Couverture de CRIEU_001

Article de revue

Confucius, retour vers le futur

Comment la Chine a ressuscité son Maître

Pages 144 à 159

Après sa longue traversée du désert dans la Chine maoïste, Confucius revient aujourd’hui en force. Il est à la fois une icône « pop » – les manuels de self help tirés des Analectes se vendent à des millions d’exemplaires –, un outil de gouvernement – l’État chinois s’en sert pour stimuler les ardeurs nationalistes, réordonner la société et justifier ses noces de feu avec le capitalisme mondialisé – et un objet de débats philosophico-politiques – dont les enjeux sont la création d’un cadre universaliste alternatif à celui des droits de l’homme.

1À l’automne 2006, une discrète professeure à l’École normale de Pékin, Yu Dan, prononce une série de sept conférences télévisées sur l’actualité de Confucius. Leur auteur n’étant pas à proprement parler une spécialiste, l’émission prend rapidement la forme d’une causerie : la pensée du Maître y est appliquée à des situations quotidiennes et le livre qui rassemble son enseignement, les Analectes, se voit transformé en vade-mecum pour affronter l’incertitude de vies rythmées par le nouveau capitalisme chinois. L’intérêt que suscite l’émission l’incite à compiler ses conférences dans un ouvrage dont le succès éditorial (4,2 millions d’exemplaires s’écoulent en quelques mois et probablement dix autres au marché noir) fait de son auteur l’une des figures médiatiques les plus influentes de la Chine actuelle. Assez rapidement, pourtant, le livre est l’objet d’attaques virulentes. Aux sarcasmes que suscitent les propos lénifiants sur l’humilité confucéenne, de la part d’une écrivaine qui enchaîne séances d’autographes et réceptions officielles, s’ajoutent un certain nombre de critiques quant au contenu même de l’ouvrage. On reproche à Yu Dan sa maigre connaissance des textes classiques, sa psychologisation excessive et une sélectivité troublante qui l’amène à passer sous silence les dimensions politiques les plus problématiques du confucianisme. Transformé en manuel de self-help, c’est un Confucius New Age qui apparaît au détour des pages de Yu Dan, qui n’est pas sans rappeler les multiples contresens qui ont accompagné la réception des « philosophies orientales » en Occident ; à cette différence près, cette fois, que le travestissement orientaliste est, ironiquement, le fait d’une universitaire chinoise.

2À travers son succès et ses ambiguïtés, le livre de Yu Dan est ainsi révélateur d’un mouvement qui, après avoir pris son essor dans les diasporas de la Chine culturelle, se développe aujourd’hui en République populaire : celui d’un retour de la pensée confucéenne au sein de sociétés qui semblaient pourtant avoir rompu avec elle au nom de leur entrée dans la modernité. Que ce soit dans les écoles, à la télévision, au cinéma, en philosophie ou dans le discours politique, les références à Confucius se sont multipliées depuis une vingtaine d’années, au point que l’on parle aujourd’hui de « fièvre confucéenne » pour rendre compte de cette réémergence paradoxale de la pensée du Maître et de sa capacité supposée à fournir des repères à une Chine brutalement transformée par sa conversion au capitalisme. Des questions écologiques au stress des études, des relations familiales à la difficulté de trouver un emploi, de la vertu des hommes politiques aux interrogations les plus existentielles sur le sens de la vie, le confucianisme semble dorénavant à même d’apporter des réponses à toutes les questions qui traversent les sociétés asiatiques contemporaines, de la Chine au Japon, de la Corée du Sud à Singapour ou Taïwan. Polymorphe, il tient tout à la fois de l’éthique personnelle et de la néoreligion, du symbole culturel et de ressource dans les débats politiques. Au risque, cependant, de tomber dans la caricature à force d’être transformé en marchandise de consommation culturelle, voire de se trouver associé à des entreprises politiques ambiguës, lorsqu’il est par exemple convoqué pour réaffirmer la légitimité des gouvernants ou un sens de l’identité nationale malmené par les forces globales du capitalisme. La « fièvre confucéenne », derrière ses manifestations parfois kitsch ou anecdotiques, est en effet exemplaire de cette propension des pouvoirs à « réinventer » de la tradition à leur avantage, qu’il s’agisse de l’État chinois ou d’une économie dont la soif de marchandisation semble infinie. Ces manifestations diverses amènent ainsi autant à se demander ce que recouvre aujourd’hui le confucianisme et dans quelle mesure il est lié à la pensée de Confucius (551-479 av. J.-C.) et de ses disciples, qu’à interroger les motivations des pouvoirs contemporains à se parer de l’habit de la tradition.

