Couverture de CRIEU_009

Article de revue

Joann Sfar, portrait de l’artiste en polémiste

Un entrepreneur très peu discret de la bande dessinée

Pages 4 à 19

Notes

  • [1]
    Thierry Groensteen, Entretiens avec Joann Sfar, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2012. Pour ceux qui s’intéressent à l’enfance de Sfar et à sa famille, mais aussi à ses techniques de travail, c’est de loin la meilleure source, la plus détaillée et la plus sincère.
  • [2]
    Sur son profil Facebook, le 13 novembre 2017.

Auteur de best-sellers comme Le Chat du rabbin ou Donjon, de romans passés inaperçus, réalisateur de films éreintés par la critique, créateur d’un cursus « bande dessinée » à la prestigieuse école des Beaux-Arts de Paris, directeur de collection chez Bréal et Gallimard et twittomane compulsif, Joann Sfar est partout. Figure emblématique de la « nouvelle » bande dessinée française, il est aussi devenu une figure publique. Si son succès a effectivement participé de la légitimation du neuvième art, il doit à celui-ci d’être devenu un habitué des médias, « bon client » donnant son avis sur l’évolution et les tendances de la bande dessinée, mais aussi sur… à peu près n’importe quoi. Entre hyperactivité autopromotionnelle et polémiques en cent quarante signes, le temps consacré à la création se réduit, exposant Joann Sfar aux critiques de plus en plus répétées et sévères lui reprochant de ne pas soigner son travail et d’être devenu le « BHL de la BD ». Portrait d’un homme pressé.

1Le 27 mars 2016, le dessinateur Joann Sfar, quarante-cinq ans, est nommé chevalier de la Légion d’honneur à la faveur de la traditionnelle promotion pascale. Omniprésent sur les réseaux sociaux, l’intéressé, qui a dénoncé quelques jours plus tôt l’attribution de cette même Légion à un prince saoudien, est le seul, parmi tous les promus, à réagir publiquement le jour même, via Facebook – et par une pirouette : « On me dit que c’est vain d’accepter une médaille. Moi je crois que ça serait très prétentieux de la refuser. » En 2000, le dessinateur Marcel Gotlib avait lui aussi reçu la Légion d’honneur. Mais il avait soixante-six ans. La promotion éclair de Joann Sfar prouve bien, s’il en était besoin, que la bande dessinée a changé de statut.

2Longtemps, les dessinateurs de bande dessinée furent regardés de haut – par l’intelligentsia, l’école, l’université, la bourgeoisie… La célèbre formule de De Gaulle – « Au fond, mon seul rival international, c’est Tintin » – n’y avait rien changé. La bande dessinée était considérée comme un loisir mineur qui n’avait, malgré sa dénomination de « neuvième art », rien de « culturel ». Et puis, au début des années 1990, est apparue une nouvelle bande dessinée, portée par toute une génération de jeunes auteurs. Une bande dessinée qui parle de la société, des mondes du spectacle ou de la politique, à l’image d’un Mathieu Sapin, capable de réaliser un album sur Depardieu (Gérard, Dargaud, 2017) ou de raconter les coulisses de l’Élysée sous la présidence Hollande (Le Château, Dargaud, 2015). Joann Sfar est une sorte de figure de proue de cette nouvelle bande dessinée, ne serait-ce qu’en raison de sa production pléthorique qui le place régulièrement sous les feux de l’actualité. Mais si l’auteur du Chat du rabbin peut se prévaloir d’une réussite fulgurante, sa trajectoire ne va pas sans en exaspérer certains. Jean-Louis Gauthey, le directeur et fondateur des éditions Cornélius, a ainsi cette formule lapidaire : « J’ai été parmi les premiers à publier Sfar, et le premier à ne plus le publier. » Il refusera cependant d’aller au-delà : « Je n’apprécie plus ni son travail ni ses prises de position, mais dans un milieu qui n’aime pas les conflits, je ne vois pas qui aurait aujourd’hui le courage de s’en prendre publiquement à Joann Sfar. » Un autre éditeur, Jean-Christophe Menu, qui a pareillement contribué à lancer Sfar au sein de L’Association, n’est pas moins sévère « et sur le personnage et sur son travail » : « Il est devenu le BHL de la bande dessinée. J’attends son entartage avec impatience. » Lui non plus ne veut pas s’étendre davantage : « Désolé, j’ai vieilli. Je préfère mettre mon énergie ailleurs. »

3Soyons honnêtes, on voit mal Joann Sfar dans les chemises échancrées de BHL. Ce qui n’exclut pas quelques points communs. Les études de philosophie, par exemple. Ou cette « propension à prendre position sur tout et n’importe quoi, pour dire souvent n’importe quoi », qui horripile Jean-Christophe Menu. Les ressemblances ne s’arrêtent peut-être pas là. Dans Une imposture française, l’enquête de Nicolas Beau et Olivier Toscer consacrée à Bernard-Henri Lévy (Les Arènes, 2006), les auteurs racontaient comment le philosophe de boudoir n’hésitait pas à corriger, voire à empêcher la parution d’articles qui lui déplaisaient. Une mésaventure un peu analogue a pénalisé la réalisation de cette enquête. Pourtant, c’est peu de dire que Joann Sfar est un chouchou des médias. On ne compte plus les portraits ou les entretiens que lui consacrent régulièrement journaux, radios ou télés. Car, contrairement à nombre d’auteurs de bande dessinée qui cultivent la discrétion – quand ce ne sont pas de vrais « ours » –, Joann Sfar ne dit jamais non à une demande d’interview. Toutes les attachées de presse vous le diront : « C’est un bon client. » Ce que Thierry Laroche, directeur éditorial de Gallimard Bande Dessinée résume ainsi : « Ce n’est pas quelqu’un qui se cache ; il parle bien, il a des choses à dire et il n’a pas peur que les projecteurs soient braqués sur lui, d’autant qu’il prend bien la lumière. » Une lumière flatteuse, en vérité, car on chercherait en vain la moindre approche critique dans la multitude de papiers dédiés à Joann Sfar.

