VISIBILITÉ ET INTÉRIORISATION DU STIGMATE
1 Le stigmate est une marque, un signe distinctif inscrit au fer rouge dans la chair ; un signe d’infamie, de mise à distance en raison d’une possible dangerosité. Cette image prend sens dans le champ du handicap visible, car celui-ci semble toujours avoir quelque chose de contagieux, comme s’il relevait d’une atteinte du corps de l’observateur et non pas seulement de celui qui est stigmatisé. Le corps abîmé expose l’un et l’autre, agit en miroir. C’est la raison pour laquelle il semble qu’il ne faille pas s’approcher de trop près.
2 La même défiance relative à la proximité et au contact concerne ceux dont le handicap se lit dans le comportement et dans l’apparence du corps (comme les personnes trisomiques et polyhandicapées). En pratique, une simple difficulté motrice suffit à créer la même gêne : inutile d’être réellement polyhandicapé, une Infirmité Motrice Cérébrale suffit à être fortement stigmatisé.
3 On lie classiquement le stigmate à un attribut profondément dévalorisant qui conduit son porteur à ne pas être considéré comme un humain à part entière (Goffman, 1975, p. 15), dans un rapport de pouvoir particulier (Link et Phelan, 2001, p.380). Sous cet angle, sa nature serait donc essentiellement relationnelle, interactionnelle. Mais comparer le stigmate à une marque au fer rouge inscrite dans la chair du banni signifie plus que cela : l’inscription corporelle renvoie à la possible intériorisation du stigmate par les sujets qui le portent. Il n’est pas seulement lié à une situation sociale donnée. Quand cette situation se répète, et s’est répétée tout au long de la vie, elle forme une identité subjective marquée par le stigmate. Comme la brûlure, le stigmate intériorisé ne peut plus être effacé par les circonstances. Si on le masque, si on tente de lutter contre lui, ce sera parce qu’on le sait en soi, parce qu’on en est meurtri, bien au-delà des interactions sociales discriminantes. Il semble difficile de distinguer la stigmatisation, processus social, et son intériorisation comme source d’auto-dévalorisation.
4 La nature du stigmate est donc d’être à la fois visible et invisible : la trace visible de l’infamie se lit sur le corps, elle s’inscrit dans le corps et dans la conscience, jusqu’à se sentir partout inacceptable, jusqu’à sentir la honte d’être soi. La honte, sentiment d’origine sociale, est devenue partie intégrante de soi, comme la brûlure du fer rouge reste en mémoire au-delà de la marque sur le corps. Il ne faut jamais oublier cette double dimension corporelle et psychique, visible et invisible, pour traiter du stigmate rapporté au handicap. C’est pourquoi nous ne l’envisagerons pas seulement au sens classique de la rencontre entre un attribut et un stéréotype mais aussi dans ses conséquences psychiques (Jones et al., 1984), en intégrant à la notion de stigmate les ravages de l’autodépréciation, les racines de la honte.
S’ARRACHER À LA STIGMATISATION ; LE VÉCU DU CORPS
5 Dès lors, essayer de se défaire du stigmate, ce serait d’une certaine manière se renier, essayer d’arracher sa propre peau, comme Hercule avec la tunique de Nessus. L’innutrition par les normes est telle qu’il est difficile de s’élever contre les discriminations dont fait partie la stigmatisation. Non seulement elle relève de l’évidence pour les autres, mais on y a souscrit, au moins partiellement, dans sa propre vie. Il n’y a pas de place pour l’autodétermination d’un individu sinon celle prévue par le système social qui le contraint. Seul est possible le jeu au sein des rapports de pouvoir qui nous font de nous ce que nous sommes, selon une vision du pouvoir conceptualisée par Michel Foucault comme reprise subjective des normes (1976, p. 122-123). On ne peut s’extraire des rapports de pouvoir intériorisés, mais seulement modifier les relations en leur sein. C’est pourquoi tenter de s’arracher à l’emprise des représentations dévalorisantes devient toujours un arrachement d’une part de soi-même. Il faut se poser en s’opposant, y compris à ses représentations préalables de soi. L’étape où l’on commence à les percevoir comme des représentations négatives, discriminantes, est déjà la preuve d’une distanciation. Celle-ci peut émerger par de multiples canaux : théorique ou pratique, individuel ou groupal, souvent dans l’entrecroisement entre ces différentes dimensions.
