Couverture de CRIEU_012

Article de revue

Manifeste xénoféministe

Une politique de l’aliénation

Pages 22 à 35

Notes

  • [1]
    Le doxxing désigne une pratique qui consiste à rechercher sur Internet des informations personnelles concernant un individu puis de les révéler publiquement afin de lui nuire (NdlT).

#MeToo, grèves des femmes, renouveau du féminisme marxiste, écoféminisme, afroféminisme, féminisme de marché, nationaliste, d’extrême droite… Les innombrables préfixes ou qualificatifs que l’on peut aujourd’hui accoler au terme « féminisme » témoignent à la fois de la vitalité et de l’influence grandissante du combat des femmes à travers le monde — que ce soit dans le champ théorique, dans l’arène politique ou sur le terrain proprement militant — et de l’immense diversité de mouvements proposant des visions du monde radicalement opposées.
Au sein de cette galaxie hétéroclite et parmi l’impressionnante masse d’écrits produits, on trouve le Manifeste xénoféministe, signé du collectif Laboria Cuboniks. Au premier abord, on peut être déconcerté·e par ce texte détonnant qui surjoue les codes du manifeste, manie un peu trop bien les néologismes et autres jargons philosophico-informatico-artistiques et se délecte d’une théorisation ultra-abstraite, sans que l’on parvienne toujours à distinguer le sérieux de l’ironie et l’aplomb de l’humour.
Pour autant, le courant xénoféministe discute de manière originale des concepts aujourd’hui assez peu fouillés par le féminisme — ou plutôt sont-ils le plus souvent abordés sous le même angle par les féministes de gauche. Ainsi, et c’est là l’enjeu central de ce texte, que doit faire le féminisme de la technologie ? Laboria Cuboniks relance le débat et entend jouer la carte de la stratégie en s’inscrivant dans la droite ligne du Manifeste pour une politique accélérationniste : si l’on ne peut pas se débarrasser des technologies et surtout ralentir leur emballement, autant s’en servir. Sans nier les prédispositions oppressives des technologies dans une société néolibérale, ce collectif décèle des possibles émancipateurs au cœur du code informatique et des manipulations chimiques. Il entend tordre l’aliénation qu’engendre l’hypertechnologisation de la vie par une réappropriation féministe et antiraciste afin d’aboutir à une « aliénation émancipatrice ». Le xénoféminisme prône ainsi à la fois l’exploration des potentiels de la technologie (hacker les brevets médicaux, imposer la libre circulation des hormones…) et sa réappropriation par et pour les féministes (cliniques populaires, DIY pour des mouvements de santé autonomes…).
Animées par un antinaturalisme total et la volonté de déconstruire intégralement les genres, les membres de Laboria Cuboniks pensent que ces objectifs peuvent être atteints grâce à une manipulation queer de la technologie : hacker le genre afin de faire exploser les modes d’êtres genrés, suivant leur mot d’ordre « si la nature est injuste, changeons la nature ». Concession face à la domination néolibérale, fantaisie postmoderne ou utopie féministe futuriste et pragmatique, les interprétations possibles de ce texte ne peuvent que susciter le débat autour d’une question essentielle pour le féminisme, celle de l’articulation de la nature et de la technologie.

Zéro

10x00 Notre monde est vertigineux. C’est un monde qui regorge de médiations technologiques ; nos vies quotidiennes s’entremêlent d’abstraction, de virtualité et de complexité. XF élabore un féminisme adapté à ces réalités, un féminisme qui déploie une ruse et ouvre une perspective sans précédent : un futur au sein duquel la justice en matière de genre et l’émancipation féministe contribueront, une fois atteintes, à une politique universaliste élaborée à partir des besoins de tous·tes les humain·e·s, sans considération de race, de compétence, de statut économique ou de localisation géographique. Il faut en finir avec la répétition sans avenir du sur-place capitaliste, avec la soumission à la dure contrainte du travail, productif comme reproductif, avec la réification des acquis déguisée en critique. Notre avenir requiert une dépétrification. XF n’annonce pas la révolution, c’est un pari sur le temps long de l’histoire qui exige imagination, habileté et persévérance.

