Vivendi, Fimalac, Live Nation, Vente-privée : ces grands groupes ont en commun d’investir dans la musique, le théâtre, le cirque… Leur stratégie repose sur la concentration verticale et horizontale : ils cherchent à détenir le maximum d’actifs dans le domaine culturel, et ce à tous les niveaux de la chaîne, des salles de spectacles aux plateformes de billetterie en passant par la production des artistes. Aujourd’hui, leurs opérations sont facilitées grâce à la complicité de l’État qui, par le biais de crédits d’impôts, délégations de services et autres partenariats, favorise cet essor. Enquête sur ce changement de paradigme majeur de la politique et l’économie culturelle française.
1Si l’on veut comprendre le paysage du spectacle vivant en France, ce n’est plus au ministère de la Culture qu’il faut se rendre, mais dans certains hôtels particuliers des plus beaux arrondissements parisiens abritant les sièges des grands groupes privés. De Vivendi à Lagardère en passant par Fimalac et Vente-privée… ces entreprises ont toutes fait le choix d’investir dans la musique, le théâtre, la danse ou même le cirque. De simples « danseuses » assouvissant la passion de patrons épris des arts ? Cette époque est révolue. Les motivations sont aujourd’hui bien plus stratégiques. La culture peut déjà améliorer des réputations écornées : Vincent Bolloré avec ses affaires en Afrique, Marc Ladreit de Lacharrière et le « Penelopegate »… C’est le fameux « capitalisme de la séduction » décrit par le philosophe Michel Clouscard. Mais surtout, la stratégie de ces groupes s’inscrit désormais dans de redoutables modèles économiques, avec à la clé des profits parfois bien juteux. Rappelons que le chiffre d’affaires du spectacle musical et de variété en France en 2015 était de 4,3 milliards d’euros. De quoi susciter les convoitises. Cet essor du privé dans le spectacle vivant s’est considérablement accéléré ces derniers mois, avec l’arrivée à la présidence de la République d’Emmanuel Macron. « Il y a incontestablement un autre climat depuis son élection. Être un opérateur privé dans la culture n’est plus vu comme honteux », déclare Stéphane Hillel, qui dirige avec le groupe Vente-privée plusieurs théâtres parisiens, dont le théâtre de Paris. Au fur et à mesure que les moyens publics se réduisent, ceux du privé augmentent. Le spectacle vivant se retrouve ainsi au cœur même du clivage entre ancien et nouveau monde.
Un essor fulgurant
2« Le secteur s’industrialise, confirme le producteur Jean-Marc Dumontet, qui possède avec sa propre société JMD Productions quatre théâtres parisiens. À partir du moment où un grand groupe investit, les autres suivent. C’est le moutonnisme ! Et cela s’est fait en très peu de temps. » Gilles Petit, président du Centre national de la chanson, des variétés et du jazz (CNV), observe que « c’est à la suite de l’effondrement du marché de la musique enregistrée que les groupes ont misé sur le spectacle vivant. C’est là que s’est trouvé leur relais de croissance ». En quelques années à peine, le paysage a donc complètement muté. Les petits entrepreneurs ont cédé la place aux holdings. Et, en parallèle, les acteurs publics se sont vus affaiblis par la baisse des subventions allouées par l’État ou les collectivités territoriales. Malika Séguineau, directrice générale du Prodiss, le syndicat référent du spectacle musical et de variété dans le secteur privé, tient à rappeler qu’« historiquement, le spectacle vivant a toujours été un secteur subventionné. Le privé est arrivé tardivement. Notre convention collective date seulement de juillet 2013. Aujourd’hui, notre syndicat est à la fois le premier en poids et le plus récent du secteur ». Un retard rattrapé donc à grande vitesse… Selon Angelo Gopee, le patron de Live Nation France, le raisonnement est simple : « La puissance publique met moins de moyens dans la culture, donc il faut créer de nouveaux modèles. » Dans Les Échos, Marc Ladreit de Lacharrière va jusqu’à se définir comme le « fer de lance de la culture française dans le spectacle vivant ». Les grands groupes prenant le relais des tutelles étatiques ? Pas facile à entendre au pays d’André Malraux et de Jack Lang… Et donc, afin de mieux faire passer la pilule, les groupes misent sur l’éducation et le social. Gilles Petit met en avant le « travail fait sur la place des femmes, le développement durable ». Expliquant cet essor fulgurant du secteur privé, à côté des enjeux macroéconomiques, il y a aussi les calculs microéconomiques. « Les spectacles sont devenus de véritables shows. Il y a dix ans, dans un concert, il y avait peu d’éclairage et de décor. Maintenant, c’est un investissement très important. Et pour cela, il faut des structures plus capitalisées avec des trésoreries importantes », explique Christophe Sabot, directeur général d’Olympia Production, en charge de l’activité spectacle vivant chez Vivendi, avant d’ajouter : « Sans trésorerie, on est mis à mal, entre le moment où l’on signe un artiste, on paie des avances, et la vente des billets. » Sans les groupes, point de salut donc ? Selon Stéphane Hillel, « aujourd’hui, il est impossible d’investir seul car il faut plusieurs millions d’euros pour prendre la direction d’un théâtre. Le temps du directeur unique propriétaire de son fonds de commerce est révolu ». On notera que les entreprises qui investissent dans la culture viennent d’horizons extrêmement éclectiques, des médias (comme Vivendi ou Lagardère), de la finance (comme Lacharrière, qui a fait fortune grâce à l’agence de notation Fitch), en passant par l’e-commerce (Vente-privée) ou le tourisme : le Club Med, désormais propriété du chinois Fosun, a racheté le Cirque du Soleil (et organise maintenant des ateliers de cirque dans ses villages de vacances). Les grands groupes américains sont aussi de plus en plus présents sur le sol français. À commencer par Live Nation, coté en Bourse, fort d’un catalogue de deux cent cinquante artistes et dont la déclinaison parisienne du festival Lollapalooza a rassemblé cent vingt mille spectateurs l’été dernier. Certains groupes venus d’Outre-Atlantique ont des positions éthiques bien éloignées de celles des spectateurs qui fréquentent leurs manifestations. L’américain AEG, qui détient des parts dans Rock en Seine, est dirigé par Philip Anschutz, un ultra-conservateur américain, anti-avortement et pro-armes. Même si leurs pedigrees sont variés, la plupart de ces groupes partagent, on va le voir, des stratégies similaires.