Joann Sfar, l’intouchable…

4C’est sans doute la crainte que, pour une fois, tout ne soit pas aussi bien huilé, qui l’a empêché de trouver le temps de nous rencontrer. Ce n’est pas faute d’avoir insisté auprès de la directrice de la communication de Dargaud, Hélène Werlé. Un rendez-vous – de trente minutes – avait enfin été décroché après moult tentatives pour le 30 octobre dernier, dans un café proche de la Maison de la Radio. Rendez-vous annulé le 25 octobre pour cause d’« emploi du temps surchargé ». Dans le même message, Hélène Werlé nous annonçait qu’elle ne « donnerait pas suite » à nos autres demandes d’entretiens avec plusieurs dessinateurs réputés proches de Joann Sfar – Mathieu Sapin, Christophe Blain, Riad Sattouf et Émile Bravo. Cinq jours plus tard, Thomas Ragon, son éditeur chez Dargaud, qui nous avait jusque-là parlé très librement, nous informait par courriel qu’il s’opposait désormais à toute utilisation de son nom et de ses propos. Dans la même demi-heure, Fabien Delpiano, un ami d’enfance de Sfar, lui aussi contacté, nous avertissait pareillement par courriel (alors même que nous ne lui avions pas donné notre adresse mail) qu’il nous « interdisait formellement » d’utiliser son nom et ses propos. Pour finir, Christophe Ledannois, l’agent de Joann Sfar (qui négocie tous ses contrats, fait pour ainsi dire unique dans la bande dessinée) avait dans un premier temps accepté de nous parler, avant de nous signifier qu’il ne répondrait à aucune question.

5Doit-on en conclure qu’il est impossible d’évoquer l’homme ou son travail sans souscrire à la promotion servile ? « La nuance [à son propos] est devenue irrecevable, encore plus l’éreintement », nous avait prévenu Jean-Christophe Menu. Notre ambition n’était pourtant que d’éclairer les diverses facettes d’un personnage devenu un acteur important du paysage culturel français et qui, l’an dernier, à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle, s’était invité avec fracas dans le débat politique en déclenchant une curée médiatique contre Jean-Luc Mélenchon et les Insoumis. Telles sont les conditions dans lesquelles s’est effectuée notre enquête. Mais revenons à notre héros. Et commençons par le commencement.

6Joann Sfar est né en août 1971 à Nice, dans une famille juive, séfarade algérienne du côté paternel et ashkénaze ukrainienne du côté maternel. Son père, André, était avocat et notable niçois. Joann Sfar le décrit généralement comme un play-boy champion de ski nautique, aussi à l’aise dans ses victoires au barreau que dans ses conquêtes féminines. Sa mère, « Lilou », beaucoup plus jeune que son mari, avait enregistré deux disques de variété chez Pathé-Marconi avant de décéder brutalement à vingt-six ans. Le petit Joann avait alors quatre ans. C’est le drame irréfragable de son enfance. Durant quelques années, sa famille lui expliqua que sa mère était simplement partie « en voyage », avant de finalement lui avouer la vérité.

7Longtemps, Joann Sfar est resté muet sur la question. À ses camarades de lycée qui l’interrogeaient sur sa mère, il répondait simplement « Elle est morte ». Il y a seulement quelques années qu’il a commencé à l’évoquer publiquement. Le 1er octobre 2017, dans un entretien au Monde, il expliquait : « J’essaie d’éviter de trop m’astiquer avec les traumatismes fondateurs, cette tarte à la crème des écrivains. » Des propos en totale contradiction avec Vous connaissez peut-être, le « roman » (le troisième en quatre ans) qu’il venait de publier quelques jours plus tôt chez Albin Michel. Foutraque et écrit à la va-vite, il parle très peu de son sujet annoncé – une escroquerie sentimentale sur Internet –, mais de beaucoup d’autres choses, et en particulier de sa mère. Pour la première fois, il évoque l’hypothèse qu’elle aurait pu se suicider. « Je l’ai découvert comme vous, en le lisant, je suis tombée des nues », raconte Florence Godfernaux, son éditrice, qui soupire : « J’aimerais tant le convaincre d’écrire une bonne fois pour toutes sur sa mère. »

8En réalité, on peut raisonnablement se demander si Joann Sfar a jamais fait autre chose. « Écrire, c’est quand quelque chose te tracasse et que tu veux le faire sortir », explique-t-il dans Vous connaissez peut-être. Dès l’enfance, il a griffonné des dizaines de milliers de dessins. Une production compulsive où la mort est très souvent présente. « Je dessine depuis que je suis tout petit. C’est la chose que je sais faire le mieux. C’est ma voix intime, ma langue secrète. Je fais dire à mes personnages crayonnés ce que je ne raconterais à aucun humain », expliquait-il à Paris Match en janvier 2016. « J’ai le sentiment que tous ses dessins, Joann les adresse à sa mère », suggère Guillaume Besnier, qui fut son camarade de fac à Nice.