20x01 XF profite de l’aliénation pour impulser la création de nouveaux mondes. Nous sommes tous et toutes aliéné·e·s – mais en n’a-t-il jamais été autrement ? C’est grâce à, et non malgré, notre condition d’aliéné·e·s que nous pouvons nous libérer de ce bourbier qu’est l’instantanéité. La liberté n’est pas acquise – et elle ne provient pas d’un quelconque ordre « naturel ». L’élaboration de la liberté requiert une augmentation et non une réduction de l’aliénation ; l’aliénation est le travail qui consiste à fabriquer la liberté. Rien ne devrait être tenu pour fixe, permanent ou « acquis » – y compris les conditions matérielles et les formes de vie. XF mute, navigue et sonde tous les horizons possibles. Toute personne qui a été jugée « non naturelle » au regard des normes biologiques dominantes, toute personne ayant souffert des injustices perpétrées au nom d’un ordre naturel, conviendra que la glorification de « la nature » n’a rien à nous offrir – les queers et les trans parmi nous, les personnes autrement valides, tout autant que celles qui ont souffert de discriminations en raison de leur grossesse ou des tâches associées à l’éducation des enfants. XF est violemment antinaturaliste. Le naturalisme essentialiste pue la théologie à plein nez – mieux vaut l’exorciser au plus vite.

30x02 Pourquoi y a-t-il si peu de véritables efforts produits afin de réorienter les technologies en faveur de l’agenda politique lié aux questions de genre ? XF vise à déployer stratégiquement les technologies existantes en vue de reconstruire le monde. Ces outils sont porteurs de risques conséquents ; ils ont tendance à déséquilibrer, maltraiter et exploiter les plus faibles. Plutôt que de garantir le risque zéro, XF revendique le rassemblement nécessaire des interfaces technopolitiques à risque. La technologie n’est pas intrinsèquement progressiste. Ses usages se fondent avec la culture dans un mouvement de rétroaction positive qui invalide d’emblée tout séquençage linéaire, toute prédiction et toute prudence absolue. L’innovation technoscientifique doit être connectée à la pensée théorique et politique collective à laquelle les femmes, les queers et les personnes dont le genre ne se conforme pas aux normes contribuent de manière inégalée.

40x03 Le véritable potentiel émancipatoire de la technologie n’a pas été exploité. Alimentée par le marché, sa croissance rapide est contrebalancée par des excès, et d’élégantes innovations sont concédées aux consommateurs et consommatrices, décorant leur monde figé. Au-delà du bruit produit par cet amas de marchandises inutiles, la tâche ultime réside dans la mise en œuvre d’ingénieries technologiques susceptibles de lutter contre l’inégal accès aux outils pharmaceutiques et reproductifs, contre le cataclysme environnemental, contre l’instabilité économique autant que contre les formes dangereuses de travail non ou sous-payé. Les inégalités de genre caractérisent toujours les domaines dans lesquels nos technologies sont conçues, fabriquées et assujetties à la législation ; les femmes employées dans l’industrie électronique (entre autres) accomplissent le travail le moins bien rémunéré, le plus monotone et le plus écrasant qui soit. Une telle injustice requiert un redressement structurel, machinique et idéologique.

50x04 Le xénoféminisme est un rationalisme. Prétendre que la raison ou la rationalité relèvent « par nature » d’une entreprise patriarcale revient à accepter la défaite. Il est vrai que l’« histoire canonique de la pensée » est dominée par les hommes et que ce sont leurs mains qui étranglent les institutions scientifiques et technologiques existantes. Mais c’est précisément pour cela que le féminisme doit être un rationalisme – en réponse à cet équilibre déplorable et non malgré lui. Il n’existe pas de rationalité « féminine » ni davantage « masculine ». La science est la suspension et non l’expression du genre. Si notre époque est dominée par les égos masculins, elle entre en contradiction avec elle-même – et nous pouvons en tirer profit. La raison, tout comme l’information, aspire à la liberté, chose que le patriarcat n’est pas en mesure de lui proposer. Le rationalisme doit lui-même être un féminisme. XF touche un point sensible là où ces revendications entretiennent une dépendance réciproque. XF prescrit la raison comme outil d’émancipation féministe et déclare le droit de tous et toutes à s’exprimer.

