Couverture de CRIEU_007

Article de revue

Les impasses du développement personnel

L’obsession de la quête de soi

Pages 38 à 53

Notes

  • [1]
    Traduction de l’auteur. Le livre est entièrement consultable grâce au projet Gutenberg (www.gutenberg.org).
  • [2]
    J. Attali, Devenir soi. Prenez le pouvoir sur votre vie, Fayard, Paris, 2014.
  • [3]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Flammarion, Paris, 1993.
  • [4]
    P. Claudel, Œuvres en prose, Gallimard, Paris, 1965.
  • [5]
    P. McGraw, Life Strategies. Doing What Works, Doing What Matters, Hachette Books, New York, 1999 (traduction de l’auteur).
  • [6]
    D. Servan-Schreiber, Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, Pocket, Paris, 2005.
  • [7]
    C. André, A. Jollien et M. Ricard, Trois amis en quête de sagesse, L’iconoclaste/Allary, Paris, 2016.

Trois amis en quête de sagesse, Le Pouvoir du moment présent, Les Quatre Accords toltèques, etc., autant d’énormes bestsellers qui ont remplacé, année après année, les austères ouvrages de psychanalyse et de psychologie dans les rayons des librairies, comme vade-mecum contre les maux du monde contemporain. Tous relèvent de ce que l’on appelle le « développement personnel », soit un corpus extrêmement varié de pratiques et conseils censés donner aux individus les moyens de se surpasser ou de rendre leur vie meilleure. Souvent perçu comme une injonction à la concurrence, à l’autonomie individuelle ou au « bien-être », le développement personnel est considéré par beaucoup comme un symptôme de l’ère néolibérale. En réalité, c’est un phénomène qui remonte aux racines de l’individualisme, quand, à l’orée de l’époque moderne aux États-Unis, la mythologie des possibilités illimitées, extérieures (le Far-West) et intérieures (la puissance présente en chaque être humain), a rencontré la doctrine protestante de la réussite individuelle comme signe annonciateur du salut de l’âme.

Insaisissable développement personnel

1Qu’est-ce que le développement personnel (DP) ? Avant tout des livres aux titres aguicheurs et aux couleurs vives, des DVD de méditation, des petits cahiers de dessin pour déstresser, des recueils de phrases d’auto-louange ou encore des cours en ligne pour apprendre à devenir résilient ou à parler en public. Le chaland qui fréquente les librairies n’aura pu manquer d’être témoin de la colonisation inexorable des rayons « sciences humaines » par ces productions qui visent à mettre chacun aux commandes de sa vie. Le DP constitue, comme le disent les stratèges éditoriaux, un segment du marché du livre « particulièrement sain ». En effet, le filon semble inépuisable. Chez J’ai Lu, le directeur de la collection « Pratique » se réjouit chaque année de la « progression notable autant en ventes nettes qu’en chiffre d’affaires sur les secteurs du DP, de la psychologie pratique, du bien-être et des régimes ».

2L’univers du DP est aussi constitué d’auteurs et de conférenciers, parfois pieds nus et en habits traditionnels, parfois en costume-cravate de marque, au sourire empreint de bienveillance zen ou au rictus plus carnassier. Ils témoignent de leur science, de leur vécu douloureux ou encore de leur insolente réussite et manient tantôt le langage du « vrai soi », tantôt celui de la vie ordonnée, pour guider leurs semblables sur le chemin de la vie réussie.

3Anthony Robbins est l’un des coachs qui excellent dans cet exercice. Chaque année, il propose à quelques milliers de personnes des quatre coins du monde de le rejoindre à Londres pour libérer leur « puissance intérieure » – suivant le titre de son bestseller mondial, Unlimited Power. Le Robbins Result system est censé permettre notamment de transformer ses peurs en pouvoirs, de construire une carrière riche et brillante tout en combinant « à la perfection » vie privée et vie professionnelle, de se libérer de sa dépendance à l’alcool, de devenir un bon parent, de partager passion et enthousiasme, etc. Pierre-Yves (trente-deux ans), qui a déjà assisté deux fois à ce qu’il appelle lui-même un « show », explique que tout part de transformations apparemment minuscules : « Anthony Robbins, une des premières choses qu’il t’apprend, c’est juste de faire ça [il respire profondément] : tu ouvres ta cage thoracique de trois degrés, tu augmentes l’oxygène de ton cerveau de 10 %, c’est énorme ! Juste en te tenant un peu droit. Alors les quinze premiers jours, tu fais un effort, et puis après, tu te tiens droit automatiquement. Pour moi, ç’a été la révélation. »

4Évidemment, devenir un nouvel humain a un prix. Pour près de neuf cents euros, on obtient une place « gold » (car même les moins bonnes places sont en or) qui comprend, outre les conférences, la traditionnelle marche sur les braises. Mais pour se trouver dans les trois premières rangées et bénéficier d’en entretien de quelques minutes avec le coach, il faudra débourser quatre mille euros. Cher ? Il faut dire qu’Anthony Robbins n’est pas n’importe qui, si l’on en croit les périphrases censées le décrire : « milliardaire qui s’est fait tout seul », « conseiller stratégique auprès des dirigeants de ce monde », « sommité mondiale en psychologie du leadership et performance supérieure », couronné par le New York Times « n° 1 mondial du potentiel humain » ou dépeint par la Harvard Business School comme « un des deux cents plus grands gourous d’entreprise ». N’en jetons plus. Anthony Robbins ne veut malgré tout pas qu’on le prenne pour un surhomme – il est simplement un peu plus avancé que vous et moi sur le chemin de la vie et se propose généreusement de nous éclairer sur la marche à suivre.