La promotion d’une autre bande dessinée

9Toutefois, la particularité de Joann Sfar est d’être un personnage complexe, à facettes. Tous les éditeurs de bande dessinée vous diront que leurs auteurs sont presque toujours des travailleurs solitaires qui furent des adolescents renfermés et rêveurs, ne dialoguant avec le monde que par l’intermédiaire de leur planche à dessin, perçue comme un refuge. Pas Joann Sfar. Certes, une grande planche à dessin occupait presque tout l’espace de sa chambre d’ado, mais c’était aussi un garçon sportif, très sociable, avec sa bande de copains et sa petite amie rencontrée à l’âge de quatorze ans – avec laquelle il se maria, eut deux enfants et dont il est resté très proche, même après leur divorce, trente ans plus tard. C’était en outre un élève brillant, habitué des premières places, d’abord au lycée Masséna, puis à d’Estienne d’Orves. En 1989, bac en poche, il s’inscrit en philo. « Il voulait déjà faire du dessin mais son père, trouvant cela trop aléatoire, lui avait demandé de faire des études pour pouvoir trouver du travail s’il n’arrivait pas à percer dans le dessin, raconte Jean-Luc Gautero, qui fut son professeur de logique à la fac. Il avait choisi la philosophie parce qu’il y voyait les études qui assuraient le moins de débouchés. Mais je pense qu’il y avait une autre raison à ce choix : il était exaspéré par l’image de crétins incultes qu’avaient les dessinateurs dans le grand public et il voulait, par ses diplômes en philosophie, pouvoir clouer le bec à ceux qui colportaient ces clichés. » Une chose est sûre : Joann Sfar n’avait aucune envie de poursuivre vers le professorat. « Il dessinait tout le temps, pendant les cours, pendant les repas. Il truffait même ses dissertations de dessins », raconte Guillaume Besnier, qui enseigne aujourd’hui la philo à Cahors. « Il sollicitait déjà tous les éditeurs et il était très déçu de ne jamais recevoir de réponses. »

10Après sa licence, décrochée en 1992, Joann Sfar monte à Paris s’inscrire aux Beaux-Arts. De son vrai nom École nationale supérieure des Beaux-Arts (ENSBA), cette institution qui a fêté son bicentenaire en 2016 a toujours été, malgré une image frondeuse (haut lieu de la contestation étudiante en Mai 68, berceau de l’association Act-Up…), un temple du conservatisme. La photographie n’y est enseignée que depuis une vingtaine d’années. Quant à la bande dessinée, Joann Sfar a souvent raconté combien elle y était ignorée, pour ne pas dire méprisée. Mais il y a suivi avec enthousiasme les cours de Jean-François Debord. Ce peintre, ancien assistant du célèbre affichiste Cassandre, a donné aux Beaux-Arts, pendant vingt-cinq ans (de 1978 à 2003), des cours de morphologie très courus. En 2008, l’une de ses anciennes élèves, la dessinatrice Agnès Maupré, lui a rendu hommage dans un Petit traité de morphologie publié chez Futuropolis et dont Joann Sfar a signé la postface : « Cher Monsieur Debord. Vous m’avez appris le dessin. Le dessin est ma raison de vivre. C’est dire ce que je vous dois. […] Comme toute une génération d’artistes, j’ai découvert à votre contact en quoi consiste l’intelligence des formes. […] Et apprendre à voir, c’est aussi un projet éthique. C’est une façon très aimante d’approcher la personnalité de nos semblables. »

11Quoique devenu parisien, Sfar n’a pas laissé tomber la philo. Il a voulu passer sa maîtrise et a choisi pour sujet de mémoire « Le complexe du golem, ou le peintre juif face à la figure humaine ». C’est alors qu’il refait appel à Jean-Luc Gautero : « Il s’agissait pour lui d’étudier la façon dont quelques peintres de culture juive ont contourné l’interdit biblique de représentation de la figure humaine, la légende du golem étant vue par lui comme une illustration des risques que fait courir cette transgression. Le directeur qu’il avait trouvé à Paris voulait à tout prix qu’il fasse référence à je ne sais quelle édition historique de la Bible, alors que son propos n’était pas théologique mais esthétique. Il était donc revenu en catastrophe à Nice, et j’étais celui qu’il avait pu contacter le plus facilement. » Cependant, Jean-Luc Gautero avoue ne pas lui avoir été « d’une grande utilité » : « C’était un travail brillant et le jury était d’accord avec moi pour lui accorder la mention Très Bien. Il me semble que l’on peut considérer rétrospectivement qu’il s’agissait pour lui de fonder philosophiquement ce qu’il allait faire : un art figuratif non réaliste. »

12À l’époque, la Librairie Larousse sollicitait les universitaires afin qu’ils leur envoient les meilleurs mémoires en vue de publication. En janvier 2011, dans un entretien à L’Étudiant, Joann Sfar évoquait la censure dont il avait été l’objet à cette occasion : « Mon mémoire avait été sélectionné et j’avais même signé un contrat d’édition. Mais lorsque j’évoquais la période nazie, je m’obstinais à écrire les Allemands et pas les nazis. J’ai une passion pour l’Allemagne, mais je ne supporte pas la novlangue, les inventions. Et je déteste l’idée qu’un pays extraterrestre, appelé le nazisme, soit descendu en Europe en 1940 et reparti en 1944. Alfred Grosser, qui travaillait pour Larousse, a piqué une colère et demandé que je remplace Allemands par nazis. J’ai refusé. Il a fait un scandale. Ils ont finalement décidé de ne pas publier mon texte. J’en étais malade. Avec le recul, je trouve toujours ignoble qu’un professeur d’université prive un jeune homme de sa première publication. Mais ça forge le caractère, ainsi que la combativité. » Jean-Luc Gautero confirme les grandes lignes de l’incident, à une nuance près, et de taille : « Je n’arrive toujours pas à voir ce qui avait pu déplaire à Alfred Grosser. Je sais qu’il y avait une note de bas de page dans laquelle Joann disait en substance : “On m’affirme que ce sont les nazis et pas les Allemands qui ont exterminé les Juifs. Je veux bien. Mais de quelle planète venaient-ils donc ces nazis ? Et qu’ont-ils fait des Allemands entre 1933 et 1945 ?” Cela aurait pu irriter Grosser, qui ne cessait de parler de la nécessaire réconciliation franco-allemande. Mais, vérification faite, cette note fait partie des passages exagérément polémiques que j’avais demandé à Sfar de retirer, et il avait suivi mes conseils. Je ne vois donc vraiment pas. Étaient-ce les illustrations ? Une note de bas de page faisant référence à Gotlib et une autre à Tintin ? Je reste quant à moi persuadé que cette maîtrise est la meilleure que j’aie jamais fait soutenir. »

