fiction préférés de dizaines de millions de jeunes lecteurs et lectrices captivés par leurs aventures entre 1997 et 2007, sont-ils des agents du néolibéalisme ? Envolés les illusions du Choixpeau magique et de la cape d’invisiblité, la nostalgie des chocogrenouilles et des bièraubeurres ou l’espoir d’un jour pouvoir se rendre chez Ollivander afin de choisir sa baguette magique. La critique littéraire permet de comprendre que la saga Harry Potter est bien celle de compétitions aiguës en vue d’accaparer le pouvoir au sein d’une élite aristocratique qui entend se distinguer de la masse vulgaire des moldus ou d’autres créatures magiques subalternes. Décryptage de la réalité matérielle, des discriminations de classe, de race et du rapport à l’histoire qui fabriquent le monde des sorciers.

1Avec plus de cinq cents millions d’ouvrages vendus et quatre-vingts traductions, la saga Harry Potter représente l’une des principales contributions à la formation d’une culture populaire mondialisée. Il n’est dès lors guère étonnant qu’elle fasse l’objet de différentes appropriations journalistiques ou académiques, qui dépassent souvent le registre de la critique littéraire afin d’interroger les motifs politiques des ouvrages de J.K. Rowling et de démonter les ressorts sociaux du succès planétaire rencontré par les aventures du sorcier balafré [1]. Avec Harry Potter, on n’a donc pas seulement affaire à un énième produit de l’industrie culturelle, dont on pourrait évaluer de manière plus ou moins bienveillante les qualités stylistiques ou la structure narrative. Tout se passe comme si cette histoire enfantine de mages et de sorcières évoquait paradoxalement notre époque désenchantée.

2C’est ce dont témoigne par exemple le commentaire d’Harry Potter proposé par Jean-Jacques Lecercle, qui y voit une représentation sublimée du monde contemporain destinée à en faire accepter les aspects les plus sinistres. Au moment même où les systèmes éducatifs des principaux pays européens subissent des réformes de plus en plus inégalitaires, souligne Lecercle, les ouvrages de J.K. Rowling reconduisent les clichés aristocratiques de la littérature de « public school » britannique. Car de quoi nous parle au fond Harry Potter, si ce n’est des aventures d’une bande de jeunes gens prédestinés par leur naissance à étudier dans une école d’élite organisée sur le principe de la concurrence entre différentes « maisons » ? Si l’on ajoute qu’au cours de leur croisade contre les forces du Mal, Harry et ses compagnons découvrent les vertus de la prise de risque, du refus des règles partagées et de l’esprit d’entreprise, on en conclura qu’un spectre hante le monde des sorciers : le spectre du néolibéralisme [2].

3Le commentaire de Lecercle contient assurément un moment de vérité. Les ouvrages de J.K. Rowling diffusent effectivement des valeurs teintées d’anti-intellectualisme, d’élitisme et de compétition, comme suffit à le montrer le fait qu’il est beaucoup plus facile de se rêver en audacieux Gryffondor qu’en Serdaigle besogneux ou en aimable Poufsouffle. Et nul doute que le succès de ces ouvrages s’explique en grande partie par leur capacité à capter certains aspects de l’esprit du temps ou, pour le dire dans le vocabulaire marxiste qui est celui de Lecercle, à entrer en résonance avec l’idéologie aujourd’hui dominante. Mais précisément : si l’on décide d’interpréter Harry Potter comme une idéologie, c’est-à-dire comme une forme culturelle dans laquelle se met en scène le présent historique, il faut le faire jusqu’au bout. Or, en démystifiant la fonction légitimatrice que remplissent certains thèmes de la saga, Lecercle n’a accompli que la partie négative de ce programme. C’est sa partie positive que nous voudrions explorer ici, en tâchant de mettre au jour les aspirations utopiques qui travaillent le monde des sorciers. Car si Harry Potter dramatise certaines des contradictions à l’œuvre dans nos sociétés, il le fait souvent d’une manière qui laisse deviner l’espoir d’un monde meilleur. C’est ce dont on pourra se convaincre en examinant les représentations du travail, du racisme et de l’histoire proposées dans les différents tomes de la saga.