5Ces manifestations très ostentatoires, voire un peu baroques, ne constituent cependant que la face émergée de l’iceberg. Le DP est un mouvement de fond, une attitude partagée par un nombre croissant de personnes et qui consiste à utiliser tous les supports et toutes les situations possibles pour chercher à s’améliorer continuellement. Bien sûr, tous les consommateurs ne sont pas logés à la même enseigne, loin de là. Le phénomène ne concerne pas que des aficionados calquant leur vocabulaire et leur vie sur les conseils d’auteurs intronisés dans leur petit panthéon personnel, ou des hauts gradés du monde de l’entreprise qui y trouvent de leur plein gré des façons d’être plus productifs ou d’améliorer leur team-building. La frange convaincue et prosélyte est certes plus visible car elle aime se raconter à travers des tweets ou des blogs, mais la tribu du DP comprend aussi des utilisateurs discrets qui n’ont souvent lu qu’un livre pour régler un problème de couple, de santé ou de relation professionnelle, y croyant à moitié, ou se fichant en fait pas mal du fond du propos, « tant que ça marche… ». Enfin, il ne faudrait pas non plus omettre celles et ceux pour qui le DP est moins un choix enthousiaste qu’un passage obligé, à l’instar des personnes qui se voient conseiller, par des coaches de retour à l’emploi, de ne plus se présenter dans leur CV comme des chômeurs, mais bien comme des personnes « impatientes de trouver un nouveau challenge ».

L’éternel recommencement

6Pourquoi le travail sur soi est-il aujourd’hui investi d’un tel prestige ? Pour qui cherche à comprendre le succès de ce phénomène, un paradoxe frappe d’emblée. D’une part, le DP pratique une célébration continue de la nouveauté (grâce aux découvertes « hyperrécentes » en psychologie ou en neurosciences, à l’exhumation de savoirs ancestraux ou à l’aura d’un auteur). D’autre part, un regard historique montre le peu de variété des quelques messages inlassablement répétés ouvrage après ouvrage, conférence après conférence, depuis des siècles déjà : « Soyez vous-même, pas ce que la société veut faire de vous », « Vous êtes plus que ce que vous croyez », avec des variantes plus dures : « Prenez votre vie en main », « Cessez de vous lamenter » ou plus mystico-ésotériques : « Connectez-vous aux énergies de l’univers », « Ouvrez vos chakras » .

7Ainsi, dès 1859, Samuel Smiles écrit Self-help, with Illustrations of Character, Conduct and Perseverance, dont 250 000 exemplaires seront écoulés jusqu’à sa mort en 1904. Même si le mouvement est plus ancien, c’est la première fois qu’apparaît le terme « self-help », que traduit maladroitement l’expression française « développement personnel ». Il ouvre son ouvrage par ces mots : « L’esprit du self-help est la source du véritable développement de l’individu et, quand on le retrouve chez de nombreuses personnes, de la force et de la vigueur de la nation. L’aide qui vient du dehors conduit souvent à vous affaiblir, mais l’aide qui vient du dedans vous revigore immanquablement[1]. » En 2014, Jacques Attali, récemment promu (entre autres titres et qualités) par un célèbre réseau social au rang de « LinkedInfluencer » – titre délivré par le réseau social du même nom pour qualifier les personnes particulièrement influentes –, publie à son tour son ouvrage de DP au titre évocateur mais désormais si peu original : Devenir soi. Il y écrit : « Dans un monde aujourd’hui insupportable et qui, bientôt, le sera bien plus encore pour beaucoup, il n’y a rien à attendre de personne. Il est temps pour chacun de se prendre en main. Ne vous contentez pas de réclamer une allocation ou une protection à l’État, arrachez-vous à la routine, aux habitudes, au destin tout tracé, à une vie choisie par d’autres. Choisissez votre vie[2] ! »

8Quelque cent cinquante ans séparent ces deux ouvrages, mais le refrain n’a pas changé. Certes, on pourra objecter à juste titre que le DP ne se limite pas à cette forme individualiste d’empowerment (soit le fait de se donner à soi-même les moyens d’agir) et qu’il comporte bien d’autres messages plus humanistes. Mais il est en réalité très facile de trouver pour chaque idée défendue dans un ouvrage de DP récent un antécédent parfois très ancien.

9Évidemment, cette répétition est pain bénit pour les critiques sarcastiques : si le DP avait un jour produit un livre efficace (qui permette réellement de devenir soi, de déstresser, ou de ne pas se tromper en amour, etc.), ça se saurait, et le filon serait depuis longtemps épuisé. Faut-il conclure de cette répétition que le marché du DP ne tient qu’à la naïveté de consommateurs si malheureux ou décérébrés qu’ils seraient prêts à continuer à accorder du crédit à ce qui s’apparente à la recherche du pied de l’arc-en-ciel ? Ce serait probablement confortable, mais certainement un peu court. Conseil numéro un à afficher sur la porte du frigo pour celles et ceux qui voudraient comprendre le DP : quand un phénomène traverse les époques, c’est probablement qu’il remplit une fonction à un autre niveau que celui sur lequel il promet d’agir : celui de permettre à chacun de continuer à croire en ses chances de devenir quelqu’un. Et cette promesse prend une résonance particulière dans un monde où les leviers dont on dispose pour agir sur sa propre vie sont objectivement de plus en plus hors de portée.

« Se prendre en main » : une question de prestige ou d’efficacité ?