13La version de Joann Sfar est en phase avec sa sensibilité épidermique sur la question juive. Celle de Jean-Luc Gautero laisse entendre que son mémoire a simplement été retoqué pour une question de dessins ou de références. Quoi qu’il en soit, ces obstacles n’ont pas empêché Joann Sfar de persévérer dans sa volonté première : devenir un auteur de bande dessinée. Par chance, la période était propice. En mai 1990, sept jeunes auteurs, dont Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim et David B. fondèrent une nouvelle maison d’édition, L’Association, dont Menu devint assez vite le « véritable » éditeur. « Il n’est pas usurpé de parler d’une “génération de L’Association” », analyse l’historien de la bande dessinée Thierry Groensteen, par ailleurs auteur d’un livre d’entretiens avec Joann Sfar [1]. « Elle est née de la volonté de ces jeunes dessinateurs, qui ne trouvaient pas leur place dans l’édition traditionnelle, de prendre en main leur destin. »

Quand la bande dessinée surfe sur sa « nouvelle vague »

14La bande dessinée française a connu une première révolution dans les années 1960, avec la création du journal Pilote sous l’impulsion, entre autres, de René Goscinny. Pilote révéla nombre de nouveaux talents, y compris féminins (enfin, un seul, mais pas des moindres : Claire Brétécher) et permit à des dessinateurs possédant un univers particulier (comme Philippe Druillet ou Fred) de s’exprimer. Dans les années 1970, la relève fut assurée par des anciens de Pilote, avec les revues phares que furent L’Écho des Savanes, Métal Hurlant ou Fluide Glacial (et, dans une certaine mesure, À Suivre).

15Hormis Fluide Glacial, ces revues ont disparu dans les années 1980 (L’Écho des Savanes en 1982, Métal Hurlant en 1987). « La BD a alors été reprise par les hommes en gris », résume Thierry Groensteen. C’est-à-dire les éditeurs spécialisés (Casterman, Dargaud…) et leurs directeurs commerciaux : « Le secteur s’était figé dans des recettes grand public, il était plus difficile pour un dessinateur d’arriver avec un univers personnel », explique encore Thierry Groensteen. En 1986, par exemple, tous les éditeurs de bande dessinée refusèrent Maus, du dessinateur américain Art Spiegelman, ce prototype du roman graphique qui raconte, en noir et blanc, la Shoah transposée dans un univers animalier de chats et de souris. C’est finalement l’éditrice Élisabeth Gille (fille de la romancière morte en déportation Irène Nemirovsky), soutenue par Françoise Verny, autre célèbre éditrice (et par ailleurs grande amie de Gotlib), qui le prit chez Flammarion, maison littéraire – avec le succès que l’on sait.

16La leçon, pourtant, ne suffit pas à faire bouger les lignes. Jusqu’à l’arrivée de cette génération de Jeunes Turcs, prêts à s’engager dans l’aventure de l’autoédition collective pour défendre des parcours d’auteurs plutôt que de se contenter d’être les pourvoyeurs d’une industrie formatée. Tout à coup, le romanesque et l’aventure cessèrent d’être les horizons ultimes auxquels devaient s’astreindre les auteurs de bande dessinée. On n’hésitait plus à parler de soi par le biais de l’autofiction ou à mener des enquêtes sur des questions sociales ou historiques. D’un point de vue esthétique, le dessin pouvait être « approximatif » dès lors qu’il était sous-tendu par une énergie, une voix unique, originale, puissante. Bref, une sorte de « Nouvelle Vague » appliquée à la bande dessinée. À cette différence près qu’elle n’avait pas de « leaders » désignés – il s’agissait plutôt d’un agrégat circonstanciel de personnalités fortes mais très individualistes. En revanche, comme la Nouvelle Vague avait Les Cahiers du cinéma elle avait ses « lieux » : L’Association, bien sûr, et l’atelier Nawak.

17Nawak, c’était un deux pièces, poutres apparentes, au 44, rue Quincampoix, en plein cœur de Paris. L’espace était rempli de tables à dessin. Ni entreprise ni collectif structuré, l’atelier, ouvert en 1991, quelques mois après la création de L’Association, était un simple espace de travail commun où allaient se croiser, durant quatre ans, tous les futurs grands noms de la bande dessinée : Lewis Trondheim, Brigitte Findakly, Christophe Blain, Émile Bravo, Emmanuel Guibert, etc. Joann Sfar en poussa la porte à l’automne 1992. Il n’était toujours pas publié mais, outre ses travaux personnels, qu’il continuait d’envoyer en vain aux éditeurs, il participait à la vie de l’atelier : « Je prenais les commandes dont les autres ne voulaient pas. J’ai fait des boulots d’illustration assez honteux, comme le Guide des massages sensuels. J’ai aussi fait les plans d’une centrale électrique en mettant en avant les espaces verts et les plans d’eau, pour faire croire qu’elle n’était pas polluante », racontera-t-il en janvier 2011, dans l’entretien déjà évoqué avec L’Étudiant.