6 Michel Foucault trouvait cette source de résistance dans « une autre économie des corps et des plaisirs » (Foucault, 1976, p. 211), dans une puissance d’invention immanente à la vie corporelle, manifestée par une sexualité non pas « libérée », car cela est impossible, mais réappropriée au sein même du pouvoir (Haber, 2006, p. 73-75). Cette source de résistance existe également dans la puissance vitale du corps contre les vicissitudes que le handicap impose à l’organisme.
7 Souvent cela se passe par une réappropriation du corps comme corps que l’on est (corps vécu) et non plus comme corps que l’on a (organisme). Entre l’un et l’autre est le corps que l’on nous prête, celui que l’on considère ou déconsidère socialement, sur lequel est placé l’étiquette dépréciative du stigmate. Le corps que l’on nous prête tient par exemple à la dimension de séduction que l’on accepte de nous reconnaître. La reconnaissance de la capacité de séduire peut être une manière de dissocier le corps organique avec son atteinte visible, ses dysfonctions médicalement objectivées, et le corps vécu dont participe l’image de soi. Se voir prêter une image positive est une manière de se réapproprier son corps contre le stigmate et la vision médicale. Mais ce que l’on nous prête peut nous être repris. Bien souvent le discrédit social, les marque de mépris (« comment un tel individu pourrait-il séduire ? ») ne font qu’inscrire plus profondément le stigmate dans la chair, contaminer le vécu du corps. Ce corps, non content d’être un objet que l’on déplace, que l’on nourrit, que l’on habille, que l’on change, devient la source du rejet. Le corps que l’on est se confond alors avec le corps que l’on a : on est un handicapé, la preuve en est que l’ensemble des regards portés sur soi et des pratiques d’usage de ce corps vont dans le sens de cette assimilation.
8 Reprenons l’exemple de la sexualité : vouloir être reconnu comme être sexué, comme être de désir, ne suffit pas pour sentir son corps comme lieu de plaisir possible : un corps trop longtemps rendu objet du fait de la situation de handicap physique n’est pas un corps vécu. Pour qu’il soit source de plaisir, encore faut-il reconnaître l’existence d’une sensibilité et d’une érotisation souvent niée par la pratique du soin, mais aussi niée par un corps auquel on ne prête aucun pouvoir de séduction possible. Cette double dimension contribue à inscrire plus profondément encore le stigmate dans la chair. Celui-ci se nourrit des représentations médicales du handicap (le handicap est dans l’organisme, dans la dysfonction) et des représentations collectives (l’individu handicapé est limité et ne peut pas plaire ; s’il prouvait le contraire, ce serait une insulte à la valeur reconnue de la beauté stéréotypée). Ces différentes représentations sont en elles-mêmes des marques du pouvoir sur le corps, et faire émerger un vécu qui s’en distancie demande de modifier les rapports de pouvoir dans l’accompagnement, le soin et non pas uniquement dans le champ de la sexualité.
LE RETOURNEMENT DE LA VISIBILITÉ
9 Pour manifester plus nettement cette opposition à un assujettissement autrefois constituant pour sa propre subjectivité, on peut passer par des formes d’actions visant à renverser le stéréotype : par exemple le mouvement des « handicapés méchants » dans les années 70 s’était-il élevé contre l’image du « gentil handicapé », docile, soumis et reconnaissant de l’assistance qu’on lui apporte par charité. L’image d’Épinal, souvent fantasmée par les intervenants du champ sanitaire et social, est celle d’une personne vivant une vie simple, désexualisée, animée par des sentiments et des désirs plutôt puérils, que seule une aide pourra mettre en forme. Le refus de l’assignation à cette image peut passer par une certaine violence et par l’agressivité verbale (pour ceux qui le peuvent) : quitte à être stigmatisé, autant l’être pour une raison valable, contre l’infantilisation ou l’assistance entendue comme commisération.
10 Ainsi certaines personnes en situation de handicap choisissent-elles de jouer sur la visibilité de leur différence physique, comme ce jeune adolescent sourd à qui sa mère voulait faire porter de discrets appareils auditifs et qui en a choisi d’autres, « rouge fluo » pour mieux marquer sa condition de sourd, peut-être son sentiment d’appartenance à une communauté.