10Par où commencer dans ce fouillis ? La diversité des références à l’intérieur du DP témoigne d’une réelle pluralité des inflexions qui peuvent lui être données. Cette pluralité reste cependant organisée à partir d’un même fond moral. Celles et ceux qui n’ont jamais eu le courage ou ressenti la nécessité d’ouvrir un ouvrage de DP ne seront peut-être pas étonnés d’apprendre qu’en réalité la production actuelle du DP n’est rien d’autre qu’un amas de déclinaisons infinies autour d’une promesse répétée à la façon d’un mantra : « Il n’y a aucune situation dans laquelle vous ne puissiez rien faire face à ce qui (vous) arrive. » Voilà donc le grand secret et la grande mission dont se charge le DP : (re)donner à chacun de la marge de manœuvre sur sa vie ainsi que, bien évidemment, la responsabilité d’en faire usage (si tout le monde « peut », chacun « doit »).

11À partir de là, c’est le feu d’artifice : certains invoqueront le pouvoir de la pensée positive, d’autres la nécessité de se mettre au diapason de son enfant intérieur ou de ses émotions pures, d’autres encore parleront des 90 % inutilisés de notre cerveau, de l’intérêt d’une attitude altruiste (!), de la révolution copernicienne rendue possible par le fait de se lever à 5 heures du matin, de pratiques de méditation en pleine conscience, etc. Et puis, si tout cela ne marche pas, il reste la possibilité de changer de regard sur la situation – ça ne mange pas de pain.

12Cette promesse de remettre chacun au cœur du jeu de sa vie permet-elle d’expliquer le succès actuel du DP ? En partie sans doute, car il n’y a en effet pas grand intérêt à lire un ouvrage qui dirait que tout est déterminé et hors de notre portée et que, face à la souffrance, tout ce qu’il reste à faire est de souffrir.

13Mais cette efficacité pratique revendiquée, sans doute bien réelle du point de vue de celles et ceux qui clament que leur vie a changé grâce au DP, n’offre qu’une partie de l’explication de son succès. Aujourd’hui, l’attitude qui consiste à internaliser la responsabilité du changement désiré est dotée d’un important prestige social. Autrement dit, il est bien mieux vu d’adopter face à l’adversité une position de battant qui ne baisse pas les bras qu’une posture de victime plaintive qui attend que les solutions tombent du ciel. Ce désaveu parfois méprisant de la passivité est très bien exprimé par le passage de l’ouvrage d’Attali cité plus haut, qui vilipende la masse de ceux qu’il appelle les « résignés-réclamants », incapables de « choisir leur vie ». Le problème n’est pas d’aller mal, d’être désargenté ou d’avoir commis des erreurs. Il est de ne rien faire pour chercher à s’en sortir.

Un thermomètre des sociétés individualistes

14« Choisir sa vie » : derrière la brutalité assumée de l’argument d’Attali, il faut bien reconnaître que cette idée définit très bien ce que, par-delà les clivages politiques et idéologiques, nous définissons désormais comme une vie qui vaut la peine d’être vécue. Une vie, n’importe laquelle, mais une vie que l’on a choisie, dont on peut répondre. Le DP s’épanouit dans un monde où le Veau d’or est le choix, où l’enfer est fait de renoncements et de regrets et où le mérite de chacun est évalué à l’aune de sa volonté d’agir. Une lectrice de cinquante-quatre ans, pas peu fière de son travail sur elle-même, exprime cette condescendance par rapport à la position de « victime » : « Les gens qui font du DP sont des gens qui cherchent à se sentir bien, à se positionner dans le monde où ils vivent et à régler nombre de problèmes qui en général viennent de leur passé, de leur enfance. Ce sont des gens qui ont ce côtévictimedont ils veulent un petit peu sortir. Ils vont essayer de se responsabiliser par rapport à eux-mêmes et aux autres, à l’environnement. »

15Les consommateurs les plus motivés du DP sont les adeptes d’une religion de l’individu volontaire dont ils font volontiers la réclame. À qui ne veut pas en entendre parler, ils opposent la tranquille assurance de ceux qui savent être sur la bonne voie. Ils façonnent l’agréable idée que ceux qui les rejettent ne sont pas « prêts », trop engoncés dans leurs routines pour reconnaître la qualité de vie ou l’efficacité supérieure offerte par le DP.

16D’où vient ce prestige de l’action sur soi ? Pourquoi lui confère-t-on aujourd’hui une telle efficacité ? Les ouvrages de DP offrent bien sûr des réponses à ces questions, en produisant leur propre généalogie romancée. Dans ce récit, les êtres humains auraient de tout temps cherché à explorer de nouveaux moyens pour travailler sur eux-mêmes. Notre histoire serait émaillée des découvertes (par exemple neuroscientifiques) et des redécouvertes (par exemple des sagesses antiques et/ou orientales) des moyens de devenir une meilleure personne : courage, nous progressons ! Voilà une histoire certes jolie et rassurante mais en grande partie fausse. Faire remonter le DP à l’Antiquité gréco-romaine pour voir dans le stoïcisme de Sénèque un précurseur des auteurs actuels est certainement utile du point de vue de la légitimité ou du business, mais cela ne peut tenir qu’en omettant un élément fondamental : ce que nous appelons « développement personnel » ne peut exister que dans des sociétés individualistes.