18C’est à Nawak que Thierry Groensteen fait sa connaissance au tout début de 1993 : « Je venais de créer l’Oubapo, l’Ouvroir de bande dessinée potentielle. Jean-Christophe Menu nous l’a présenté lors de la première réunion de travail, en disant : “C’est un jeune dessinateur qui développe des tas de projets. Il a demandé s’il pouvait se joindre à nous”. » À l’époque, loin de rêver à l’entartage de Joann Sfar, Menu portait sur lui un œil bienveillant. C’est d’ailleurs L’Association qui publiera, en janvier 1994, le premier album de Joann Sfar, Noyé le poisson. Année faste pour l’auteur puisque, neuf mois plus tard, en septembre 1994, un autre éditeur, Cornélius, fera paraître le tome 1 de ses Aventures d’Ossour Hyrsidoux. À peine plus d’un an après, en janvier 1996, ce sera au tour de Delcourt, un poids lourd du secteur de l’édition BD, de publier Joann Sfar, avec le premier tome de Petrus Barbygère, une série écrite avec Pierre Dubois.

19Voilà Joann Sfar lancé. Son premier best-seller, il le décrochera en 1999, avec la série Petit Vampire, chez Delcourt. « Le 1er tome, Petit Vampire va à l’école, s’est vendu à quatre-vingt mille exemplaires », se souvient Guy Delcourt. Les chiffres hors norme d’Astérix (le dernier volume, Astérix et la Transitalique, paru en octobre 2017, a été imprimé à deux millions d’exemplaires pour le monde francophone) ne doivent pas faire illusion sur la réalité économique d’un secteur habitué à des ventes modestes. Sur les quelque cinq mille nouveautés publiées chaque année en bande dessinée, la plupart ne dépassent pas les deux mille exemplaires vendus. À dix mille exemplaires, c’est un succès. À cinquante mille, un best-seller. Mais c’est avec Le Chat du rabbin, publié par Dargaud à partir de 2002, que Joann Sfar a explosé. À la veille de la parution du tome 7, en novembre 2017, la série cumulait déjà un million et demi d’exemplaires vendus pour les six premiers volumes – auxquels il fallait ajouter une quinzaine de traductions à l’étranger. Joann Sfar n’est cependant pas le numéro un des ventes de la « nouvelle bande dessinée ». Marjane Satrapi le bat largement : les quatre volumes de Persépolis, publiés par L’Association entre 2000 et 2003, totalisent plus de deux millions d’exemplaires vendus. Et les trois premiers volumes de L’Arabe du futur, l’autobiographie dessinée de Riad Sattouf (Allary), approchent déjà le million d’exemplaires vendus. Mais Sfar est, de loin, le plus bankable – en raison de sa production pléthorique.

De la compulsion à la surproduction

20Réaliser une planche de bandes dessinées, en six, huit ou dix cases, est un travail lent et méticuleux. Tous les éditeurs s’accordent à dire qu’il faut en moyenne un an à un auteur pour composer un album. En un peu plus de vingt ans de carrière éditoriale, Joann Sfar en a déjà signé plus de cent cinquante. Certes, il n’en est parfois que le scénariste. Certes, il s’agit parfois de « collaborations ». Tout de même : ces chiffres donnent le tournis. « Joann a une puissance créative stupéfiante », relève Guy Delcourt. Et il ajoute, lyrique : « Elle me fait penser à Picasso pour la peinture ou Dylan pour la chanson. » « Boulimique de travail », « Ogre », sont les expressions qui reviennent le plus souvent à son sujet. Ce à quoi l’intéressé rétorquait, dans l’entretien au Monde déjà cité : « Je déteste m’entendre dire que je suis boulimique de travail, hyperactif, parce que je fais beaucoup de livres. Je suis juste très conscient que la vie ne dure pas longtemps. J’ai un travail à faire avant de décéder. » Et, à Cécile Mury de Télérama, il confiait en juin 2011 : « J’ai le complexe de Shéhérazade : je gagne ma vie en écrivant, et si je ne le fais pas, on me coupe la tête. » « C’est totalement ça », acquiesce Florence Godfernaux d’Albin Michel, « on a l’impression que s’il ne travaille pas, il sera puni ». Une névrose dont on a évoqué les possibles ressorts – le manque (une mère partie trop tôt à qui ne cesse de s’adresser l’enfant Joann Sfar) et le trop plein (un père vu comme une figure aussi virile qu’intellectuelle dont il faut à tout prix se montrer digne). Mais une névrose constructive, puisque Joann Sfar est aujourd’hui le seul auteur de bande dessinée capable d’aborder tous les genres et de conquérir tous les publics.

21Car la bande dessinée est désormais tous publics. Il aura fallu à peine plus d’une décennie pour que la « nouvelle bande dessinée » portée par les pionniers de L’Association irrigue très au-delà de son territoire initial. Dès le milieu des années 1990, les grands éditeurs spécialisés se sont empressés de récupérer ces nouveaux talents. Et d’autres maisons sont entrées dans la danse. Ainsi Gallimard, dont le florissant département Jeunesse a ouvert un label bande dessinée en 2005. Lequel s’est d’emblée adressé à Joann Sfar : « Sa personnalité, son talent, son enthousiasme, ses goûts nous séduisaient beaucoup, résume Thierry Laroche. Pour nous, Joann incarnait une certaine bande dessinée désenclavée, qui ne s’adressait pas qu’aux purs lecteurs de BD. » En 2008, Joann Sfar illustrait un classique du fonds Gallimard, Le Petit Prince, de Saint-Exupéry : « Un projet qui lui tenait particulièrement à cœur, car c’est avec ce livre que sa famille lui avait fait comprendre la mort de sa mère », explique Thierry Laroche. C’est un – gros – succès : cent cinquante mille exemplaires vendus et des traductions en trente langues. « Mais c’est aussi ce livre qui lui a donné accès à un autre public, plus familial », souligne Thierry Laroche. Guy Delcourt ne cache pas son admiration : « J’ai l’impression de l’avoir suivi pas à pas depuis ses débuts et pourtant, je suis saisi par son impact auprès du public. Joann a contribué à rendre la bande dessinée plus contemporaine. »