Interrompre

60x05 L’excès de modestie des agendas féministes au cours des dernières décennies n’est pas proportionnel à la monstrueuse complexité de notre réalité, une réalité striée de câbles en fibres optiques, d’ondes radios et de micro-ondes, d’oléoducs et de gazoducs, de voies de navigation terrestres et aériennes, ainsi que par l’exécution simultanée et implacable de millions de protocoles de communication par milliseconde. La pensée systématique et l’analyse structurelle sont abandonnées en cours de route en faveur de luttes admirables bien qu’insuffisantes, cantonnées à des localités fixes et à des insurrections fragmentées. Alors que le capitalisme est envisagé comme un ensemble complexe en expansion constante, de nombreux projets anticapitalistes qui se voudraient émancipateurs demeurent figés dans la peur d’une transition vers l’universel, s’opposant aux politiques spéculatives de grande envergure et les condamnant comme nécessairement oppressives. Cette fausse assurance traite les universels comme des absolus, entraînant une contradiction incapacitante entre ce que nous cherchons à détrôner et les stratégies mises en œuvre à cet effet.

70x06 La complexité mondiale nous confronte à des exigences éthiques et cognitives pressantes. Nous ne pouvons plus ignorer ces responsabilités prométhéennes. L’essentiel du féminisme du xxie siècle – des vestiges de la politique identitaire postmoderne aux vastes pans de l’écoféminisme contemporain – lutte pour répondre à ces défis de manière adéquate afin d’instaurer un changement réel et durable. Le xénoféminisme s’efforce de faire face à ces obligations en tant d’agent·e·s collectifs·tives capables d’opérer la transition entre de multiples niveaux d’organisation politique, matérielle et conceptuelle.

80x07 Nous sommes catégoriquement synthétiques, nous ne nous satisfaisons pas de la seule analyse. XF exhorte à l’oscillation constructive entre description et prescription, afin de mobiliser le potentiel récursif des technologies contemporaines sur le genre, la sexualité et les disparités de pouvoir. Étant donné l’étendue des problèmes sexo-spécifiques soulevés par la vie à l’ère digitale – du harcèlement sexuel sur les réseaux sociaux au doxxing [1], en passant par la protection de la vie privée et des images en ligne –, la situation exige un féminisme rompu aux technologies. Il est impératif aujourd’hui de développer une infrastructure idéologique susceptible de soutenir et de faciliter les interventions féministes au sein des composantes connectées et mises en réseau du monde contemporain. Le xénoféminisme propose davantage que la simple autodéfense numérique ou l’émancipation vis-à-vis des réseaux patriarcaux. Nous voulons cultiver la pratique de la liberté positive – la liberté d’agir plutôt que celle de se défaire – et nous appelons les féministes à acquérir les compétences nécessaires à la reconversion des technologies existantes et à l’invention d’outils matériels et cognitifs novateurs à des fins communes.

90x08 Les possibilités radicales offertes par le développement (et l’aliénation) de formes de médiation technologique ne devraient plus être mises à profit dans l’intérêt exclusif du capital, qui, par nature, ne profite qu’à quelques-un·e·s. Les outils numériques prolifèrent sans cesse, et, bien que personne ne puisse prétendre les maîtriser totalement, ils n’ont jamais été aussi largement disponibles et aussi facilement appropriables. Nous n’éludons pas le fait qu’une grande partie de la population pauvre du monde est affectée négativement par le développement de l’industrie technologique (des ouvriers et ouvrières d’usine travaillant dans des conditions abominables aux villages ghanéens devenus les décharges électroniques des puissances mondiales). Nous affirmons que ces conditions doivent être éliminées. Tout comme l’invention du marché boursier s’est accompagnée de celle du krach, le xénoféminisme sait que l’innovation technologique doit anticiper son état systémique.