17L’individualisme n’est pas, comme on le pense souvent, synonyme de l’égoïsme. Sociologiquement, l’individualisme qualifie un contexte moral qui, d’une part, donne à chaque individu une valeur égale et plus importante que celle accordée au groupe et, d’autre part, investit comme jamais auparavant l’intériorité de chaque individu. Les individualistes se vivent comme des êtres libres et égaux, disposant d’eux-mêmes et de leurs projets de vie. Ils se pensent aussi habités par une intériorité qui dit le vrai sur eux et cherchent à s’y conformer. C’est pourquoi ils valorisent le choix, la volonté, le projet personnel et la résistance à toute norme imposée de l’extérieur, car ils craignent comme la peste de vivre une vie de faux-self, où l’on n’est pas soi, mais celui que les autres veulent que l’on soit. La vie réussie n’est donc plus, comme chez les Grecs anciens, celle où l’on se conforme au cosmos ou à la place que la naissance a dévolue à chacun. C’est celle où l’on profite de toutes les possibilités logées en soi-même. L’histoire du DP offre un éclairage particulier sur l’histoire de l’individualisme et permet de comprendre comment nous avons appris à aimer cette façon de vivre. Pour cela, il nous faut remonter quelques siècles en arrière et traverser l’Atlantique.

Un nouveau monde

18Quand le comte Alexis de Tocqueville se rendit en 1831 aux États-Unis pour y étudier le système pénitentiaire américain, l’aristocrate biberonné aux logiques de l’Ancien Régime qu’il était vécut une expérience anthropologique forte. Il découvrit non seulement une société démocratique mais, plus encore, un monde galvanisé par le rêve américain, ayant érigé en dogme le refus du renoncement. Cela lui inspirera ce commentaire percutant : « Les nations aristocratiques sont naturellement portées à trop resserrer les limites de la perfectibilité humaine et les nations démocratiques les étendent quelquefois outre mesure[3]. » Un siècle plus tard, un autre Français, Paul Claudel, alors ambassadeur aux États-Unis, écrira à propos de la crise financière de 1929 : « Il y a dans le tempérament américain une qualité que l’on traduit là-bas par le mot resiliency, pour lequel je ne trouve pas en français de correspondant exact, car il unit les idées d’élasticité, de ressort, de ressource et de bonne humeur. […] Et si quelques financiers se jetaient par la fenêtre, je ne puis m’empêcher de croire que c’était dans l’espérance fallacieuse de rebondir[4]. »

19De quel bois sont faits ces Américains, qui semblent tant attendre d’eux-mêmes, pour paraître si exotiques à des yeux français ? Dès le xvie siècle, les premiers colons installés aux États-Unis, fuyant une Europe corrompue, se sont retrouvés dans un environnement aux possibilités et aux difficultés infinies. Ils se sont unis dans l’adversité comme dans la foi en la possibilité de créer une « nouvelle Jérusalem » peuplée de « nouveaux Adam », une société égalitaire qui ferait fi des anciennes divisions et permettrait enfin l’éclosion du potentiel de chacun. Cette mythologie a d’abord un substrat ou une justification religieuse : dans le protestantisme calviniste des premiers colons, l’homme qui plaît à Dieu n’est plus le catholique qui prie et contemple hors du siècle. La promesse de l’entrée au paradis se détecte désormais dans les signes d’une vie active, laborieuse, tout entière tournée vers l’exploitation et la création de richesses à la gloire du Très-Haut (Dieu aime les « useful men », pour utiliser l’expression du révérend Cotton Mather, mort en 1728). Parallèlement, c’est dans son for intérieur que l’on peut nourrir la certitude d’appartenir au contingent des sauvés. Si l’on doute de soi ou que l’on perd confiance en son salut, on est déjà damné. « Aide-toi, et le ciel t’aidera. »

20La mythologie américaine des possibilités illimitées, extérieures (le Far-West) comme intérieures (l’insondable réservoir de puissance présent en chaque être humain), s’est aussi progressivement nourrie du vocabulaire du libéralisme (par exemple John Locke), qui portait au pinacle des valeurs le couple « liberté/responsabilité individuelle », mais aussi, plus tard, de la philosophie transcendantaliste développée par Ralph Waldo Emerson, promoteur de la « self-reliance » (confiance en soi) et d’un perfectionnisme moral accessible à chacun.

21C’est dans le monde des affaires que cette façon de vivre a produit les résultats les plus visibles. Parmi les meilleurs témoins de cet esprit où chacun est entrepreneur de soi-même et du monde qui l’entoure, on trouve la bonne centaine d’ouvrages du prolifique Horatio Alger Jr. (1832-1899), qui inventa la « success story ». Ragged Dick (1868), l’un des livres les plus vendus de l’époque, emprunte une trame typique du rêve américain pour raconter l’élévation sociale d’un cireur de chaussures démuni : quels que soient les obstacles et les chances de départ, chacun peut réussir sa vie (c’est-à-dire, en l’espèce, devenir riche) grâce à un comportement honnête, volontaire et travailleur : un self-made man. La morale se veut démocratique mais, comme tous les mythes, celui du self-made man ne résiste pas à une analyse un peu sérieuse du fonctionnement de l’ascenseur social et de la création de richesses : dans l’immense majorité des cas, on entre dans l’élite par héritage ou par cooptation.

22Comment (re)devenir actif, comment faire de sa vie une histoire dont on est le héros, comment faire de soi-même une œuvre d’art sans cesse remise sur le métier, en bref, comment réussir sa vie en travaillant sur soi ? À partir de ce socle commun, deux grands axes se sont développés en parallèle dans le DP américain pour mettre cet idéal à la portée de tous. D’un côté, une version pragmatique, rationnelle et ascétique selon laquelle on parvient à une vie réussie en menant une existence méthodique et efficace (au bureau, à table, comme au lit) qui ne laisse rien au hasard ou à la merci d’autrui; chaque investissement devant répondre à un intérêt bien compris. D’un autre côté, réussir sa vie consiste à « devenir soi », ce qui suppose d’explorer sans relâche les immenses ressources de vérité et de puissance dont chacun de nous est riche – c’est la version romantique, expressiviste et émotionnelle du self-help.