11 Puisque l’on fait tache, autant se montrer, et aller à la rencontre des autres par l’intermédiaire de son côté dérangeant, de toute manière on ne pourra pas passer inaperçu. L’idéal de neutralité de l’apparence ne peut concerner que des individus qui se sentent normaux et pourraient croire combiner cette normalité avec une forme d’anonymat de l’apparence.
12 L’outrance peut être une réponse au stigmate. Elle fait partie des manifestations collectives de revendications des droits (il faut parfois frapper fort pour se faire entendre), elle fait partie des moyens de se singulariser par son caractère plutôt que par son apparence, en utilisant délibérément celle-ci comme un moyen de visibilité plutôt que comme une marque d’exclusion. On rend visible la cause que l’on défend à travers ce corps qui devient un emblème que l’on affiche, comme marque de revendication, personnelle ou groupale. Quitte à être vu, autant être vu deux fois plutôt qu’une : en tant que corps handicapé, et en tant que militant. Politiquement, il s’agit d’inquiéter de l’intérieur les normes qui contraignent en les détournant par l’ironie, le retournement de la visibilité à la manière de ce qu’indique Judith Butler dans Gender Trouble (1990) à propos de la figure de la Drag Queen et du détournement de l’apparence genrée pour travailler intrinsèquement la norme hétérocentrée de distinction entre le masculin et le féminin.
13 C’est une manière de retourner la visibilité de l’élément stigmatisant et de lutter contre les tendances à l’intégration jouant sur l’aplanissement des différences, soit par l’infantilisation dans l’assistance, soit par l’uniformisation des exigences, qui, sans compensation, reconduit soit à l’échec, soit à la dépendance envers les valides. Par exemple une intégration scolaire réussie ne signifie pas un recours systématique à une assistance extérieure, ni une soumission entière, sans adaptation réciproque, à des contraintes disciplinaires. Réaffirmer sa différence et ses difficultés n’est pas nécessairement un aveu d’échec, mais peut être compris comme la manifestation d’une demande d’être accompagné dans la création de compensations pour rejoindre in fine et non par principe les exigences d’une vie scolaire, professionnelle, ou simplement communautaire.
14 Dans le contexte social ordinaire, l’individu atteint par le handicap fait tache. Il jure avec ce qui l’entoure, on ne voit que lui. Ou, plus exactement, on ne voit que son corps ou son fauteuil, tandis que lui-même disparaît, sauf à se confondre dans son être même avec le handicap. S’il assume ce qui en lui fait tache, il pourra en faire une marque de sa personnalité, voire un atout, pourquoi pas un moyen de séduction (Nuss et Ancet, p. 83). Le fait d’assumer cette visibilité est une manière de se déprendre de la souillure associée au corps qui fait tache. La déprise désigne à la fois le fait de lâcher prise (par exemple par rapport à l’idéal illusoire de normalité) et la réadaptation, par création de normes propres à sa vie. En assumant la perte ou l’incapacité, on peut reconfigurer son l’identité de « handicapé » et retrouver une autre façon d’être soi, toujours par la visibilité, mais en décalant la négativité associée à cette apparence, en jouant avec le pouvoir des normes inscrit dans le regard.
15 Mais le chemin est long pour lutter contre les conséquences de la stigmatisation dont on est l’objet, surtout quand les faisceaux de représentations concordent, partout autour de soi et en soi. Il ne suffit pas d’affirmer qu’une déficience fonctionnelle n’est pas une déficience humaine. Il faut parvenir à s’en convaincre et à l’incarner au quotidien, ce qui suppose d’être soutenu dans cette vision par un faisceau de représentations contraires aux stéréotypes et préjugés (par exemple l’estime familiale dans laquelle on a grandi, la rencontre de pairs par l’intermédiaire desquels on s’est construit, le militantisme politique au sein de groupes où ces idées sont constamment réaffirmées). Cette affirmation de soi contre le processus de stigmatisation se heurte souvent au retour de la culpabilité ou de la honte. Le sentiment d’une punition infâmante imposée par l’état de l’organisme apparaît dès lors sans cause. Et il faut tout un travail psychique pour intérioriser qu’il est aussi sans raison. Car l’idée de la faute et de la punition inscrites dans le corps restent bien présentes, trop présentes, pour beaucoup de personnes marquées par le stigmate.