Pieger

100x09 XF rejette l’illusion et la mélancolie comme des facteurs d’inhibition politique. L’illusion – ou la croyance aveugle que les plus faibles peuvent l’emporter sur les plus forts hors de toute coordination stratégique – se solde par des promesses non tenues et des énergies non canalisées. C’est une politique qui, dévorée par son ambition, finit par ne rien produire. Sans le travail exigé par une organisation sociale collective de grande envergure, clamer son désir de changement planétaire ne peut rester qu’un vœu pieux. D’un autre côté, la mélancolie – endémique à gauche – voudrait nous apprendre que l’émancipation est une espèce éteinte dont on ne peut que pleurer la perte et espérer quelques sursauts. Au pire, une telle attitude n’engendre rien d’autre que de la lassitude politique ; au mieux, elle installe une atmosphère de désespoir généralisé qui dégénère trop souvent en querelles intestines et en petites leçons de morale. La maladie de la mélancolie ne fait que renforcer l’inertie politique et – sous couvert de réalisme – renonce à tout espoir de reconfigurer le monde. XF est le vaccin contre ces maladies.

110x0A Nous considérons comme insuffisante la politique qui valorise exclusivement le local sous prétexte de subvertir les courants de l’abstraction globale. Faire scission avec la machinerie capitaliste, ou la renier, ne la fera pas disparaître. De la même manière, suggérer d’actionner le frein à main, appeler à ralentir et à rétrograder, n’est une option que pour une minorité – une particularité violente de l’exclusivité –, qui finirait par entraîner une catastrophe pour la majorité. Refuser de penser au-delà de la microcommunauté, de favoriser la mise en relation des insurrections fracturées, de réfléchir à une manière d’optimiser les tactiques émancipatrices en vue de leur possible extension universelle, c’est se satisfaire de gestes défensifs et temporaires. XF est une créature affirmative et offensive qui insiste férocement sur la possibilité d’un changement social à grande échelle pour tous les étrangers et toutes les étrangères que nous sommes.

120x0B La compréhension du caractère volatil et artificiel de notre monde semble avoir disparu de la scène politique queer et féministe contemporaine, en faveur d’une constellation plurielle mais statique d’identités de genre dans laquelle les sombres équations du bien et du naturel sont obstinément rétablies. Bien que nous ayons (peut-être) admirablement contribué à l’extension des seuils de « tolérance », on nous enjoint trop souvent de chercher du réconfort dans la non-liberté, de revendiquer le fait d’être « né·e » ainsi, comme pour nous procurer une excuse : la bénédiction de la nature. Pendant ce temps-là, le centre hétéronormé progresse. XF remet en cause ce référent centrifuge, sachant pertinemment que le sexe et le genre opèrent la balance entre la norme et les faits, entre la liberté et la contrainte. Faire pencher la balance vers la nature constitue au mieux une concession défensive et une régression par rapport à ce qui fait de la politique trans et queer davantage qu’un simple groupe de pression – à savoir une exigeante affirmation de liberté en réponse à un ordre qui semblait immuable. Comme dans toute mythologie qui porte sur les acquis, on nous raconte la fable d’une fondation stable au lieu d’un monde réel fait de chaos, de violence et de doute. Les « acquis » sont séquestrés dans le domaine privé comme autant de certitudes alors qu’ils battent en retraite sur le front des conséquences publiques. Lorsque la possibilité de la transition sexuelle est devenue réelle et a été reconnue, la sépulture abritée par le sanctuaire de la Nature s’est fissurée, laissant s’échapper de nouvelles histoires – grouillant de futurs – loin du vieil ordre du « sexe ». La grille disciplinaire appliquée au genre est en grande partie une tentative de réparer cette fondation détruite et de dompter les vies qui s’en sont échappées. Le temps est venu d’anéantir entièrement ce sanctuaire, et non de s’incliner devant lui en mendiant des excuses pour la petite marge d’autonomie acquise.

130x0C Si le « cyberespace » a pu offrir un temps la promesse d’une échappée loin des restrictions imposées par les catégories identitaires essentialistes, le climat actuel entretenu par les médias a basculé dans une direction opposée : ils constituent désormais le théâtre où se jouent ces cérémonies de prosternation devant l’identité. Avec ces pratiques de curatelle viennent les rituels puritains du maintien de la morale, et ces estrades sont souvent envahies par les plaisirs inavoués de l’accusation, de l’humiliation et de la dénonciation. De précieuses plateformes dédiées à la mise en réseau, à l’organisation et au partage des compétences s’embourbent et constituent des obstacles aux débats productifs, présentés comme faisant partie intégrante du débat. Ces politiques puritaines de la honte – qui fétichisent l’oppression comme s’il s’agissait d’un bienfait et brouillent les cartes à coups de délires moralisateurs – nous laissent de marbre. Nous ne voulons ni les mains propres ni la belle âme, ni la vertu ni la terreur. Nous appelons de nos vœux des formes supérieures de corruption.