La vie efficace

23L’idée de se vivre comme un capital à faire prospérer, directement héritée du protestantisme calviniste, s’est progressivement sécularisée. Cette conduite de vie trouve l’une de ses plus claires expressions dans les écrits de Benjamin Franklin. Ce héros américain dont le portrait orne les billets de cent dollars fut un politicien (il a participé à la rédaction de la Déclaration d’indépendance) et un inventeur (on lui doit des avancées majeures dans la découverte de l’électricité), mais il fut aussi l’auteur de nombreux ouvrages dans lesquels il se faisait l’apôtre de la vie bien ordonnée. À la fin de sa vie, il présenta dans son Autobiography (1790) l’éthos qui l’avait amené à devenir l’homme comblé et exceptionnel qu’il fut. Le secret ? Pas un moment de la vie, du lever (tôt) au coucher, qui ne soit investi dans la production efficace, pas une once de laisser-aller ou de plainte. Chaque pensée, chaque action est évaluée à l’aune de la question : « À quoi cela sert-il ? ». Ses ouvrages regorgent de conseils de la sorte : « Le chagrin ne mène qu’au péché », « L’espoir du gain diminue la souffrance », « L’homme sage est capable de mieux tirer avantage de ses ennemis que l’idiot de ses amis », etc. Dans des conseils au ton plus satirique datant de 1745 et restés longtemps inédits, Franklin conseillait mêmes aux jeunes hommes incapables de maîtriser leurs pulsions de choisir des maîtresses âgées car, disait-il, « pour maintenir leur influence sur les hommes, elles compensent la diminution de leur beauté par l’augmentation de leur utilité ».

24L’approche crypto-managériale de Frank- lin a tracé un sillon du DP sans cesse creusé depuis lors. Le monde est un champ de luttes dont il faut tirer le meilleur parti. Au fil des siècles, des fournées entières d’ouvrages ont continué d’utiliser ces mêmes recettes. Ce fut par exemple le cas de Dale Carnegie, l’auteur de How to Win Friends and Influence, publié en 1937. Le livre, considéré par le Time Magazine comme l’un des cent ouvrages en anglais les plus influents, s’est écoulé, au fil des rééditions, à plus de quarante millions d’exemplaires, expliquant à ses lecteurs, avec un cynisme que cache mal le ton humoristique du texte, quels principes de comportements permettent de mieux gérer, leur réseau social et l’appréciation que les autres ont d’eux.

25Parmi les meilleurs vendeurs de livres des trente dernières années aux États-Unis, les winners et les self-made men offrant à leurs semblables les clés de la réussite tiennent une place enviable. Richard Carlson, Wayne Dyer, Robert Ringer, et surtout Stephen Covey (The 7 Habits of Highly Effective People) se vantent ainsi sur leurs sites Internet respectifs (dont certains sont posthumes) d’avoir vendu des dizaines de millions d’exemplaires de leurs ouvrages pour défendre l’éthique du travail dur, efficace, planifié, rationnel. Depuis l’entrée dans l’ère néolibérale avec Reagan, la tonalité s’est encore durcie. Il ne s’agit plus d’être productif pour être quelqu’un de bien, il s’agit d’être productif pour survivre dans la jungle humaine. Parmi bien d’autres, Phil McGraw nous le rappelle: « Les winners dans cette vie connaissent les règles du jeu et ont un plan, ce qui rend leur efficacité incomparable à ceux qui n’en ont pas. Pas un grand mystère, juste un fait[5]. »

La vie authentique

26Cette première incarnation du DP est parfois brutale et prétend nous obliger à regarder ce que nous ne voulons pas voir : dans ce monde, on ne peut compter que sur soi-même pour devenir quelqu’un. Dès le départ, cependant, cette tendance a été accompagnée par une autre, d’apparence bien plus douce, mettant l’accent sur l’authenticité, les émotions, le respect de la fragilité, l’importance de la qualité des relations humaines et en particulier de la communication. L’aridité de la conduite de soi productive et ascétique des calvinistes a été d’emblée tempérée par une veine insistant sur l’importance de l’expression de soi et de ses richesses intérieures, que l’on retrouve par exemple dans le méthodisme du pasteur Wesley (1703-1791) et ses messes en plein air saturées d’émotion. Cette veine s’est aussi épanouie dans les récits de rédemption comme ceux de John Bunyan (1628-1688), dans lesquels des âmes perdues deviennent des personnes responsables, non tant par la productivité que par la rencontre avec elles-mêmes.

27Cette fascination pour une intériorité détenant les clés de la vérité sur soi mais polluée par les normes sociales constitue également une partie importante de l’esprit américain. On oublie que des Européens comme Franz Mesmer (1734-1815) ou Émile Coué (1857-1926) ont connu un succès bien plus important aux États-Unis que sur le vieux continent. La culture populaire américaine, imprégnée de l’idée que notre subconscient exprime notre nature divine et nous relie aux énergies créatrices de l’univers, a donné naissance à des courants de pensée à la fois populaires et soutenus par d’éminents intellectuels.