La magie, ou le refus du travail

4Commençons par le plus évident. Si des générations de jeunes lecteurs ont attendu avec impatience le hibou qui leur délivrerait une lettre d’admission à Poudlard, ce n’est pas parce que ce château situé quelque part dans les Highlands écossaises abriterait une école de commerce ou de management. C’est parce qu’il abrite un « collège de sorcellerie » dont les enseignements (métamorphose, sortilèges, défense contre les forces du Mal, potions) sont d’autant plus intéressants qu’ils sont socialement inutiles. Loin d’apparaître comme le symbole de la réussite sociale, Poudlard représente ainsi la promesse d’une rupture avec la société des « moldus ». Une société qu’allégorise le foyer encombré de bibelots des Dursley du 4, Privet Drive, dont la confiance inébranlable dans les « représentants de l’ordre établi[3] » n’a d’égale que la fierté d’avoir toujours été « parfaitement normaux[4] ». La magie contre le conformisme petit-bourgeois et la sorcellerie contre l’aliénation : voilà la scène inaugurale d’Harry Potter.

5On pourrait cependant objecter que la magie n’est rien d’autre que le pouvoir de soumettre la nature à la volonté humaine et qu’à ce titre, elle représente la version fantasmatique du projet de domination de la nature sur laquelle s’est précisément érigée la modernité bourgeoise. Ce serait cependant méconnaître le fait que la vision de la nature qui transparaît du monde des sorciers n’est pas celle, cartésienne, d’un espace géométrique objectivable composé de relations mécaniques entre parties distinctes. C’est celle, rigoureusement prémoderne, d’un ensemble de puissances à invoquer par des incantations, de signes à déchiffrer par l’arithmancie et de forces à mobiliser par des sortilèges. Non pas un environnement neutre et maîtrisable, donc, mais une totalité vivante avec laquelle il faut négocier parce qu’elle est animée d’intentions et de tendances dont la domestication s’avère toujours précaire. La géographie même du domaine de Poudlard témoigne d’ailleurs de cette précarité. Structurée par le contraste entre l’enceinte rassurante du château et les dangers d’une « Forêt interdite » peuplée de farouches centaures qui en revendiquent la propriété, elle se présente comme un espace contesté dont l’équilibre écologique et politique repose intégralement sur les épaules de Rubeus Hagrid. Mi-homme, mi-géant, le gardien du domaine de Poudlard incarne dans son être comme dans ses fonctions la transition entre les deux extrêmes du sauvage et du domestique qui polarisent la nature des sorciers. Mais venons-en à l’essentiel.

6« Fin du travail, vie magique » pouvait-on lire sur les murs lors des manifestations contre la loi travail du printemps 2016. Voilà un slogan dans lequel pourrait se reconnaître le lectorat d’Harry Potter. Car ce qui distingue radicalement le monde des sorciers de celui des moldus, c’est le fait que l’appropriation de la nature y prenne la forme immédiate de l’incantation plutôt que celle de la médiation technique et du travail productif. La magie comme refus du travail : telle est la leçon qu’administre le passage de la saga où l’évocation de l’activité productive coïncide significativement avec la description d’un enterrement : « [Harry] s’était mis au travail, creusant la tombe à l’endroit que Bill lui avait indiqué, au bout du jardin, entre les buissons. Il creusait avec une sorte de fureur, se délectant de ce travail manuel, fier de ce qu’il n’ait rien de magique, car il ressentait chaque goutte de sueur, chaque ampoule de ses mains comme un cadeau offert à l’elfe qui leur avait sauvé la vie[5]. »

7Ni vecteur d’autoréalisation ni contribution personnelle au bien-être général de la société, le travail apparaît dans ce passage comme une activité pénible et répétitive, dont la seule valeur est de requérir un effort. Nul besoin de faire preuve de beaucoup d’imagination pour reconnaître ici les caractéristiques du travail tel qu’il est aujourd’hui vécu par la majeure partie de la population. Plus encore que l’espoir d’échapper au quotidien ou la mémoire d’une conception de la nature refoulée par la modernité, c’est donc le rêve d’une forme de vie libérée du travail aliéné qui s’exprime dans la fascination pour la magie qu’éprouvent les lecteurs d’Harry Potter. Une forme de vie dans laquelle la nature interviendrait à titre de partenaire d’interaction ou – pour le dire dans le vocabulaire employé par Ernst Bloch à l’occasion de son analyse de l’alchimie – à titre de « quasi-sujet » plutôt que de simple objet de la domination [6]. C’est cette forme de vie émancipée du travail qu’anticipe Mr Weasley dans son rapport aux inventions techniques, qui lui apparaissent comme autant de palliatifs ingénieux au déficit magique dont sont affectés les moldus. Détournant les voitures, les téléphones ou les prises de courant de leur usage productif, le père Weasley projette un monde dans lequel le développement technologique ne serait plus un moyen d’exploiter les personnes et les choses, mais une simple occasion d’amusement gratuit. Et c’est également le rêve de ce monde sans travail que matérialisent les structures économiques de la société magique.