LE STIGMATE COMME MARQUE DU MAL ET SON INSCRIPTION DANS L’ORGANISME
16 La notion de stigmate renvoie à une faute, réelle ou imaginaire, commise par l’individu stigmatisé. Rappelons que le stigmate de l’Antiquité était imprimé sur le corps de ceux qui enfreignaient les lois ou s’étaient montrés particulièrement immoraux. Avec le handicap, tout se passe comme si la punition précédait l’action répréhensible.
17 Robert Murphy (1990, p. 134) relève cette inversion de la chaîne causale qui va de l’action fautive au châtiment : l’invalidité inverse le processus en commençant par la punition, qui produit une honte sociale, puis un sentiment de culpabilité, et enfin l’idée d’un crime, le sentiment d’avoir fait quelque chose de profondément répréhensible, fantasme chargé de répondre à la question à jamais sans réponse : « qu’ai-je fait pour mériter cela ? ».
18 La mise à l’écart stigmatisante conduit à se demander ce qui dans ses actes mêmes, dans ce que l’on a fait ou pensé, peut être à l’origine de ce bannissement des relations sociales souvent imposé par la différence visible.
19 Murphy ajoute que cette punition se lit au quotidien dans la résistance du corps, et souligne la présence continue et pesante du handicap, tapie comme à l’arrière-plan de ses pensées conscientes, prête à bondir, comme une ombre dans un coin de son esprit (1990, p. 148). Cette présence psychique et cette inscription corporelle du handicap en feraient pour lui un trait non plus situationnel mais identitaire : « du fait de la répercussion totale d’un handicap physique grave sur la pensée consciente et de son implantation solide dans l’inconscient, l’invalidité exerce sur le sens de qui on est et de ce qu’on est une emprise bien plus forte que n’importe quel rôle social, même les rôles clés comme l’âge, le métier et l’appartenance ethnique » (1990, p. 150). Car ces rôles peuvent être suspendus, neutralisés, manipulés. Il existe par exemple des lieux où l’on peut être entre personnes de couleur sans être stigmatisé, mais il est impossible, écrit Murphy, de faire disparaître le handicap : « une grave invalidité contamine toute revendication d’un statut social, elle relègue au second plan toutes les acquisitions qu’on a faites dans sa vie, tous les autres rôles sociaux, et même la sexualité. Ce n’est pas un rôle : c’est une identité, une caractéristique dominante à laquelle tout rôle social doit s’adapter » (Ibid.)
20 Il faut recontextualiser cette impression en fonction de la manière dont Murphy lui-même a vécu son handicap : c’est là le point de vue d’un anthropologue touché tardivement dans sa vie par la paralysie. Or on peut se demander par comparaison si un homme noir sous l’apartheid était vraiment en capacité d’oublier sa condition en fréquentant d’autres hommes noirs, en faisant l’amour, etc.: le stigmate ethnique était-il susceptible de disparaître de l’arrière-plan de la conscience de celui qui s’est construit sous son emprise ?
21 Si la conscience progressive, groupale et sociale, de l’égalité des capacités a permis de se distancier par rapport à la faute associée à la couleur noire de la peau, aux traits« négroïdes », pourquoi n’en serait-il pas de même pour des hommes et des femmes nées avec une atteinte organique ?
22 La différence viendrait-elle de difficultés propres à l’atteinte organique qui rend difficiles certaines actions (le mouvement, la sexualité), « objectivant » ainsi le stigmate, ou bien de la différence identitaire qu’elle implique pour ceux dont le handicap est acquis suite à un accident (ce que l’indi- vidu était, ce qu’il est devenu)? Il faut être très prudent comme l’indique Murphy lorsqu’il est question de généraliser une expérience individuelle, notamment lorsqu’il est question de l’ancrage organique des incapacités et du handicap.
23 Il ressort de plusieurs témoignages que l’atteinte organique, pour des personnes qui se sont construites avec elle, n’est pas la part la plus difficile à vivre du handicap. Plusieurs personnes adultes atteintes d’Infirmité Motrice Cérébrale nous ont confié que la stigmatisation sociale du fait de leurs difficultés motrices était beaucoup plus handicapante au quotidien que ces difficultés elles-mêmes, pourtant jugées médicalement sévères. On peut avoir intégré en soi l’atteinte motrice ; en revanche on n’accepte jamais la stigmatisation dans sa réitération quotidienne car elle est le fait d’autrui et la marque du poids des stéréotypes.
