Champ psy 2015/2 N° 68

Couverture de CPSY_068

Article de revue

Pathologie digestive et stigmatisation chez l’adolescent et le jeune adulte : la fonction de la nomination au service de l’élaboration psychique

Pages 85 à 111

1 Nombre de pathologies somatiques et mentales sont étayées par un imaginaire du Mal collectif. Les cancers, le VIH, ou encore, dans le registre de la psychiatrie, les psychoses, font objet de croyances, de fantasmes, de représentations nourris par la littérature, le discours politique, les médias et appartiennent à des registres à première vue contradictoires et néanmoins complémentaires : la stigmatisation et le rejet s’y confondent avec l’image de martyr.

2 Les processus de symbolisation dans certaines pathologies digestives peu connues du public, comme la maladie de Crohn, se voient mis à mal, car sa symptomatologie aspécifique et grave, d’une part, et l’absence d’une représentation collective de cette maladie, font que les malades se retrouvent avec des stigmates les référant à plusieurs groupes d’exclusion où se confondent la maladie grave (cancers) et la sexualité (MST), la maladie mentale (drogue, anorexie) et la maladie imaginaire (mensonges), tout comme des caractéristiques personnelles négatives (saleté, mauvaise éducation). Dans les cas où la maladie devient invisible de l’extérieur, sous l’action de traitements lourds, continus et invasifs, les stigmates physiques dont le corps malade est porteur se révèlent alors dans l’intimité au regard de l’autre. Ce regard-miroir peut renvoyer un reflet bienveillant qui permet au sujet en train de s’effondrer de se rassembler. Il peut également refléter un corps monstrueux, porteur de stigmates visibles et invisibles retraçant le parcours de douleur et de souffrance. C’est dans ce contexte particulier que nous nous sommes interrogés sur la manière dont les malades parlent de leur maladie et sur le fonds lexical qu’ils y appliquent.

3 Notre méthodologie s’appuie sur l’analyse du discours des patients, recueilli lors des entretiens de soutien psychologique ou de psychothérapie d’inspiration psychanalytique, ou lors du travail avec des textes écrits. Le matériel discursif dont nous nous servirons pour illustrer notre propos est issu d’un échan- tillon de quarante patient(e)s jeunes, âgés de 16 à 32 ans, qui a été constitué au cours de sept ans d’expérience clinique. Notre objectif est de repérer l’existence d’un fonds lexical commun partageable par la majorité des sujets souffrant de la maladie de Crohn et de comprendre dans quelle mesure la nomination de la maladie aux niveaux individuel et collectif permet de faire face à la stigmatisation et d’engager le processus d’élaboration et de symbolisation de l’expérience de la maladie.

STIGMATISATION ET LANGAGE

4 Le phénomène de stigmatisation comporte deux versants complémentaires dont le point commun est le caractère exceptionnel des stigmates. Le premier versant trouve son fondement dans une répulsion collective d’une maladie somatique ou mentale. Ainsi, la stigmatisation traduit le fait d’apposer une étiquette de déviance, de vulnérabilité et de honte sur les individus malades. En sociologie, le processus d’étiquetage est connu sous les noms de labelling theory (H. S. Becker, 1985). L’étiquette constitue un support pour des représentations collectives que les individus indemnes se construisent et se renvoient en interagissant et qui se forgent à partir des déformations des informations scientifiques entrant dans le sens commun et de croyances et représentations disponibles dans une culture donnée (S. Moscovici, 1976). Il en résulte la création d’un groupe de stigmatisés qui fonctionnent selon les règles propres à toutes les groupes (dépendance, attaque-fuite et couplage), permettant de forger un corps groupal, une identité et une mentalité propres. Le langage est un outil indispensable pour la réalisation, l’affirmation et la pérennisation de l’appartenance au groupe. Quant à la stigmatisation, elle ne fait que renforcer les mouvements de différenciation. Un fonds lexical commun véhicule ainsi l’identité du groupe : le fait de nommer les expériences vécues par ses membres rend celles-ci matérielles, symbolisées, représentables. Ce fonds lexical tient un rôle significatif car c’est là où l’individu puise des ressources pour donner sens à son expérience et matérialiser ses désirs et ses craintes. Le groupe prend alors la place de cet Autre qui recueille la parole du sujet, qui l’écoute et qui le reconnaît. Et, comme le remarque à juste titre C. Hoffmann, la fonction première du langage est avant tout de signifier un sens : « Parler c’est signifier, donner à entendre, parce que penser c’est vivre dans le sens » (C. Hoffmann, 2005). Cette mise en sens est possible grâce à la formation de nouveaux outils de nomination, de mots pour dire, mis à disposition des membres du groupe. La formation d’un fonds lexical partageable dans l’ensemble de la collectivité, comprenant un groupe stigmatisé et un groupe indemne, traduit l’enjeu pour le groupe stigmatisé de relancer, au sein du système représentationnel tout entier des individus, l’échange de représentations qui motivent la stigmatisation (S. Parrini-Alemanno, 2007). En effet, « toute construction de la réalité sociale se joue dans l’interexpérience des interactions et de jeux de miroir » (S. Parrini-Alemanno, 2007). À ce titre, le processus de stigmatisation peut être abordé dans une perspective palo-altienne comme un emboîtement de processus de communication impliquant plusieurs acteurs (S. Parrini-Alemanno, 2007) et, de ce fait, comme une reconstruction sociale de la réalité contextuelle (A. Mucchielli, 2005). L’échange de représentations qui s’inscrit dans le jeu de miroir est à la fois porteur de stigmatisation et de potentialité de changement.

5 Le second versant permet d’envisager les stigmates de la maladie, aussi étranges et incongrus qu’ils soient, dans une perspective théologique où le malade n’est plus le maudit dont on se détourne. Les stigmates deviennent des signes divins qui rappellent que le fait d’être blessé dans sa chair ou dans son esprit permet à l’individu de triompher de ses maux existentiels. Ainsi, la stigmatisation peut être affichée et lue comme renaissance, comme marque d’élection : les processus d’élection/d’éviction à l’œuvre dans notre société sont remises en cause en permettant de renouveler nos représentations de la maladie (F. Le Gal, 2007). La dimension mythique, voire divine, de l’expérience de la maladie fera également l’objet de notre analyse. Le langage véhicule cette dimension acceptée et partagée dans une culture donnée qui se reflète dans les choix lexicaux des individus et des groupes.

6 Par ailleurs, l’approche théologique de la stigmatisation nous renvoie aux travaux de G. Rosolato (G. Rosolato, 1992) qui aborde les liens étroits entre les mythes chrétiens et les fantasmes organisateurs qui aident à surmonter la confrontation à l’inexplicable et qui permettent de penser les origines et la fin de l’être humain, la sexualité et la différence des sexes. Ainsi, le fantasme de castration serait figuré par le sacrifice de Jésus, figure de Dieu lui-même, de sorte que se manifeste ici le meurtre symbolique du père idéalisé. Dans l’approche théologique, les stigmates sont avant tout les marques situés aux mêmes endroits du corps où le Christ a été blessé. Puisque la reconnaissance de la castration permet de reconnaître ses limites et accéder à l’autre (C. Chabert), la stigmatisation comme « marquage » du corps imposerait-elle un travail de confrontation aux limites de celui-ci et de renonciation à la toute-puissance ?