La « fièvre confucéenne »

3Les millions d’exemplaires des Sentiments sur les Analectes de Confucius vendus par Yu Dan, universitaire jusque-là spécialiste de communication, restent aujourd’hui encore l’une des manifestations les plus tangibles de la fièvre confucéenne et de ses ambiguïtés. C’est en effet certainement sa bonne connaissance des mass media (qui contraste avec la relative ignorance de la tradition confucéenne, que son auteur a plusieurs fois confessée) qui explique l’étrange succès de l’ouvrage. Deuxième écrivain la mieux payée de Chine, ses ventes dépassent celles des volumes de Harry Potter qui paraissaient au même moment, témoignant d’un sens de l’opportunité qui relève bien plus d’un cours de communication que d’une quelconque sagesse confucéenne. Un observateur américain a pu la décrire comme un mélange de Bernard-Henri Lévy et de Docteur Phil (sorte de Mireille Dumas américaine), signe que le Confucius qui ressort de sa lecture se veut pleinement en phase avec l’humeur du moment et les questions les plus actuelles, pour ne pas dire les plus superficielles.

4Car ce qui surprend dans les Sentiments, c’est la capacité de l’auteur à utiliser les enseignements de Confucius, pourtant dispensés au tournant des vie-ve siècles avant notre ère dans l’un des contextes les plus troublés de l’histoire chinoise, pour proposer une éthique de vie en prise avec le capitalisme contemporain. Que ce dernier soit lui aussi une période passablement troublée n’enlève rien au mystère du succès de l’ouvrage. Sa lecture permet néanmoins de lever un coin du voile. Le livre parvient en effet à jouer avec les oppositions sur lesquelles il est construit : non seulement le passé le plus ancien devient une boussole pour le présent, mais des courants de pensée réputés pour leur complexité deviennent ici abordables (« les vérités que nous apporte Confucius sont parmi les plus simples ») et un enseignement réputé abstrait se trouve relié à des questions quotidiennes.

5Les Sentiments se veulent ainsi un guide pratique permettant de trouver le « bonheur spirituel dans le monde moderne » et, par là, une forme de stabilité. Trente ans de croissance économique ont profondément changé la Chine, brouillant la pertinence des catégories héritées du passé et rendant le futur incertain. Les injonctions contradictoires et l’entremêlement anarchique du nouveau et de l’ancien sont le quotidien de nombreux Chinois. Aujourd’hui encore, le cursus des étudiants peut ainsi inclure un cours obligatoire sur la « pensée de Deng Xiaoping », vantant les mérites d’une société socialiste, mais être souvent suivi d’une option d’introduction aux théories économiques néolibérales, pour qui cette même société socialiste fait figure de principal repoussoir idéologique. Certains étudiants doivent se munir d’un plan de la ville ou de leur téléphone portable lorsqu’ils rentrent chez leurs parents, tant les quartiers dans lesquels ils ont grandi se sont radicalement transformés. Dans ce contexte de bouleversements permanents, les Sentiments jouent habilement sur le besoin de stabilité et promeuvent ces « vérités simples » qui ont « permis à des générations de Chinois […] de garder la tête froide, même lorsqu’ils furent confrontés à des changements sociaux immenses ». En répétant combien la richesse n’apporte ni bonheur ni sagesse, en expliquant comment se faire de « vrais amis » ou en invitant à restreindre ses ambitions (dont la racine « se trouve au fond de notre cœur »), le livre revendique clairement une communauté d’inspiration avec la collection américaine « Chicken Soup for the Soul » (l’idée évoquant, en français, celle du « baume au cœur »), dont le catalogue propose autant de manuels pour en finir avec le stress, faire face aux allergies ou savoir se réjouir devant les miracles quotidiens de nos amis chiens et chats.

6Pourtant, si l’on veut comprendre le succès des Sentiments, il faut tout autant se pencher sur ce que ne dit pas l’ouvrage. Les omissions de Yu Dan sont en effet aussi parlantes que ses prédilections. Aucune mention n’est faite des aspects les plus controversés du confucianisme, telle cette pensée du Maître se plaignant de la difficulté à traiter avec les femmes et les petites gens, qui font preuve, à l’en croire, de vanité si on leur accorde de l’attention et de ressentiment si on les écarte. Cette phrase alimenta les critiques de nombreux intellectuels qui, au début du xxe siècle, virent dans Confucius l’incarnation de tous les maux qui retardaient la Chine. De même, si l’ouvrage se garde bien d’entrer dans des considérations politiques – ce qui serait hasardeux, y compris en termes marketing –, il n’en promeut pas moins un mode de vie respectueux de l’ordre et des institutions, c’est-à-dire une politique conservatrice, qui s’exprime plus ouvertement dans les entretiens qu’accorde Yu Dan (cette dernière pouvant ainsi déclarer sans ambages : « Nous devons nous appuyer sur un système ferme pour résoudre nos problèmes. En tant que citoyens, notre devoir n’est pas nécessairement d’être des personnes morales irréprochables. Notre devoir est d’être des citoyens respectueux de l’ordre et des lois. ») De fait, le succès du manuel de savoir-vivre confucéen n’est pas passé inaperçu au Parti communiste chinois : cooptée, invitée à ses conférences et à en rencontrer les caciques, Yu Dan est devenue une sorte de compagnon de route du virage idéologique d’un parti qui, depuis 2002, tend à se désigner comme « parti au pouvoir » et non plus comme « parti révolutionnaire ».