28Parmi ceux-ci, la New Thought, fondée par Phineas Quimby (1802-1866), qui avait été fasciné, comme beaucoup de ses compatriotes, par la théorie de Franz Mesmer. L’auteur du Mémoire sur la découverte du magnétisme animal (1779) supposait qu’il existait un fluide physique emplissant l’univers et reliant tous les corps entre eux. Un déséquilibre dans la quantité de fluide à l’intérieur du corps humain occasionnait une maladie qu’il fallait guérir en provoquant des crises. Le philosophe William James, lui-même charmé par le mouvement, le baptisa « Mind-Cure », la « guérison par l’esprit ». Les dernières décennies du xixe siècle et le début du xxe ont vu la publication d’une pléthore d’ouvrages développant cette idée que les maladies et les problèmes ne sont pas des entités réelles, mais bien des erreurs de l’esprit qu’il s’agit de corriger. Mary Baker Eddy, l’une des patientes soignées par Quimby, fonda d’ailleurs quelques années plus tard le mouvement scientifico-religieux de la Christian Science, lequel compte encore des centaines de milliers de fidèles aujourd’hui.

29En 1952, le prêtre Norman Vincent Peale publia The Power of the Positive Thinking, déclenchant à nouveau l’hystérie, malgré le caractère réchauffé de l’idée : vous êtes seul responsable de votre malheur, le bonheur s’obtient en pratiquant une pensée heureuse. La formule est simple : « Prayerize, Picturize, Actualize » (« prier très fort, imaginer très fort, rendre réel ») - ce que l’on veut très fort finit par devenir réalité. L’idée du « pouvoir de l’esprit » a donné lieu à quantité d’ouvrages mais aussi de techniques : la psycho-cybernétique, la programmation neurolinguistique, la visualisation créative, l’autohypnose, la méthode Silva, ou plus récemment la mindfulness (méditation en pleine conscience).

30Outre son caractère égalitaire (tout le monde peut y arriver grâce à l’entraînement), cette idée a pour elle de faire feu de tout bois afin de nous faire comprendre que notre potentiel est sous-utilisé. Quand, en 1909, le père fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, débarqua aux États-Unis pour y donner ses conférences, l’engouement fut immédiat, quoique fondé sur une terrible mécompréhension. La pessimiste psychanalyse concevait les normes sociales comme un mal nécessaire, jouant le rôle douloureux mais indispensable de couvercle sur le chaudron bouillonnant des pulsions, au premier rang desquelles les pulsions sexuelles. L’historien Nathan Hale a très bien raconté comment les Américains, depuis longtemps persuadés que l’inconscient ne pouvait être autre chose qu’une source de progrès, se mirent à parler d’« élan vital » pour qualifier la dégradante « libido » freudienne et virent dans la méthode du maître la façon tant attendue de libérer le potentiel de chacun. La psychologie humaniste de l’après-guerre, qui se revendiquait comme la troisième voie entre la psychanalyse et le comportementalisme, fut l’un des résultats les plus impressionnants de cette mécompréhension productive. Son slogan : « Libérez-vous de tout ! » À côté des travaux de Carl Rogers ou d’Abraham Maslow sur l’empathie ou l’autoréalisation, elle donna aussi lieu au bien nommé « mouvement du potentiel humain », qui s’exprima notamment via une myriade de techniques exotiques développées dans une ambiance hippie à l’institut Esalen (Californie) durant les années 1960 : la Gestalt, mais aussi le Rolfing, le Rebirth, la bioénergie, le cri primal, etc., qui ont en commun d’explorer nos ressources insoupçonnées d’authenticité pour, par exemple dans le cas du cri primal d’Arthur Janov, nous aider à régresser jusqu’au cri poussé à notre naissance.

31La conviction que le bonheur est à portée de main parce que notre « moi intérieur » (l’esprit, la volonté, le cerveau, le vrai moi, l’enfant intérieur, etc.) peut avoir du pouvoir sur l’extérieur (des choses aussi importantes – les relations familiales – que triviales – le fait de trouver facilement une place de parking –, etc.) est puissamment installée. Elle a aussi trouvé des légitimations scientifiques dans la psychologie cognitive naissante des années 1950 (défendant à son tour l’idée que, pour changer un comportement, par exemple dépressif, il faut d’abord changer les représentations : une situation n’est stressante que si vous stressez) et, plus récemment, dans les neurosciences (et la possibilité d’éduquer notre cerveau plastique). Aujourd’hui, la psychologie positive, qui se targue elle aussi de mettre en avant les capacités de guérison et d’autoguérison de l’être humain, s’érige en héritière directe de ces courants et promet rien de moins, selon les mots de son fondateur Martin Seligman, qu’une « nouvelle ère » : celle où nous allons enfin cueillir les fruits de la recherche scientifique sur nos propres potentialités.

32L’idée du pouvoir de l’esprit s’accommode aussi très bien du langage spiritualiste du new age (le flux, le grand esprit, la terre mère, le « higher self »), ce mouvement qui promet lui aussi l’avènement d’une ère nouvelle, issue du travail sur soi d’une partie grandissante de la population. Deepak Chopra, à qui l’on doit The 7 Spiritual Laws of Success (1994), donne un bon aperçu de ce à quoi ressemble le monde dans une telle perspective : « Lorsque nous comprenons ces lois et les appliquons à nos vies, tout ce que nous désirons peut être créé, parce que les mêmes lois que la nature utilise pour créer une forêt, une galaxie, une étoile ou un corps humain peuvent aussi nous apporter la réalisation de nos plus profonds désirs. » Tout est dans tout, tout est possible, surtout le meilleur. Il y a visiblement de la place dans cette réjouissante niche pour d’innombrables variations sur un même thème : parmi d’autres, La Prophétie des Andes (James Redfield), L’Alchimiste (Paulo Coelho), Le Chemin le moins fréquenté (Scott Peck), Le Pouvoir du moment présent (Eckhart Tolle) ou encore Les Quatre Accords toltèques (Miguel Ruiz) ont ainsi, grâce aux dizaines de millions d’exemplaires vendus, mis leurs auteurs définitivement à l’abri des besoins matériels.