140x0D Tout cela prouve que la conception des plateformes d’émancipation et d’organisation sociale nécessite obligatoirement la prise en compte des mutations sémiotiques et culturelles que permettent ces plateformes. Les parasites mèmétiques qui suscitent et coordonnent les comportements selon des mécanismes obstrués par l’image de soi de leurs hôtes doivent être reconfigurés ; faute de quoi, des mèmes comme l’« anonymat », l’« éthique », la « justice sociale » et l’« énonciation des privilèges » continueront d’héberger des dynamiques sociales en contradiction avec les intentions souvent louables qui les soutiennent. La maîtrise de soi collective requiert une manipulation des ficelles du désir ainsi que le déploiement d’opérateurs sémiotiques sur un terrain constitué de systèmes culturels hautement interconnectés. La volonté sera toujours corrompue par les mèmes à travers lesquels elle circule, mais rien ne nous empêche d’instrumentaliser ce fait et de le calibrer en fonction du but qu’il cherche à atteindre.

Parité

150x0E Le xénoféminisme est abolitionniste du genre. L’« abolitionnisme du genre » n’est pas le nom de code de l’éradication, au sein de la population humaine, de ce que l’on considère actuellement comme des traits « genrés ». Dans une société patriarcale, un tel projet ne peut qu’être un désastre – ce qui est considéré comme « genré » se rapportant de manière disproportionnée au féminin. Mais même si l’on retrouvait l’équilibre, nous ne serions pas intéressé·e·s par la réduction de la diversité sexuée mondiale. Que des centaines de sexes fleurissent ! L’« abolitionnisme du genre » désigne de manière condensée l’ambition de construire une société dans laquelle les caractéristiques actuellement rangées sous l’étiquette du genre ne fourniraient plus la grille d’un fonctionnement asymétrique du pouvoir. L’« abolitionnisme de race » déploie une formule semblable – affirmant que la lutte doit se prolonger jusqu’à ce que les caractéristiques actuellement racialisées ne soient pas plus prétexte à la discrimination que la couleur des yeux. Finalement, tout abolitionnisme émancipateur doit avoir pour horizon l’abolitionnisme de classe, étant entendu que c’est au sein du système capitaliste que se rencontre l’oppression sous sa forme transparente et dénaturalisée : on n’est pas exploité·e ou victime d’oppression parce que l’on est un travailleur ou une travailleuse salarié·e ou parce que l’on est pauvre ; on est un travailleur ou une travailleuse ou on est pauvre parce que l’on est exploité·e.

160x0F Le xénoféminisme est conscient que la viabilité des perspectives abolitionnistes émancipatoires – abolition de la classe, du genre et de la race – repose sur une reformulation profonde de la notion d’universel. L’universel doit être appréhendé comme générique, c’est-à-dire comme intersectionnel. L’intersectionnalité n’est pas le morcellement des collectifs dans le brouillage statique des identités croisées, mais une orientation politique qui tranche dans la masse des particularismes et refuse la catégorisation grossière des corps. Il ne s’agit pas d’un universel imposé par le haut : il doit être édifié depuis la base – ou, mieux, latéralement, en ouvrant de nouvelles lignes de transit à travers un paysage accidenté. Cette universalité non absolue et générique doit éviter la tendance à l’amalgame simpliste avec des particularités gonflées et non marquées – à savoir l’universalisme eurocentré – où le mâle vient se confondre avec le neutre, le blanc avec l’absence de race, le cisgenre avec le réel, etc. Faute d’un tel universel, l’abolition des classes ne peut demeurer qu’un fantasme bourgeois, l’abolition des races un suprématisme blanc tacite et l’abolition du genre une misogynie à peine voilée, même – et en particulier – lorsque celle-ci est prônée par des féministes autodéclarées. (Pour preuve, l’absurde et inconscient spectacle donné par tant de campagnes menées par des « abolitionnistes du genre » autoproclamées à l’encontre des femmes trans.)