7L’alignement idéologique de Yu Dan lui a logiquement valu les critiques de l’intelligentsia libérale, pour qui, selon la phrase prononcée par le prix Nobel Liu Xiaobo avant son arrestation, les intellectuels feraient mieux de révérer la liberté de penser plutôt que Confucius. Il n’a pas non plus aidé à la réconcilier avec ceux qui lui reprochent sa méconnaissance des subtilités philosophiques d’une tradition qui s’est diversifiée et complexifiée pendant deux millénaires et demi. « Confucius n’aurait pas été content », affichait le tee-shirt d’un universitaire venu protester lors d’une séance de dédicaces. De même, Yu Dan dut récemment opérer une retraite précipitée sous les sifflets d’une assistance, réunie à l’université de Pékin pour une conférence de spécialistes du confucianisme, qui la jugeaient indigne d’un débat sérieux.

Confucius : les raisons du renouveau

8Pourtant, ces réactions expriment tout sauf une exaspération devant le retour qu’effectue le confucianisme. Elles témoignent au contraire de l’importance des enjeux qui y sont associés et du fait que l’on ne peut pas si innocemment s’emparer d’une tradition de pensée qui a été centrale dans l’histoire de la Chine, à l’exception notable du xxe siècle. Après la mort de Confucius au ve siècle avant notre ère, un certain nombre de ses disciples, Mencius au premier chef, vont en effet continuer à développer la pensée du Maître. L’ensemble des savoirs et des réflexions qu’ils accumulent en vient à former un corpus conséquent, érigé au rang d’idéologie officielle sous la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 apr. J.-C.). Elle constituera pendant plus de deux millénaires la colonne vertébrale de l’Empire chinois et se développera de manière remarquablement unifiée, en particulier grâce au système des concours impériaux, qui en imposeront l’étude pour intégrer la caste mandarinale et accéder aux positions administratives. Pourtant, rien ne serait plus faux que de voir dans le confucianisme une tradition figée. Tout d’abord car le terme (inconnu des Chinois, qui lui préfèrent l’appellation de Ru Jia – tradition des lettrés) recouvre en réalité des domaines très divers, tenant des réflexions philosophiques, éthiques, historiques, linguistiques ou encore techniques. Ensuite, car cette tradition a connu des évolutions notables, en particulier au moment des dynasties Song (960-1279) et Ming (1368-1644), où le développement du bouddhisme, en particulier, l’a amenée à d’importantes recompositions théoriques.

9On ne considère généralement pas le confucianisme comme une religion, cependant. Certes, des portraits de Confucius sont couramment associés, dans les temples, à ceux de Bouddha et des fondateurs du taoïsme ; de même, des tentatives ont été faites pour le transformer en religion d’État. Mais elles restent marginales par rapport à ce qui forme le cœur d’une tradition dont le fondateur précisa que, tout en le respectant, il n’avait rien à dire du monde des esprits, et qu’il entendait se garder de toute spéculation théologique ou métaphysique sur le divin. Comme Socrate, dont il est le quasi-contemporain, Confucius n’a rien écrit de son vivant. Les deux figures ont été souvent rapprochées, tant elles marquent l’origine de deux philosophies et de deux traditions culturelles qui prennent, avec elles, des cheminements propres. Mais il est plus hasardeux de comparer Confucius au Christ, comme le firent certains jésuites lorsqu’ils établirent les premiers contacts modernes avec l’Empire chinois. Une telle comparaison a certes le mérite de signaler le rôle fondateur de Confucius pour la culture chinoise et la référence créatrice qu’il sera pendant des millénaires, comme le christianisme le fut avec des figures aussi différentes que saint Augustin, Pascal ou Kierkegaard. Mais elle donne au confucianisme une dimension théologique qu’il n’eut pas. Résolument tourné vers l’humain, il fut bien plus un corpus de savoirs destiné à administrer l’Empire et une philosophie éthique préoccupée par les problèmes que soulève la vie en commun des hommes.

10Or c’est cette association intime à l’Empire qui va voir le confucianisme tenu responsable de la crise que traverse ce même Empire aux xixe et xxe siècles, et qui s’exprime par le constat du retard pris par la plus vieille civilisation continue du monde, et longtemps la plus puissante, sur ses concurrents d’Occident. Autour du mouvement dit du 4 mai 1919 – au départ une protestation populaire contre le statut dominé de la Chine dans l’ordre mondial qui suit la Grande Guerre –, se cimente une critique radicale du confucianisme, accusé d’avoir entravé la modernisation du pays et signé son affaiblissement. Derrière les slogans d’intellectuels tels que Hu Shi ou Wu Zhihui, appelant à se débarrasser du confucianisme et à « jeter les livres anciens aux toilettes », c’est tout d’abord le procès d’une tradition de pensée qui est engagé, le confucianisme devenant le symbole de l’oppression des femmes, du respect servile à l’autorité ou encore du conformisme intellectuel, autant de tares qui affligent et retardent la Chine. Mais c’est aussi la mise à bas d’un système qui y est justifiée, le confucianisme ayant cessé de constituer l’idéologie officielle du pays quelques années auparavant. À la suite des étudiants de 1919, ce sont plusieurs générations d’intellectuels chinois qui adopteront une position moderniste et radicalement anticonfucéenne, ce qui les amènera à se tourner vers les savoirs occidentaux dans l’espoir de fortifier leur pays, et à rejeter ce qui en avait été la tradition propre pendant deux millénaires.

