Champ psy 2012/2 n° 62

Couverture de CPSY_062

Article de revue

À propos de la reconnaissance et de la représentation des organes du corps. Se transmettre à soi-même

Pages 179 à 191

Notes

  • [1]
    Des altérations corporelles supposées qui – dans le cadre d’une angoisse d’altération et de déformation du corps, angoisse qui caractérise l’hypocondrie– à leur tour, dans le cadre du déterminisme infantile, seraient automatiquement soit les conséquences soit les causes de cette sensation étrange.

1 L’angoisse de déformation du corps, conséquence directe de la nature de la maladie cancéreuse, constitue l’un des paramètres fondamentaux que nous rencontrons en tant que psychothérapeutes dans cette circonstance clinique. L’image de soi est attaquée en profondeur et la problématique concernée n’est pas seulement celle d’un corps blessé. Elle implique en outre celle d’un corps endommagé, altéré, défiguré, à peine représentable. À peine représentable non seulement pour le patient mais aussi pour son analyste.

2 En effet, le cancer, de par sa nature, renvoie au démembrement du corps, à un démembrement qui – réel ou imaginaire– constitue un traumatisme profond pour le sujet malade, un trauma non sexuel et difficilement sexualisable. Le corps est vécu comme un corps étranger, comme un corps qui a trahi, comme un corps qui agresse tout en constituant en même temps l’objet de l’agression. Il peut devenir à la fois menaçant et menacé, persécutant et persécuté. Comment donc lui réinstaurer une place dans l’économie psychique et dans l’histoire personnelle du sujet ?

3 La réécriture de l’histoire du sujet, après un cancer et le choc violent engendré par une telle maladie, n’est pas évidente pour tous. L’hypocondrie semble, dans certains cas, contribuer de manière décisive à ce processus et, par-là, à la réécriture non seulement du passé mais aussi du corps propre dans l’univers psychique du patient.

4 Dans cette perspective, j’aimerais poser ici la question de savoir comment l’hypocondrie pourrait jouer un rôle essentiel dans le mouvement de reconnaissance du corps et, par conséquent, dans le mouvement de réintégration psychique du corps dans le cadre du cancer.

UN CAS CLINIQUE

5 Madame K. est une femme de 58 ans, charmante et d’une fragilité narcissique assez remarquable, sollicitant constamment la confirmation d’autrui. Elle souffre d’un cancer des ovaires, maladie diagnostiquée un an avant qu’elle ne vienne me rencontrer au Centre de jour afin que je l’aide à dépasser ses problèmes d’image engendrés par la maladie. Ainsi, une de ses questions lancinantes est de savoir si elle est toujours belle et attirante. Elle n’est venue demander de l’aide qu’une fois la chimiothérapie terminée et qu’après la repousse de ses cheveux, car elle ne pouvait commencer, comme elle l’a concédé par la suite, avant d’avoir retrouvé ses cheveux. Elle a la sensation de ne plus être aussi jolie que par le passé, ce qui semble particulièrement la contrarier, tout comme son impression d’avoir grossi après l’intervention qu’elle a subie pour l’ablation de la tumeur cancéreuse. En outre, suite au diagnostic, elle se sent dans l’incapacité d’entreprendre une nouvelle relation amoureuse. Madame K. ne s’est jamais mariée.

6 Alors qu’elle était bébé à environ neuf mois, elle a souffert d’une grave maladie organique qui a nécessité une longue hospitalisation. Hormis cela, elle ne sait rien de sa maladie infantile qui, semble-t-il, avait menacé sa vie de bonne heure.

7 Quelques mois avant sa propre naissance, la santé de son père a été fortement ébranlée en raison d’un échinocoque qui a finalement entraîné sa mort quelques années plus tard. Toute l’attention, tout l’intérêt et toute la préoccupation de la mère étaient exclusivement centrés, au cours des premiers mois de sa vie, sur la santé de son époux malade et père de la petite K.

8 Elle m’apprendra qu’elle avait toujours particulièrement voulu s’occuper du jardin de la maison familiale, ce même jardin qu’entretenait sa mère et complète en disant combien elle aime entrer en contact avec la nature et ressentir physiquement cet échange, surtout au niveau tactile.

9 Madame K. me raconte que la veille de son intervention, elle avait décidé de prendre son ventre en photo car elle savait qu’il ne serait jamais plus aussi beau. Cette photo, elle l’a prise elle-même.