170x10 Des postmodernes nous avons appris à brûler les façades factices de l’universel et à dissiper ce type de confusions ; des modernes nous avons appris à passer au tamis les nouveaux universels piégés dans les cendres du faux. Le xénoféminisme cherche à construire une politique de coalition, une politique désinfectée de toute pureté. Manier l’universel requiert des compétences sérieuses et une introspection minutieuse afin d’en faire un outil prêt à l’emploi par des corps politiques multiples, quelque chose que l’on puisse s’approprier afin de lutter contre toutes les oppressions transsectionnelles au genre et à la sexualité. L’universel n’est pas une épure et, plutôt que de dicter son utilisation à l’avance, nous offrons XF comme une plateforme. Le processus même de la construction est par conséquent compris comme une remodélisation permanente, itérative et néguentropique. Le xénoféminisme se veut une architecture mutante qui, à la manière d’un logiciel open source, demeure susceptible de modifications et d’améliorations perpétuelles suivant l’élan navigationnel du raisonnement éthique militant. « Open » ne signifie pas « non orienté ». Les systèmes mondiaux les plus durables doivent leur stabilité à la manière dont ils infléchissent l’ordre afin d’apparaître comme la « main invisible » émergeant d’une apparente spontanéité, ou à la façon dont ils exploitent l’inertie de l’investissement et de la sédimentation. Nous ne devrions pas hésiter à nous inspirer de nos adversaires ou des réussites et des échecs de l’histoire. Dans cette optique, XF cherche des manières d’ensemencer un ordre à la fois équitable et juste, et de l’injecter dans la géométrie des libertés que ces plateformes autorisent.

Ajuster

180x011 Notre destin est entre les mains de la technoscience, domaine où rien n’est à ce point sacré que l’on ne puisse le reconfigurer et le transformer de manière à étendre la focale de notre liberté jusqu’au genre et à l’humanité. Affirmer que rien n’est sacré, que rien n’est transcendant ou immunisé contre la volonté de savoir, de bricoler et de hacker, c’est soutenir que rien n’est surnaturel. La « Nature » – comprise ici comme l’arène sans frontières de la science – est tout ce qu’il y a. En anéantissant ainsi la mélancolie comme l’illusion, le manque d’ambition et le manque d’évolution, le puritanisme libidineux de certaines cultures internet et la Nature conçue comme un acquis non reproductible, nous découvrons que notre antinaturalisme normatif nous a conduit·e·s à un naturalisme ontologique indéfectible. Nous affirmons qu’il n’y a rien qui ne puisse être étudié de manière scientifique ni être manipulé par la technologie.

190x012 Cela ne signifie pas pour autant que la distinction entre l’ontologique et le normatif, entre les faits et la valeur, soit nette et tranchée. Les vecteurs de l’antinaturalisme normatif et du naturalisme ontologique quadrillent de nombreux champs de bataille ambivalents. Le projet visant à démêler ce qui devrait être de ce qui est, à dissocier la liberté des faits et la volonté de la connaissance, implique bel et bien une tâche infinie. De nombreuses lacunes demeurent là où le désir nous confronte à la brutalité des faits, où la beauté s’avère indissociable de la vérité. La poésie, le sexe, la technologie et la douleur brûlent du feu de cette tension que nous venons de dessiner. Mais que l’on renonce à ce travail de révision, que l’on desserre les rênes, que l’on relâche cette tension et ces filaments de lumière perdront immédiatement leur éclat.

Soutenir

200x013 Le potentiel de résistance aux régimes genrés répressifs ouverts par les prémisses documentaires de la culture internet, qui a donné lieu à une solidarité parmi les groupes marginalisés et créé ces nouveaux espaces d’expérimentation à l’origine du cyberféminisme des années 1990, s’est éteint au xxie siècle. La prédominance du visuel dans les interfaces en ligne a réinstauré des modes familiers de politique identitaire, des relations de pouvoir et des normes de genre dans la représentation de soi. Mais cela ne signifie pas pour autant que les sensibilités cyberféministes appartiennent au passé. Démêler les potentialités subversives des potentialités oppressives latentes du Web contemporain requiert un féminisme sensible au retour insidieux des anciennes structures de pouvoir, un féminisme suffisamment perspicace pour en exploiter le potentiel. Les technologies numériques sont indissociables des réalités matérielles qui les sous-tendent ; les unes et les autres sont articulées de manière à ce que les unes puissent être utilisées pour modifier les autres à des fins variées. Plutôt que militer pour la primauté du virtuel sur le matériel, ou du matériel sur le virtuel, le xénoféminisme repère leurs éléments respectifs de puissance et d’impuissance afin de dérouler cette connaissance et d’intervenir de manière efficace sur notre réalité construite.