La stratégie du 360 degrés
3Maître mot de ce nouveau paysage privé du spectacle vivant : la concentration. Verticale et horizontale. À la fois posséder le maximum d’actifs et maîtriser tous les maillons de la chaîne. Le 360 degrés est de mise. « Dans le secteur, la valeur, ce sont les contenus. Et ensuite, le but c’est d’être partout. Tous recherchent la position dominante », souligne Philippe Gautier, secrétaire général du syndicat national des artistes musiciens Snam-CGT. Le cas de Vivendi est fascinant. Le groupe de Vincent Bolloré gère à la fois des carrières d’artistes, des salles de spectacle (l’Olympia) et des festivals (Les Déferlantes, Brive Festival, Live au Campo…) où les produire, une plateforme de billetterie où vendre les billets de leurs spectacles (Vivendi Ticketing), des médias où les exposer (avec Canal+) et des labels où les enregistrer (Universal). Dans le but de tuer toute concurrence ? Christophe Sabot s’en défend : « Nous ne sommes pas la société de production des artistes d’Universal. 60 % seulement de nos artistes sont dans les labels du groupe. Et dans les festivals que nous avons, nous invitons des artistes qui n’ont pas forcément signé chez nous. » Il s’agit aussi de ne pas se faire épingler par Bruxelles et les règles européennes de non-respect de la concurrence. Fimalac s’inscrit sur la même voie que Vivendi. Au sein de son entité entertainment, Marc Ladreit de Lacharrière possède l’agence artistique AS Talents (Franck Dubosc, Christian Clavier…), quantité de salles (des théâtres privés comme des Zéniths), des sociétés de production et de billetterie (Tick&Live), sans oublier Webedia, un ensemble de médias numériques. Le groupe n’a pas souhaité répondre à nos questions. Cette stratégie d’acquisitions implique des mouvements : Fimalac a par exemple récemment vendu la salle parisienne Le Comedia à JMD Productions. Jean-Marc Dumontet est catégorique : « Ce qui fait gagner de l’argent, c’est de posséder des salles. Le risque, c’est le producteur qui le prend. À la différence d’un artiste, une salle est pérenne, on capitalise dessus. L’artiste, c’est volatile, il peut d’un seul coup ne plus être à la mode. La salle est donc beaucoup plus stable pour un groupe. »
La billetterie, le « nerf de la guerre »
4Certains maillons de la chaîne du 360 degrés sont plus décisifs que d’autres. « Le nerf de la guerre, c’est la billetterie », nous dit Malika Séguineau. C’est pour cette raison que la plupart des groupes possèdent désormais leurs propres plateformes de billetterie. Le cas de Vente-privée est l’un des plus révélateurs. Le groupe de Jacques-Antoine Granjon a d’abord investi dans Ticket-minute avant de se lancer dans l’acquisition de théâtres parisiens. Là aussi, Stéphane Hillel cherche à relativiser : « Même si Vente-privée possède ses propres plateformes de billetterie, nous vendons aussi nos billets sur les autres plateformes, à commencer par la Fnac. Aujourd’hui, au théâtre de Paris, la moitié des places est achetée en interne au théâtre et l’autre moitié par le biais des revendeurs. » Une chose est sûre : il devient très difficile aux rares théâtres indépendants de lutter face à de telles stratégies. « Les directeurs de théâtre se sont fait dépasser par les sociétés de billetterie car ce sont elles qui maîtrisent les outils numériques, les bases de données. Les producteurs n’y ont pas accès, c’est un scandale ! », fustige Antoine Masure, délégué général de l’Association pour le soutien du théâtre privé (ASTP). Rien ne semble en tout cas freiner la dynamique des plateformes de billetterie. « On voit des acteurs de billetterie en racheter d’autres. Ce qui m’inquiète dans l’avenir, ce serait la concentration autour de deux grandes plateformes de billetterie. Le danger est bien là », explique Gilles Petit. Et certaines plateformes sont prêtes à tout pour faire du business : la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a récemment pointé les dérives de Viagogo concernant des places revendues à des prix exorbitants et des frais injustifiés. Chez Live Nation, le vrai enjeu, c’est les « datas », et notamment grâce aux réseaux sociaux. « Regardez notre communauté Facebook : elle est de cent soixante-quinze mille abonnés. C’est ça notre force, bien plus que celle des plateformes de billetterie », dit Angelo Gopee. « Tout le monde se focalise sur la billetterie, mais il faut surtout être plus agressif sur le plan commercial. Inventer de nouvelles formes marketing. La façon dont on vend la pièce est déterminante », affirme de son côté Jean-Marc Dumontet. Toutes les pistes marketing sont étudiées. On a même vu la saison dernière des théâtres mettre en place des écrans publicitaires avant le début des pièces. Comme au cinéma. Il ne manquait plus que le pop-corn… « Le marketing, ça effraie, mais c’est passionnant de le développer dans le théâtre », explique Frédéric Biessy, le directeur général de la Scala, tout nouveau théâtre parisien qui ouvre ses portes en cette rentrée, avant d’ajouter : « Nous n’excluons pas de mettre en place de la tarification dynamique pour nos spectacles. Des théâtres berlinois le font déjà ! » Compagnies aériennes et théâtres, même combat.