8Il est en effet frappant qu’aucun sorcier ne soit contraint à une forme quelconque de travail productif. Certains sont journalistes ou enseignants, d’autres vendent des objets magiques tels que des baguettes ou des balais, mais la plupart d’entre eux semblent employés par le ministère de la Magie. La société magique se révèle ainsi reposer sur ce que l’on pourrait appeler un mode d’antiproduction sans forces productives développées ni rapports d’exploitation, mais dominé par un appareil d’État bureaucratique dont la principale fonction est de réguler l’usage de la magie. Il est cependant difficile de pousser plus loin l’analyse de l’économie politique des sorciers tant elle s’avère incohérente sur deux points décisifs. Premièrement, l’argent y joue un rôle central alors même qu’il n’y a guère de temps de travail à mesurer ou à rémunérer. À cet égard, Gringotts, la banque des sorciers, apparaît comme une allégorie de la finance capitaliste et de sa capacité « magique » à faire de l’argent à partir d’argent sans en passer par la médiation du travail productif. Deuxièmement, la communauté des sorciers reste structurée par de profondes contradictions de classe alors même qu’elle ne connaît ni exploiteurs ni exploités. On pense évidemment ici à l’un des leitmotive de la saga : l’antagonisme entre le riche Drago Malefoy et le pauvre Ron Weasley. Or là où le premier justifie la position dominante qu’il occupe dans la communauté des sorciers par la « pureté » de son sang, le second fait quant à lui preuve de préjugés typiquement antisémites à l’égard des gobelins de Gringotts censés monopoliser l’argent dont manque cruellement sa famille. Les luttes des classe magiques se révèlent ainsi surdéterminées par différents processus de racialisation qu’il nous faut à présent examiner.

Les créatures magiques, ou le spectre de la subalternité

9Dans les livres de J.K. Rowling, les processus de racialisation se présentent sous les formes les plus évidentes et les plus typiques du racisme biologique : une hiérarchisation des corps à partir de différences phénotypiques supposées. Pourtant, dans la communauté magique, deux formes de racisme se conjuguent. D’un côté, un racisme que l’on pourrait qualifier d’idéologique hiérarchise les sorcières et les sorciers en fonction de la prétendue pureté de leur ascendance : les « sang-de-bourbe », issus de familles non magiques, sont censés être inférieurs aux « sangs purs ». D’un autre côté, un racisme que l’on pourrait qualifier de structurel oppose les sorciers aux créatures magiques non humaines telles que gobelins, centaures, elfes domestiques et autres loups-garous. Bien que toutes ces créatures possèdent des caractères typiquement humains (le langage, la pensée, la socialité), elles sont toutes constituées comme non humaines, ou plus exactement comme sous-humaines, par leur relégation aux marges de la communauté magique. La communauté des sorciers se révèle ainsi fondée sur la marginalisation de créatures, qui sont en conséquence les véritables figures de la subalternité qui peuplent le monde d’Harry Potter.