10 Au cours de la psychothérapie, elle se demandera régulièrement ce que les médecins ont bien pu lui faire durant l’opération chirurgicale. Elle n’a entendu, comme elle le rappelle, qu’une seule phrase les jours qui ont suivi l’opération, phrase qui l’a poussée à s’interroger encore davantage. Elle se demande si les médecins lui ont enlevé les intestins puis les lui ont remis en place, et s’ils les ont remis au bon endroit etc.

11 Elle me demandera également, dans une autre phase de la cure, si je crois qu’il est possible pour elle de continuer à avoir, en dépit de l’intervention, des désirs et des satisfactions sexuels.

12 La façon dont elle parle de son corps témoigne des difficultés qu’elle semble présenter au niveau de la représentation des organes et de son corps dans son ensemble. Madame K. a des difficultés et s’interroge même sur la place exacte des organes dans le corps, principalement dans la zone ventrale.

13 Au cours du travail psychothérapeutique avec elle, une inquiétude et une préoccupation de type hypocondriaque presque exclusivement centrées sur la zone ventrale feront progressivement leur apparition. Elle commence à avoir des douleurs à l’intestin et malgré ses antécédents de colite, elle craint que ces douleurs n’indiquent une métastase, mot qu’elle était au début de la cure et pendant de longs mois dans l’incapacité de prononcer et qu’elle évitait d’employer. Elle se soumet à des coloscopies, alors que parallèlement à ces mouvements, il semble qu’elle commence à entrer dans de nouvelles capacités masochistes de résistance à la douleur et d’érotisation de celle-ci, dans le but d’améliorer son apparence. Elle a en effet décidé de subir une opération de chirurgie esthétique dans la région ventrale afin de réduire ou/et de supprimer la cicatrice, héritage de l’opération précédente, ainsi qu’une liposuccion de cette zone. Ensuite, elle subira une autre intervention pour ôter les taches de vieillesse de ses mains.

14 Cependant, peut-être que le plus important c’est qu’après le début de l’hypocondrie, Madame K. réussira à s’autoriser à entamer au bout de trois ans (deux ans après le début de la psychothérapie et plus de trois ans après le diagnostic du cancer) une nouvelle relation amoureuse qui lui apportera sur une longue période des satisfactions corporelles et psychiques, même si celles-ci sont vécues de façon ambivalente, comme pour les refuser.

15 De plus, l’apparition de l’hypocondrie semble avoir permis aux deux participants, tant à elle qu’à moi-même, d’avoir un accès plus grand à la vie fantasmatique, dans le cadre de la cure, et de voir ainsi émerger des thèmes tels que l’apparition des premières règles et des douleurs concomitantes, douleurs qui, entre autres, comme le soutient la patiente, l’ont plus tard dissuadée d’enfanter et de devenir mère.

16 Nous pouvons penser que, plus généralement, il existe pour la femme une corrélation entre les premières douleurs des règles à l’adolescence et une voie pour la représentation, par le biais des douleurs ventrales, de l’intérieur des organes génitaux féminins. Aisenstein s’était par le passé référée à cette idée (Aisenstein M., 1995, p. 92). Cependant, madame K. ne réussit jamais à devenir mère. Elle l’évite car elle a peur de la douleur. Les règles ne réussissent pas à faire d’elle une mère féconde. Nous pouvons supposer qu’elles ne parviennent pas non plus à lui permettre un accès à la représentation de l’intérieur de ses organes génitaux.

17 À la même période, elle mentionnera un événement survenu de nombreuses années auparavant, événement qui avait conduit, comme elle le dit elle-même, « à la fin non glorieuse » et à « la perte sans gloire de sa virginité » à cause d’une erreur médicale.

18 À l’âge de 23 ans, elle a eu sa première crise de colique spasmodique après un échec amoureux. Cette crise de colique l’avait obligée à entrer à l’hôpital et à subir un examen gynécologique assez poussé. Les médecins craignaient que Madame K. ne souffre, à l’époque, d’un cancer des intestins. Elle me dit : « j’ai perdu de manière inattendue, et sans gloire, ma virginité à cause de cet examen gynécologique, à l’âge de 23 ans, suite à la crise de colique qui avait nécessité une hospitalisation ». Les médecins « hypocondriaques » de sa jeunesse lui avaient provoqué un trauma, mais il s’agissait d’un trauma sexuel. Ils lui avaient éveillé sa propre sexualité, tout comme le fera sa propre hypocondrie dans le présent. Celle-ci éveille sa sexualité et constitue ainsi une espèce d’auto-traitement – par le biais de la relibidinalisation de l’organe hypocondriaque– du trauma-cancer, d’un trauma non sexuel. Cette tentative de résolution du trauma, cette tentative d’auto-traitement d’un coup violent, par le biais de l’hypocondrie, est, nous le savons bien, souvent insuffisante. Le plus souvent, elle échoue.