24 Sans oublier en tant qu’anthropologue la dimension interactionnelle du handicap, Murphy semble indiquer une résistance du corps à la volonté devenue quasiment absolue, une limite organique dont les conséquences sont proprement identitaires. Or le processus de stigmatisation et les relations de pouvoir qui l’étayent entendent bien reposer sur des preuves « objectives » de la déficience. Quand bien même changerait-on les représentations sociales, il demeurerait des différences irréductibles de capacités justifiant non pas la stigmatisation, mais au moins la dévalorisation par rapport aux capacités d’autrui. La difficulté est alors pour les sujets concernés de se déprendre par rapport à l’idée d’une « objectivité » du handicap. Une approche épistémologique comme celle de Foucault montrerait facilement que l’objectivité n’existe pas, même dans l’étude de détail de l’atteinte organique et des représentations des capacités qui en découlent. Mais le quotidien y ramène sans cesse, comme en écho d’une nature biologique irréductible à nos conceptions relativistes. Non qu’une position naturaliste (« par nature il ne serait pas capable de vivre ») soit vraiment entendable : combien d’humains pourraient-ils vivre seuls aujourd’hui sans la technique ou sans l’environnement social, lieu d’une permanente autonomie relationnelle ? Mais il semble demeurer dans le champ du handicap une résistance « naturelle », « objective » qui viendrait susbtantialiser le stigmate, le justifier partiellement. À cette « évidence » de l’atteinte viennent s’opposer les positions antinaturalistes qui relativisent son importance en insistant sur les apports de la lutte contre le stigmate social.
L’ANTINATURALISME CONTRE LA TRACE DANS L’ORGANISME
25 Les positions antinaturalistes ont en commun de récuser comme illusoire « la confiance en une Nature perçue comme un substrat solide, clairement identifiable à titre de réalité préhumaine et présociale » (Haber, 2006, p. 2) Dans le cas du handicap, une position antinaturaliste défendrait que les incapacités, voire la description scientifique de l’atteinte organique, seraient issues de processus de fabrication sociale de fictions dites « naturelles », qui n’ont d’autre existence que dans nos représentations.
26 Il faut, dans cette critique antinaturaliste de l’atteinte par le handicap et donc du stigmate social qui en découle, distinguer plusieurs niveaux : le premier est celui du regard et de la réaction « spontanée », « naturelle » à la différence ; le second celui de l’évidence résiduelle de l’atteinte organique malgré la posture relativiste.
27 Peut-on complètement transformer le regard social porté sur les individus stigmatisés ? La réponse à cette question est oui : il n’y a pas de regard naturellement conditionné au rejet de la différence. Ce serait adopter une vision sociobiologique que de le contester, en faisant de la stigmatisation le relai d’un ancrage biologique, le prolongement exagéré d’un rejet naturel de la différence, comme lorsqu’une femelle tue ses petits nés sourds ou aveugles. Il est possible de transformer son regard et ses représentations pour passer à une autre appréhension des personnes, conformément à l’injonction éthique dont parle Emmanuel Levinas à propos du visage d’autrui : voir peu à peu émerger l’infinité de l’autre derrière l’obstacle de l’asymétrie, de la déformation, de la bave, etc. Le Visage dont parle Levinas (1971, p. 21) ne se donne pas à voir : il ne fait qu’excéder son apparence. Dépasser nos peurs pour passer au travers du visage et de l’apparence du corps est possible par l’apprentissage et l’habitude. S’il n’y a pas de renforcement par le stéréotype, ces réactions supposées « spontanées », « viscérales », « naturelles » peuvent être modifiées. Cela montre en quoi elles sont plus des perceptions (avec tout l’arrière-plan de connaissance que la perception implique) que des réactions. Cette modification du regard n’est pas forcément chose simple, il ne suffit pas de proclamer sa capacité à s’en distancier pour en être capable, mais elle est une chose possible, d’autant plus si cette éducation du regard à la différence a commencé tôt dans la vie. La stigmatisation de l’apparence est donc évitable, notamment dans la redéfinition des rapports de pouvoir dont nous avons parlé plus haut.
28 Plus délicate est la question de la naturalisation des dysfonctions, et les limites de la réponse constructiviste, forme exacerbée d’antinaturalisme, qui ferait de la stigmatisation l’une des sources sinon la source majeure des difficultés rencontrées au quotidien. Cette position consiste à considérer que le handicap n’est pas lié à l’atteinte organique, mais aux déficits d’interaction que produit la stigmatisation.