10À un niveau politique, il est en effet frappant de constater qu’aucune de ces créatures n’est représentée au sein des appareils d’État, que ce soit en tant que fonctionnaire du ministère de la Magie ou en tant qu’élève à Poudlard. Cette absence se reflète dans le traitement politique différencié des deux formes de racisme que nous venons d’évoquer. D’une part, le racisme à l’égard des sorciers et sorcières de « sang-mêlés » est vu par les personnages principaux comme une scandaleuse abomination, que l’on peut à peine nommer tant elle est révoltante : « Malefoy a traité Hermione de je ne sais plus quoi, dit Harry. C’était sûrement une terrible injure : tout le monde était furieux. ». Et Ron de répondre que « Sang-de-Bourbe, c’est une injure odieuse », « la chose la plus insultante qu’on puisse imaginer ». Hagrid quant à lui « avait l’air scandalisé » [7]. Ces réactions montrent à quel point le refus des hiérarchies raciales entre sorcières et sorciers constitue le principal contenu de la culture hégémonique qui cimente les formations sociales magiques. À l’inverse, le racisme structurel à l’égard des autres créatures magiques semble largement accepté. Même l’avant-garde antifasciste de l’« Ordre du Phénix » et l’organisation militante de jeunesse « Armée de Dumbledore » ne contestent pas son existence. Comme le montre le cas emblématique des elfes domestiques et des gobelins, ce racisme structurel repose sur des conditions économiques tout à fait matérielles.

11Nous avons déjà suggéré que les gobelins ne sont pas tant exclus de la société magique qu’intégrés comme un « autre » intérieur, assignés aux pratiques monétaires ou à l’orfèvrerie et ainsi assujettis aux préjugés les plus classiques de l’antisémitisme. Leur description physique est d’ailleurs étonnamment conforme aux caricatures communes : « Le gobelin avait environ une tête de moins que Harry. Il avait le teint sombre, un visage intelligent, une barbe en pointe, des pieds et des doigts longs et fins[8]. » Leur communauté est dépeinte comme essentiellement homogène, voire sectaire et, individuellement, ils sont réputés vils et sournois. Dans la mesure où ils revendiquent, dans une perspective quasiment socialiste, la propriété des biens de luxe qu’ils ont produits et dont ils considèrent qu’on les a dépossédés, ils apparaissent en définitive comme un facteur de désintégration au sein de la communauté magique organique. Ainsi, aux yeux de Ron, la dépossession dont les gobelins auraient été victimes est « encore […] une de ces histoires de gobelins qui prétendent que les sorciers essayent toujours de prendre l’avantage sur eux ». Et il ajoute que Harry et ses compagnons peuvent « s’estimer heureux [que le gobelin] ne nous ait pas réclamé une de nos baguettes » [9]. À la suite des révoltes au cours desquelles elles ont tenté de renverser la domination des sorciers, les créatures magiques ont en effet perdu le droit de faire usage de baguettes. Elles ont donc été privés d’un certain nombre de pouvoirs dont l’exercice assure une place prééminente au sein des hiérarchies magiques. Mais Ron suggère en même temps que les gobelins, particulièrement cupides, « en veulent toujours plus », véhiculant en creux l’idée que les subalternes devraient apprendre à se contenter de la place que les sorciers leur ont assignée.

12De leur côté, les elfes de maison sont décrits comme des « esclaves domestiques ». Ils sont la force de travail reproductive, équivalents magiques et racialisés des femmes dans les sociétés modernes. Ils effectuent en effet les travaux de nettoyage, d’alimentation et de soin sur lesquels reposent toutes les activités économiques de la société magique. Leur esclavage est un cas paradigmatique de la domination des créatures qui donne lieu à la seule lutte d’émancipation minoritaire de l’œuvre. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ce combat n’est jamais mené par les elfes eux-mêmes, qui semblent trop aliénés ou trop fainéants pour ne serait-ce que penser à se rebeller, mais par Hermione Granger, qui fonde la « Société d’aide à la libération des elfes » (Society for Promotion of Elfish Welfare). Bien qu’elle soit dirigée par Hermione d’une manière très paternaliste, cette tentative de convergence entre une sorcière de « sang-mêlé » et des elfes subalternes ouvre la possibilité d’une brèche au sein du bloc hégémonique qui règne sur la communauté magique. Mais cette possibilité radicale est immédiatement forclose par le slogan d’Hermione, qui formalise la lutte antiraciste en termes intégrationnistes abstraits : « Arrêtons les mauvais traitements scandaleusement infligés à nos amies les créatures magiques et luttons pour un changement de leur statut[10]. » Cette lutte pour les « amies » subalternes, menée à leur place par des sorcières et sorciers plus avisés, est caractéristique d’une manière de penser la lutte antiraciste comme un problème moral dont la solution incombe à celles et ceux qui ont le privilège de pouvoir mener le combat à la place des principaux concernés. De fait, cette lutte trouve très peu de soutien, que ce soit parmi les elfes eux-mêmes (qui préfèrent leur domination) ou parmi les sorciers (qui préfèrent en profiter : les jumeaux Weasley prient Hermione de ne pas déclencher de grève dans les cuisines de l’école [11]). Ici, le monde des sorciers se présente donc comme un parfait reflet de celui des moldus. Dans les deux cas, le discours des subalternes est ou bien invisibilisé ou bien neutralisé par sa traduction dans le langage des classes dominantes.

