1. INTRODUCTION
1.1. Les stigmates de la précarité
1 La précarité renvoie à de nombreuses représentations négatives. Elle possède plusieurs dimensions relevant et constitutives de nos représentations. Deux premières dimensions ont à voir avec l’insécurité matérielle et économique relative à la pauvreté et l’insécurité statutaire amenant la personne précaire à éprouver l’insécurité sociale (R. Castel, 2003). La troisième dimension est celle sur laquelle nous allons réfléchir ici, celle qui relève de la déshumanisation contrainte par la vie en rue, en lien à des comportements autodestructeurs visant la disparition physique et psychique du sujet. Les expériences d’inhumanité en rue durcissent parfois les personnes qui, pour ne plus souffrir, coupent le contact avec leurs ressentis émotionnels, se détachent affectivement et relationnellement. On est ici dans la dimension du stigmate ou de l’indignité sociale (M. Boumaza & E. Pierru, 2007). Ainsi, est précaire ce qui, à tout moment, est révocable. La situation de précarité fait disparaître le sujet, sa vie même et son expression identitaire lui échappent (G. Le Blanc, 2007).
2 Par la stigmatisation sociale, le sujet est à la marge de la norme et ne parvient plus à générer l’expression de sa créativité, du sens à son existence. Seul le corps visible de l’individu fait la preuve de son existence. Le sens sera à rechercher dans les stigmates du corps, les traces, les blessures, dernières preuves d’une orientation de vie et d’une histoire relationnelle.
3 Dans la littérature générale, tout stigmate constitue une marque visible et durable sur la peau, témoin d’une vie à la marge ou trace honteuse de l’existence (tels les galériens, les esclaves fugitifs ou les voleurs de l’Antiquité Romaine, marqués au fer rouge sur le front). Mais le stigmate n’est pas une séquelle qui est indélébile. Ici, la guérison peut faire disparaitre le stigmate. Toutefois, l’emplacement sur le corps du stigmate peut aussi conférer une identité et une reconnaissance sociale. Ainsi, l’homme marqué des cinq plaies de Jésus crucifié est touché par le Sacré et doit être respecté, accompagné et vénéré. Paradoxalement, en biologie, le terme stigmate fait référence à l’orifice respiratoire de l’insecte lui permettant de faire entrer de l’air dans la trachée. Nommé ainsi par son caractère visible, le stigmate est aussi ce qui maintient la vie de l’individu, une pulsion de vie dans la précarité et la fragilité des existences.
4 Mais le stigmate n’est pas exclusivement physique ou psychique, il se situe à l’interface entre l’individu et la Société, entre l’en-soi et l’en-dehors, entre le visible et l’invisible. Le stigmate relève d’une construction sociale (E. Goffman, 1975), « il exprime des attributs personnels que la Société désigne comme indésirables à un moment » (R. Dericquebourg, 1989, p.66). Aussi, il est complexe de mesurer ou d’évaluer les stigmates de la précarité dans la mesure où il s’agit d’avantage d’un écart, d’un marqueur venant délimiter la différence et l’altérité. Nous postulons de ce fait que l’attachement perçu dans sa forme narrative et expressive est le pendant des stigmates de la précarité. Effectivement, tout comme les traces physiques et les comportements stigmatisant fréquemment observés dans la grande précarité forment l’identité sociale du sujet, l’attachement narratif et sa fonction réflexive (P. Fonagy et al., 1991) en tant que traces émotionnelles des liens précoces constituent l’identité personnelle, souvent « oubliée », chez le sujet précaire.
1.2. Le corps dans la précarité
5 Les personnes précaires, vivant dans la rue font l’expérience de l’isolement et de la solitude. Ces moments sont des temps de centration sur soi, de renfermement psychique et de sentiment d’exil intérieur (P. Jamoulle, 2013). « Pourtant les précaires sont rarement isolés, leurs pénuries et leurs stratégies de survie les propulsent au cœur de sociabilités complexes. Cependant ils se sentent seuls et divisés, comme si les liens à eux-mêmes et aux autres s’étaient troublés » (P. Jamoulle, 2009, p. 128). Ce sont alors les conditions réunies pour un centrage sur le corporel qui est au final la seule valeur exploitable et l’unique lieu où des traces de l’existence sont présentes.