7 L’analyse sémantique du discours des malades à propos de leur maladie constitue une approche qui permet de cerner les représentations du mal véhiculées par les interactions communicationnelles entre un groupe minoritaire de malades et de leurs familles et un groupe dominant de non-malades, les derniers imposant une définition de la réalité aux premiers. L’attention portée aux processus de nomination au sein d’un groupe donné met en évidence une tentative de relancer les interactions représentatives pour aboutir à une construction identitaire homogène du groupe souffrant de la maladie et pour faire accepter ce groupe sur le plan social.

S’APPROPRIER UNE MALADIE RARE

8 La maladie de Crohn s’inscrit dans l’ensemble des syndromes rares, peu connus, qui portent le nom du docteur Burrill Bernard Crohn, chirurgien digestif américain, qui a décrit cette maladie en 1932. Pathologie cryptogénétique, cette maladie chronique inflammatoire de l’intestin (MICI) se déclare le plus souvent à l’âge jeune, entre 17 et 25 ans, et, dans les 15 à 20 % des cas à l’âge pédiatrique, avec une discrète prévalence féminine, et évolue par poussées, entrecoupées par des phases de rémission. Les manifestations cliniques se traduisent par des signes digestifs (douleurs abdominales, nausées, vomissements, diarrhée, avec ou sans rectorragie etc.), des signes non-spécifiques (fatigue, amaigrissement, anorexie, fièvre, pâleur, dyspnée), ou par des signes rhumatologiques, dermatologiques, ophtalmologiques, etc. Après dix ans d’évolution, plus d’un malade sur deux subit une intervention chirurgicale pour traiter une complication (sténose des segments intestinaux, abcès). Par ailleurs, les MICI sont associées à un sur-risque de transformation néoplasique, après dix à quinze années d’évolution (J. Lefèvre, A. Galbois, M. rudler, 2007).

9 Les patients que nous avons rencontrés ne nomment pas leur maladie : les termes employés sont « la maladie », neutre et impersonnelle, « ma maladie », révélant les processus intégratifs du phénomène à l’identité du sujet, ou encore « ça », traduisant un vécu irreprésentable. Lorsque le thème de l’annonce du diagnostic est abordé, les expériences sont souvent banalisées : « Le médecin a dit : « Vous avez ci, vous avez ça ». Cette banalisation, s’inscrivant parfaitement dans un processus de « mirroring » (D. W. Winnicott, 1967) où le malade et le médecin se reflètent l’un dans l’autre, est appelée à rassurer secondairement le malade en souffrance. Néanmoins, si l’on revient au moment de l’annonce, la banalisation de la maladie par le médecin peut être vécue comme rassurante par certains, et comme violente et méprisante par d’autres. Entendre que la maladie de Crohn se réduit à l’inflammation des intestins et à des poussées « temporaires » permet de minimiser la souffrance, du moins dans le discours. Ce n’est somme toute pas aussi grave que le patient s’imaginait. Son inquiétude et l’angoisse qu’elle engendrait ont cédé la place à une relative sérénité : maintenant, le patient sait, et ce savoir donne l’illusion de maîtrise. La question grave de la chronicité de la maladie se trouvera désormais abordée sous l’angle d’une maîtrise tantôt scientifique, tantôt imaginaire, laissant cependant le goût amer d’une dépendance à vie et d’une mécanisation progressive du corps.

10 Dans le discours, nous relevons les manifestations des représentations naïves, infantiles du corps, liées à la dimension du ventre archaïque. Celui-ci renvoie à la dialectique contenant/contenu et au processus de transformation de la matière organique qui relèved’une problématique de la fécondité et de la création. Ainsi, la maladie réactualise le questionnement sur la continuité des objets, les processus d’assimilation et la sexualité, alors que le discours fait apparaître l’importance de la dynamique des fantasmes dans le travail de la maladie (J.L. Pedinielli et P. Levi-Valensi, 1987) et même dans l’ensemble du fonctionnement psychique du sujet malade.

11 L’élaboration de l’expérience de la pathologie digestive implique un recours à des tentatives d’explications imaginaires face aux grandes énigmes de l’existence : les origines et la sexualité, la différence des sexes et la mort. Les quatre fantasmes originaires qui s’y réfèrent figurent la scène primitive qui envisage l’origine du sujet lui-même, les fantasmes de séduction et de castration qui situent respectivement l’origine de la sexualité et de la différence des sexes, et les fantasmes de retour au sein maternel qui tentent de figurer ce qu’il y avait avant la vie et ce qui peut arriver après la mort. La localisation intestinale et anale de l’atteinte organique, tout comme la spécificité des traitements lourds et invasifs (chirurgie, utilisation des immunosuppresseurs, perfusions etc.) suscitent une série de représentations associées à ces fantasmes organisateurs.

12 L’expérience de la maladie pousse le sujet à reformuler la question des origines, de la dépendance initiale, du corps à corps avec la mère et de l’angoisse de séparation qui y est liée. Dans la littérature psychanalytique, il existe de multiples références à la proximité entre le fantasme des origines et le système digestif du corps humain. J. Kristeva compare le tube digestif de l’enfant à un tube qui permet à sa mère de passer « à l’intérieur de lui, de la bouche à l’anus : sa mère imaginaire, sous forme d’objet partiel qu’il absorbe » (J. Kristeva, 1980). Ainsi, sa définition confère au tube digestif la valeur affective imaginaire des enveloppes psychiques. Pour F. Dolto, la muqueuse digestive et les éprouvés corporels qui y correspondent sont le lieu d’incorporation et de passage de l’image maternelle (F. Dolto, 1984). Cette conception est à rapprocher de l’idée d’une insuffisance de développement du corps érogène de l’enfant décrite par P. Gutton (1974) qui repère chez les enfants atteints de colite ulcéreuse une perturbation importante de l’image du corps : le corps est décrit comme une enveloppe et il existe une confusion entre les orifices. L’auteur constate par ailleurs que « la représentation du corps de l’enfant par la mère est d’abord celle du corps digestif : enveloppe ou tuyau comportant une entrée haute et une sortie basse ».

13 La problématique anale du corps érogène, constitué par la dynamique des pôles rétention/expulsion de la maîtrise sphinctérienne et le désir de contrôle, se voit réactivée du fait des lésions perforantes qui ne remplissent plus sa fonction contenante et assimilante et, de ce fait, menacent l’intégrité du Moi. Une perturbation chronique du cycle digestif, qui, sur le plan psychique, résiderait dans la différenciation entre soi et non-soi, entre dedans et dehors, représente une source de honte associée à la souillure. Le potentiel stigmatisant des dysfonctionnements et des lésions provoqués par la maladie plonge le sujet dans l’angoisse face au risque d’effondrement narcissique.

14 Par ailleurs, l’aspect haché du discours, ainsi que de nombreuses redondances quasi obsessionnelles et des précisions temporelles exhaustives, traduisent la nécessité de maîtriser les éléments pulsionnels qui se trouvent encore à chaud : tantôt les moments d’inhibition signent la difficulté de se confronter à l’expérience innommable, tantôt les détails relevant presque de la logorrhée viennent masquer les représentations douloureuses. Enfin, c’est la dimension de diminution corporelle, rapidement associée à la vieillesse qui ressort fréquemment.