Hausse des cachets
5Dans une tribune publiée l’été dernier, Jack Lang dénonçait le fait que « la prise de pouvoir par les groupes risque de tuer la diversité, de mettre en péril les festivals indépendants, de favoriser une inflation destructrice des prix et d’encourager la spéculation dans l’art musical sous toutes ses formes ». Lorsque l’on rappelle cette déclaration à Angelo Gopee, le patron de Live Nation France se gausse : « La diversité ? Comparez le public de nos festivals à celui des institutions culturelles subventionnées, et vous verrez vite où est la diversité. » Jean-Marc Dumontet joue également de ce ressort : « En France, on a toujours défendu la création. Et au final, aujourd’hui, on a des salles trop blanches, trop CSP+. Il faut trouver de nouveaux modèles. » À la question de la diversité de la programmation, le privé répond sur le terrain de la diversité sociale. Le secteur peut aussi profiter de la récente déclaration sur les droits culturels proposée par l’Unesco qui permet à chacun d’avoir accès à l’offre de son choix. C’est le peuple qui décide de ses choix culturels et non plus la politique culturelle de l’État, qui jouait jusqu’alors un rôle prescripteur. Autre conséquence inévitable de ce phénomène de concentration : la hausse des cachets. « Elle est bien réelle. Les négociations sont de plus en plus dures, et les budgets des festivals doivent augmenter pour suivre la tendance », observe Gilles Petit, avant de noter que « les artistes gagnent aujourd’hui davantage avec le spectacle vivant alors que dans un passé encore proche, les rémunérations les plus importantes venaient du disque ». Exemple parmi d’autres : en 2004, le groupe de rock alternatif Kings of Leon prenait quinze mille euros par concert ; aujourd’hui, ils sont à cent mille euros. Björk aurait, elle, obtenu cette année deux cent vingt-cinq mille euros au festival We Love Green. Sur les dix dernières années, les professionnels évoquent un quintuplement des cachets des artistes. Le modèle a complètement changé : on n’organise plus des tournées pour vendre des disques, mais l’inverse. Même si la situation commence à évoluer avec l’essor du streaming. En fin de compte, les revenus des artistes, du moins les plus exposés, sont en nette augmentation. « La France n’est pas dans une position avantageuse par rapport à la question des cachets. Elle n’a pas des moyens comparables aux festivals d’Europe de l’Est qui peuvent, eux, profiter de la manne des sponsors d’alcool ou de cigarettes, ce qui est interdit en France, et arrivent donc à s’offrir les plus grands noms », observe Angelo Gopee. Les impératifs de santé publique seraient donc un frein à la programmation artistique ? Le raisonnement est audacieux… Ceux qui doivent compenser la hausse des cachets, ce sont en partie les spectateurs. Le prix des places dans les festivals augmente en moyenne de 3 % par an. Les plus petits festivals ne peuvent pas suivre cette hausse des rémunérations. Seuls les plus gros résistent donc. Cependant, Malika Séguineau argue que « la concentration n’est pas négative, il faut sortir de ce débat vain et fermé. Les grands spectacles, comme la comédie musicale, ont des coûts très élevés, impossibles sans les groupes. Pourquoi opposer industrie et création ? On ne le fait pas dans le cinéma ». Dans sa tribune, Jack Lang observait également que l’« on peut s’étonner de la passivité des pouvoirs publics face à ces phénomènes de concentration et de domination. Il est urgent d’agir et de montrer concrètement que la France entend rester un pays de la pluralité et de l’indépendance artistique. Au-delà de la musique, on est en droit d’attendre des autorités culturelles qu’elles adoptent, au plus vite, des mesures “anti-concentration” dans tous les domaines de la vie intellectuelle et artistique ». Car si ces groupes s’implantent durablement sur le sol français, c’est notamment grâce à trois lettres magiques : DSP.