6 Le corps est ainsi déplacé, utilisé et lieu de refuge psychique. Celui-ci va être simultanément mis en évidence et effacé dans l’espace public/privé. G. Dambuyant-Wargny (2004) explique que malgré la précarité, il existe une grande diversité d’espaces occupés au sein desquels l’exposition du corps au regard d’autrui se décline de façons variées :
- l’espace privé visibilisé (ex : une place publique) ;
- l’espace privé caché (ex : cabane de jardin) ;
- l’espace privé dissimulé (ex : dans le hall d’une gare, dissimulé derrière les billetteries).
8 Parmi les caractéristiques psychologiques décrites dans les années 50 par A. Vexliard (1952) concernant les clochards, le corps est envisagé en référence à la fragilité des enveloppes psychiques, à laquelle les odeurs corporelles, la crasse et les maladies de peau offrent un substitut sous forme d’enveloppe odorante et douloureuse. Ainsi, le corps de la personne précaire va être la seule ressource pour se référer à l’existence mais la surexposition, la surexploitation et la surconsommation du corps génèrent également l’affaiblissement des derniers remparts d’humanité (G. Dambuyant-Wargny, 2004). La rue place la personne précaire dans une posture de non-gestion de son corps, où la défense par l’odeur et la crasse devient la seule alternative. La rue, le trottoir ne cache pas, elle rend visible au passant. On notera au passage que bien souvent, le passant détourne son chemin ou son regard de la surexposition.
9 De plus, lorsque la personne en situation de précarité arrive dans une structure d’accueil après un passage à la rue et donc à la surexposition, on remarque l’application d’un contrôle social des usages du corps (passage à la douche par exemple). Le corps est surexposé aux violences, aux conditions de climat. De plus, dans la grande précarité, les simples activités de survie obligent une hyperadaptation physique nécessitant des capacités de mobilité rapide, une endurance face aux intempéries (A. Vinay & F. Salvi, 2007). Le corps devient central dans toutes les interactions. D’ailleurs, l’individu situé dans la grande exclusion possédant un corps extrêmement délabré, n’a d’autre alternative que d’exhiber son corps pour obtenir une contrepartie financière.
10 Enfin, ce sont les échanges avec les pairs qui participent à la surconsommation addictive. Ainsi, la sur-sollicitation du corps peut alors être comprise comme une façon de se situer dans une société qui renvoie sans cesse les personnes précaires à leurs manques et, au-delà, à leur inutilité sociale. Les stigmates deviennent marques identitaires.
1.3. Habiter son corps
11 Lorsque le logement fait défaut, le corps reste un espace à investir. G. N. Fischer (1997) souligne qu’habiter un espace définit un rapport essentiel de l’être humain au territoire (espace de socialisation) ; c’est y établir un chez soi, ne pas avoir de chez soi étant l’image même du dénuement. Le fait d’habiter a une fonction vitale qui est de répondre au besoin essentiel de vivre dans un espace qui met à l’abri des dangers extérieurs, qui est protégé à la fois contre les risques naturels et les violences d’autrui (espace d’intimité et d’ancrage favorisant la stabilité). Habiter renvoie également aux conditions sociales qui déterminent tel ou tel type d’espace pour se loger (espace de sécurité). L’habitat est un espace personnel, social et culturel.
12 Selon A. Eiguer (2009), l’habitat remplit cinq fonctions :
- de contenance qui protège la famille de l’extérieur et développe une intimité réconfortante ;
- d’identification où chacun se reconnaît seul et collectivement ;
- de continuité historique où là mémoire joue un rôle de liant social ;
- de création avec la distribution des lieux, le choix des objets, de la décoration et de l’appropriation de l’espace ;
- d’esthétisme qui vise à rechercher la beauté, fonction de plaisir et de sentiment d’existence.