15 Lors des poussées successives, dans les affres d’une douleur physique incontrôlable et impossible à calmer plusieurs jours durant, le malade est assailli par le spectre d’une mort possible. Il ne pense rester en vie que grâce à la solidité de son moral. Pendant les crises douloureuses, aucun mot ne permet de se représenter la chose innommable dont le caractère insoutenable épuise les ressources vitales. La vulnérabilité dépressive atteint son comble.

16 Du point de vue des neurosciences, la douleur se décompose en quatre éléments essentiels. Premièrement, la composante sensori-discriminative décrit la lésion même et implique également l’intensité de l’éprouvé douloureux. Deuxièmement, la composante émotionnelle détermine le vécu de la pénibilité de cet éprouvé. La pénibilité peut être supérieure à l’intensité de la douleur et s’exprime par les phrases type « J’en ai marre », « J’en peux plus ». Troisièmement, la composante cognitive est responsable de la perception que le sujet a de son vécu douloureux. Ainsi, il va sur Internet, il rencontre d’autres malades, il consulte ses amis, ses parents le renseignent. Toutes ces cognitions forment des croyances à propos du vécu douloureux et de la maladie : durée, espérance de vie, évolution, risques, etc. Enfin, quatrièmement, la composante comportementale représente une façon de s’adapter au vécu douloureux mais peut aussi s’ancrer dans le corps au point de modifier le comportement et les postures du sujet. Les quatre composantes s’auto-influencent. Ce modèle reflète également les processus de stigmatisation et de pérennisation du sujet dans son statut de malade : il s’agit notamment de la boucle interactive qui comprend l’apport extérieur d’informations sur la maladie, le rôle des émotions et, en particulier, la réaction affective du sujet à ce qu’il apprend, le feed-back confirmant ou infirmant le sujet dans son ressenti qui provient de l’extérieur et l’ajustement émotionnel, cognitif et comportemental du sujet à son nouveau statut.

17 La douleur ne quitte parfois pas les malades pendant de longs mois, voire des années, jusqu’au moment où le traitement adapté est enfin mis en route. Cette douleur constitue une sorte de bruit de fond avec des pics plus ou moins prononcés et reste vécue par les patients comme un stigmate invisible, au même titre que des lésions physiques ou des dysfonctionnements gênants causés par la maladie.

L’IMAGINAIRE ET L’HUMOUR FACE À L’INSUPPORTABLE

18 Si l’on compare l’état des choses au cancer, on s’aperçoit que le traitement du cancer fait émerger une nouvelle symbolique du mal dans la société. Le nom même de la maladie est une métaphore : « cancer » (« carcinos » en grec, tumeur maligne) veut dire crabe, alors que « oncos » veut dire enflure, tumeur bénigne. Il est ainsi symbolisé par une image. En revanche, la rareté de la maladie de Crohn crée entre les patients, ainsi qu’entre les patients et les soignants, des liens solides, quasi familiaux, et les thématiques de la transmission sont également nourries par cet aspect.

19 Le nom de la maladie se prête à des confusions du fait des consonances entre Crohn et chronique. Voici un extrait des écrits d’un patient :

20 « Voici mon histoire Chronienne. Depuis quelques années, depuis 2004-2005 approximativement, je suis sujet à faire des gastros, ce qui semble être plus souvent que la normale. A ce moment, je ne me suis pas posé de questions puisque ça peut tous nous arriver et même en consultant en clinique on en concluait à soit une gastro ou un vilain virus mais sans investiguer plus loin car comme une gastro ça pouvait passer en 24- 48 heures... Les années passent et m’amènent au Québec en 2007-2008. Dû à un logement insalubre qui a généré une lutte gagnante qui aura duré plus de 2 ans, je suis tombé en dépression environ près d’un an. Pendant cette période certains symptômes se sont légèrement intensifiés (durée et intensité des pseudo-gastro). En 2008 j’apprends qu’un de mes frères est atteint de la maladie de Chron (sic), à ce moment j’ignore tout de la maladie et plus encore qu’un test de dépistage aurait permis de le révéler à ce moment-là. Après ma dépression je me suis trouvé un emploi que j’adorais dans le domaine qui me passionne le plus dans ma vie. Wow, la vie est belle à nouveau ! Deux mois plus tard les premiers symptômes graves ont commencé à apparaître ».

21 Ces consonances donnent lieu à des jeux de mots variés : il suffit de demander aux malades d’écrire ou d’explorer de nombreux blogs, forums et sites personnels pour s’en apercevoir. En voici quelques extraits :

22 « Une vie crohnesque... – Vivre avec une MICI » ; « MICI... Un quotidien Crohnesque... » ; « Une vie avec Mr Crohn – Sophie et la Vie » ; le livre de J.-M. Hédreux « Recto la vie c’est Nickel crohn » ; « La Crohnique : un site différent sur la Maladie de Crohn, www.lacrohnique.com » ; « Mes crohniques, mescrohniques.blogspot.com » ; « La crohnique, un site à aller découvrir !!! – Mister Crohn ! », « La crohnique où comment vivre avec le crohn » ; « Journée nationale des maladies inflammatoires crohniques intestinales » ; « Une vie crohnesque, micienne n’est pas toujours facile ».

23 Ou encore :

24 « Quinze ans de vie commune avec Mister Crohn and Co... de douleurs avec lesquelles on apprend à vivre... à survivre... où j’ai cru parfois avoir le dessus sur elle, mais en vain ! C’est fou ce que l’on est capable d’endurer lorsque l’on se voile la face. J’ai bien cru qu’elle allait gagner... mais non ! Parfois j’ai envie de lui tordre le cou tant elle a tout pris de ma vie... même ma vie de femme ! 2010... un autre Mister C... entre dans ma vie... celui qui fait peur... qui fait des ravages... qui parfois fait qu’on revient de loin... ou qu’on n’en revient pas, tout dépend si c’est pris à temps... Certains cancers sont bénins, d’autres plus violents... Cette année-là ma vie a pris un autre tournant... Après une longue période d’amertume, de haine et beaucoup de tristesse... j’ai enfin tourné une fois de plus une page du livre de ma vie crohnesque... et j’ai réappris à vivre ! Il faut croire en nous et ne jamais baisser les bras ! J’ai fait aussi de belles rencontres amicales crohnesques... ».

25 Nous remarquons l’usage de deux adjectifs qualificatifs : crohnique, crohnesque et crohnien. L’emploi des suffixes différents crée une charge sémantique différente et véhicule un travail imaginaire sous-jacent. La variante « crohnique » est construite par consonance avec l’adjectif « chronique » : mis à part l’intérêt de cet emploi métaphorique, il faut considérer le fait que le suffixe – ique, très usité dans les siècles précédents, a perdu de sa productivité pour la formation d’adjectifs avec comme base un nom propre (sadique, platonique), mais il est au contraire très productif pour des adjectifs dont la base est un nom ayant le trait /inanimé/ (robotique, informatique). Pourtant, des représentations inanimées, mécanisées qui sont liées au corps malade sont extrêmement fréquentes dans le discours des malades.