11Le renouveau du confucianisme depuis les années 1990 doit donc être compris à la lumière de cette histoire récente. Il s’inscrit à la suite d’un siècle de politique anticonfucéenne, qui s’est poursuivie sous l’ère maoïste. Nombre de dirigeants du Parti communiste ont non seulement été influencés par les courants modernistes, lors de leurs années de formation, mais en ont appliqué la politique une fois au pouvoir. Confucius fera encore l’objet d’attaques pendant la Révolution culturelle lorsque, entre 1966 et 1976, Mao a appelé à liquider les dernières traces du passé au nom d’une accélération de la révolution. Si ces attaques visent en réalité ses opposants, elles entraînent néanmoins des destructions de temples et une relégation encore un peu plus poussée de Confucius, symbole de l’époque féodale, dans les marges de l’histoire chinoise.

Reconfucianiser la Chine

12Or ce sont précisément les générations qui ont fait la Révolution culturelle, ainsi que leurs enfants, qui redécouvrent actuellement Confucius. Yu Dan elle-même a déclaré que l’écriture des Sentiments était une tentative pour expier les violentes critiques que sa génération avait formulées contre le Maître. Ce n’est donc sûrement pas un hasard si le renouveau confucéen s’incarne en premier lieu dans l’enseignement, c’est-à-dire au sein du système censé incarner l’homogénéité et la continuité culturelles du pays. On estime que plus de dix millions de jeunes Chinois seraient scolarisés chaque année d’une manière ou d’une autre dans des écoles privées dispensant un enseignement confucéen, même s’il s’agit de cours du soir ou du week-end. Les jeunes enfants y sont acceptés dès trois ans et poursuivent souvent jusqu’à leur entrée dans l’enseignement secondaire. Parfois vêtus de la robe traditionnelle des lettrés et du chapeau carré typique de la classe mandarinale, les plus petits mémorisent, puis récitent en les chantant, les textes classiques du confucianisme (certaines écoles les font répéter jusqu’à six cents fois au cours d’un apprentissage qui peut durer plusieurs années) ; les plus âgés apprennent, eux, à reconnaître les idéogrammes complexes qui en forment le fonds conceptuel. Les uns comme les autres sont sensibilisés à ces thèmes classiques que sont l’importance de la piété filiale ou la « règle d’or » qui recommande de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse.

13À en écouter les directeurs, ces écoles répondraient à un besoin de renouer avec une culture chinoise classique trop longtemps mise entre parenthèses. Nombre de parents avancent également le besoin de compléter un enseignement officiel essentiellement pratique et technique par une dimension plus éthique. Il est certain que la vogue que connaissent ces écoles s’explique par les nombreuses insatisfactions provoquées par une vie matériellement plus riche mais spirituellement appauvrie. Cependant, il n’est pas impossible de les resituer dans le mouvement plus large des écoles spécialisées dans les cours du soir, particulièrement développés en Chine, en Corée et au Japon, où l’accès aux universités les plus cotées se prépare parfois dès les premières années et entraîne une mobilisation considérable des familles (en temps comme en argent). D’où le paradoxe qui fonde la raison d’être même de ces écoles confucéennes : le désintéressement spirituel qu’elles affichent se conjugue en réalité très bien avec un certain nombre d’avantages plus ou moins directs. En plus de développer précocement la mémoire des jeunes enfants, elle leur inculque des rudiments d’histoire et une connaissance précieuse des arcanes de l’écriture chinoise. En bref, la touche spirituelle qu’elles apportent n’est en rien incompatible avec la poursuite de biens plus matériels, pour lesquels l’éducation fait office de sésame.

14Ce qui ne veut pourtant pas dire que le système d’enseignement chinois soit aujourd’hui revenu au confucianisme. Les programmes officiels continuent de faire une place considérablement plus importante aux diverses pensées marxistes et les élites restent formées selon des savoirs modernes. Inquiet d’une possible compétition, le Parti communiste a également fermé quelques écoles confucéennes, même si, de manière générale, il a plutôt fait preuve d’une neutralité bienveillante à leur égard. Le mouvement éducatif confucéen n’est donc en rien le signe d’un délitement du pouvoir communiste. Il prend place, plutôt, à la confluence de plusieurs phénomènes. Tout d’abord, le besoin d’une stabilisation des changements amenés par la modernisation capitaliste, qui passe par la réaffirmation d’une continuité culturelle sur le temps long, ou en tout cas par la possibilité de réinjecter le passé dans le présent – typiques, de ce point de vue, sont les cours de « sagesse commerciale » ouverts à destination des businessmen dans les institutions universitaires les plus prestigieuses du pays, où les textes classiques sont mobilisés pour fournir autant de techniques et de justifications proprement chinoises à l’exercice du profit. Mais se dit ici, également, l’importance prise par l’éducation dans une société plus ouverte et surtout plus compétitive : ce n’est pas un hasard si l’essentiel des vœux déposés dans les temples confucéens concernent la réussite aux examens universitaires (et au TOEFL) et si, le passage par les écoles dédiées à l’étude de la culture classique peut représenter un investissement judicieux dans les stratégies éducatives familiales.