14 Chez les personnes en grande précarité, le rapport au logement absent vient souvent s’inscrire dans une histoire d’insécurité relationnelle dans laquelle de multiples ruptures à l’habitat sont observées de façon précoce (P. Cuynet & A. Mariage, 2001). La décompensation psychique précocement éprouvée se mue en un traumatisme non résolu inscrivant une marque stigmatisante autour de l’errance, de la « déshabitation » et de la désaffiliation (R. Castel, 2003) recouvrant la désappartenance et la vulnérabilité sociale. La répétition des expériences traumatiques restées sans élaboration bloque les possibilités d’attachement. Ainsi la répétition des ruptures de liens prend la place du processus de symbolisation (D. Cupa, 2000).
15 L’expérience de la précarité et de l’errance marque non seulement le corps par les stigmates de la peau, mais faute d’habitat, l’en-soi est également fragilisé laissant place à des stigmates psychiques souvent décrits par les différents auteurs.
1.4. Les plaies psychiques de la précarité
16 Déjà en 1952, A. Vexliard décrivait l’importance des angoisses dépressives et de la souffrance narcissique chez les clochards. On distingue aussi des formes spécifiques d’organisations psychopathologiques chez les squatteurs dans lesquelles la violence et la mise en acte des conflits sont davantage présentes. Ainsi, sur la population globale des personnes sans domicile fixe recensées en 2001, 5 % d’entre elles sont atteintes de troubles mentaux et 23 % connaissent un état dépressif (J. Furtos & C. Laval, 1997). Plus les individus sont en situation de précarité et d’exclusion, plus nombreuses sont les psychopathologies (R. D. Schweitzer et al., 1994).
17 Mais l’individu peut s’exclure lui-même de la société. Le « syndrome d’auto-exclusion » est la forme la plus grave de la « pathologie de la disparition » (M. R. Dadds et al., 1993). La personne qui s’auto-exclut anesthésie ses pensées, ses émotions et même son propre corps pour ne plus ressentir la douleur morale et physique. Cela conduit à la fois à un isolement social et à l’incurie. Par la béance des plaies, ces négligences corporelles peuvent avoir des conséquences dramatiques allant jusqu’à entraîner la mort.
18 Le morcellement, la possession et la dévalorisation de soi viennent faire obstacle à la capacité d’aimer, de s’allier, et de s’attacher. « Déboussolés, le délire peut devenir pour eux le dernier rempart contre la douleur » (P. Jamoulle, 2009, p. 125). Le monde de la folie peut constituer un espace possible de vie à investir notamment lorsque le réel est insupportable. Les délires et les désordres psychiques permettent d’exister face à la dureté de la vie dans l’errance. C’est alors un sentiment d’échec, de culpabilité et des préoccupations relatives à l’apparence physique qui alimentent diverses formes de dépressivités (A. N’Djin, A. Vinay & K. Chahraoui, 2011). Plusieurs études mettent en évidence le rôle et les fonctions du corps dans les situations de grande précarité.
2. RECHERCHE : L’EXPRESSION DES STIGMATES EN SITUATION DE PRÉCARITÉ
19 Plusieurs études ont été réalisées entre 2007 et 2011 (A. Vinay & F. Salvi, 2007; A. N’Djin, A. Vinay & K. Chahraoui, 2011; A. Vinay, F. Salvi & A. N’Djin, 2011) venant entre autre questionner l’usage du corps chez les personnes sans domicile fixe. Le corps et son usage passant par les stigmates de la peau sont compris comme des mécanismes de défense permettant de gérer les conflits intrapsychiques liés au sentiment d’exclusion et de rupture sociale, familiale et personnelle. La façon de s’approprier l’espace et de mettre en avant son corps constituent des indicateurs essentiels au sentiment d’identité personnelle du sujet.