19 Nous verrons si d’une manière analogue, l’apparition de l’hypocondrie, témoignant d’une tentative de la part de la patiente de représenter les organes autour du ventre blessé (y compris les organes génitaux) et dans le ventre (voire le corps tout entier), échoue elle aussi à sa mission.

LE RÔLE DE L’HYPOCONDRIE DANS CE MOUVEMENT

20 Freud avait soutenu en 1923 que c’est sur la base de la douleur corporelle que se constitue une représentation de l’organe qui souffre et que c’est probablement de façon analogue que se produit la représentation du corps dans son ensemble (Freud S., 1923, p. 238). Cependant, une critique formulée à l’encontre de ce point de vue pourrait être la suivante : ce n’est pas tant la douleur en elle-même qui incite le processus représentatif mais la représentation de la douleur qui mènera finalement à la représentation du point corporel souffrant. En d’autres termes, celui qui souffre ne peut que s’intéresser à sa douleur (le temps que dure celle-ci) et n’est absolument pas capable, le temps que dure sa douleur, d’avoir accès à des représentations relatives à son corps et à ses organes. On rencontre d’ailleurs ce point de vue dans l’œuvre freudienne. « Qui est malade n’a qu’un désir : guérir, quitter cet état », notait Freud, et environ dix ans après, dans son texte sur le narcissisme, il ajoutait : « celui qui est affligé de douleur organique et de malaises abandonne son intérêt pour les choses du monde extérieur, pour autant qu’elles n’ont pas de rapport avec sa souffrance… il retire aussi son intérêt libidinal de ses objets d’amour, qu’il cesse d’aimer aussi longtemps qu’il souffre » (Freud S., 1905-1906, p. 125 et 1914, p. 88).

21 Au début, il n’existe, comme nous le savons, aucune reconnaissance par l’enfant des organes du corps. Autrement dit, et pour emprunter l’expression utilisée par Villa, inspiré par les récits d’Artaud, il s’agit tout d’abord d’un « corps sans organe » (2006, p. 33-46).

22 La question qui se pose est celle de savoir comment du « maman, j’ai mal au ventre » initial, nous passerons au tantôt silencieux, tantôt exprimé par la parole (au médecin ou à d’autres) « j’ai mal à l’estomac » ou « j’ai mal à l’intestin » ou « à la vessie » etc. Se pose donc la question de savoir comment nous passons du général (« ventre » est un terme qui ne désigne aucun organe précis) au spécifique, comment nous arrivons à la reconnaissance des différents organes et si nous arrivons tous finalement et dans les mêmes proportions à la reconnaissance de tous les organes du corps. Je laisse cette dernière question de côté pour le moment pour tenter de répondre à la question précédente. La réponse à cette question serait la suivante : la reconnaissance des organes du corps – si non de tous, au moins de quelques-uns– s’effectue sur un mode hypocondriaque. Cela voudrait dire que c’est précisément la préoccupation – résultante de la douleur – continuelle et systématique pour une zone précise du corps qui permettrait non seulement la stase de la libido dans cette région corporelle précise mais aussi finalement la reconnaissance progressive de l’organe lui-même. Ainsi, désormais, chaque fois que le point corporel en question souffrirait de nouveau ou procurerait une gêne, la reconnaissance de l’organe aurait déjà été effectuée et se reproduirait chaque fois sur la base de la reconnaissance initiale qui est d’origine hypocondriaque.

23 Dans cette perspective, le terme « préoccupation hypocondriaque » signifierait à chaque fois la préoccupation systématique pour une zone corporelle précise, préoccupation qui a comme point de départ une douleur corporelle ou une sensation corporelle inhabituelle et qui, en signalant le surinvestissement d’un point corporel précis, signale en parallèle la reconnaissance de ce point au sein du devenir corporel global du sujet.