Confucius au village

15Pourtant, ce tableau, limité aux classes moyennes supérieures urbaines, pour qui l’éducation représente un enjeu crucial, serait incomplet sans prendre en compte d’autres phénomènes qui travaillent en profondeur la société chinoise. Ainsi, depuis l’année dernière, plusieurs villages de la province du Shandong sont le lieu d’une expérience inédite de (ré-) introduction de la culture confucéenne parmi les paysans. Le lieu, en réalité, n’est pas choisi au hasard, car dans cette province se trouve Qufu, ville de naissance de Confucius. Officiellement lancé en octobre 2014 par le gouvernement local et baptisé « Confucianisme citoyen », le projet vise à organiser des conférences bimensuelles sur le sujet dans les 405 villages attenants. Ainsi, de jeunes conférenciers (souvent des fonctionnaires locaux), préalablement formés par des spécialistes de Pékin, invitent la population à venir se familiariser avec la pensée de celui qui est, ici, vraiment le Maître des lieux. Pour s’assurer une assistance nombreuse, l’un des villages est allé jusqu’à promettre une thermos gratuite. Dans une atmosphère décrite comme studieuse par la presse officielle, une population entre deux âges vient méditer sur le principe de la piété familiale et de l’amour fraternel. Le numéro de portable du conférencier est inscrit au tableau au cas où quiconque souhaiterait des éclaircissements. Et, pour prolonger la réflexion au-delà des conférences, certains villages n’ont pas hésité à installer des haut-parleurs qui rediffusent en boucle textes et histoires classiques du confucianisme.

16Une telle mobilisation ne peut évidemment qu’avoir des effets bénéfiques. « Les villageois traitent désormais mieux leurs parents et les relations entre voisins se sont améliorées », avance un journaliste du Global Times envoyé sur place, qui s’émerveille également de la sagesse du chauffeur de taxi qui, en le ramenant à l’aéroport, jure combien l’opuscule sur la pensée de Confucius, que lui a fait parvenir gratuitement le gouvernement, l’aide dans sa vie de tous les jours. Il redécouvre ainsi au niveau local ce que d’autres ont pu observer au niveau national, voire international, une dépêche de l’agence de presse officielle Xinhua de septembre 2006 citant plusieurs chercheurs, selon lesquels le développement des recherches sur le confucianisme contribue à l’harmonie à l’intérieur de la Chine et dans le monde entier. Les signes de cette amélioration quotidienne des relations seraient d’autant plus indiscutables qu’ils sont mensuellement commentés. Le village de Qianjiacun a ainsi publié la liste des habitants ayant fait preuve de la plus grande piété filiale au cours du mois passé, produisant pour cela un relevé statistique des quantités d’argent, d’huile et de riz données par chaque enfant à ses parents. À mi-chemin entre la propagande de la Révolution culturelle et le tableau de l’employé du mois des chaînes de restauration rapide, cet effort pour associer la population villageoise au renouveau confucéen peut évidemment laisser sceptique. Si l’on ne peut guère partager l’enthousiasme officiel pour ces villages modèles, qui se veulent l’incarnation du meilleur des mondes confucéens, on peut, par contre, lire entre les lignes des communiqués triomphants une autre histoire, plus triste, celle des transformations brutales qui touchent des campagnes chinoises, longtemps les grandes oubliées du « miracle économique ». Des campagnes vidées de leurs hommes jeunes, et parfois de leurs femmes, partis grossir les rangs des travailleurs migrants, dont les vies précaires se raccrochent à l’espoir de grappiller quelques miettes d’une prospérité essentiellement urbaine. Le journaliste du Global Times l’a-t-il entendu, lorsqu’il laisse la parole à une mère célibataire qui vante les mérites des conférences pour l’éducation des enfants, avant d’ajouter que, dans des villages « où tant de jeunes hommes sont partis travailler dans les grandes villes, les conférences sur la piété filiale pourraient peut-être aider les femmes restées sur place et leurs belles-mères à nouer des relations plus cordiales ».