Délégation de service public
6DSP pour délégation de service public. Confrontées à la baisse de dotation de l’État, les collectivités territoriales cherchent par tous les moyens à faire des économies. La culture apparaît dès lors comme la variable d’ajustement idéale. Afin de conserver leurs équipements et leurs manifestations tout en réduisant considérablement leur investissement, les villes ont trouvé la parade de la DSP. Ce modèle évite tout risque financier pour la commune. Et selon les élus, les spectateurs-électeurs n’y verront que du feu. Les groupes privés eux se régalent de cette faillite publique. En juin dernier, c’est le Zénith de Nantes qui a été confié en DSP à la société d’André Colling, Colling & Cie (qui exploite déjà le Zénith de Paris et celui de Toulouse) – Live Nation était aussi sur les rangs, mais ne l’a pas obtenu. Le communiqué de la métropole nantaise est un modèle du genre, se félicitant du projet de la société « totalement dans un écosystème culturel dynamique en respectant son équilibre » et proposant « une programmation dense et diversifiée, destinée à l’ensemble des publics ». Ou comment anticiper toute critique… À Nice, le festival de musique électro est géré en DSP par Live Nation. La future salle de musiques actuelles d’Aix-en-Provence, qui doit ouvrir cet automne, sera elle aussi exploitée sous la forme de la DSP. Et ainsi de suite… On voit dès lors les grands groupes s’allier avec les géants du bâtiment. Sur le Zénith de Nancy, Fimalac s’est associé à Bouygues. Coûts de construction et de fonctionnement sont donc répartis sous l’œil incrédule des élus. La musique n’est pas seule à être concernée par les DSP. Les théâtres municipaux passent les uns après les autres sous cette gouvernance. Dernier en date, le cas du théâtre municipal de Nevers, dirigé par Coline Serreau. « On voit les grands groupes s’intéresser de plus en plus aux théâtres municipaux, où la programmation se limite alors à accueillir des spectacles. Il n’y a pas de création, pas de ligne artistique. L’argent public va aux tourneurs de one man shows, cingle la metteuse en scène Mirabelle Rousseau, membre du Syndeac, le syndicat professionnel du secteur public des entreprises artistiques et culturelles. On change complètement de paradigme. Ces théâtres cherchaient autrefois à surprendre le spectateur, maintenant leur seul but c’est de générer du profit. Ils ne réinvestissent pas les recettes dans la création. Pour ces groupes, l’objet est artistique mais pas la raison sociale. » Quant aux festivals, ils sont eux aussi cédés sous cette forme. Le cas de Limoges est révélateur : le festival de musiques actuelles Urban Empire était jusqu’à récemment géré par une association locale, mais elle a fait l’objet d’une liquidation judiciaire. Arrive alors Vivendi qui, via sa filiale Festival Production (avec l’appui local de Centre France), propose un festival clé en main à la ville. Le compte rendu du conseil municipal se passe de commentaire : « Le festival Vivendi va permettre de renforcer l’attractivité et la notoriété de la ville avec des effets induits non négligeables au plan économique. » Les acteurs associatifs s’indignent et dénoncent cette concentration qui va réduire la diversité de la programmation. Christophe Sabot le réfute : « Nous n’allons pas faire le même festival dans chaque ville. Il y a des ADN locaux. Mais nous amenons une assistance technique, médiatique. On facilite l’accès à certains artistes. Et surtout, en possédant plusieurs festivals, on peut réduire les cachets, car on propose aux agents des offres groupées. » C’est le serpent qui se mord la queue : les grands groupes sont responsables des hausses de cachets et utilisent maintenant cet argument afin d’obtenir des marchés. Vivendi nous confirme en outre garder des aides publiques en vue de faire fonctionner ce type de manifestations. Selon Antoine Masure, « la DSP, cela peut être la meilleure comme la pire des choses. Tout dépend du cahier des charges élaboré par les collectivités ». Si ce dernier n’est pas assez contraignant, les programmations enchaîneront les propositions les plus commerciales, avec comme seul critère la profitabilité.
Partenariat public-privé
7Il y a trois autres lettres bien connues dans le secteur : PPP, pour partenariat public-privé. On construit aujourd’hui sur ce modèle les hôpitaux ou encore les tribunaux (le tout récent palais de justice de Paris est un PPP). Avec chaque fois les mêmes controverses : l’État utilise ce mode de fonctionnement faute de pouvoir financer l’équipement, mais aura finalement payé une somme bien plus importante après les versements des loyers. Les salles de concert sont aussi concernées : c’est notamment le cas du théâtre de l’Archipel de Perpignan ou de la Seine Musicale, à Boulogne-Billancourt. Cette dernière est l’exemple parfait du ratage cuisant d’un PPP, en l’occurrence entre le conseil départemental des Hauts-de-Seine et STS (alliance entre TF1, Sodexo et Bouygues). Au moment de l’inauguration, Patrick Devedjian, président du conseil départemental du 92, se réjouissait de ce mode opératoire « permettant d’éviter les dépassements budgétaires et les retards de travaux, contrairement à la Philharmonie de Paris ». Mais un an plus tard, si la Philharmonie est un succès de fréquentation, la salle de Boulogne-Billancourt reste, elle, très souvent vide – des concerts ont même dû être annulés faute de public. Pourquoi pareil échec ? D’abord parce que le PPP impose deux directions qui ne se sont pas entendues. Jean-Luc Choplin, qui programmait pour le partenaire privé, a quitté son poste six mois après l’ouverture du bâtiment (il a rejoint Fimalac pour diriger le théâtre Marigny). Face à lui, la cheffe d’orchestre Laurence Equilbey, responsable du côté public, a réussi à se retrouver presque seule à bord. Le lieu n’arrive pas à trouver son identité, mêlant musiques actuelles et classiques, Michel Sardou et Mozart. Sans compter les problèmes d’accessibilité, le pont prévu pour relier le métro à l’île n’étant toujours pas construit. Vincent Bolloré, qui devrait installer ses équipes de Vivendi sur l’autre moitié de l’île Seguin, ne serait-il pas tenté de mettre la main sur cet équipement ? Les cartes pourraient en tout cas être rebattues au moment du départ de Patrick Devedjian en 2021 de la tête du conseil départemental des Hauts-de-Seine, qui est peut-être aujourd’hui le seul à croire encore à cette salle. Notons que l’Angleterre, pionnière dans les partenariats public-privé, n’a signé qu’un seul PPP l’année dernière. Même les plus libéraux font donc marche arrière…
La musique classique, un dernier rempart ?