24 Un après-midi, ma fille, âgée à l’époque d’environ deux ans et demi, courant par jeu a stoppé net sa course et l’espace de quelques secondes a semblé interloquée et surprise, perplexe, regardant aussitôt son corps, relevant son t-shirt. Elle cherchait une réponse, elle cherchait à donner un sens à ce qui venait tout juste de se produire. Il était évident qu’en courant elle avait, pour la première fois, ressenti aussi fort le battement de son cœur qui, à l’évidence, était devenu plus rapide et plus intense, à tel point qu’elle a regardé interloquée dans son t-shirt afin de comprendre ce qui se passait, curieuse de voir d’où venait ce bruit, de même que cette sensation pour elle (apparemment) inédite. Cherchant à connaître la provenance exacte de cette sensation et de ce bruit, ou au contraire, recherchant (dans un vécu encore plus terrifiant) des altérations corporelles possibles – perceptibles de l’extérieur– qui seraient liées [1] à cette sensation étrange et effrayante, elle relève son t-shirt, regarde « en-dessous », c’est-à-dire à travers le t-shirt, son corps (à peu près de même que l’hypocondriaque qui regarde « en-dessous/à l’intérieur de son corps », par le biais d’examens répétés effectués à sa demande).

25 Il est évident que dans le cas de ma fille, le « dedans » a été construit : elle regarde à l’intérieur, dans son t-shirt, en direction de son corps. Elle ne recherche pas « dehors » la provenance de cette sensation. Cependant, elle ne sait pas ce que contient ce dedans, ce corps. Elle ne sait pas d’où vient cette sensation. Elle est déconcertée et semble apeurée.

26 Il s’agit à l’évidence d’une angoisse de nature persécutrice qui semble pourtant indispensable à la reconnaissance des organes du corps. Autrement dit, comme l’a soutenu Villa, puisque, semble-t-il, nous découvrons notre corps par débordement, cela signifierait dans le même temps que nous le découvrons également sur un mode presque persécutant et d’étrangeté radicale (Villa F., 2004, p. 125).

27 Nous dirions ainsi que nous ne découvrons notre corps au début que comme non familier, qu’il n’est au début reconnaissable que comme quelque chose de non familier. À ce stade, il serait utile de nous demander si, et dans quelle mesure, les sensations corporelles vécues comme étranges, inhabituelles et inédites (exactement comme dans le cas de l’hypocondrie) constituent finalement le modèle d’une expérience primaire de reconnaissance d’un « non familier », d’un premier non moi, dont la place à l’origine n’est pas occupée par l’autre, puisqu’il n’est pas reconnaissable comme tel, mais par le corps propre du sujet.

28 Il est évident que ma fille sait désormais que ce qu’elle avait ressenti dans son corps cet après-midi-là était le battement de son cœur et il est également évident que c’est sur un tel mode hypocondriaque qu’elle a reconnu l’organe-cœur.