26 Tout n’est pas aussi simple avec le suffixe – esque : non seulement il préconstruit la personne porteuse du nom comme ayant des caractéristiques très particulières (chiraquesque), mais il communique également des valeurs sémantiques de « démesure » et de « fantaisie ». Il est vrai que ces valeurs dépendent étroitement de la base notionnelle à partir de laquelle l’adjectif est dérivé : ainsi titanesque dénote-t-il la démesure car le trait /force extraordinaire/ est pertinent à Titan et carnavalesque dénote la fantaisie car le trait /fantaisie/ est contenu dans le mot carnaval. Le trait/péjoratif/ souvent perçu  lors de l’emploi d’adjectifs en –esque tels que clownesque ou simiesque n’est pas cependant uniquement imputable à la base  clown et/ou simia « singe ». Le marqueur –esque peut révéler une évaluation péjorative ou laudative de la part de l’énonciateur et sert de marqueur de l’opération de typage. Selon les notions identifiées et la base adjectivale, ce typage pourra provoquer des effets divers en ce qui concerne la modalité appréciative.

27 D. Corbin et al. (1993) remarquent effectivement que les adjectifs contemporains en – esque construits sur des noms propres sont d’ordre qualificatif plutôt que d’ordre relationnel. On serait donc en présence d’une réduction de l’intension du domaine notionnel de base à une classe de propriétés stéréotypiques. Le suffixe – esque ne focalise qu’un sous-ensemble des propriétés qui servent de support à la métaphore, d’où l’effet de démesure. Ce suffixe renvoie à un commentaire appréciatif de l’énonciateur. De fait, A. Melis-Puchulu (1993) interprète l’emploi des adjectifs dérivés en – esque comme un exemple d’énonciation intégrée dans la langue. En effet, tout comme les suffixes – âtre et – issime, le suffixe – esque semble fonctionner comme un marqueur d’appréciation énonciative. Dans le cadre de la théorie des opérations énonciatives, toute comparaison et toute métaphore casse l’ancrage à une valeur stabilisée pour procéder à une déformation. Ce n’est plus une simple mention mais une appréciation par comparaison à un type (A. Culioli, 1999). La déformation est une transformation qui modifie une configuration, de sorte que certaines propriétés restent invariantes sous transformation, tant que d’autres vont varier (A. Culioli, 1990). En d’autres termes, le suffixe – esque nous permet de nous réintroduire vers une forme non quelconque des occurrences du domaine au moyen d’un gradient.

28 L’adjectif qualificatif « crohnesque » renvoie au contenu onirique, démesuré et fantaisiste. Par ailleurs, il fait penser à une dimension péjorative et comporte un aspect de ridicule, de monstrueux, qu’il convient soit de cacher, soit d’exhiber pour conjurer la honte. Dans ces circonstances, l’humour peut être pensé comme une voie d’élaboration possible de la honte et de la culpabilité. Encore faut-il le distinguer de l’euphorie morbide qui est souvent accompagnée chez les patients par l’agir et la logorrhée. Le poids de la honte et de la culpabilité, leur caractère pétrifiant, contagieux, cède aux vertus sédatives de l’humour. Alors que la réalité de la maladie ne peut qu’inviter à la résignation, il semblerait bien que l’humour puisse venir au secours de la dépression, du deuil, de la honte et de la culpabilité, dans la mesure où non seulement il rendrait supportable une réalité qui ne l’est pas, mais encore il permettrait, en la pensant, d’en sourire (J. P. Kamieniak, 2003). Penser la réalité, mais d’abord pouvoir se la représenter dans son ampleur tragique, constituerait en effet l’une des dimensions majeures, voire le préalable, de l’humour (J. P. Kamieniak, 2003). Ce rapport complexe, délicat et ambigu qu’entretiendrait l’humour avec l’irreprésentable, mérite une attention particulière.

29 En effet, il existe entre l’humour et la manie ou l’hypomanie dans leur dimension de triomphe une frontière très subtile. Le fait d’être éhonté est une faculté de n’être atteint par rien : elle n’est donnée qu’au narcissique absolu (R. Sterba, 1982). L’humour sert à détourner l’attention de l’atteinte narcissique : alors que le honteux exhibe le défaut de la carapace, l’humoriste affiche son invulnérabilité narcissique. L’exalté, à son tour, méconnaît activement ses blessures dans un déni tendu de la honte et de la culpabilité. Ainsi, ces réponses aux situations douloureuses ne se distinguent que dans leur aspect quantitatif.

30 Il convient de souligner le lien entre l’humour et la mort. À l’instar de la mélancolie ou du triomphe maniaque, tous deux impliquent une perte, et la victoire qu’entendent emporter l’humoriste et l’exalté signe d’abord une victoire sur l’objet intériorisé à la fois aimé et haï. Telle est la place de la maladie dans l’économie psychique du malade (J. P. Kamieniak, 2003). Mais si l’exaltation vient signer l’échec de la métabolisation des affects négatifs, l’humour signifie l’élaboration réussie d’une expérience douloureuse. Etayé sur la dynamique interinstancielle, l’humour est un processus de secondarisation qui consiste à réévaluer d’une manière inattendue des exigences de la réalité et qui « en renverse du même coup la tonalité affective pénible, offrant ainsi à un moi triomphant, quelque peu identifié à son sur-moi, ce gain de plaisir par lequel il affiche un narcissisme invulnérable » (J. P. Kamieniak, 2002). On pourrait ainsi dire que le travail de la maladie met le sujet face à l’épreuve d’une douloureuse réalité à laquelle celui-ci s’adapte grâce au « travail d’humour » (J. P. Kamieniak, 2002), équivalent d’un travail de deuil portant sur soi-même.

31 L’humour à travers les larmes, dont font preuve les malades dans leurs blogs, dans des forums, dans des entretiens psychologiques et médicaux, résultent d’un intense travail de mobilisation dans lequel le sujet a également épuisé toutes ses forces à maintenir sa propre unité. L’humour autorise aux instances de s’accorder et de s’octroyer du plaisir grâce à ces déplacements de grandes quantités d’investissement par lesquels « la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son sur-moi » devant lequel, ainsi « grossi », le moi « apparaît minuscule (et) ses intérêts futiles » (S. Freud, 1927). Ainsi, il est possible d’entrevoir dans ce Surmoi une dimension maternelle qui se dévoile sous l’effet d’une régression à l’occasion de la découverte d’une maladie chronique grave.

32 Cette face maternelle cachée du Surmoi (A. Beetschen, 2003) montre que l’instance est en effet plurielle, et son origine narcissique elle aussi serait maternelle (J.P. Kamieniak, 2003). Grâce à l’humour, cette part maternelle surmoïque prend en charge un Moi au bord de l’effondrement, honteux et coupable, et le ramène à sa dimension infantile. Cette fonction peut se rapprocher des fonctions alpha et béta de W.R. Bion (1962), intériorisées et garantissant une pare-excitation efficace, ou encore des phénomènes de holding et de handling de D.W. Winnicott, assurant le sentiment de rassemblement et d’unité au sujet, lui transmettant un message sur l’environnement, sur la manière dont celui-ci va l’aider à se tenir (1960).

33 Dans l’humour, le mouvement régressif renvoie le sujet à la dynamique œdipienne, au seuil de sa métamorphose instancielle. Le Moi du sujet réalise une alliance avec son Surmoi protecteur, à l’encontre de son Surmoi castrateur, toujours quelque peu haï, ici défié et admiratif. « Le héros, protégé et rendu invulnérable par la « complicité » maternelle défie le père bourreau castrateur, brave sa menace, érotise son châtiment, le séduit aussi, peut-être, en suscitant son admiration, l’introjecte enfin dans sa valeur de « butée »» (J. L. Donnet, 1998).