29 La part de ce qui relève des interactions sociales dans le handicap n’est pas mesurable en tant que telle. Aucun pourcentage ne peut permettre de l’apprécier par rapport à la base « naturelle » de l’atteinte organique. En effet, cette dernière est renforcée par le rejet social, l’absence de soins, l’auto-dévalorisation dans la conscience supposée objective de ses limites. Une position constructiviste dirait que la différence n’est issue que de nos représentations, de notre focalisation sur l’atteinte organique. Cette position constructiviste paraît montrer ses limites avec des exemples extrêmes : comment dire qu’un enfant anencéphale dont l’espérance de vie est de quelques mois est en difficulté essentiellement du fait de sa stigmatisation sociale ? Cette position apparemment absurde a pourtant un sérieux avantage d’ordre éthique : elle fait comme si les difficultés rencontrées pouvaient être palliées par différentes remédiations, soins, outils techniques et reconnaissance sociale. Et de fait, faire comme si, garder espoir en l’humanité de celui dont on prend soin, a permis de progresser de manière extrêmement significative dans les actes de soin et la durée de vie (mais aussi la qualité de la vie) des personnes concernées : il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que l’espérance de vie moyenne d’une personne trisomique et d’une personne polyhandicapée au début du XXème siècle étaient respectivement de 9 ans et 5 ans (Saulus, 2011, p. 191). On considérait certainement avec autant de pitié et de compassion (dans le meilleur des cas) la personne polyhandicapée ou trisomique que l’enfant anencéphale aujourd’hui. Des erreurs si fondamentales ont été commises par le passé au nom de « connaissances objectives » qu’il est tout à fait légitime de faire pencher la balance dans le sens d’une position antinaturaliste. Nous disons antinaturaliste plutôt que constructiviste, car le fait de refuser l’idée d’un « handicap par nature » ne signifie pas négliger l’importance de l’atteinte organique dans le handicap ainsi que les outils de remédiation technique, médicamenteuse et chirurgicale proposés. Mais il s’agit de penser des individus d’emblée hybrides, sans que l’on puisse distinguer ce qui relève dans la construction de soi, de la technique, de l’influence sociale et d’une nature, fondement supposé de l’identité corporelle. Une position antinaturaliste peut tout à fait s’appuyer sur l’intrication du psychique, de la technique, du social et de l’organique. Cette non-différenciation implique que l’atteinte de l’organisme n’entrave pas l’humanité de la personne concernée (contrairement à l’idée qu’une personne ayant un stigmate « n’est pas tout à fait humaine » (Goffman, 1975, p. 15). Pour reprendre l’exemple de l’enfant anencéphale, cela signifierait que la médecine, le soin, l’accompagnement, y compris l’accompagnement en fin de vie, les moyens techniques, les moyens relationnels, doivent être mis en œuvre comme si l’on avait affaire à une personne ordinaire, alors même que son apparence est rebutante, ses atteintes anatomiques très graves, son espérance de vie limitée et ses facultés apparemment nulles (que peut-on espérer d’un individu né sans cerveau ?).
30 Si l’on considère que cet exemple est inapproprié pour traiter de la stigmatisation, qui désignerait la disqualification sociale d’individus capables et ne s’appliquerait pas à des cas extrêmes de malformation, on n’aura pas saisi l’importance de la remise en cause opérée par l’approche antinaturaliste, qui refuse l’idée d’une perte ou d’une incapacité a priori. Cette approche a le mérite de relever de potentielles disqualifications internes au champ des études sur le handicap : l’erreur de croire que la critique sociale peut suppléer à toute forme de difficulté ; l’erreur inverse de penser que la stigmatisation ne s’exerce que sur certains individus, tandis que d’autres, beaucoup plus atteints organiquement, ne pourraient bénéficier de ce point de vue critique.
31 Il est important pour souligner la portée éthique de ce propos de se souvenir que le stigmate, entendu comme marque disqualifiante, ne se rencontre pas seulement dans la population générale mais se retrouve également, quoique sous des formes différentes, chez les professionnels et parmi les personnes vivant avec un handicap. Nous avons toujours tendance à établir des hiérarchies dans une population, fut-elle une population elle-même globalement stigmatisée. La catégorisation est une opération de mise en forme du monde à laquelle nous n’échappons pas puisqu’elle nous permet d’éviter l’angoisse engendrée par la confusion. Mais toute catégorisation repose sur l’établissement de différences et, très vite, de hiérarchies. Le glissement de l’énoncé descriptif permettant de classifier vers l’énoncé évaluatif qui disqualifie est très fréquent, très insidieux, et moralement redoutable. Un exemple en est la tendance à laisser pour compte au sein même d’une institution les personnes « les plus handicapées », ou celles dont la vulnérabilité communicationnelle est la plus importante.