29 Cependant, si la réponse à la question de savoir comment s’effectue la reconnaissance des organes semble évidente, la réponse à une autre question, celle de savoir comment s’effectue l’unification de l’image corporelle semble moins facile. En d’autres termes, la reconnaissance de chaque organe du corps est une chose et la formation d’une image cohérente du corps en est une autre. Celle-ci se trouve à la base de la formation du Moi lui-même et en ce sens est à la base de l’entrée dans le narcissisme, puisque nous définissons ce dernier comme la phase du développement où se constitue une sensation de soi globale et où le Moi lui-même – tout juste formé– occupe la place de l’objet aimé. Cependant, il est ici nécessaire d’ajouter que la reconnaissance des organes du corps, même si elle doit être distinguée de la constitution d’une image cohérente du corps, se trouve à la base de la formation de celle-ci. Par conséquent, cette acceptation signifierait, si nous acceptons ce que nous avons précédemment dit, que l’hypocondrie se trouve également à la base d’une image corporelle unifiée et cohérente, d’une image corporelle cohérente et contenant des organes. D’autre part, il est évident qu’en distinguant l’image corporelle cohérente de la reconnaissance de chaque organe, nous soutenons que l’hypocondrie à elle seule ne suffit pas à nous faire passer à l’image unifiée du corps et, par là-même, au stade narcissique de l’amour de soi. Quelle pourrait donc être cette intermédiation psychique que recherche Freud lui-même en 1914 (p. 84) qui nous permettrait de décrire ce qui se passe finalement pour que nous arrivions au narcissisme ? J’ai déjà émis l’hypothèse (Stathopoulos G., 1012) que cette médiation ne peut être fondée que par l’autre et il est vrai que cela peut se produire de multiples façons pour toute relation mère-enfant. Cependant, cette médiation de la mère qui commence dès la naissance de l’enfant et qui s’organise ou se réorganise au quotidien (tantôt en retrait, tantôt revenant au-devant de la scène), porte, quel que soit son caractère, en son noyau certaines de ses propres théories sur le corps humain, reproduisant finalement des théories infantiles sur le somatique, exactement comme dans le cas de l’hypocondrie. J’ai donc soutenu que cette médiation est de type hypocondriaque, d’origine et d’ordre hypocondriaques, tant dans le sens de la reproduction de théories infantiles pour le corps et ses organes que de la préoccupation et de l’inquiétude intenses, allant jusqu’à la folie, de la mère pour toute modification corporelle – y compris la plus infime– du nourrisson. On pourrait objecter à ce stade que l’hypocondrie signifie la préoccupation pour le corps du sujet lui-même, que l’on n’est donc hypocondriaque que pour soi-même. Cependant, j’utilise et je propose dans le même temps un usage pour ainsi dire métaphorique et plus large du terme. Par ailleurs, il ne faudra pas à ce stade oublier que la relation précoce mère-nourrisson est une relation qui vue de l’extérieur – c’est-à-dire pour l’observateur– est constituée de deux individus car c’est de l’intérieur qu’elle est vécue comme unique dans tous les sens du terme, tant dans le sens de relation spéciale, inrenouvelable et précieuse que dans celui d’unité, d’entité indissociable. Par conséquent, le fait que la mère soit hypocondriaque envers le nourrisson ne signifie pas dans le fond, comme cela serait le cas en termes d’adultes, qu’elle est hypocondriaque envers autrui, mais envers une partie – indissociable pour une certaine période que j’ai appelée temps de la folie maternelle hypocondriaque– d’elle-même.

30 Dans l’exemple de ma fille décrit précédemment, la reconnaissance de l’organe-cœur ne prend finalement de sens qu’en fonction de la « réponse » de l’environnement maternel. C’est cet environnement qui lui a parlé du « petit cœur qui bat » et qui « bat plus fort et plus vite lorsque nous courons, et c’est pour cela que nous sommes peu à peu fatigués ».

31 « Qu’est-ce que tu as entendu », lui demandais-je, « quelque chose qui fait tic-tac ? »

32 Quand elle m’a répondu par l’affirmative, j’avais déjà d’une certaine façon été tranquillisé, puisque j’ai pensé, soulagé « ouf, c’était bien ça, c’est pour ça qu’elle s’était brusquement arrêtée de courir et avait subitement regardé dans son t-shirt », j’ai poursuivi en lui disant : « c’était ton cœur et il se trouve ici. Nous avons tous un cœur qui fait tic-tac et quand nous faisons un effort et courons beaucoup, il bat plus fort et plus vite ». Ma question est déjà d’ordre hypocondriaque : « Qu’est-ce que tu as entendu ? » Mon inquiétude pour elle comporte déjà quelque chose de ma propre sexualité. Je suis inquiet de la voir s’arrêter et regarder dans son t-shirt. Derrière la peur du « ce n’est pas normal » n’y a-t-il pas mon inquiétude concernant sa sexualité qui se réveille et qu’elle regarde ?

33 D’ailleurs, il est évident que ma question « qu’est-ce que tu as entendu ? » comporte bien évidemment une allusion de l’adulte, allusion à la scène primitive, dans le cadre de la séduction généralisée de l’enfant par l’adulte, telle que l’a décrite Laplanche (1987, pp. 89-148). La sexualité qui « se réveille » (et qu’en plus elle « regarde ») ne peut ici qu’être liée à l’enfant qui se réveille et qui entend en cachette quelque chose provenant de la chambre parentale qui ne lui semble pas familier, quelque chose d’incompréhensible pour l’enfant. Quand je lui demande « qu’est-ce que tu as entendu ? » (à travers le t-shirt ou sous le t-shirt, dans le corps) c’est comme si je lui demandais « qu’est-ce que tu as entendu dans la chambre parentale, derrière les murs (c’est-à-dire à travers et sous les murs) ? » Par ailleurs, la course et la fatigue dont je parle peuvent remplacer le coït et la fatigue corporelle induite, avec l’intensification des pulsations cardiaques.