« L’harmonie amène la prospérité » (proverbe chinois)

17Qu’il soit question d’argent dans le renouveau confucéen, cela apparaît de manière évidente. Il est en effet frappant de constater combien celui-ci est sans cesse retraduit en chiffres, qu’il s’agisse des millions d’exemplaires vendus par Yu Dan, des millions d’étudiants dans les d’écoles confucéennes, ou encore des kilos de riz qui forment l’étalon des ranking de la piété filiale villageoise. Signe de cette économie confucéenne, le site Internet des Études nationales, qui assure la mise en ligne des textes classiques, est coté en Bourse depuis 2009. Les autorités de Qufu l’ont bien compris. Elles peuvent certes invoquer un vieux proverbe, selon lequel l’harmonie amène la prospérité, pour expliquer le développement économique de la région, la réalité est bien plus affaire de judicieux investissements dans le secteur touristique. Qufu a été, depuis l’époque des Han, un centre de pèlerinage autour du lieu de naissance de Confucius. La pratique a disparu sous la période maoïste mais a depuis été remise au goût du jour, quitte à être radicalement réinterprétée, à l’opposé des sobres cérémonies d’hommage au Maître. Ainsi, en 2007, la ville inaugurait un Festival international Confucius, cosponsorisé par la Compagnie des vins Confucius. Un concert géant avec les pop-stars coréennes du moment attira des milliers de personnes. On ne sait si Confucius aurait vraiment apprécié les ballons géants à son effigie, ni le débardeur seyant du chanteur. Le succès de l’événement fut en tout cas suffisamment convaincant pour que les autorités débloquent l’équivalent de 500 millions de dollars pour la construction d’un musée et d’un parc d’attractions près du lieu de naissance du philosophe. Une statue en son honneur, presque aussi haute que la statue de la liberté, est en construction. Qufu, qui se désigne maintenant comme « ville sainte de l’Orient », joue sur le créneau du tourisme religieux et se compare à La Mecque et à Jérusalem, se félicitant d’ailleurs d’avoir accueilli cette année plus de « pèlerins » que cette dernière.

18Adossé à la puissance de l’économie chinoise, Confucius semble donc en passe de ressurgir partout, y compris dans des lieux où il n’avait jamais été présent et dans les situations les plus saugrenues. Des cérémonies sont inventées de toutes pièces, telle celle qui invite des couples mariés à aller prononcer à nouveau leurs vœux devant une statue du Sage de Qufu. Dans ce contexte d’invention permanente, le nom de Confucius semble pouvoir être associé à toute chose et son contraire. En 2006 est créé un prix Confucius, délivré par l’Unesco à des acteurs œuvrant contre l’analphabétisme. Mais il existe aussi depuis 2010 un prix Confucius pour la Paix (mis en place par le gouvernement chinois après le prix Nobel décerné au dissident Liu Xiaobo), attribué à Vladimir Poutine pour avoir apporté « sécurité et stabilité à la Russie ». À force d’être mobilisée pour rendre compte du moindre événement, la référence à Confucius risque de ne plus rien signifier. On a ainsi pu très sérieusement expliquer le recours des politiciens chinois à la teinture capillaire par une pensée prêtée au Maître, selon laquelle la direction des affaires de ce monde ne saurait incomber aux hommes dont les cheveux ont blanchi. De même, on a pu voir en Jacky Chan un « critique confucéen », à la suite d’une intervention publique de la star de cinéma hongkongaise, plus connue pour l’agilité étonnante de ses cascades, qui confessa craindre que trop de liberté politique n’aboutisse à déstabiliser la société : reprise en boucle sur les réseaux sociaux, la phrase fut rapprochée des positions des néoconfucéens conservateurs, pour lesquels une invention occidentale comme la démocratie serait un facteur de désordre en Chine.

Le confucianisme en politique

19Derrière l’étonnante diversité du retour confucéen, il est néanmoins un acteur dont on peut raisonnablement penser qu’il suit avec attention les événements en cours, sans pour autant qu’il les ait suscités ou qu’il cherche à tous les contrôler. Le renouveau confucéen n’aurait en effet pu prendre une telle ampleur sans une forme de patronage de la part du gouvernement chinois, explicitement endossée en 2014 par le président Xi Jingping lors d’un déplacement dans la ville natale de Confucius (où il déclara l’importance de « promouvoir vigoureusement la culture traditionnelle de la Chine »), puis lors d’un symposium en l’honneur du 2 565e anniversaire de sa naissance (qui fut cette fois l’occasion d’affirmer que cette même culture traditionnelle devait pouvoir aider le gouvernement). En cela Xi Jingping se place dans la continuité de ses prédécesseurs. Hu Jintao, en 2005, s’était déjà référé à l’idée de Confucius selon laquelle « l’harmonie est une chose qui doit être chérie ». La phrase avait été interprétée comme le signe d’un tournant idéologique du Parti, désormais prêt à recourir à une vulgate confucéenne pour faire face aux menaces de désordre interne et au vide idéologique ouvert par l’effondrement du marxisme. En réalité, les élites du Parti sont loin d’être devenues confucéennes, la référence communiste restant pour elles centrale, même si elles n’hésitent désormais plus à puiser dans d’autres imaginaires politiques pour asseoir leur pouvoir.