2.1. Échantillons d’étude
20 C’est à partir de l’analyse d’un échantillon de 30 personnes sans domicile fixe (26 hommes et 4 femmes) âgées de 20 à 64 ans que nous observons les fonctions des stigmates dans la précarité. La majorité des personnes rencontrées trouve un hébergement provisoire en foyer, dans des associations, dans des squats ou chez des amis notamment en période hivernale. Mais huit d’entre elles sont dans la rue (dans une gare, sous un pont, dans des halls d’immeuble, dans une cabane de carton). La plupart ne travaille pas (24 personnes), une personne sans domicile fixe est retraitée et cinq ont un Contrat à Durée Déterminée de manutention au moment de la rencontre. Quasiment tous les sujets de l’étude sont célibataires avec des expériences de séparation et divorce (25 personnes). Parmi les personnes de l’échantillon, cinq sont en couple. Les comportements d’addiction tabagique sont majoritaires et lorsque l’alcoolisation est présente elle est associée au tabagisme ou à la toxicomanie. Six des personnes rencontrées déclarent ne pas fumer ni boire ou se droguer. Nous notons que lorsque l’addiction est présente, aucun des sujets interrogé ne se déclare dépendant au produit.
2.2. Méthodologie de l’étude
21 Plusieurs outils ont été utilisés dans le cadre de cette recherche. Nous ne présenterons ceux-ci que brièvement ici, préférant réserver davantage notre texte à la réflexion autour des résultats liés aux stigmates de la précarité. Un outil permettant d’évaluer les mécanismes défensifs, le DSQ88 de Bond (1995), a été utilisé. Ainsi les différents niveaux de maturité des mécanismes de défense peuvent être mis en corrélation avec les atteintes du corps chez les personnes précaires.
22 Le principal axe de nos recherches se centre sur la fonction réflexive, initialement développée par P. Fonagy et al. (1991) en psychologie. À partir d’un entretien d’attachement narratif inspiré de l’Adult Attachment Interview (AAI) de M. Main et al. (1985), nous pouvons identifier dans le discours du sujet ce qui fait trace au niveau émotionnel à propos des relations de son enfance. Cet entretien semi-directif se focalise « sur l’état d’esprit actuel de la personne à l’égard de ses expériences relationnelles durant son enfance » (B. Pierrehumbert et al., 1996, p. 170). Par l’analyse discursive des modalités d’accession aux souvenirs relationnels de l’enfance et à l’expression des émotions, l’outil Edicode (B. Pierrehumbert et al., 1999) permet de repérer pour chaque sujet, les modèles d’attachement privilégiés dans la vie relationnelle. Ainsi, cinq facteurs du discours sont analysés : la fluidité, l’adéquation, la réflexivité, la cohérence et l’authenticité.
2.3. Quelques résultats
23 Nous avons retenu quelques critères discriminants relatifs à l’apparence physique (propreté), à la nature de l’échange, (capacité de contact à autrui), à l’attachement narratif et à la demande de soin. Le corps est un espace d’exposition de soi, de la souffrance physique et psychique qui peut être observée selon plusieurs modes perceptifs (visuel, olfactif et auditif). L’apparence directe est nettement teintée de l’aspect repoussant des personnes rencontrées. Effectivement, 18 sont malodorantes et témoignent, par leur tenue vestimentaire, de l’incurie. Six personnes sans domicile fixe présentent une tenue négligée, usée mais propre. Et six personnes de l’étude ont une apparence propre et soignée. Parmi ces dernières, on relève l’intervention des foyers d’accueil dans lesquels elles résident, contraignant à un entretien du corps et à une propreté vestimentaire en partie garante de la vie en collectivité.