13Ce silence des subalternes opère également au niveau de l’écriture de l’histoire. À mesure que le récit se déploie, on comprend toujours plus clairement, quoique de manière fragmentaire, que l’exploitation des elfes domestiques a été effacée de L’Histoire révisée de Poudlard. Hermione considère en effet que l’histoire de Poudlard, telle qu’elle est écrite par les sorciers, est une histoire « très partiale et incomplète » qui « laisse dans l’ombre les aspects les moins reluisants de l’école » [12]. De même, pour Gripsec, l’histoire des sorciers est celle de la dépossession des gobelins, mais écrite du point de vue des vainqueurs. Tout ceci suggère que le monde magique est hanté par une multiplicité d’histoires contestées. C’est précisément l’intuition de cette multilinéarité de l’histoire qui constitue la charge utopique de la saga.

D’une prophétie, ou les promesses de l’histoire

14Concernant cette charge utopique, le premier point à souligner est que le monde magique n’est ni projeté dans un avenir lointain resplendissant ni relégué dans les brumes d’un passé oublié. C’est un présent alternatif, parallèle au nôtre quoique plus excitant. De même que Walter Benjamin pouvait ressusciter les espoirs populaires du xixe siècle en suivant les pas du socialiste Charles Fourier à travers les passages parisiens, on peut accéder au monde magique par un simple pas de côté sur le « chemin de traverse ». Avec ses bâtiments en briques rouges et ses vendeurs de chaudrons, ce passage matérialise dans l’espace un voyage à travers le temps qui nous mène vers un Londres prolétarien, désormais disparu, mais qui suscite l’espoir d’un avenir à inventer. D’un côté, le monde magique est donc contemporain du nôtre. Mais de l’autre, il représente une forme de non-contemporanéité qui entre en collision avec le présent et en déchaîne ainsi les tendances réactionnaires aussi bien que révolutionnaires.

15Dans l’œuvre de J.K. Rowling, les tendances réactionnaires sont évidemment incarnées par Voldemort, le « Seigneur des Ténèbres », et ses fidèles Mangemorts. Réactionnaire, cet antihéros ne l’est pas seulement au sens où il afficherait de manière caricaturale l’esthétique, le programme et la tactique du fascisme, mais aussi au sens où il revient littéralement du royaume des morts satisfaire son désir de vengeance. « Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom » incarne ainsi un passé qui est à la fois réprimé par l’hégémonie libérale des sorciers et exprimé par un présent entièrement fondé sur la marginalisation raciste des créatures magiques. La composition sociale des Mangemorts est à cet égard révélatrice, puisqu’elle réunit l’aristocratie des sorciers (les familles Malefoy et Lestrange) avec certaines créatures subalternes (les géants et les loups-garous). En suivant l’analyse du fascisme que propose Ernst Bloch dans Héritage de ce temps, on pourrait ainsi dire que la capacité de Voldemort à rallier les franges les plus réactionnaires de la classe dominante avec les éléments subalternes du prolétariat est fondée sur son habileté à ressusciter les vieux mythes dans lesquels l’aristocratie peut contempler l’image de sa gloire passée et les subalternes projeter leur dégoût du présent. La force du fascisme dérive en effet, selon le philosophe allemand, de sa capacité à mobiliser les classes moyennes et la paysannerie en ressuscitant les désirs non satisfaits de l’attachement au foyer, au peuple et au sol que le mouvement communiste a abandonné au profit de la lutte du travail contre le capital. Le fascisme est donc une alliance de classe originale fondée sur le retournement des utopies non réalisées d’un passé encore vivant. De même que le prolétariat a été incapable de saisir les élans utopiques attachés aux mots d’ordre de la paysannerie et des classes moyennes, de même les sorciers « progressistes » semblent incapables de comprendre la signification et la portée politiques des revendications des créatures magiques. De cette indifférence humaine aux mots d’ordre des non humains dériverait la relative absence de ces créatures dans la lutte contre les forces du mal. C’est ainsi que l’on peut comprendre la fin, somme toute décevante, de l’œuvre : loin de provoquer une transformation radicale des structures politiques et économiques de la société magique, la défaite finale de Voldemort n’aboutit qu’à la restauration du statu quo.