22Son éclectisme naturel peut expliquer ce succès. De même que la multiplicité de ses sources d’inspiration – cinéma, musique, littérature, philosophie, beaux-arts, dessin, jeux vidéo. Et il n’est pas seulement un bon client pour les médias, mais aussi pour les salons du livre. « C’est même un super client ! », s’enthousiasme Bertrand Morisset qui fut, jusqu’en 2016, commissaire général du salon du livre de Paris et qui organise par ailleurs, avec son agence Tome 2, des manifestations centrées sur la bande dessinée. Et d’expliquer : « Il accueille toujours bien le public, il arrive à l’heure pour ses dédicaces. Il est chaleureux. Un jour, je me suis assis à côté de Frédéric Beigbeder pendant qu’il signait au salon de Paris. Il m’a toisé : “Je n’ai pas besoin de vous.” Un peu plus tard, je suis allé voir Joann. Il m’a souri et donné une tape affectueuse sur l’épaule. »

23Mais Joann Sfar est aussi omniprésent sur les réseaux sociaux. Un exemple : Riad Sattouf compte treize mille abonnés sur Instagram – vecteur de choix pour un dessinateur – mais il n’y a produit que soixante-dix-huit publications (chiffres de novembre 2017). Alors que Joann Sfar peut se prévaloir de soixante-quatorze mille abonnés… pour cinq mille publications ! Il est par ailleurs très actif sur Twitter (soixante-mille followers) comme sur Facebook où, entre deux autopromos, il réagit à l’actualité. Ainsi, le 14 juillet 2016, il interpellait avec virulence les médias nationaux, coupables à ses yeux de ne pas avoir réagi assez vite à l’attentat de la promenade des Anglais (ce à quoi nombre d’internautes rétorquèrent qu’un 14 Juillet au soir, les rédactions parisiennes tournent au ralenti…). Le 6 novembre 2017, il reprochait vertement à la justice de ne pas répondre avec suffisamment de célérité aux nouvelles menaces de mort proférées contre les journalistes de Charlie Hebdo après leur une sur Tariq Ramadan. Les exemples sont innombrables. Bref, Joann Sfar occupe le terrain. Plus par tempérament que par stratégie. Mais force est de reconnaître qu’il a enclenché un phénomène du type « boule de neige » – on parle de lui, ses albums se vendent, on parle encore plus de lui, etc.

En roue libre

24Un cercle vicieux, aussi. « Il est doué, mais on aimerait qu’il peaufine un peu mieux ses albums. Qu’il survole moins. Est-ce qu’il ne bâcle pas un peu tout ? », s’interroge Bertrand Morisset. La question est taboue : aucun éditeur ne veut s’aventurer sur ce terrain. Mais un directeur de collection confie : « Pendant des années, Sfar a couru après les éditeurs, qui ne lui répondaient jamais ; aujourd’hui, ce sont les éditeurs qui cavalent derrière lui. Du coup, plus personne n’ose lui dire quoi que ce soit. » Dans la bande dessinée, dès qu’un éditeur reçoit un projet de Sfar, mieux vaut qu’il réagisse dans les vingt-quatre heures s’il ne veut pas voir lui échapper un éventuel best-seller. Un ancien stagiaire de chez Delcourt se souvient que les premières planches du Chat du rabbin étaient arrivées pendant que Guy Delcourt était en vacances. Dargaud a répondu plus vite. On connaît la suite. Les exigences de l’auteur ont pris un tour plus impérieux depuis qu’il est devenu célèbre. Chez Albin Michel, Joann Sfar a répudié ses deux premiers éditeurs, avant de décréter que désormais ce serait Florence Godfernaux son éditrice – la cheffe du service de presse ! Un caprice qui a fait grincer des dents en interne… Mais personne, nulle part, ne le dirige. Résultat, on ne compte plus les projets de série, comme La Vallée des Merveilles, dont Joann Sfar n’a jamais dépassé le tome 1 : « Comme s’il avait satisfait une pulsion subite et qu’il ne se souciait pas de son public, c’est quand même assez désinvolte de sa part », relève Thierry Groensteen. Un critique du mensuel spécialisé dBD (pour « Dossier bande dessinée ») résume son admiration en demi-teinte pour Sfar : « Sur une échelle de 5 étoiles, je décerne systématiquement 3 étoiles à une BD de Sfar, car c’est toujours honorable. Mais sans plus. Il se dilue trop. Il ressasse trop les mêmes idées. On a l’impression qu’il ne se concentre pas vraiment. Son œuvre se construit plus par la quantité que par la recherche d’un chef-d’œuvre. » Un argument que veut contrer Thierry Laroche : « Joann n’a pas la culture du chef-d’œuvre. Ce qui l’intéresse, c’est l’énergie, le mouvement. Il peut reconnaître qu’une case est moins réussie, il ne la refera pas. Par principe. Son style est jeté. Expressionniste. Il ne cherche pas le Graal. »