24 Le besoin d’exposer les traces laissées par des accidents successifs, mutilations, maltraitance, maladies et tatouages divers reflète le besoin de se sentir en vie. Les démonstrations de courage, d’expérience incroyable, de parcours de vie marqué par la difficulté passent fréquemment par l’exhibition des stigmates corporels. Mr R. soulève son t-shirt pour montrer sa cicatrice tout le long de son ventre, trace d’un accident avec un guidon de vélo pendant son enfance. « J’ai eu le frein et le guidon du vélo qui sont rentrés dans les côtes. Et ben, j’ai rien dit à ma mère, j’ai pas été voir le médecin et quand on a fait une visite médicale à l’école, et ben, y se sont aperçus que y avait du pu, des plaies quoi. Et pis, y z’ont fait venir ma mère… Oh mais moi, j’ai rien dit, j’ai rien dit à personne. J’avais mal mais je disais rien. Je disais rien. Je gardais tout pour moi. J’avais… 10 ans, par là. Et je disais rien » (A. Vinay & F. Salvi, 2007, p. 221). Mr D. ôte son œil de verre dans un grand éclat de rire. Mr G. montre son dos recouvert de tatouages plus ou moins disgracieux. Mme B. tire la langue, montre son nombril et ses seins marqués de nombreux piercings. À chaque fois, c’est une partie de l’histoire du sujet qui est évoquée, des expériences relevant de la séparation, de l’accidentel, de la maladie, du défi, de la sensation douloureuse contre laquelle on lutte au quotidien et qui maintient en vie.
25 Ainsi, le discours de 22 sujets de l’étude est caractérisé par des faits héroïques ou subis, souvent avec des accès d’émotion exagérés ou inappropriés au contexte de l’entretien. Seulement huit personnes ont du mal à parler d’elles et de leur corps. Le contact envers autrui peut être catégorisé selon trois attitudes principales : la méfiance, la fuite et l’accroche. Celles-ci sont à rapprocher des stratégies d’attachement. La méfiance est caractéristique du détachement, le modèle des autres est négatif et le modèle de soi est positif. Cela amène à des comportements parfois agressifs, de rejet et de non recherche de proximité avec autrui. La proximité physique est ressentie comme une menace de l’intégrité de soi car elle est perçue comme n’entrainant que des déceptions. Le contrôle de soi et de ses émotions se met en place générant une incapacité à ressentir les besoins d’autrui et ses propres besoins relationnels.
26 La fuite peut relever du détachement mais aussi de la désorganisation d’attachement. Lorsque la proximité affective provoque des émotions négatives de colère, il est parfois préférable de s’en échapper pour ne pas ressentir la confusion des sentiments éprouvés. Les personnes désorganisées sont perdues émotionnellement. L’accroche est caractéristique de la préoccupation d’attachement. C’est une façon de provoquer et de maintenir le rapprochement en permanence avec autrui afin de ne pas risquer de le perdre. Cela génère des relations de soumission et de dépendance, l’autre pouvant devenir une figure sécurisante ou malveillante faisant du sujet préoccupé son objet de satisfaction perverse.
27 Ainsi, l’histoire relationnelle des sujets de l’échantillon est marquée par des événements traumatiques survenus pendant l’enfance en lien avec la perte d’un parent, des maltraitances ou des carences affectives au sein de la famille. Certains discours sont fortement connotés de ressentiments négatifs envers les figures d’attachement. Une seule personne de l’échantillon privilégie un modèle d’attachement sécurisé. Dans son récit d’attachement narratif, on constate un fort soutien familial malgré la précarité dans le présent.
28 La désorganisation d’attachement est présente chez 5 sujets de l’étude. Des traumatismes non résolus relevant d’abus et de maltraitance sont alors mentionnés. L’attachement insécurisé préoccupé est majoritaire ici. L’ambivalence relevée dans le discours va de paire avec une ambivalence comportementale et à l’égard du corps. En effet, les personnes préoccupées au plan relationnel, sont également celles qui exhibent le plus les marques de leur corps. La quête identitaire chez ces personnes semble se traduire par la recherche du sentiment d’existence à travers le ressenti physique douloureux.
29 La moitié des personnes de l’échantillon est en demande de soin, toutefois il est nécessaire de préciser que cette demande, lorsqu’elle apparaît, n’est réalisée qu’à la condition d’un espace de confiance relationnel établi, parfois après plusieurs semaines de contacts réguliers et d’échange. La moitié des personnes rencontrées ici ne formule aucune demande de soin relative à la situation de précarité.