33Ceux que rebute le mysticisme ésotérique seront peut-être heureux d’apprendre que la promotion du pouvoir de l’esprit peut aussi passer par l’importation de sagesses orientales, au premier rang desquelles le bouddhisme, qui ont pour elles le poids de milliers d’années de pratiques. En termes de légitimité, elles offrent l’avantage d’être moins caricaturales que le new age, tout en proposant néanmoins un discours critique sur cette société pathogène. Aussi sont-elles mobilisées pour défendre une vision du bonheur plus humble : un art plutôt qu’une technique qui marche à tous les coups. Les collaborations du dalaï-lama avec des scientifiques et/ou des convertis occidentaux, qui ont pu donner lieu à des livres comme The Art of Happiness at Work, coécrit par Sa Sainteté et le psychiatre américain Howard Cutler, en sont de bons exemples.

34Les deux tendances du rationalisme efficace et de l’expressivité qui valorise le pouvoir de la pensée et l’authenticité du vrai soi peuvent sembler contradictoires au premier abord mais se marient en réalité très bien. En fait, chaque ouvrage de DP se situe quelque part sur un continuum entre ces deux « branches ». Un thème souvent traité par le DP exprime aujourd’hui très bien cet harmonieux mariage : le traumatisme, et plus généralement les épreuves et la souffrance qui en découlent. On aurait bien tort de croire que le DP promeut la figure d’un être humain invincible. Au contraire, se retrouver au creux de la vague, même si ce n’est guère agréable, est plutôt considéré comme une bonne chose, car c’est face à l’adversité que nous nous révélons tels que nous sommes au-delà des faux-semblants (version romantique) et que nous puisons la force pour agir et rebondir (version efficace). C’est ce que met en avant la catégorie immensément populaire de « résilience » qui fait couler beaucoup d’encre tant en France (notamment avec Boris Cyrulnik) qu’aux États-Unis. Cette résilience est certes atteignable (elle aussi) par tous, mais ne s’obtient que si chacun décide non seulement d’agir sur ce qui lui arrive, mais aussi à partir de ce qui lui arrive (par exemple en témoignant, en produisant des œuvres d’art, etc.). Être résilient, c’est donc non seulement être actif face à sa souffrance, mais c’est aussi la rendre utile d’une façon ou d’une autre.

Le développement personnel en France

35Si les éléments décisifs de la partie se sont joués aux États-Unis, la France n’a pas été un simple réceptacle passif de cette lame de fond. Cela tient principalement à deux éléments. D’une part, même si la mouvance du DP y a pris son essor quand les réalisations de la psychologie humaniste ont traversé l’Atlantique dans les années 1970, l’Europe continentale a aussi un passé de « littérature de conseils » ou de productions locales (comme les mouvements de Selbsthilfe, encore très vivaces en Allemagne, en Suisse, mais aussi en Autriche). D’autre part, le contexte moral, politique et culturel y est très différent : les Européens, francophones en particulier, n’ont pas été nourris à la célébration américaine des possibilités infinies mais limitées par les contraintes sociales. Par ailleurs, ils vivent dans des sociétés où l’État social a une histoire forte, c’est-à-dire des sociétés dans lesquelles on a longtemps considéré que c’était à la collectivité de prendre en charge les individus et leurs éventuelles difficultés (même si aujourd’hui la logique est d’exiger des individus qu’ils donnent des gages d’activité avant de réclamer de l’aide). Dès lors, en s’implantant dans cet environnement, le DP a été activement transformé pour s’y conformer. Le récent Trois amis en quête de sagesse (2016), coécrit par les trois membres de l’intelligentsia du DP made in France que sont Christophe André, Alexandre Jollien et Matthieu Ricard, est emblématique de cette adaptation.

36C. André, psychiatre qui se présente comme introverti et disposé au malheur, a osé chercher de l’air frais ailleurs que du côté de la déprimante psychanalyse (psychologie humaniste, Thérapie comportementale cognitive, psycho positive, méditation…) ; A. Jollien, philosophe infirme a fait de sa souffrance une force ; et M. Ricard, docteur en biologie, a tout abandonné pour trouver l’éveil dans le bouddhisme et l’altruisme. En termes de légitimité, difficile de faire mieux. Les trois comparses offrent des garanties sur les trois critères qui parlent au public français : le sérieux de la science, la sagesse d’antan et surtout la vérité du vécu personnel (d’autant plus vrai qu’il est douloureux), et qui les poussent à faire part de leurs hésitations, de leurs incertitudes et de leurs moments de faiblesse. Tout dans leur présentation permet de convaincre qu’ils sont fondamentalement humains, des « amis dans le bien », comme ils se surnomment dans l’ouvrage, juste un peu en avance sur leurs semblables.