CONCLUSION
32 La lutte contre la stigmatisation est une démarche à la fois psychique, socio-politique et épistémologique qui s’appuie, nous venons de le voir, sur une dimension éthique. La démarche éthique vient s’opposer à la résignation, à l’évidence d’une atteinte organique irréductible : agir comme si chacun était susceptible de progresser (et de fait cela est vrai, dans une certaine mesure, qui n’est jamais évaluable a priori). L’injonction éthique ramène l’échec à une situation d’interaction sociale. L’échec de communication est toujours celui de plusieurs personnes et non pas d’une seule, l’échec de la lutte contre la vulnérabilité organique est toujours celui d’un corps social et d’un individu.
33 La substantialisation du stigmate, qu’elle soit fondée sur l’argument « par nature » ou sur le sentiment de l’échec en pratique des moyens de remédiation, nous amène à reconsidérer l’importance des racines de la stigmatisation dans nos représentations collectives. L’intériorisation de l’identité négative dans le processus de stigmatisation appliqué au handicap n’est pas seulement le fait d’un ostracisme social, mais peut se retrouver dans le champ professionnel, dans les groupes militants, et dans ses propres représentations. Mettre l’antinaturalisme en pratique est une manière de laisser de côté l’étendue supposée des ravages associés à la déficience mais aussi se méfier de ses propres critères d’évaluation ou de validation des capacités, sans s’illusionner sur la capacité de chacun de rentrer dans un certain nombre de critères supposément partagés d’humanité.
34 Agir comme si le stigmate pouvait disparaître ne signifie pas que l’on puisse toujours renoncer à nos représentations négatives ou discriminantes, oublier l’échec, l’incapacité apparente, la douleur. Mais cette attitude incite à l’invention d’autres modes de communication et d’appréciation des individus, contre leur mise à l’écart, contre la résignation face à leur condition organique et leur condition sociale, au sein même des relations de pouvoir. Cette résignation est souvent sensible avec les atteintes liées au polyhandicap, aux malformations majeures, aux troubles intellectuels profonds. Pourtant c’est par la compréhension de nos réticences face à ces personnes, par l’identification de nos hiérarchies implicites et de nos visions incapacitaires, y compris celle qui nous apparaissent les plus objectives, que nous saurons peu à peu lutter le plus efficacement contre l’emprise en nous-mêmes du phénomène de stigmatisation et par là écarter d’autrui le fer rouge de la marque d’infamie.
Bibliographie
- BUTLER, J. 1990. Gender Trouble. London/New York : Routledge, 1990.
- FOUCAULT, M. 1976. La Volonté de savoir. Paris : Gallimard.
- GOFFMAN, E. Stigmate. Les Usages sociaux des handicaps, (1ère éd. Stigma, Prentice-Hall, 1963). Paris : Minuit, 1975.
- HABER, S. 2006. Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas. Paris : PUF, 2006.
- JONES, E ; FARINA, A. ; HASTORF, A. ; MARKUS, H. ; MILLER, D.T. ; SCOTT, R. 1984. Social Stigma : The Psychology of Marked Relationships. New-Yor : Freeman.
- LEVINAS, E. Totalité et Infini. La Haye : Martinus Nijhoff, 1971.
- LINK, B. G.; PHELAN, J. C. 2001. Conceptualizing Stigma, Annual Review of Sociology, Vol. 27, pp. 363-385.
- MURPHY, R. Vivre à corps perdu (1ère éd. The Body Silent, Henry Holt, 1987). Paris : Plon, 1990.
- NUSS, M.; ANCET, P. 2012. Dialogue sur le handicap et l’altérité. Ressemblances dans la différence. Paris : Dunod, 2012.
- SAULUS, G. in JEANNE, Y. 2011. Vieillir handicapé. Toulouse : Erès.
Mots-clés éditeurs : Handicap, Ethique, Honte, Stigmate, Corps
Date de mise en ligne : 04/02/2016
https://doi.org/10.3917/cpsy.068.0011