25N’empêche, sur des forums Internet, des passionnés de bande dessinée expriment leur « overdose » de Sfar. À l’image de ce commentaire : « Il accentue ses défauts avec le temps : une narration bordélique, déstructurée, misant beaucoup sur l’improvisation, ce qui est grave pour un raconteur d’histoires (avoir une vague idée, compter sur ses dons qui se révèlent insuffisants). Et surtout, et de plus en plus, ses bandes dessinées ne parlent que de lui. Il est trop présent dans ses œuvres. » L’intéressé n’en a cure. « Tant que tous ses projets trouvent preneurs… », résume notre directeur de collection. Et puis, les éditeurs ne sont pas les seuls à lui courir après. Le monde du cinéma s’est intéressé à Joann Sfar dès 2005. L’année suivante commençait la genèse de Gainsbourg, vie héroïque, le biopic du chanteur disparu en 1991. Sfar a eu carte blanche et disposé d’un budget conséquent – seize millions d’euros. Épaulé par une offensive médiatique dithyrambique, le film est sorti le 20 janvier 2010, en quatre cent quatre-vingt-dix-neuf copies. Soit dix-neuf de plus qu’ Invictus, le film de Clint Eastwood consacré à Nelson Mandela, sorti huit jours plus tôt. Du jamais vu pour un premier long-métrage, qui plus est avec une tête d’affiche inconnue du grand public (le rôle titre est tenu par Éric Elmosnino, venu du théâtre). Pareil matraquage a produit ses effets : lors de sa première semaine d’exploitation, Gainsbourg a attiré cinq cent onze mille spectateurs. Joli démarrage. Mais dès la semaine suivante, le verdict des spectateurs a pris le relais. Le bouche à oreille s’est révélé négatif et la fréquentation a chuté de 50 %. Malgré de bonnes idées, Sfar a survolé (une fois de plus) son sujet. Le film atteindra tout de même le million d’entrées (contre plus de trois pour Invictus), mais même avec les ventes à l’étranger, il demeurera déficitaire, ses producteurs ne pouvant plus tabler que sur la VOD et les ventes aux télévisions pour espérer rentrer dans leurs frais. En 2014, Joann Sfar s’est essayé cette fois à l’adaptation du mythique roman de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. La production était plus modeste (7 millions d’euros) et Benjamin Biolay tenait l’affiche. Sans doute déçus par le résultat, producteurs et distributeurs s’entendirent pour sortir le film au début du mois d’août 2015, dans la plus grande discrétion. Quatre-vingt-deux mille entrées ! Une rentabilité de 7 % : l’un des pires bouillons du cinéma français depuis des lustres. Vite, vite, passons à autre chose !

La consécration

262016 pourrait bien rester l’année de la consécration pour Joann Sfar. En janvier, Paris Match l’accueillait comme dessinateur résident – en alternance avec Sempé. En mars, c’était la Légion d’honneur. Et à l’automne, il était nommé professeur aux Beaux-Arts. L’année précédente, l’ENSBA s’était dotée d’un nouveau directeur, Jean-Marc Bustamante, arrivé à son poste avec, comme il le résume, « l’envie d’ouvrir l’école à des disciplines qui n’y étaient pas enseignées ». Un déjeuner avec Jean-François Debord et Joann Sfar le convainquit d’offrir sa chance à ce dernier. Mais le processus de désignation des professeurs de l’ENSBA (ils sont une soixantaine) les oblige à passer un grand oral devant un jury composé d’autres professeurs et de représentants de la tutelle. « Il s’est trouvé des voix pour demander quelle légitimité avait un auteur de bande dessinée à enseigner aux Beaux-Arts », soupire Jean-Marc Bustamante. Sfar fut tout de même nommé professeur. Conséquence logique, il incarne donc la légitimation de la bande dessinée au sein de l’ENSBA. Et, au-delà, dans le monde de l’art. Une première. Et un coup de maître. Qu’il lui reste à transformer. Une fois nommé, le professeur a recruté lui-même ses premiers élèves. Il en a retenu vingt. Et recalé beaucoup d’autres. Comme Georgia, « froidement éconduite », selon ses propres termes : « J’écris. Les mots sont pour moi ce que les couleurs sont au peintre. Ce qui est une position très difficile à défendre aux Beaux-Arts. Et puis Joann Sfar est nommé professeur. J’assiste à son discours d’arrivée. Il se raconte. Il explique sa solitude avec son médium BD quand il était étudiant ici. Il dit sa fierté d’être aujourd’hui chef d’atelier d’un établissement où il n’avait trouvé aucune bienveillance jadis. Il commente son métier. Il parle de dessin, beaucoup. Il parle d’écriture, énormément. Il défend les mots. Bon. Je vais le voir. Je lui explique que j’écris. “Ah, non”, me répond-il. “Je ne prends que des dessinateurs. Je veux des malades du dessin. Nous allons fonder un atelier dont tout le monde parlera encore dans dix ans” – je ne déconne pas : ce sont ses mots ! J’ai finalement trouvé ma place dans un autre atelier. Mais je le vois à l’œuvre. Ses exigences pour obtenir plus de subventions et de matériel que les autres ateliers, comme s’il faisait un honneur aux Beaux-Arts d’y enseigner. J’ai cru au bonhomme, mais j’ai vite réalisé que l’ambition de Joann Sfar, c’est Joann Sfar. »

27Surtout, on se demande comment Joann Sfar, avec son emploi du temps déjà surchargé, peut trouver les deux jours par semaine requis (en principe) pour enseigner aux Beaux-Arts. Mais Jean-Marc Bustamante prend les devants : « Je ne suis pas là à vérifier si les profs sont bien présents deux jours par semaine. Nous avons des professeurs étrangers qui préfèrent grouper leurs séjours. Et puis, l’art se transmet plus qu’il ne s’enseigne et je trouve important que nos professeurs aient une vie professionnelle active. D’autant qu’au prix où ils sont payés, comparé aux autres pays européens, c’est presque générosité de leur part que de trouver du temps pour enseigner chez nous. »

Épidermie

28La frénésie de Joann Sfar laisse tout de même pantois. « En plus de ses travaux, il trouve encore le temps d’être amoureux, de s’occuper de ses enfants, d’écouter de la musique… Je me demande s’il lui arrive de dormir », s’interroge Florence Godfernaux, qui ajoute : « Il me fait penser à Amélie Nothomb. Ce sont des monstres et en même temps des gosses. Ils ont cent ans et ils ont deux mois. » Des enfants, Joann Sfar a conservé la réactivité épidermique (« Il est très soupe au lait », assure un collaborateur d’Albin Michel, « heureusement, ça retombe vite »). Notamment quand il s’agit de judaïté. En juin 2016, un DVD du Chat du rabbin est vandalisé à la médiathèque de Lannion (Côtes-d’Armor). Dès qu’il l’apprend, Joann Sfar s’enflamme sur Facebook. Après avoir rappelé qu’il a été « élevé par des phrases du genre “Ils commencent par brûler des livres et après, ils s’en prennent aux hommes” », il ajoute que « les juifs sont un baromètre : quand on commence à cogner dessus, c’est que les libertés ne sont plus là pour longtemps ». Et il termine par : « Depuis Mohamed Merah, le coup d’envoi du grand massacre d’hommes et de femmes a démarré en France. » Certes, l’incident est détestable. De là à convoquer la Nuit de Cristal et Mohamed Merah…