8STS, qui gère la partie privée de la Seine Musicale, a dans son cahier des charges l’obligation de programmer à la fois des musiques actuelles et de la musique classique. Et le groupement a vite été confronté à la gageure de gagner de l’argent avec Beethoven ou Debussy. Ce qui explique que si les musiques actuelles sont aujourd’hui en grande partie sous l’emprise du privé, le classique reste, lui, largement subventionné. Ce genre artistique serait donc à l’écart des stratégies des grands groupes ? Rien n’est moins sûr. Bernard Arnault nourrit un vaste dessein en la matière. LVMH vient en effet de mettre la main sur le musée des Arts et Traditions populaires, situé juste à côté de la fondation Vuitton. Le bâtiment appartenait à l’État et était géré par la ville de Paris ; les pouvoirs publics, qui avaient laissé le bâtiment dépérir faute de s’entendre sur leurs responsabilités respectives, ont été trop heureux de l’intérêt de Bernard Arnault, à qui ils ont cédé les lieux. Le but du patron de LVMH est de transformer d’ici 2020 ce musée en une grande salle de concert pouvant également accueillir des expositions de grand format. La réhabilitation du lieu, chiffrée à cent cinquante millions d’euros, a été confiée à Frank Gehry, l’architecte star de la fondation Vuitton, et à l’acousticien Yasuhisa Toyota (celui de la Philharmonie de Paris). Selon des sources proches du dossier, la salle devrait compter environ deux mille places et pouvoir s’ouvrir sur l’extérieur, c’est-à-dire le Jardin d’acclimatation, qui appartient aussi à… LVMH. Le projet serait notamment de monter un festival d’été à Paris, l’équivalent des « Prom’s » londoniens. Mais quel est l’intérêt de Bernard Arnault ? On peut y voir au premier abord l’écho d’une passion personnelle : le patron de LVMH est pianiste amateur et il est marié à une pianiste professionnelle, Hélène Mercier. Mais il s’agit assurément d’une opération d’image idoine : la musique classique est la cible parfaite pour un groupe spécialisé dans le luxe. L’objectif de la quatrième fortune mondiale n’est pas ici de gagner directement de l’argent comme le fait dans les musiques actuelles un Live Nation. Bernard Arnault peut même se permettre d’en perdre. Il faut voir à plus long terme. Il s’agit de faire de cette salle un lieu incontournable de la musique classique, comme cela a été fait avec la fondation Vuitton, dont la fréquentation des expositions dépasse désormais celle du Centre Pompidou. Une manière aussi de continuer le match qui s’annonce avec François Pinault sur le terrain de l’art contemporain, ce dernier ouvrant l’année prochaine à la Bourse de Paris un nouveau lieu d’exposition. Les rivalités opposent à la fois public et privé, et acteurs privés entre eux. Dans les structures publiques, l’heure est en tout cas à l’inquiétude. Un responsable de la Philharmonie de Paris nous l’avoue : « Si Bernard Arnault veut un artiste en exclusivité, on ne pourra pas lutter avec lui en termes de cachet. » Une nouvelle concurrence, qui s’exerce aussi avec de l’argent public. Car pour les activités gérées par sa fondation, LVMH utilise à fond le mécanisme de la loi sur le mécénat mise en place par Jean-Jacques Aillagon, qui consiste en une déduction fiscale de 60 % dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. Or le chiffre d’affaires de LVMH est de quarante milliards d’euros… Il y a de la marge. Antoine de Galbert, le fondateur du centre d’art de La Maison Rouge, qui vient de fermer ses portes, souligne qu’« il faudrait réfléchir davantage avant de donner l’utilité publique aux fondations ».
L’« emballement » des crédits d’impôts
9L’essor du privé dans le paysage du spectacle vivant se fait grâce à différents mécanismes fiscaux et parafiscaux. Le dernier rapport de la commission des Finances note que les crédits d’impôts phonographiques, jeux vidéo et spectacles vivants sont passés de cent soixante millions d’euros en 2016 à trois cent cinquante millions d’euros en 2018. Plus du double en moins de deux ans… « Aucune difficulté économique, aucune priorité politique ne justifie un tel emballement », peut-on lire dans l’étude. Le rapporteur, Joël Giraud, préconise un gel a minima de ces dispositifs. Il suggère aussi que la banque publique d’investissement Bpifrance prenne des participations au capital de certaines sociétés du secteur. À qui profitent ces crédits d’impôts ? Justement aux groupes qui investissent dans les musiques actuelles et qui peuvent profiter de deux de ces trois crédits d’impôts. Expliquons-en le principe : il s’agit d’une sorte de subvention de soutien, dans le cas du crédit d’impôt phonographique, à la production d’enregistrements en langue française et, dans celui du spectacle vivant, aux spectacles d’artistes qui ont fait moins de douze mille entrées sur une même production dans les trois dernières années sur le territoire européen. Du point de vue des groupes, le modèle économique est donc idéal : il y a les productions avec les grandes stars, sur lesquelles le profit est généralement assuré, et pour les talents émergents, le risque est pris par les pouvoirs publics, grâce aux crédits d’impôts. Le syndicat du Prodiss veut mettre en avant les conséquences positives de ce dispositif, s’appuyant sur une étude commandée au cabinet d’audit EY. La directrice générale, Malika Séguineau, rappelle que « le jeu vidéo représente un chiffre d’affaires similaire au spectacle musical et de variété mais dix fois moins d’équivalents temps plein, avec un taux de rentabilité trois fois supérieur. Pour un euro de chiffre d’affaires direct, le secteur du spectacle musical et de variété génère un euro supplémentaire dans l’économie, c’est-à-dire chez ses prestataires et dans l’économie touristique ». Pas sûr que ses arguments soient suffisants. Ainsi, comment expliquer que le secteur musical bénéficie de ce crédit, et pas le théâtre ou d’autres domaines artistiques du spectacle vivant ? Il y a là une inégalité de traitement évidente, fruit du puissant lobbying du secteur musical.