210x014 Intervenir sur des hégémonies plus manifestement matérielles est tout aussi décisif qu’intervenir sur des hégémonies numériques et culturelles. Les changements apportés à l’environnement sont porteurs des avancées les plus significatives en vue d’une reconfiguration de l’horizon des femmes et des queers. En tant qu’incarnations de constellations idéologiques, la production d’espace et les décisions que nous prenons quant à son organisation sont en définitive à la fois des articulations et des modes d’articulations réciproques de ce « nous ». Puisqu’elles ont le pouvoir de forclore, de restreindre ou au contraire d’ouvrir les conditions sociales futures, les xénoféministes doivent se familiariser avec le langage architectural qui est aussi le vocabulaire d’une chorégraphie collective – une écriture concertée de l’espace.

220x015 De la rue à la maison, l’espace domestique ne doit pas non plus se dérober à nos tentacules. Profondément enraciné, l’espace domestique semblait inébranlable et La Maison, comme norme, s’est confondue avec les maisons, de fait. La stabilisation du « réalisme domestique » n’a pas sa place dans notre horizon. Bâtissons des maisons augmentées de laboratoires partagés, de médias communautaires et d’équipements techniques. La maison est mûre pour une transformation spatiale, comme composante à part entière de toute perspective d’avenir féministe. Mais cela ne peut s’arrêter à la porte du jardin. Nous percevons trop bien que la réinvention des structures familiales et de la vie domestique ne peut actuellement s’envisager qu’au prix d’un retrait de la sphère économique – soit l’alternative communautaire – ou d’une prise en charge décuplée du fardeau qu’elles constituent – l’alternative du parent unique. Si nous voulons rompre avec l’inertie qui concourt au maintien de la figure moribonde de la famille nucléaire – laquelle a œuvré consciencieusement à l’isolement des femmes de la sphère publique et à l’exclusion des hommes de la vie de leurs enfants, tout en pénalisant celles et ceux qui s’écartent de cette norme familiale –, nous devons réformer l’infrastructure matérielle et briser les cycles économiques qui la maintiennent en place. La tâche qui nous attend est double et notre vision nécessairement stéréoscopique : nous devons concevoir une économie qui s’affranchirait du travail reproductif et de la vie de famille tout en construisant des modèles familiaux dégagés de la corvée abrutissante du travail salarié.

230x016 De la maison au corps, il est urgent de mener une politique active concernant l’intervention biotechnique et les hormones. Les hormones hackent les systèmes genrés et possèdent une portée politique qui excède le calibrage esthétique des corps individuels. Pensée de manière structurelle, la distribution des hormones – qui ou quoi cette distribution vient-elle prioriser ou pathologiser ? – est d’une importance primordiale. La montée en puissance d’Internet et l’hydre des pharmacies du marché noir qu’elle a déchaînée – assortie d’archives du savoir-faire endocrinologique en accès libre – ont joué un rôle déterminant dans la réduction du contrôle de l’économie hormonale par les institutions « gardes-barrières » qui cherchent à atténuer les menaces pesant sur la répartition établie dans le domaine sexuel. Mais troquer le règne des bureaucrates contre celui du marché ne constitue pas une victoire en soi. Il faut viser bien plus haut. Nous voulons savoir si l’idiome du « hacking de genre » peut s’étendre vers une stratégie à long terme qui organiserait pour le wetware ce que la culture hacker a déjà accompli pour le software : la construction d’un univers entier fait de plateformes libres d’accès et en open source, ce qui se rapproche le plus, à notre connaissance, d’un communisme réalisable. Sans risquer des vies de manière inconsidérée, peut-on nouer les promesses embryonnaires portées par l’impression pharmaceutique 3D (le « reactionware »), les cliniques populaires d’avortement télémédical, les forums d’hacktivistes du genre et de DIY-HRT (do-it-yourself hormone replacement therapy), et ainsi de suite, en vue d’aménager une plateforme de médecine gratuite et en open source ?