30 À la suite d’analyses statistiques, nous avons repéré quatre types de défense chez les personnes sans domicile fixe (A. Vinay & F. Salvi, 2007) :
- Des défenses dites maladaptatives : les sujets gèrent leurs conflits psychiques par des attitudes ou comportements leur paraissant adaptés mais n’ayant pas l’efficacité souhaitée et d’un faible niveau de maturité. La désorganisation des comportements paraît majeure ici.
- Des défenses dites de victimisation : les affects sont ici réprimés par des mécanismes de défense de retrait, d’isolation et de déni. La dévalorisation de soi y est repérable.
- - Des défenses dites de sur-estime de soi: celles-ci sont caractérisées par des passages à l’acte, de l’agressivité.
- - Des défenses matures: les sujets ont une bonne connaissance d’eux-mêmes, une capacité d’élaboration et de réflexivité sur eux-mêmes et sur les autres.
32 Les sujets de l’échantillon d’étude sont plus nombreux dans les défenses maladaptatives (neuf personnes), suivis des défenses de sur-estime de soi (huit personnes). On notera que dans cet échantillon composé de 30 personnes sans abri, sept personnes parviennent à élaborer et présentent des défenses matures. Enfin, six personnes semblent « embourbées » dans des stratégies de victimisation, ne parvenant plus à trouver une part de responsabilité dans leur propre histoire de vie.
3. DISCUSSION : LA NÉCESSITÉ DES STIGMATES POUR SE SENTIR EXISTER
33 La précarité met la personne dans une situation de fragilités et de vulnérabilités tant au plan social et économique qu’au niveau psychologique. L’avenir n’ayant plus de certitudes, seule l’histoire du passé existe et elle est souvent fort complexe, douloureuse et insécurisante. Ainsi, aucune assise de sécurité ne parvient à consolider un sentiment d’identité personnelle chez les personnes sans domicile fixe ou dans la grande précarité. Il leur est alors nécessaire de faire avec le seul objet qu’ils possèdent ou ont à leur disposition : leur corps, seule certitude d’eux-mêmes dans un contexte flou devenu intemporel. D’autant que « le discours n’est plus dans ce monde, au mieux, que le support du fantasme. Il n’engage à rien et n’est pas soumis à l’épreuve du réel » (P. Declerck, 2001, p. 30).
34 De plus, fréquemment, le lien à autrui est source de déception : le regard d’autrui renvoie à la stigmatisation sociale, le lien aux pairs met en jeu des stratégies de dépendance-contre-dépendance et pour tenir le coup, finalement, le lien addictif permet d’avoir l’illusion de l’oubli de la solitude extrême.
35 Le corps et ses stigmates peuvent alors servir de protection tant dans l’échange avec autrui que dans la structuration psychique individuelle. Les sujets qui utilisent un système défensif d’ordre psychotique apparaissent en lutte contre eux-mêmes, contre leurs propres délires exacerbés par l’inadaptation sociale. La violence fait partie intégrale de leur mode de communication, reflet de leur conflit intrapsychique. Dans la majorité des situations, le corps est blessé, amputé, marqué, représentant la seule trace possible de leur existence et de leur souffrance.
36 Par ses blessures exhibées, la personne précaire se sent revivre, retrouve des traces de son histoire relationnelle, reconstruit sa trajectoire identitaire. Toutefois, la situation au quotidien reste inchangée, les stigmates deviennent alors un refuge existentiel. Ceux-ci peuvent être dissimulés puis exhibés dès qu’un semblant de lien s’amorce, telle une pulsion de vie qui ferait entrer dans le monde des vivants et du langage ou l’orifice respiratoire évoqué chez les insectes. P. Declerck (2001) parle du « coup de la strip-teaseuse » où « le patient exhibe une pathologie grave, généralement externe, pour voir la tête que font les soignants, pour les exciter, les voir s’affoler, se presser, s’agiter. Puis il se refuse, se rhabille. Et s’en va, méprisant, laissant les soignants face à leur impuissance » (P. Declerck, 2001, p. 90). Certaines plaies sont également secrètement entretenues, frottées, réouvertes régulièrement, non soignées car elles relient à soi-même. Leur béance fait sens et est dynamique par la douleur qu’elles génèrent. En se refermant, les stigmates annonceraient la perte complète de soi-même.