Les fonds de soutien
10Le théâtre et la musique ont par contre en commun de disposer d’un système de fonds de soutien qui fonctionne par un prélèvement sur les recettes de billetterie, avec un taux de l’ordre de 3,5 %. « Ce sont des dispositifs cousins. Le principe est la solidarité. Les structures mettent dans un pot en commun, qui va ensuite aux spectacles en difficulté. On est donc autant banquier qu’assureur », nous explique Antoine Masure, délégué général de l’Association de soutien au théâtre privé, qui gère ce fonds. Mais, différence notable, si le fonds de théâtre est facultatif, en musique il s’agit d’une taxe parafiscale, donc obligatoire. Ce qui explique que dans le théâtre, certains acteurs ne se prêtent pas au jeu : « Je ne vais pas payer pour ceux qui n’ont que des échecs. Surtout que ce sont toujours les mêmes ! », nous dit Jean-Marc Dumontet. Avant de lancer : « Quand on dirige une entreprise, on doit accepter de prendre des risques. » Un autre acteur regrette que « ces aides aillent dans les poches de Fimalac qui rate la plupart de ses spectacles ou dans celles du théâtre Montparnasse, qui touche entre six cent mille euros et un million d’euros chaque année du fonds de soutien, et non pas dans les lieux de création, qui le mériteraient bien plus ». Dans le domaine musical, la taxe parafiscale fait elle aussi grincer des dents. Philippe Gautier, du syndicat Snam-CGT, nous rappelle que « quand ce dispositif fut créé, il s’agissait d’aider de petits entrepreneurs qui, lorsqu’ils prenaient le bouillon sur un concert, risquaient de couler. Aujourd’hui, quel est le sens de cette taxe pour les Fimalac et Vivendi ? C’est un secteur économique qui est devenu structuré. Il faut repenser cela ». Que génère cette taxe ? Et surtout quelles sont les productions aidées par ce biais ? En musique, la taxe représentait en 2017 trente-cinq millions d’euros, un montant en hausse de 7,2 % par rapport à 2016, et dans le théâtre quinze millions d’euros. « Il y a en moyenne huit mille à neuf mille euros sur chaque projet aidé », dit Gilles Petit, président du Centre national de la chanson, des variétés et du jazz, qui gère la taxe musicale. « Ces aides sont allées en bonne partie aux productions de Fimalac, qui sont dans le rouge », note un fin connaisseur du dossier. « Dans le théâtre, l’effet redistributif est beaucoup plus fort dans les petites salles que pour les gros groupes », défend Antoine Masure. « 43 % des entreprises qui payent la taxe appliquent la convention collective du public », nous dit Philippe Gautier, pointant la porosité public-privé.
Porosité entre public et privé
11Les frontières entre privé et public sont de moins en moins nettes, à commencer par la programmation. Certaines musiques actuelles sont au carrefour entre démarche de création et but commercial. Et dans le théâtre, la porosité est encore plus forte et ne fait que s’accentuer. Le théâtre de la Porte Saint-Martin propose ainsi des pièces de Joël Pommerat, une figure de proue du théâtre public, et accueille Catherine Hiegel, ancienne actrice de la Comédie-Française. « Il y a de plus en plus d’artistes crossover, qui passent du public au privé ou inversement. Aujourd’hui, le spectre du théâtre privé va de TF1 à Arte ! », observe Antoine Masure, avant d’ajouter qu’« il faut encourager la reprise de spectacles publics dans le circuit privé. Il y a aujourd’hui trop de spectacles lancés par les scènes et centres nationaux qui meurent après avoir été trop peu joués ». Le financement de la création est donc pris en charge par le secteur public et le privé assure les reprises clé en mains avec profits en billetterie. La metteuse en scène Mirabelle Rousseau dénonce ces méthodes : « On fait de plus en plus entrer l’argent public dans le circuit privé. Je suis personnellement conventionnée avec ma compagnie au sein de la Drac Île-de-France, et je donne au privé le fruit de mon travail en allant jouer au théâtre de La Loge. Le problème, c’est que c’est unilatéral : ce n’est jamais le privé qui va nous financer. En fait, certains théâtres privés se rachètent une éthique en programmant du Pommerat. Pommerat crée son spectacle avec l’argent public, puis il le reprend dans le privé. Mais l’argent ne revient pas ou très peu au public. » Le directeur exécutif de La Scala de Paris, Pierre-Yves Lenoir, n’est pas d’accord : « Cela dépend des cas, mais en général, il y a un minimum garanti et un pourcentage de recettes qui revient au public. » La Scala va d’ailleurs jusqu’à se définir comme un théâtre privé avec une programmation publique, en assurant aussi la création des spectacles. Mais quel peut alors être le modèle économique ? « Nous n’avons pas la même charge salariale. Nous avons quinze employés là où l’Odéon en a cent trente. Et les spectacles que nous produisons, nous allons ensuite les vendre ! Nous aurons également un restaurant de quatre-vingt-dix couverts. Il faut apprendre des Anglo-Saxons en pensant l’expérience globale. On prend un risque, mais on peut gagner de l’argent », explique Frédéric Biessy, à l’origine de ce projet avec sa femme, Mélanie Biessy – directrice d’un fonds d’investissement, c’est elle qui a financé le plus gros de la construction du théâtre, dont le coût s’élève à dix-neuf millions d’euros. Autre forme de porosité : les théâtres publics multiplient les opérations de partenariat avec le privé, de la privatisation d’espace aux opérations marketing. Il semble ne plus exister de garde-fous en la matière. Sur une récente opération, la Comédie-Française s’est alliée avec Haribo ; une aubaine du point de vue de la marque au moment où les théâtres multiplient les opérations jeune public, mais plus que contestable pour une structure subventionnée en termes de santé publique. Le théâtre de Chaillot, lui, accueille défilés de couture, concerts de pop commerciale… On glisse ainsi de la démarche du mécénat à celle du sponsoring, qui ne permet plus de défiscaliser, mais sur laquelle les groupes privés sont parfois prêts à investir beaucoup plus, y voyant un intérêt stratégique. Ce mélange des genres interpelle. Mirabelle Rousseau pointe la composition des conseils d’administration des établissements publics, qui réunissent des personnalités du secteur privé : « Au conseil d’administration de Chaillot, un collectionneur d’art a soumis l’idée d’exposer dans le théâtre des œuvres qu’il possède. Une bonne manière de faire augmenter la cote. » La metteuse en scène va plus loin : « La pensée du privé dans la culture irrigue la manière même de faire fonctionner les théâtres. Aujourd’hui, les établissements publics externalisent de plus en plus, les services de ménage, l’accueil… Quelle sera la suite ? » Face à ces profonds bouleversements, le secteur du théâtre a du mal à s’unir, avec des tensions entre les scènes nationales, les centres dramatiques nationaux et les différentes écuries syndicales.