240x017 Du global au local, du cloud à nos corps, le xénoféminisme revendique sa responsabilité dans la construction de nouvelles institutions technomatérialistes hégémoniques. À l’instar des ingénieur·e·s qui doivent concevoir une structure d’ensemble ainsi que les éléments moléculaires qui la composent, XF insiste sur l’importance de la sphère mésopolitique contre l’efficacité limitée des actions locales, la création de zones autonomes et d’un pur horizontalisme, tout comme il s’oppose aux impositions transcendantes ou condescendantes de valeurs et de normes. L’arène mésopolitique des ambitions universalistes du xénoféminisme se comprend comme un réseau mobile et intriqué de lignes de transit entre ces polarités. En pragmatistes, nous appelons à la contamination comme vecteur de mutation entre de telles frontières.

Inonder

250x018 XF affirme qu’adapter notre comportement à la complexité prométhéenne de l’ère actuelle est un travail qui requiert de la patience, une patience féroce qui n’a rien à voir avec l’« attente ». Calibrer une hégémonie politique ou un mèméplexe insurgé implique non seulement la création d’infrastructures matérielles afin de rendre explicites les valeurs qui articulent ces organismes, mais impose également certaines exigences aux sujets que nous sommes. De quelle manière allons-nous habiter ce nouveau monde ? Comment construire un meilleur parasite sémiotique – susceptible d’éveiller les désirs que nous voulons désirer, et qui orchestre non pas une orgie autophage d’indignité ou de rage, mais une communauté égalitaire et émancipatrice étayée par de nouvelles formes de solidarité désintéressée et de maîtrise de soi collective ?

260x019 Le xénoféminisme est-il un programme ? Non, pas si le terme se rapporte à quelque chose d’aussi sommaire qu’une recette ou un mode d’emploi censé résoudre un unique problème. Nous préférons penser en développeurs et développeuses informatiques, cherchant à élaborer un nouveau langage à l’intérieur duquel le problème posé est immergé, de sorte que les solutions apportées à ce problème précis, et à d’autres connexes, puissent éclore facilement. Le xénoféminisme est une plateforme, l’ambition embryonnaire qui vise à construire le nouveau langage d’une politique sexuelle – un langage qui se saisit de sa propre méthode comme d’un matériau à retravailler et qui s’auto-engendre de manière progressive. Nous savons que les problèmes auxquels nous sommes confronté·e·s sont systémiques et entrelacés et que notre unique chance de réussir à l’échelle mondiale dépend de l’implantation de la logique XF dans une myriade de compétences et de contextes différents. Notre transformation passe par une infiltration, une subsomption dirigée plutôt que par un renversement rapide ; c’est une transformation qui procède d’une construction délibérée visant à submerger le patriarcat capitaliste de la suprématie blanche dans un océan de procédures qui viendra ramollir sa carapace et démanteler ses défenses, érigeant un nouveau monde à partir de ses miettes.

270x1A Le xénoféminisme indexe le désir de construire un futur étranger en plaçant un X triomphant sur un plan mobile. Ce X ne marque pas une destination. Il introduit une image clé topologique pour l’élaboration d’une nouvelle logique. En proclamant un avenir autonomisé de la répétition du présent, nous militons pour des capacités amplifiées, pour des espaces de liberté aux géométries plus riches que celles du bas-côté, de la chaîne de montage et du bloc d’alimentation. Nous avons besoin de nouvelles possibilités actives et perceptives dont le champ ne soit pas réduit par les identités naturalisées. Au nom du féminisme, la « Nature » ne doit plus être le refuge de l’injustice ou le fondement de n’importe quelle justification politique !

28Si la nature est injuste, changeons la nature !

Notes

  • [1]
    Le doxxing désigne une pratique qui consiste à rechercher sur Internet des informations personnelles concernant un individu puis de les révéler publiquement afin de lui nuire (NdlT).
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