34 Ce processus implique par ailleurs l’intégration de la bisexualité des identifications œdipiennes et post-œdipiennes. Il est intéressant de remarquer l’emploi des genres féminin et masculin dans le discours portant sur la maladie de Crohn. Chez certains patients, l’investissement libidinal de l’objet-maladie s’inscrit dans une dynamique œdipienne. Cependant, si les appellations du type « Monsieur/Mister Crohn » renvoient à la fois à une figure surmoïque, paternelle, qui juge et sanctionne, et à l’objet d’amour qu’il faut séduire, amadouer, apprivoiser, l’usage du féminin, qui se reflète dans les pronoms ou encore dans des lapsus lexico-grammaticaux, véhicule plutôt l’image d’un maternel archaïque, intrusif, violent, castrateur. L’idée de la castration en relation avec l’imago maternel est très présente chez les femmes et les patients homosexuels : c’est une maladie qui prive les patient(e)s de leur féminité, dans son aspect réceptif, voire transformateur, alors que le contenu, dont les objets partiels, n’est justement plus contenu. Les poussées de la maladie de Crohn, et notamment la première poussée, sont souvent assimilées dans le discours des patientes à une grossesse qui s’engage mal, à une maladie gynécologique ou à des manifestations cycliques normales associées pourtant à une connotation négative.

35 Les blessures narcissiques portées par la maladie de Crohn constituent des stigmates psychiques intimes et profondes, condensant non seulement une atteinte à la promesse œdipienne d’accéder au statut d’adulte parent mais également d’une manière plus globale aux instances idéales et aux capacités de rêverie.

CROHN COMME IDENTITÉ

36 Pour un grand nombre de pathologies somatiques et mentales il existe des moyens lexicaux de désigner l’appartenance du sujet à telle ou telle catégorie pathologique : diabétique, cardiaque, cancéreux, etc. Tout comme la qualification de l’expérience de la maladie, la nomination de l’appartenance du sujet au groupe de malades atteints de la maladie de Crohn s’avère très compliquée du point de vue sémantique et donne lieu à des néologismes intéressants à analyser.

37 L’emploi du suffixe – ien attire immédiatement l’attention. Sa sémantique renvoie à la notion d’appartenance, d’origine dans une dimension à la fois spatiale et temporelle. L’idée d’une appartenance catégorielle, clanique est également véhiculée par ce suffixe. Dans certains productions écrites des patients, les adjectifs du type « crohnien », « chronien », « crohniquien » révèlent une dimension d’étrangeté : les patients semblent être des aliens venus d’une autre planète. Voici un extrait du texte aux allures de la littérature pour les adolescents qui invite les malades à explorer l’espace « crohniquien » :

38 « Bienvenue à tous les Crohniquiens de l’univers intergalactikkkk ! Bienvenue en 2014, sur notre vaisseau mère. Partis depuis presque 9 ans à travers les mondes inconnus, nous poursuivons notre quête du Graal cosmique suprême... Notre mission : trouver l’antidote !!! Bien évidemment, le voyage est difficile, semé d’embuches coloscopiques et autres défis parentéraux, chirurgicaux ou médicamenteux. Mais notre volonté est sans faille, et c’est sans répit que nous explorons chaque planète, chaque recoin de l’univers pour ramener sur Terre LE remède. Nous voici donc encore là en 2014 !!! Pour continuer le combat contre les forces du mal, pour vous accueillir ici, avec plaisir, vous écouter, vous conseiller et vous faire entrer dans notre bien curieuse famille. Que notre solidarité reste celle qu’elle a toujours été, et qui fait de La Crohnique, un site pas comme les autres. Que notre joie de vivre et notre humour restent encore longtemps notre signature, et notre manière de vivre la maladie. Que la Force soit avec nous encore longtemps. Nous Vaincrons ! Soyez-en certains !!! »

39 La maladie est un moment où la personne peut se sentir un étranger venu d’une autre planète : en effet, le corps cesse de lui être familier. Ce vécu d’étrangeté peut également être stigmatisant dans la mesure où il classe le sujet dans une catégorie d’anormalité. D’un « chez-soi » le corps devient étranger, faisant résonner chez le sujet des angoisses qui trouvent leur modèle dans ses peurs infantiles. C’est la notion freudienne de « l’inquiétante étrangeté du corps » (S. Freud, 1919) qui aide à éclairer les réactions, parfois paradoxales, que suscite le corps malade. C’est une véritable aventure que de se sentir délogé de son corps quand il dysfonctionne ou quand il déraisonne au point de devoir en déléguer la prise en charge à la médecine. Ainsi, de familier qu’il est ou qu’il est supposé être depuis l’aube de notre existence, le corps peut soudainement devenir étranger, et surtout étrangement inquiétant.

40 Le vécu d’inquiétante étrangeté qui est difficile à anticiper crée des effets de surprise qui tiennent à l’impromptu du glissement entre familier et non-familier (D. Brun, 2007). Pour en comprendre la nature, nous n’avons qu’à nous reporter à l’impression faite par les figures de cire ou par les poupées mécaniques (S. Freud, 1919). En fait, elles offrent une vision trompeuse du vivant, en raison du mouvement qu’elles paraissent sur le point d’effectuer. Cette apparence trompeuse est troublante car elle exige un raisonnement pour être perçue. Tous ceux qui redoutent la lésion organique ressentent périodiquement les effets de ce bouleversement, sans pouvoir ni savoir lui donner un nom. « L’inquiétante étrangeté » est une variété particulière de l’effrayant qui tient à la désorientation comme à la perte de repères au point qu’on ne sait plus à quoi s’en tenir, car le familier, le connu depuis toujours, n’est plus fiable » (D. Brun, 2007).

41 Le vécu de la maladie de Crohn avec l’annonce du diagnostic, la rechute, l’aggravation et même la rémission contribuent au sentiment d’étrangeté, tant il marque le vécu du corps d’une empreinte particulière. Nous pouvons construire un parallèle entre cette expérience somatique particulière et le fait de découvrir de façon impromptue son image dans un miroir. Le regard occupe là une fonction essentielle. Mais, en ce cas, il s’agit du regard d’un étranger qui est, en même temps, soi-même, tout comme pourrait l’être un double redouté pour la sévérité de son jugement. Plus encore, il s’agit d’une confrontation avec son double qui incarne la désorganisation et la panique narcissique.

42 Si, aussi longtemps qu’il est en bon état, le corps paraît être une assurance de survie, résister à la puissance de la mort, autoriser la pensée et la réflexion, il peut également laisser se constituer en silence les signes avant-coureur d’altérations qui vont paralyser d’angoisse la créativité de la vie psychique. C’est alors que le corps, comme autrefois la poupée dans les jeux d’enfant, se place à mi-chemin entre l’animé et l’inanimé, à mi-chemin entre le familier, le connu et l’étrange. Le désordre corporel crée ainsi une incertitude qui affecte la pensée.