Le Pass Culture, financé par le privé pour le privé
12Deux chantiers du ministère de la Culture, qui vont se concrétiser dans les prochains mois, risquent de donner encore plus de forces au secteur privé dans le spectacle vivant. Le Pass Culture, dispositif phare d’Emmanuel Macron dans le secteur culturel, s’apparente à un beau cadeau offert aux grands groupes. Le principe du Pass, dont l’expérimentation vient tout juste de commencer dans cinq départements, consiste en un chèque de cinq cents euros donné à chaque jeune de dix-huit ans. Organisé cet été au Festival d’Avignon par la Maison professionnelle du spectacle vivant, un débat a révélé des points de vues opposés. Du côté public, Arnaud Meunier, directeur de la Comédie de Saint-Étienne, dénonce une « inversion de la philosophie du ministère de la Culture. On part de la demande et non de l’offre ». Côté privé, Fabrice Roux, le producteur et directeur d’Happy Prod, se réjouit lui de « donner les moyens à des jeunes d’aller vers la culture. J’ai moi-même une salle que nous avons grand mal à remplir à Paris ». Le financement de ce Pass devrait être de quatre cents millions d’euros (ce qui est supérieur au total de l’enveloppe de subventions donnée au spectacle vivant en France), dont 20 % venant de l’État et 80 % du privé, notamment des géants du numérique. « Ce sera un donnant-donnant, et l’État offre ainsi aux grands groupes un positionnement idéal vis-à-vis des jeunes », observe Philippe Gautier. Donc, d’une certaine façon, Amazon devrait financer un Pass permettant aux jeunes d’acheter des produits culturels sur… Amazon. Là encore, l’État abandonne son rôle prescripteur qui est pourtant primordial dans la formation du public de demain. Rappelons que ce dispositif a été mis en place en Italie par Matteo Renzi et vient d’être abandonné par le nouveau gouvernement. Au-delà du geste politique, ce système avait montré ses limites : des jeunes Italiens avaient notamment réussi à revendre leur Pass à des adultes pour trois cents euros… Afin d’éviter ces dérives, l’État explique avoir mis en place une start-up publique. L’association de préfiguration du Pass Culture est codirigée par Éric Garandeau, inspecteur général des finances et ancien président du CNC, et Frédéric Jousset, fondateur de Webhelp et président de Beaux-Arts Magazine. Un parfait tandem public-privé.
Le Centre national de la musique, une utopie ?
13Dès son arrivée rue de Valois, Françoise Nyssen a lancé le projet d’un Centre national de la musique. Un vieux serpent de mer – c’est sous Nicolas Sarkozy, en 2012, qu’avait déjà été échafaudé un équivalent du Centre national du cinéma dans le secteur musical, afin de coordonner l’écosystème (les fameux crédits d’impôts et taxes affectées) et de servir d’observatoire du secteur. Mais le projet avait alors capoté. En effet, comment réunir au sein d’une même structure des musiques subventionnées et des programmations commerciales ? Cette fois-ci, à la suite du rapport de Roch-Olivier Maistre, la mission de préfiguration des députés (LREM) Émilie Cariou et Pascal Bois avance à grande vitesse. On évoque déjà une mise en place l’an prochain. Les 13 et 14 juillet, le secteur s’est réuni à La Rochelle, au moment des Francofolies – certains y ont déjà vu le signe de la domination des musiques actuelles sur le projet. Pascal Bois et Émilie Cariou ont voulu jouer la carte de l’apaisement en déclarant devant les représentants du secteur : « Nous sommes des alliés, et devons tous aller dans le même sens. » Pas sûr que cela résume le ressenti de tous les participants. Aurélie Foucher, la déléguée générale du Profedim, le syndicat des ensembles musicaux et des festivals, est inquiète : « Le Centre veut se positionner sur le social et l’éducation dans le but de se légitimer. Mais il y a un réel danger que cet outil soit purement au service du privé, en servant notamment à financer le fonds de soutien du CNV. Nous risquons d’être mis à l’écart de cet outil, dont l’effort public se portera à hauteur de vingt à vingt-cinq millions d’euros, alors qu’au même moment, nous sommes fragilisés par des baisses de budget au ministère de la Culture. C’est un hold-up financier que fait le secteur privé. Et lors des discussions nous n’avons même pas abordé la question centrale de la gouvernance. » L’un des deux rapporteurs de la mission sur le CNM, Romain Laleix, est également secrétaire général du Burex, structure qui gère l’export du secteur. Peut-on parler de conflit d’intérêts ? Le Burex, à travers le CNM, verrait son budget doubler… Au final, le CNM, qui pourrait devenir un méga CNV, risque de diminuer encore plus les prérogatives du ministère de la Culture.