37Le DP francophone cherche à offrir une parenthèse chaleureuse dans un monde de brutes. Pour ce faire, il se distancie des éléments trop bling-bling du DP à l’américaine : exit la référence constante à l’insolente réussite et à l’argent, ridiculisés les plans en douze étapes et les recettes qui fonctionnent en toutes circonstances, tempéré l’espoir du bonheur « ici et maintenant », moqués les exotiques aspects new age et autres annonces mystico-messianiques du grand soir à venir. Le DP francophone se veut humble, grave et adulte. Il ne promet pas la lune mais entretient une douce utopie. Et puis, surtout, plutôt que d’en être le symptôme, il lutte lui aussi contre les maux de l’individualisme qui rongent notre société. Feu David Servan-Schreiber, auteur du bestseller Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, pouvait ainsi s’insurger : « Aujourd’hui, nous sommes au cœur d’un mouvement planétaire vers l’individualismepsy”, ou ledéveloppement personnel. Les grandes valeurs en sont l’autonomie, l’indépendance, la liberté, l’expression de soi. Ces valeurs sont devenues tellement centrales que même les publicitaires s’en servent pour nous faire acheter la même chose que notre voisin tout en nous faisant croire que ça nous rend unique[6]. »

38Les « Trois amis en quête de sagesse » disent quant à eux avoir hésité à appeler leur ouvrage « Les éboueurs du moi, moi, moi ». M. Ricard précise : « Il faut éviter à tout prix que l’exercice de la pleine conscience, et de la méditation en particulier, devienne un havre où l’on s’absorbe à plein temps dans le monde de notre ego. Comme Alexandre [Jollien] le dit souvent : “Dans la bulle de l’ego, ça sent le renfermé.Soit on tente de se transformer soi-même dans le but de se mettre au service des autres, et tout le monde est gagnant, soit on reste dans la bulle de son ego, et tout le monde est perdant […] [7]. » En France, le DP endosse aujourd’hui volontiers une responsabilité sociétale (comme le montre le titre de l’ouvrage de Thomas d’Ansembourg, apôtre de la communication non-violente : Qui fuis-je, Où cours-tu ? À quoi servons-nous ? Vers l’intériorité citoyenne [2008]). Être bien n’est plus une fin en soi, c’est un moyen pour être bien avec les autres, et au-delà, guérir le monde de ses maladies.

39On peut bien évidemment se gausser de tout cela tant les ficelles semblent grosses et les thèmes inoffensifs. On peut balayer d’un revers de main la vision éthérée d’un humain fondamentalement bon qui n’interroge pas les rapports de pouvoir dans lesquels nous sommes immanquablement pris. Mais l’important n’est peut-être pas là : il s’agit de s’interroger sur ce dont témoigne le succès du discours du DP, même amendé, dans une terre qui lui est historiquement plutôt hostile.

40Sur le fond, au-delà d’indéniables différences avec le DP américain, le DP made in France poursuit tant l’œuvre de célébration des capacités individuelles que la mise en avant (même si c’est de façon plus soft) de l’activité contre la passivité. Cela montre que, même en Europe, le rendement ou le prestige de visions pessimistes ou fatalistes tend à décliner (que ce soit au niveau de la société ou à celui de l’individu) au profit d’attitudes qui marient optimisme et action. À celui qui prétend que tout va mal, il est rétorqué : « Et toi, que proposes-tu ? » Ainsi, il n’est pas étonnant que le livre des « Trois amis » contienne quelques piques bien senties à l’égard de la psychanalyse, qualifiée d’inutile parce qu’incapable de profiter du bien présent en chaque être humain.

41Le DP est un outil qui permet d’expliquer pourquoi, parmi des individus théoriquement égaux en droit et en valeur, certains vivent une vie plus intéressante que d’autres. Le mérite se mesure à l’aune de la volonté et de l’action, autrement dit de la capacité à s’en prendre à soi-même. Le prestige grandissant de l’action individuelle en général et du travail sur soi en particulier témoigne aussi de la perte de crédit d’autres formes d’action sur le monde, au premier chef les voies classiques de l’action collective : politique, syndicale, etc. Le réinvestissement de l’action sur soi montre non pas un désintérêt pour la chose publique, mais bien la place grandissante de la croyance, liée à un sentiment d’impuissance collective, selon laquelle, si on veut efficacement changer les choses, c’est avec ses mains et son cerveau qu’il faut agir sur ce qui est à notre portée (donc au premier chef nous-mêmes) et, de préférence, en dehors du système.

42Blâmer ce mouvement n’est pas plus utile à sa compréhension que s’en réjouir naïvement. Que le DP aide certains à vivre, il n’y a nullement lieu d’en douter. Est-il un instrument d’adaptation au système ou un moyen de faire bouger les lignes ? Sans doute les deux à la fois, mais encore faut-il savoir de quelles lignes on parle. Le DP est aussi un instrument qui porte une vision politique, même s’il s’en défend. À ce titre, et à moins que ses tenants ne se satisfassent d’être assimilés à de gentils distributeurs de pansements et de douces paroles en ces temps particulièrement durs, ce phénomène ne peut échapper à un examen, sans complaisance ni mépris, du monde dans lequel il veut inviter ses adeptes à vivre.


Date de mise en ligne : 19/09/2018.

https://doi.org/10.3917/crieu.007.0038

Notes

  • [1]
    Traduction de l’auteur. Le livre est entièrement consultable grâce au projet Gutenberg (www.gutenberg.org).
  • [2]
    J. Attali, Devenir soi. Prenez le pouvoir sur votre vie, Fayard, Paris, 2014.
  • [3]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Flammarion, Paris, 1993.
  • [4]
    P. Claudel, Œuvres en prose, Gallimard, Paris, 1965.
  • [5]
    P. McGraw, Life Strategies. Doing What Works, Doing What Matters, Hachette Books, New York, 1999 (traduction de l’auteur).
  • [6]
    D. Servan-Schreiber, Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse, Pocket, Paris, 2005.
  • [7]
    C. André, A. Jollien et M. Ricard, Trois amis en quête de sagesse, L’iconoclaste/Allary, Paris, 2016.
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