16Il est dès lors tentant de conclure qu’Harry Potter n’exprime au fond que la bonne conscience des libéraux satisfaits. Ce serait cependant passer à côté d’une des dimensions les plus originales de la saga, son « messianisme voilé ». L’ensemble du récit est en effet orienté vers la suppression d’un antagonisme hérité par l’action salvatrice du personnage éponyme. Selon une prophétie, Harry Potter est l’« élu », destiné à triompher de Voldemort à l’issue d’une bataille apocalyptique et à périr au cours de l’épreuve. Il s’agit de toute évidence d’une popularisation de thèmes millénaristes hérétiques, aux premiers rangs desquels figure le thème de la dépendance mutuelle des deux principes divins du Bien et du Mal. De même qu’Harry Potter est une figure messianique, Voldemort est, de toute évidence, une figure divine comme nous le rappelle en permanence l’interdiction biblique de prononcer son nom. Dans cette perspective manichéiste, la destruction du jeune messie par l’Antéchrist, ou la destruction du Seigneur des Ténèbres par un Harry ressuscité, d’allure christique, doivent mener au même résultat : déracinant les causes profondes de la domination et de la souffrance, elles annoncent un règne de mille ans de paix. C’est pourquoi il nous semble que l’incroyable succès de Harry Potter témoigne en dernière analyse de la présence insistante de thèmes millénaristes et rédempteurs dans l’imaginaire collectif du capitalisme tardif. Ce que Bloch affirmait du lien entre communisme et littérature fantastique est encore vrai de notre rapport au monde de la magie : « La révolution prolétarienne est la plupart du temps hostile à la littérature “fantastique” ; pourtant les tensions et la vie colorée trouvent un refuge utile dans le conte et dans le colportage, elles peuvent à partir de là constituer une armée[13]. »


Date de mise en ligne : 20/06/2019

https://doi.org/10.3917/crieu.013.0058

Notes

  • [1]
    Voir les articles réunis dans I. Smadja et P. Bruno (dir.), Harry Potter, ange ou démon ?, PUF, Paris, 2007.
  • [2]
    J.-J. Lecercle, « Faut-il canoniser Harry Potter ? », in É. Baneth-Nouailhetas (dir.), Le Critique, la Critique, PUR, Rennes, 2005, p. 69-78, <https://books.openedition.org/pur/28675?lang=fr>.
  • [3]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, trad. J.-F. Ménard, Folio-Gallimard, Paris, 2008, p. 46.
  • [4]
    J. K. Rowling, Harry Potter à l’école des sorciers, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, p. 7.
  • [5]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, op. cit., p. 557.
  • [6]
    E. Bloch, Le Principe espérance, trad. F. Wuilmart, Gallimard, « NRF », Paris, 1982, vol. 2-3, p. 300 et sq.
  • [7]
    J. K. Rowling, Harry Potter et la chambre des secrets, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, chap. 7., p. 125.
  • [8]
    Ibid., p. 80.
  • [9]
    J. K. Rowling, Harry Potter et les reliques de la mort, op. cit., chap. 25, p. 591.
  • [10]
    J. K. Rowling, Harry Potter et la coupe de feu, trad. J.-F. Ménard, Gallimard jeunesse, Paris, 2007, chap. 14, p. 240.
  • [11]
    Ibid., chap. 21, p. 392 : « Ne va pas leur mettre des idées en tête en leur disant qu’il leur faut des vêtements et des salaires ! l’avertit Fred. Tu les empêcherais de travailler ! »
  • [12]
    Ibid., chap. 15, p. 255.
  • [13]
    E. Bloch, Héritage de ce temps, trad. J. Lacoste, Klincksieck, Paris, 2017, p. 152.

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