14Ces dispositifs interrogent : n’est-ce pas le système même des subventions qui risque d’être ébranlé ? L’économie de la culture dépendrait désormais de crédits d’impôts, de taxes parafiscales et autres Pass Culture. « L’État a un rôle de stratège mais n’est pas là pour faire la politique publique de la musique », aurait déclaré à La Rochelle Émilie Cariou. « Ce que prépare le ministère de la Culture, c’est une décision de démantèlement de lui-même. Françoise Nyssen est en fait très dangereuse, affirme Philippe Gautier. Même dans les débats européens sur le droit d’auteur, la ministre a davantage défendu le côté des producteurs que celui des artistes. » Et Mirabelle Rousseau de s’insurger : « On va vers une action de l’État indirecte, avec les crédits d’impôts, les fonds de soutien. La musique a été le premier secteur touché. C’est ce modèle qui est en train de s’imposer pour tout le paysage, au détriment de celui des subventions. » Que répond le secteur privé ? « Notre secteur va plus vers le public que l’inverse. Je demande le respect et la coexistence. Le secteur privé prend de la place, mais ça ne doit pas leur faire peur, affirme Malika Séguineau. Le modèle du public est juste en train de changer. »
Quelle réussite économique ?
15Mais en fin de compte, forts de ces dispositifs, de ces aides directes ou indirectes et de leur stratégie de concentration, que gagnent exactement les groupes privés engagés sur ce terrain ? Les résultats sont inégaux. On le constate facilement : les groupes qui réussissent économiquement (ou du moins sont sur une pente ascendante) acceptent de nous répondre, ceux qui sont dans le rouge refusent de communiquer. Dans la première catégorie, Live Nation France se félicite par la voix de son patron d’un chiffre d’affaires de cent soixante-dix millions d’euros, dont les deux tiers viennent des petites salles. Du point de vue de ce groupe coté en Bourse, le profit doit être rapide. Dans le théâtre, Jean-Marc Dumontet annonce pour sa société un chiffre d’affaires de quarante millions d’euros, avec un résultat bénéficiaire de 7 % : « Cela représente à l’année sept cent cinquante mille entrées payantes dans nos théâtres. » Vivendi Village, on l’a vu, a développé en un temps record sa présence dans le secteur. Et les résultats se font déjà sentir, avec un CA de cinquante-deux millions d’euros au premier semestre 2018, avec, pour la partie spectacle vivant, une hausse du chiffre d’affaires de 36,7 % par rapport au premier semestre 2017. Le but : rendre la mariée la plus belle possible ? Cet été, Vivendi a déjà annoncé sa volonté de céder jusqu’à 50 % du capital d’Universal Music Group. La branche spectacle vivant serait-elle aussi concernée ? « Le grand danger avec les groupes privés, c’est qu’ils peuvent s’en aller du jour au lendemain. On n’est sûr de rien », dit Antoine Masure. Fimalac Entertainment, opaque sur ses résultats, serait en situation déficitaire. Là aussi, des rumeurs annoncent une cession prochaine. Quant à Lagardère, qui cède ses actifs les uns après les autres afin de se concentrer sur le commerce de détail dans les aéroports et les gares, que va-t-il faire de sa division entertainment ? Rappelons que le groupe possède plusieurs salles, comme les Folies Bergères ou le Casino de Paris. Jérôme Langlet, le directeur de Lagardère Live Entertainment, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien. Ces probables mouvements de cession et d’acquisition dans le secteur risquent d’accentuer la concentration, limitant encore plus le nombre d’acteurs. Jean-Marc Dumontet observe, de son côté, que « ce métier reste artisanal et que les grands groupes l’oublient parfois. Il ne faut pas uniquement élaborer des stratégies, il faut aussi aimer les artistes si l’on veut réussir dans le secteur. Nous avons deux jambes : artistique et économique ».
16Le même Jean-Marc Dumontet est régulièrement donné favori pour remplacer au ministère Françoise Nyssen, en difficulté. Un homme du privé rue de Valois, ce serait le symbole parfait de cette mutation d’un secteur dont la mixité économique n’a jamais été autant au cœur des débats. Les digues cèdent en tout cas les unes après les autres, comme le montrent les transferts du public au privé : venu du théâtre national de Strasbourg, Antoine Mory est désormais responsable d’exploitation chez Jean-Marc Dumontet, et l’ancien administrateur de l’Odéon, Pierre-Yves Lenoir, est le nouveau directeur exécutif de la Scala de Paris. D’autres genres artistiques vont aussi se développer dans le privé : Stéphane Hillel lance dans ses théâtres une programmation danse, coordonnée par une danseuse de… l’Opéra de Paris. Quant à Angelo Gopee, le patron de Live Nation France, il vient d’annoncer la création l’année prochaine à Paris d’une école destinée à former les futurs managers de la culture privée, en partenariat avec l’école de commerce Audencia. « Les grosses agences artistiques sont anglaises, américaines. Il n’y en a pas de française. Il faut changer cela, en formant les jeunes », dit-il. Dans la culture, la bataille du privé passe maintenant par l’éducation.