4. CONCLUSION : COMMENT FAIRE SENS DANS LE SOIN ?
37 Nous retiendrons de ces nombreuses rencontres avec les personnes sans domicile fixe ayant des trajectoires de vie singulières, l’effet surprenant et de changement de la mise en paroles et plus précisément, de la mise en récit de soi. « Rendre sa voix à une vie précaire, suppose qu’on lui redonne sa capacité à se raconter » (G. Le Blanc, 2007, p. 121). Redonner de la voix, reconstruire du sens par une réappropriation de son histoire relationnelle narrative : tels sont les objectifs favorisant la construction psychique des sujets précaires. « Si le récit est construit, il construit aussi celui qui le fait » (J. Leahey & C. Yelle, 2003, p. 65).
38 Mr O. est rencontré lors d’une maraude du Samu social, il est le premier à accepter de parler de son enfance et malgré le froid il souhaite sortir du camion pour s’isoler à quelques mètres pendant l’entretien qui durera 57 minutes. « Ma mère, elle était assez dure, quoi. Et après elle devenait encore plus dure ; elle disait : « ouais, t’es plus mon fils », euh… parce que je sais pas, parce qu’elle écoutait trop les gens qui euh.. ; elle tombait dans un engrenage, quoi… Elle était jamais pareille. Y avait de la haine, de la méchanceté. Oui… (long silence)… Un jour j’ai été battu parce que je voulais pas prêter mon vélo à un de mes frères, alors, elle m’a battu ». Mr O., âgé de 46 ans, dira une fois l’entretien terminé : « bouh, c’est dur ton truc, ça fait réfléchir… ». C’est lui qui, à ce point de maraude, fera par la suite venir ses « copains de la bouteille » comme il les appelle pour qu’ils passent à leur tour l’entretien d’attachement narratif.
39 Ainsi, nous avons observé de nombreuses réactions à la suite des entretiens qui se sont notamment exprimées par divers comportements (état confusionnel entraînant une prise en charge médicale, mise en valeur de soi dans la communauté SDF, mise en route d’une démarche d’accompagnement thérapeutique…). Mme M. ayant accepté une semaine auparavant d’effectuer un entretien d’attachement narratif, n’était pas au rendez-vous. Elle s’est présentée avec 45 minutes de retard indiquant qu’après une douche, elle était prête à raconter son histoire. Mme M. a beaucoup pleuré tout au long de l’entretien mais n’a pas souhaité interrompre son récit. « J’étais toute petite et… (pleure) j’avais 6 ans et demi. On dit pas de la même façon que quand c’est arrivé à 18 ans, mais… mais ça je peux pas en parler comme ça… (pleure toujours) Vous êtes bien la seule personne à qui j’en ai parlé… ». Le viol familial subi par Mme M. est exprimé en lien avec l’état émotionnel ressenti « parce que pour moi, c’était un choc, enfin, un choc… ». Au fil de l’entretien, Mme M. fait du lien, crée du sens entre son expérience traumatique et ses relations avec ses enfants. « Mon fils, j’ai pas réussi à lui faire des câlins quand il avait envie… c’était plus fort que moi… J’ai toujours vécu… (pleure à nouveau) ». À l’issue de cette narration de plus de 40 minutes, Mme M. a demandé des rendez-vous réguliers avec le psychiatre du centre d’hébergement ; rendez-vous qu’elle a honorés sur une période d’une année.