29Son émotivité, Joann Sfar l’a surtout manifestée lors de la dernière campagne présidentielle. À trois jours du premier tour, il publiait dans Le Monde (daté du 20 avril) une tribune au titre incendiaire : « Les méthodes des partisans de Mélenchon sont dégueulasses ». Quelques jours plus tôt, il avait livré sur les réseaux sociaux une série de dessins très critiques sur le leader de La France insoumise. En retour, il constatait que « des centaines de profils ont fondu soudainement sur mes pages perso » et dénonçait « une attaque concertée » pour le faire taire. Alors oui, la communauté en ligne de la France insoumise a mobilisé ses troupes pour répondre à Sfar. « Mais face à ses dessins très agressifs envers Mélenchon, tout cela est resté dans le périmètre de ce qui se passe sur les réseaux sociaux, c’était tout bêtement de la contre-prop de base », estime Olivier Tonneau. Ce professeur de littérature à Cambridge est l’auteur (avec la dessinatrice Melaka et Reno Pixellu) d’une bande dessinée sur le programme de Jean-Luc Mélenchon (L’Avenir en commun). Il a aussi été candidat La France insoumise pour la 3e circonscription des Français de l’étranger aux dernières élections législatives. « Si l’on veut faire de la psychologie sauvage, Sfar a réagi par hypersensibilité », analyse-t-il. « Mes grands- parents maternels ont été déportés, alors je peux comprendre son raisonnement. Il s’est senti pourchassé, il a eu le sentiment de vivre une expérience de harcèlement et il s’est assigné comme mission de sauver la France de cette organisation totalitaire qu’est selon lui La France insoumise. »

30Le plus amusant – ou le pire –, c’est que Joann Sfar est, aux dires de ceux qui le connaissent bien, assez peu politisé : « Ça l’intéresse, résume l’un d’eux, mais il n’a pas beaucoup de connaissances. Et il est très naïf. » « Naïf peut-être, mais aussi mégalo et narcissique », réplique Olivier Tonneau. Jean-Luc Gautero n’est pas loin de lui donner raison : « Pour le coup, j’ai trouvé Joann assez injuste. Mélenchon a un côté exaspérant mais Joann a fait preuve, spontanément, sans même s’en rendre compte, d’agressivité à l’égard des Insoumis et il a été surpris qu’ils répondent à son agressivité, qu’il ne perçoit pas comme telle, par une autre agressivité, qu’il perçoit bien, parce qu’elle est dirigée contre lui. » Cependant, « le vrai scandale, dans cette histoire, c’est que Le Monde ait publié le point de vue de Sfar sans la moindre contre-enquête », juge sévèrement Olivier Tonneau. « Et derrière, l’AFP a repris en dépêche la tribune de Sfar in extenso. Comme si c’était une info ! Tous les médias ont aussitôt emboîté le pas. L’intégralité du système médiatique a relayé son accusation de totalitarisme. L’effet de renversement de la réalité était sidérant. »

31Cette affaire a montré la puissance de feu médiatique de Joann Sfar. Il est un chouchou des médias qui n’ont jamais posé sur lui, à ce jour, le moindre regard critique. Au moment de la sortie de Gainsbourg, vie héroïque, il fallait passer les frontières (et aller voir, par exemple, chez nos voisins belges), pour comprendre que le film n’était pas la réussite que l’on nous vantait en France. Finalement c’est, ce qui étonne le plus – et dérange – avec Joann Sfar : le suivisme médiatique qu’il suscite. En novembre 2017, au plus fort de la « crise » entre Mediapart et Charlie Hebdo, des supports aussi différents que Le Figaro, Europe 1 ou Actualitté reproduisaient sans filtre ses jugements à l’emporte-pièce publiés sur Facebook. Il aura fallu qu’il dérape sur Twitter, en comparant les cent trente soutiens apportés à Edwy Plenel aux cent trente victimes du 13 novembre, pour que quelques-uns, sur les réseaux sociaux, se risquent à l’accuser de délire complotiste. En réponse de quoi, se sentant aussitôt agressé (l’affaire des Insoumis se répétait…) il s’empressa d’en rajouter dans la mauvaise foi. En fin de compte, c’est peut-être bien parce qu’il se demande « qui a encore envie de lire Mediapart » qu’il a refusé de collaborer à notre enquête [2]… Ou simplement parce qu’il a peur d’écorner – rien qu’un peu – sa statue. « Alors c’est qu’elle est bien fragile », ironise Jean-Christophe Menu. Mais qu’importent les mauvaises langues, la caravane Sfar passe… « Je suis convaincu qu’à terme, il aura son musée à Nice », prophétise Guillaume Besnier.


Date de mise en ligne : 19/09/2018

https://doi.org/10.3917/crieu.009.0004

Notes

  • [1]
    Thierry Groensteen, Entretiens avec Joann Sfar, Les Impressions Nouvelles, Bruxelles, 2012. Pour ceux qui s’intéressent à l’enfance de Sfar et à sa famille, mais aussi à ses techniques de travail, c’est de loin la meilleure source, la plus détaillée et la plus sincère.
  • [2]
    Sur son profil Facebook, le 13 novembre 2017.

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