20On peut en tracer l’origine aux années 1980-1990, lorsque le Parti, après avoir définitivement soldé l’héritage de la Révolution culturelle et entériné son tournant capitaliste, adopte une position plus modérée vis-à-vis de Confucius, vu non plus comme un représentant des classes féodales, mais comme un symbole national à mettre en avant, voire comme une source d’inspiration conservatrice pour justifier l’harmonie (c’est-à-dire, le plus souvent, l’obéissance) au sein d’une société de plus en plus inégalitaire. Jiang Zeming est l’un des premiers dirigeants haut placés à s’exprimer dans ce sens, en mettant en avant publiquement les souvenirs tendres que lui inspire l’éducation confucéenne qu’il reçut dans sa famille (une telle confession aurait signé sa mort, littérale ou en tout cas politique, deux décennies auparavant). Il est aussi l’artisan d’un rapprochement avec les autorités de Singapour qui, dans ces mêmes années, expérimentent un projet de « reconfucianisation » de leur société. L’initiative visait alors à fournir à la population singapourienne un cadre idéologique pour faire face aux changements produits par la transformation radicale d’un pays du tiers monde devenu, en quelques années, l’une des sociétés les plus riches au monde : face aux écarts de richesse et à l’atomisation du corps social, on valorisa ainsi la complémentarité confucéenne entre l’inférieur et le supérieur, le jeune et le vieux, l’homme et la femme, etc. Mais cette initiative visait aussi à prévenir la contestation politique et les revendications démocratiques qui se développaient contre Lee Kuan-Yew, au pouvoir à Singapour sans interruption entre l’indépendance, en 1965, et sa mort en 2015. Le confucianisme qui est alors promu met en avant, suivant un argumentaire parfaitement culturaliste, l’incompatibilité entre les fondements du libéralisme occidental et ceux des cultures asiatiques. En bref, Singapour a expérimenté, deux décennies avant la Chine, une situation de forte croissance, de renforcement des inégalités socio-économiques et de montée de la revendication démocratique. La réponse qu’a constituée le projet confucéen servira d’inspiration aux dirigeants chinois et les incitera à ne pas entraver un processus de retour vers la tradition qui prenait naissance dans la société civile pour les raisons que l’on a vues.

21Restait alors au gouvernement à effectuer une dernière opération pour faciliter cette politisation du confucianisme : donner une figure stable au Maître et par là dire qui est le « vrai » Confucius et quelles utilisations en sont légitimes. Ce fut chose faite pour son 2 557e anniversaire, en 2006, où la China Confucius Association en dévoila un portrait standardisé, destiné « à lui donner une identité unique et reconnaissable à travers le monde entier ». Longue barbe, large bouche et oreilles imposantes (ce dernier trait, probablement hérité des sculptures bouddhistes, joue sur le fait que l’un des idéogrammes désignant le sage inclut, dans sa composition, le caractère de l’oreille), l’ensemble est, selon le sculpteur, censé montrer la culture et la bonté du personnage. Il en gomme cependant les aspects rugueux et disgracieux, en particulier une tête bossue si caractéristique qu’elle donna originellement son nom au philosophe. Mais il est en phase avec ce qui est dorénavant demandé par les autorités à Confucius : être une figure officialisée et stable, et par là fonctionner comme symbole de stabilité dans une Chine qui en manque ; voire, donner un visage aimable au soft power chinois et aux ambitions du pays au niveau international.

22Ce Confucius capté par le gouvernement chinois aura réjoui les conservateurs qui, en Chine comme en Asie (dans les diasporas de la Chine culturelle, en Corée ou dans les partis de l’ultra-droite japonaise), voient dans la référence confucéenne une promesse de retour à une société hiérarchisée et ordonnée, débarrassée des influences culturelles de l’Occident (comprendre, la démocratie). De ce point de vue, on pourrait sûrement rapprocher l’inauguration, à l’hiver 2011, d’une imposante statue de Confucius sur la place Tiananmen, d’une autre statue, celle de la Déesse de la démocratie, érigée au même endroit lors des protestations étudiantes de 1989 et dont la destruction par les soldats de l’Armée populaire de libération avait marqué l’écrasement brutal du mouvement.

23À l’inverse, les références de plus en plus fréquentes des autorités de Pékin au Sage de Qufu auront affligé tous ceux pour qui le confucianisme offre une possibilité de fonder une tradition libérale sur des bases spécifiquement asiatiques : autour des philosophes néoconfucéens réfugiés à Hong Kong, Taïwan et aux États-Unis, se sont en effet cimentés des mouvements de pensée pour qui les concepts confucéens permettent, à condition d’être retravaillés à la lumière des théories contemporaines, de construire une théorie asiatique des droits de l’homme et de la démocratie. Le nouveau confucianisme a en effet aussi été un mouvement philosophique, reconstruit avec patience et humilité par plusieurs générations de penseurs qui, tout au long du xxe siècle, ont fait le pari que cette tradition restait actuelle pour comprendre la modernité, pourvu que l’on sache faire dialoguer Confucius et Kant, ou encore Wang Yangming (1472-1529) et la pensée pragmatique américaine.