43 En quoi le surgissement du sentiment d’inquiétante étrangeté peut-il se révéler positif ? Pour répondre à cette question, rapprochons-nous de ce que Jacques Lacan appela l’expérience du stade du miroir au cours de laquelle le tout petit enfant, porté par sa mère et par le désir qu’elle porte sur lui comme sur son avenir, découvre dans le miroir l’image d’un autre lui-même dont la forme, nouvelle mais inconnue, annonce l’avènement d’une forme unifiée. « C’est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée, mais où, surtout, elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer. [Cette Gestalt] est grosse encore des correspondances qui unissent le je à la statue où l’homme se projette comme aux fantômes qui le dominent, à l’automate enfin où dans un rapport ambigu tend à s’achever le monde de sa fabrication » (J. Lacan, 1966).

44 La clinique nous permet de nous apercevoir que ces plongées aux limites de la dépersonnalisation, produites par le sentiment d’inquiétante étrangeté, peuvent également annoncer et inaugurer un véritable travail d’appropriation puis de familiarisation avec un corps qui, parfois depuis un âge très jeune, s’est montré en discordance ou en dissonance avec les aspirations de celui qui l’habite. Car, ainsi que le souligne opportunément Serge Leclaire, et quoique que de façon le plus souvent irrationnelle, le corps parle, en se mêlant à la conversation. « Il est difficile de parler de l’expérience de ce corps, si ce n’est précisément en le symbolisant de quelque façon ; ni à l’âge d’homme ni sans doute pour l’enfant au berceau, je ne vois d’autre saisie possible si ce n’est par le moyen de sa symbolisation. [...] C’est l’un des mérites essentiels de l’analyse d’avoir ainsi permis au corps, figé dans une réalité d’objet, de reprendre, mieux encore que sa fonction d’organisme, sa valeur d’insaisissable réalité, objet, support et symbole du désir » (S. Leclaire, 1998).

45 L’expérience de l’inquiétante étrangeté répond ainsi à l’une des fonctions essentielles de la vie psychique, à savoir, la mise en sens, la symbolisation que la psyché prend en charge dans l’après-coup grâce au langage. De ce point de vue, l’émergence du sentiment d’inquiétante étrangeté, quelle que soit la désorganisation qui l’accompagne, peut être tenue comme un mécanisme de vie, sinon de survie face aux enjeux de la thérapeutique médicale.

DIMENSION MYTHOLOGIQUE DE LA MALADIE DE CROHN

46 Les éléments communs que l’on retrouve dans le discours de nos patients témoignent de l’existence d’une identité groupale des malades qui se nomment « les crohniens ». L’analyse du discours révèle une circulation fantasmatique au sein du groupe constitué de soignés et de soignants, qui s’appuie sur le concept d’appareil psychique groupal (D. Anzieu, 1966 ; R. Kaës, 1993). Nous venons de souligner l’émergence d’une véritable identité groupale chez nos patients : ainsi, ce concept nous aide à prendre en compte les liens intersubjectifs inconscients qui sont à l’œuvre dans le groupe de sujets souffrant de la maladie de Crohn et de professionnels qui les prennent en charge. C’est un véritable espace fictif qui médiatise les réalités psychiques individuelles et la réalité groupale, en assurant la circulation des fantasmes individuels au sein du groupe et en lui assurant une sorte d’unité psychique. L’existence de celle-ci ne doit pas être négligée par les professionnels de la santé travaillant avec ce type de patients, dans la mesure où elle peut tout autant potentialiser l’appartenance symbolique de l’individu à un corps groupal sur lequel il s’appuiera dans son travail de la maladie que représenter un risque de stigmatisation et d’aliénation.

47 L’organisation et la pérennisation d’un groupe se reposent sur la constitution d’un mythe. Celui-ci représente un ensemble de croyances, partagé par tous les membres du groupe, véhiculé et transmis à travers le temps, qui explique les origines du groupe, fonde les règles de son fonctionnement, attribue à chacun un rôle spécifique et renforce la cohésion du système. Dans la théorie freudienne, le mythe est considéré comme un modèle culturel qui permet de transformer les représentants de la pulsion en fantasme. J.-P. Valabrega approfondit ce point de vue en supposant que ces deux constructions psychiques sont d’une même nature (1967). En effet, les deux évoquent une pièce de théâtre où un complexe de représentations s’articule en un scénario imaginaire : celui-ci met alors en scène l’accomplissement du désir à la manière d’un rêve (J. Laplanche et J. B. Pontalis, 1967). Mais cette conception ne permet pas de savoir quelle production préexiste par rapport à l’autre, ce qui pose un problème théorique.

48 L’anthropologie psychanalytique tente de répondre à cette question : pour cette approche, le mythe et l’inconscient ont un lien très étroit qui se traduit par l’activation des fantasmes originaires au sein du mythe (V. Piatton-Hallé, 2006). Pour B. Juillerat, des symboles véhiculant les fantasmes originaires s’articulent à d’autres symboles culturels qui leur donnent sens et permettent de construire un récit mythique logique et ordonné (B. Juillerat, 2001). P. Bidou considère en revanche que le mythe est nourri par deux sources : la première, historique et matérielle, s’appuie sur les évènements vécus par un groupe donné ; la seconde, inconsciente, ramène à des fantasmes originaires, universels pour tous les êtres humains qui traversent les mêmes étapes de maturation psychique et tentent de répondre aux mêmes énigmes existentielles (P. Bidou, 2001). Ces deux sources convergent vers la construction d’un mythe, en s’accordant et en s’ajustant constamment l’une par rapport à l’autre : ainsi, la première ne peut exister que si elle vient nourrir les désirs de la seconde, et inversement, la seconde ne peut se généraliser que si elle s’étaye sur la vérité matérielle de la première (V. Piatton-Hallé, 2006). Le mythe serait donc une mise en scène du fantasme (V. Piatton-Hallé, 2006).

49 L’analyse des contenus manifeste et latent du discours de nos patients nous autorise à parler de constructions mythiques communes à ce groupe, dans la mesure où leur discours se nourrit à la fois d’une source psychique, inconsciente, fantasmatique, et d’une source socioculturelle qui organise et schématise la première. Cette position nous permet d’envisager une possibilité de généraliser les résultats de l’analyse.

50 La dimension mythologique empreigne le discours des sujets atteints de la maladie de Crohn. Chez nos patients, nous remarquons des associations entre Crohn et Chronos, Dieu du Temps et de la Destinée, traduites dans leur discours par une présence, d’une part, des références au temps, à la périodicité et à la durée, au cycle, à l’attente, comportant une référence au féminin. D’autre part, il y a des références au destin, à la toute-puissance divine (recherche d’un traitement perçu comme Graal, rechute comme punition « divine »), et à la chance (avoir une famille, être compris par son entourage, être en rémission).

51 Dans la tradition antique, Chronos est un être immatériel, apparu à la création du monde. Il est représenté sous les traits d’un serpent à trois têtes, une d’homme, une de lion et une de taureau, enlacé avec son épouse Ananké, déesse de la Nécessité et de la Fatalité, autour du monde-œuf. Géniteurs de Chaos et d’Ether selon la cosmogonie orphique, ils sont censés entraîner le monde céleste dans sa rotation éternelle. Dans la culture contemporaine, Chronos est surtout connu pour être représenté sous les traits d’un vieil homme sage avec une longue barbe grise. D’ailleurs, la vieillesse, comme diminution des capacités physiques, et la sagesse, comme une perte de l’insouciance primordiale, sont des thématiques extrêmement fréquentes dans le discours des patients. Les notions de temporalité et de grandes étapes de vie, ainsi que la dimension existentielle, se traduit, dans le discours des patients, à travers les références à la première expérience initiatique de la maladie, ainsi qu’à la dimension invisible, fatale, à la fois matérielle et matérialisée grâce aux preuves par l’imagerie et l’histologie, et immatérielle, comme les origines de la maladie et l’absence de prévisibilité.