40 Le schéma traditionnel de l’accompagnement thérapeutique est ici modifié, voire inversé. C’est bien la demande d’écoute formulée par le chercheur qui semble avoir agi comme un levier pour certaines personnes précaires. La rupture de liens ou la pathologie de la relation ont rendu difficile la rencontre, ont obligé à sortir du cadre de référence technique du professionnel (rencontres fortuites sans rendez-vous, périodes préalables de mise en confiance, etc.). Ce mode de fonctionnement des personnes sans abri nécessite pour les professionnels d’aller à leur rencontre, dans un espace « non prémédité » et bien souvent, non conventionnel.
41 Ainsi, dans les situations d’errance, nous proposons une forme d’itinérance professionnelle (A. Vinay et al., 2011). Les professionnels sont alors les garants d’une présence physique permanente et contenante tel un miroir déformant à l’absence d’état statutaire, économique, relationnel ou social. La rencontre avec la singularité des personnes précaires est rendue compliquée également par les défenses mises en place relevant des effets du rejet social et des troubles des comportements avec la diminution des capacités de penser, par l’effet de la fatigue, de l’insomnie, de l’alcoolisation et des maladies non traitées. Il se construit ainsi une barrière rendant la communication bien difficile. Mr J., âgé de 45 ans, met fin à l’entretien au bout de 20 minutes dans des accès de colère intenses. « Non y a pas de « d’accord », c’est que je suis écœuré. Alors les Arabes, c’est con, et les français, les américains, les blancs, n’importe quel humain, tous les humains, j’en suis écœuré, j’en suis amené à être écœuré de tout le monde, y en a aucun qui est bien. Que ce soit les blancs, les noirs ! (il crie, se lève de sa chaise dans une posture menaçante) y a toujours un problème, y en a marre ! Maintenant je veux arrêter. Je veux partir ». En mettant sa veste au moment de sortir du bureau, Mr J. nous propose de reprendre un rendez-vous. Une fois sorti de la pièce, il nous demande : « ça va ? ». Nous traversons la cour et nous lui demandons si, lui, va bien. Il répond : « Oui, oui. Et si tu veux me revoir, tu dis à l’antenne médicale et tu me donnes un rendez-vous, je viendrai ». Mr J. est confus dans ses propos, dans ses émotions, dans ses sentiments relatifs à l’enfance. Il met souvent l’institution en échec par des comportements agressifs. Exclu de la Société, stigmatisé dès son plus jeune âge par son père qui le traitait de « fou, envoûté par la sorcellerie », Mr J. a cependant pu au cours de cet entretien, maîtriser sa colère en y mettant fin.
42 Effectivement, la pratique du récit de vie est compliquée auprès des personnes en rue. Car, pour elles, confier son histoire personnelle c’est risquer de la voir colportée et utilisée pour soutirer quelque chose (P. Jamoulle, 2009). La narration permet de tracer la trajectoire de nos liens. Tout récit de vie se construit à partir de ses propres expériences mais aussi avec les outils de sa culture. Ainsi, l’attachement narratif possède une double fonction de création de sens et de structuration du sentiment d’identité personnelle. Mais « la parole n’accède véritablement à sa dimension propre que lorsqu’elle se trouve ponctuée de silences, c’est-à-dire de rétentions. Il importe que le sujet reste maître de sa distribution » (P. Declerck, 2001, p. 298). En ce sens, il est des personnes en grande précarité qui ne pourront narrer expressément leur vie et leurs liens d’attachement, la narration ne sera mesurable que dans le rapport au corps et aux stigmates physiques. Et c’est bien en comprenant les stigmates comme partie intégrante dans le récit de vie que l’existence des personnes précaires peut devenir à la fois originale et singulière.
Bibliographie
Bibliographie
- BOND, M.- P. 1995. « The development and properties of the Defense Style Questionnaire » In CONTE, H.R & PLUTCHIK, R. (Eds) Ego defenses. Theory and measurement. New York : J. Wiley and sons.
- BOUMAZA, M. & PIERRU, E. 2007. « Des mouvements de précaires à l’unification d’une cause », Sociétés contemporaines, 1 (65), 7-25.
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