24Leurs réflexions auront exploré de nombreuses pistes, en particulier dans le domaine de la philosophie politique. À l’encontre d’une interprétation conservatrice du confucianisme, qu’elle émane de Jacky Chan ou Lee Kuan-Yew, et pour laquelle toute tentative de promouvoir démocratie et droits de l’homme en Asie s’apparente à une forme d’impérialisme occidental, les philosophes néoconfucéens ont privilégié une approche plus fine de la question. S’ils prennent acte du fait que les idées de « droits universels » ou de « participation démocratique » sont au départ des inventions occidentales, ils n’en concluent pourtant pas qu’elles seraient incompatibles avec les traditions culturelles asiatiques, et s’efforcent de montrer que le corpus confucéen possède les ressources théoriques pour construire des concepts équivalents à ceux sur lesquels s’adossent les droits de l’homme. Un certain nombre de ces penseurs s’appuient, par exemple, sur les écoles confucéennes du xvie siècle, qui ont mis en avant l’importance d’une « culture de soi morale » imposant à tout homme et femme de développer ses dispositions éthiques et de les étendre à ses relations avec autrui. Par ce biais, ils cherchent à fonder un système social où, en échange de l’impératif de faire preuve d’humanité envers les autres, chaque personne possède comme un « droit » de bénéficier de la tolérance et de la protection de ses contemporains. D’autres ont préféré recourir aux réflexions de Mencius qui, aux ive-iiie siècles avant notre ère, affirmait déjà que les intérêts du peuple devaient passer avant ceux des gouvernants et qu’il était légitime de se débarrasser (y compris physiquement) d’un souverain qui aurait perdu le mandat céleste – c’est-à-dire qui serait incapable de gouverner de manière droite. Cette idée radicale leur permet de redonner sens à une tradition démocratique asiatique qui, sans recours aucun aux concepts européens, privilégie le bien-être et la liberté du peuple.

25Loin d’être resté une discussion académique, ce nouveau confucianisme a connu un certain nombre de répercussions sur l’actualité politique de la Chine et de ses voisins. L’exemple le plus frappant reste sûrement la polémique qui, en 1994, opposa le dirigeant singapourien Lee Kuan-Yew à celui qui deviendra bientôt son homologue, le Sud-Coréen Kim Dae Jung. Auteur d’un entretien éloquemment intitulé « Culture is destiny », que publie la revue américaine Foreign Affairs, Lee y développe un argumentaire autoritaire rigide. Celui qui aura été Premier ministre puis Senior Minister de Singapour de 1959 à 2004 (soit le dirigeant moderne resté le plus longtemps au pouvoir), se réfère au débat confucéen pour mieux condamner toute importation des droits de l’homme en Asie. L’argument culturaliste entraîne une réponse de Kim Dae Jung, opposant historique à la dictature militaire sud-coréenne, condamné à mort puis à la prison et finalement à l’exil, et qui menait au même moment la campagne qui allait en faire le premier président démocratiquement élu de la Corée contemporaine. Répondant à l’affirmation de Lee par une question (« Is culture destiny? »), Kim y dénonce le « mythe des valeurs asiatiques antidémocratiques » et se réfère lui aussi directement au confucianisme, mais dans une acception libérale cette fois, pour appeler à transposer les droits de l’homme en Asie en se basant sur les notions qu’ont élaborées Confucius et Mencius.

26Dans cette querelle entre confucéens libéraux et conservateurs, il est cependant difficile de dire quelle position aurait endossée le Maître. Du personnage historique, on sait qu’il chercha à jouer le rôle de conseiller du prince afin de pouvoir faire appliquer ses idées sur la manière de pacifier et d’humaniser les relations sociales. Il y avait chez lui plus que de la naïveté et de l’utopie, tant la Chine traversait alors une période de violente instabilité. Mais on sait aussi qu’il échoua globalement dans ses tentatives : victime de cabales et du peu d’intérêt des dominants pour ses subtilités, il se vit écarter du pouvoir. Sans baisser les bras, pourtant, il continua à dispenser un enseignement où l’idée d’humanité occupe une place centrale, et travailla sans relâche à l’imposer chez les princes qu’il rencontrait.

27Cette obsession fut tournée en ridicule par ses adversaires philosophiques, au premier rang desquels les taoïstes, prônant une vie érémitique et un retrait radical vis-à-vis de tout pouvoir. « Ne feriez-vous pas mieux d’imiter ceux qui fuient le monde et vivent dans la retraite ? », demanda l’un d’eux à un disciple de Confucius, après avoir raillé ses tentatives pour réformer un monde « qui fuit comme un torrent ». Ayant rapporté ces paroles au Maître, ce dernier est censé avoir répondu, avec des accents de douleur : « Nous ne pouvons pas faire société avec les animaux. Si je fuis la société de ces hommes, avec qui ferai-je société ? Si la Voie régnait dans le monde, je n’aurais pas lieu de travailler à le réformer. » Sur ce dernier point, au moins, le programme confucéen reste incontestablement un chantier ouvert aujourd’hui.


Date de mise en ligne : 19/09/2018

https://doi.org/10.3917/crieu.001.0144

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