52 Les mots indices du temps comme « avant », « après », « pendant », « depuis » organisent le discours des malades. Confrontés à une maladie chronique, les patients passent par un véritable travail d’intégration de l’expérience vécue, en prenant en compte des changements appartenant tant au corps qu’à la pensée, à l’intime qu’au relationnel. « Avant », « pendant », « après », « depuis », c’est un va-et-vient permanent de pensées, de sentiments, qui tranche parfois beaucoup avec la façon habituelle d’être et de vivre les choses. Le corps est perçu comme devenu étranger à soi : « À présent, c’est comme s’il y avait ma tête d’un côté, et mon corps de l’autre » ; « Je suis fâché avec mon corps, lui et moi on fait deux, maintenant », nous disent les patients.

53 On entend bien combien cette méfiance par rapport au corps qui porte des stigmates de la maladie, entraîne une désagrégation du sentiment d’identité, et un vécu de clivage de soi en deux parties distinctes. Ces pensées sont parfois traduites par une attention au corps proche de l’hypocondrie, qui prend valeur de réparation par rapport au sentiment de trahison de soi-même. Tout se passe comme si l’inquiétude majeure, opposée à l’insouciance d’avant le diagnostic, octroyait un sentiment de contrôle de la situation. Cette attitude est proche de la pensée magique et de la superstition. Les patients sont hantés par le souvenir du moment où on leur a dit qu’ils avaient la maladie de Crohn. Avec le temps, ce souvenir se fige dans un style dépouillé : « la stylisation augmente la puissance du trauma révisé […] ; plus le souvenir s’épure, plus il accroît sa puissance » (B. Cyrulnik, 1999).

54 On pourrait s’interroger sur la difficulté de la pensée et, par conséquent, du langage à reprendre l’effort d’incarnation qui permettrait de créer un lieu où la chair et la pensée se rencontrent pour « former un chemin où, par éclaircies du langage, un homme se possède, mais sans s’atteindre tout à fait » (F. Villa, 2006). En prenant pleinement conscience de leur vulnérabilité, les patients se rendent compte de l’insouciance dans laquelle ils étaient jusqu’à présent. Ce qu’ils perdent est le détachement par rapport à la mort, et ce qui les fait souffrir est d’être envahis par le rappel trop constant, de sa réalité, par toutes ces pensées angoissantes sur soi et sa finitude. Ils décrivent la mise en suspens des projets antérieurs et l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. La continuité serait une des premières dimensions de l’identité (C. Lanzarotti, 2007). Or, cette continuité est altérée et bousculée chez les patients dans la façon de percevoir son unité corps-esprit, dans la façon de penser et comprendre son monde et sa vie, et dans le rapport au temps profondément perturbé par la prise de conscience de la finitude de l’existence.

55 Dn revanche, dn re de F. Villa, comportant une référence au féminin. le. ps malade sont extr à une construction identitaire hom

56 Face au sentiment de « dissolution » de soi, la convocation de la mémoire prend le sens d’une tentative de synthèse mentale, avec ses propriétés de conservation et de restitution. Faire travailler sa mémoire, rappeler ses souvenirs, opérer mentalement un retour sur le passé, permet de retrouver sa propre trace et des repères : la mémoire est alors un travail historique sur soi-même, un retour sur son identité, une tentative de re-connaissance et de réunification.

57 Le mot « guérison » sera remplacé pour ces patients par des termes comme longue rémission, ou des propos sur la gestion du risque inhérent à toute vie humaine. L’histoire personnelle et familiale jouera un rôle essentiel : aptitude ou non à tolérer la frustration, carences anciennes ou actuelles. Pour certains, la « blessure narcissique » infligée par cette maladie chronique perdure malgré le temps. D’autres conserveront un sentiment de préjudice qui gênera les contacts avec autrui et la reprise d’une existence socialement intégrée. La plupart des patients, après une période plus ou moins longue, en fonction aussi de la lourdeur des traitements, de séquelles éventuelles, esthétiques notamment, semblent édifier des défenses psychologiques, la plus importante étant le déni, la rationalisation autour des progrès de la science, la reprise de la vie qui éloigne du danger. L’attitude de l’entourage familial facilite ou non le sentiment d’exister et d’être précieux pour les autres. C’est autour de ce sentiment que va se jouer pour le patient la possibilité ou non de s’inscrire à nouveau dans le sentiment d’une existence « comme celle des autres ». À un moment de telle fragilité, le regard des autres a un poids très sérieux. La crainte de la confrontation à ce regard peut pousser certains patients à se replier sur eux-mêmes ou de façon moins dramatique, à ne pas reprendre telle ou telle activité qu’ils avaient auparavant. Les patients sont rassurés lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ne sont pas les seuls à être angoissés, à ne plus reconnaître leur corps, à s’interroger sur des choses qu’ils considéraient comme naturelles jusque-là. Ce qui les rassure, c’est de se rendre compte que c’est la situation qui les pousse à ce type de ressentis. Cela contribue à diminuer la blessure narcissique et les sentiments d’incompétence. Il est aussi rassurant pour eux de trouver chez leurs interlocuteurs la compréhension de leur déstabilisation, ce qui, paradoxalement, en amoindrit l’ampleur. Car en acceptant ce dialogue, on pose un des rares actes susceptibles de contredire la sensation de ne plus appartenir au même monde que les autres : l’acte de présence qui contredit par les faits, les fantasmes d’isolement et d’incommunicabilité.

58 Crohn est un nom propre qui se prête facilement à confusion par toute une série d’associations mythologiques et culturelles. Ainsi, dans la tradition orphéïque, Cronos, un des titans, est père de Zeus et assimilé à Saturne, dieu de la Mélancolie, chez les Romains. Ce sont des manifestations hypocondriaques qui s’inscrivent dans le tableau de la mélancolie. Dans l’imaginaire collectif, la mélancolie (du grec μελαγχολία – melankholía composé de μέλας – mélas, « noir » et de χολή – khôlé, « la bile ») et l’hypocondrie (du grec hypo (sous), et khondros (cartilage des côtes) renvoient au corps et à son intériorité, aux organes qui rompent leur silence. Quand l’étymologie populaire associe ces représentations aux termes anatomiques médicaux touchant la sphère gastro-entérologique, on voit facilement la raison pour laquelle les thématiques de la mort sont présentes dans le discours des patients.

59 Les liens entre l’hypocondrie et l’imago maternel peuvent être facilement mis en évidence, car l’hypocondrie, tout comme le maternel, est associé, dans son étymologie et les représentations collectives culturelles, au ventre. Dans l’hypocondrie, le corps peut être mis à la place d’un persécuteur extérieur. La somatisation relate la relation inconsciente entre l’enfant et sa mère, sa dimension persécutrice et la haine qui s’y échange. Cette relation se déplace sur la relation entre le Moi et son propre corps. Généralement, la relation que le sujet aura avec son corps, le soin qu’il prendra de sa santé mais aussi de son apparence et éventuellement la sollicitude anxieuse qu’il aura pour lui, sont à chaque fois des transpositions de cette première relation mère/enfant. Parfois le Moi peut se dire qu’il est responsable de ce qui arrive à son corps et penser que, si celui-ci est malade, c’est parce qu’il n’en a pas pris soin. Dans la plainte hypocondriaque, le corps n’est plus seulement vécu comme une victime mais aussi comme un agresseur. Il est à la fois stigmatisé et stigmatisant. Perçu alors à travers la souffrance qu’il impose, le corps se confond avec le corps étranger pathogène. Le surinvestissement narcissique d’un organe ou d’une partie du corps agressé a alors pour fonction de dissocier l’agressé de l’agresseur et d’apaiser la haine qui a pris le corps comme objet.

60 Pour résumer notre réflexion sémantique, nous pensons qu’il existe, pour la maladie de Crohn, une symbolique du mal, qui est repérée dans le discours des patients. Or, lorsque l’on parle d’une telle symbolique, il s’agit de reconnaître que l’expérience, la signification et le sens de la maladie, tant pour le malade que pour le médecin, ne sont pas épuisés par la symptomatologie. L’enjeu est ici d’enrichir notre compréhension de ce qui fait la vérité de la maladie prise qu’elle est entre objectivation dans un faisceau de signes (disease), son retentissement subjectif dans la souffrance (illness), son investissement dans des conduites sociales (sickness) et sa valorisation/dévalorisation dans un registre moral (evil). Au fond, les représentations de la maladie se déclinent sur un axe allant du point où elle apparaît comme signe objectif pour progressivement s’enrichir jusqu’à une subjectivation extrême dans l’évaluation morale.

61 Il y a deux façons de raconter la maladie. On peut la décrire et la conter comme étant un ensemble de signaux dans le discours biomédical qui la modélise et évacue la symbolique du mal comme trop fantasmatique. On peut, d’autre part, articuler la maladie avec l’ensemble des médiations disponibles dans une culture pour rechercher à l’appréhender par-delà ou au cœur même de toutes les appréhensions. Parmi ces médiations sont présents les signes linguistiques, mais également la communication non verbale socialement élaborée. Telles sont la plainte ou l’éloquence de ces silences qualifiés qui disent en ne disant rien.

62 Le fait aujourd’hui de pouvoir dire le mot signale combien une maladie chronique est informée, domestiquée par les mœurs même si elle n’est pas toujours enrayée par les moyens thérapeutiques. La maladie peut être vécue de plusieurs manières : elle peut être assimilée à une punition, une sanction, une rédemption, un combat spirituel, ou encore à une expérience insensée et inutile. Ces expériences relèvent des formes symboliques.

63 D’autre part, les éléments linguistiques communs repérés dans le discours des patients témoignent de tentatives de construire une identité groupale, s’appuyant sur une mentalité commune pour les individus souffrant d’une même maladie. Le « soi de groupe » (D. Anzieu, 1966), compris comme une réalité psychique transpersonnelle, est le contenant à l’intérieur duquel une circulation fantasmatique et identificatoire va s’activer entre les personnes. Ainsi, la fonction du groupe se rapproche de celle du rêve, puisque cet espace psychique permet la réalisation imaginaire de désirs infantiles ou actuels (D. Anzieu, 1966). Le fantasme sous-jacent qui fonde et spécifie le groupe se constitue également dans le jeu des interactions communicationnelles avec d’autres groupes et systèmes, porteuses de stigmatisations.

64 À travers l’analyse du discours, on s’aperçoit que la symbolisation opère ce travail de médiation symbolique qui permet à un individu et à une société de se saisir d’une expérience de la maladie et d’une situation pour lui donner forme, cohérence et permettre de se l’approprier pour préparer à l’action. Ce travail de symbolisation expliquerait comment le « avoir une maladie chronique grave » retentit biographiquement dans un être malade, la sujétion dans la maladie se voyant reprise dans une subjectivation du vivre malade. La maladie qui nous défait est une maladie que l’on fait, ouvrant sur une nouvelle configuration de soi.

65 L’enjeu est de montrer que toute symbolique relative à la maladie n’est pas le strict et pur reflet des choses mais sa construction. La maladie est désordre en ce qu’elle désorganise une existence dans sa dimension biologique, sociale et existentielle. Les stigmates dont elle marque ces trois dimensions forcent à des reconfigurations de notre univers personnel et symbolique. Dans les maladies graves, se fait alors jour l’idée d’une altération de la vie qui est épreuve de l’altérité même dans la vie. Cette altérité est médicale, elle est également physique mais aussi métaphysique : l’identité du soi que l’on croyait stable, régulière, est modifiée par l’épreuve de la maladie, se révélant instable, fragile, précaire. L’expérience de la maladie indique que l’expérience du mal est relative à une vision et à une interprétation du monde. Les symboles constituent des médiations pratiques avec lesquelles le sujet ou le groupe de sujets peuvent configurer et mettre en perspective son expérience, au point de rencontre entre expérience individuelle et réception/construction sociale de la maladie.

CONCLUSION

66 L’analyse des processus de nomination, en particulier, de la sémantique des substantifs et des adjectifs qualificatifs que les malades emploient pour désigner leur maladie, révèle l’imaginaire de la maladie de Crohn qui allie les stigmates aux images de martyr. L’émergence de l’imaginaire autour de la maladie de Crohn, partageable entre la majorité des sujets malades sous forme de mythes groupaux, témoigne des processus de construction de représentations collectives culturelles de la pathologie digestive chronique.

67 L’angoisse des malades s’ancre profondément dans un questionnement refoulé du mystère des origines. Nous pensons que l’articulation entre le réel et l’imaginaire est opérée par la localisation même de la maladie où se profile une vision archaïque et fantasmatique des entrailles maternelles. Les stigmates sont visibles et invisibles, des traces de souffrance inscrites sur le corps même du sujet porteur de cicatrices et d’appareillages, et des traces réelles ou fantasmées cachées dans l’intimité du ventre malade.

68 La clinique du discours nous permet de nous apercevoir que les plongées aux limites de la dépersonnalisation, produites par le sentiment d’inquiétante étrangeté et véhiculées par le langage, peuvent inaugurer un travail d’appropriation puis de familiarisation avec un corps stigmatisé, meurtri, blessé, qui s’est montré en discordance ou en dissonance avec les aspirations de celui qui l’habite. Une psychothérapie permet de travailler ce matériel linguistique avec les patients dans une approche individuelle ou groupale, tout comme faire travailler leur mémoire, rappeler leurs souvenirs, opérer mentalement un retour sur le passé pour retrouver leur propre trace et des repères. Mettre en mots l’expérience de la maladie et donner un nom à celle-ci permet un retour sur son identité, une tentative de reconnaissance et de réunification, en déclenchant un travail historique sur soi-même. Cette même fonction est assurée par la thérapie, portée par le langage et construite dans un dialogue avec l’autre.

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Mots-clés éditeurs : Identité, Imaginaire, Sémantique, Discrimination, Maladie chronique

Mise en ligne 04/02/2016

https://doi.org/10.3917/cpsy.068.0085

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