34 Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons dans le champ de la tentative de mise en sens (par l’adulte) de la sensation corporelle (de l’enfant), d’une fonction que je considère comme essentielle dans le cadre de ce que j’ai appelé préoccupation maternelle hypocondriaque. Cette fonction qui continue tout au long de l’enfance et qui s’étend jusqu’à l’adolescence et jusqu’aux modifications biologiques sans précédent qu’apporte la puberté, commence en fait très tôt, ses prémices se trouvant dans les échanges physiques précoces entre la mère et le nourrisson. La différence tient au fait qu’au fil des ans, l’enfant est généralement de plus en plus capable de réaliser seul et pour lui-même une telle fonction, sans l’assistance à chaque fois de l’environnement maternel.

35 Dans le même temps, il est évident que mes explications transmettent une quantité de messages qui à leur tour portent en eux quelque chose de mes fantasmes et de mes connaissances/ignorances sur le corps. Depuis lors en tout cas, le cœur fait aussi « tic-tac » pour ma fille, comme il le fait pour moi. L’entend-elle de la même façon ? Nul ne le sait. Et comment l’entendrait-elle si je lui avais dit que son cœur fait « toc-toc » ou « paf-paf » ? Je présume qu’elle l’entendrait ainsi. Nous voyons donc que ces empreintes qui proviennent de notre propre corps ne prennent un sens et finalement ne se transforment en représentations qu’en fonction de la contribution de l’environnement maternel qui participe tant à la transformation de ces inscriptions précoces qu’à l’organisation des représentations pouvant survenir. Je dis « pouvant survenir » car il n’est pas certain qu’apparaîtront des représentations. Dans le cas de ma fille, nous avons eu la chance de les voir se produire. Quelques mois plus tard, elle était déjà en mesure, dans un cas semblable, de reconnaître le son familier, la sensation « familière » du cœur qui bat, augmentant les pulsations quand nous courons. En discutant avec un cousin de son âge, elle était à même de raconter une histoire sur « le cœur qui fait tic-tac quand on court », récit évidemment désormais enrichi de ses propres fantasmes.

36 La reconnaissance de l’organe avait déjà été réalisée, sur la base d’une inquiétude primaire (qui rappelle la crainte et aussi l’admiration profonde de l’hypocondriaque face aux lois du soma), inquiétude générée par la sensation corporelle étrange dans la région du cœur comme conséquence au fait d’avoir couru.

37 Il ne s’est cependant pas produit la même chose pour Madame K. Nous avons vu qu’au cours du travail psychothérapeutique, cette patiente a présenté pendant quelques mois une préoccupation hypocondriaque pour la zone ventrale, avec comme point de départ des sensations corporelles qui lui étaient douloureuses et étranges. Contrairement au cas de ma fille, dans le cas de Madame K. le passage du général d’une zone corporelle au spécifique d’un organe ayant certaines caractéristiques, une taille définie, une image précise, un nom particulier et surtout une fonction (« mission ») précise au sein du corps ne semble pas avoir eu lieu. Ainsi, quand après beaucoup d’années de travail, j’ai évoqué l’idée d’une clôture de la cure, elle m’a dit, à la séance suivante, avoir eu l’impression que je la trahissais en lui parlant de cette éventualité et qu’elle avait violemment senti « son ventre se nouer ». L’expression habituellement utilisée en grec est « j’ai senti mon estomac se nouer ». Cependant, Madame K. s’est de nouveau référée au ventre. Elle a eu l’impression que je la trahissais, comme elle a l’impression d’avoir été trahie par son corps malade du cancer et comme elle a l’impression qu’il la trahira de nouveau, quand elle développera une métastase, comme elle est, par moment, convaincue, que cela peut lui arriver. Cependant, le plus important c’est qu’au-delà de tout autre sens que pourrait avoir la substitution du terme « estomac » (que nous utilisons habituellement dans l’expression correspondante) par le terme « ventre », l’utilisation du mot « ventre » sous-entend ici que nous nous trouvons précisément de nouveau face à un « corps sans organe », c’est-à-dire face à la petite fille qui se plaint toujours de son ventre qui lui fait mal, n’ayant toujours pas reconnu et distingué les différents organes qui se rapportent à ce mot : estomac, intestin, foie, organes génitaux etc. Car quand un enfant se plaint d’avoir « mal au ventre », je pense qu’il faut accepter que spontanément nous ne sachions pas précisément de quoi il nous parle, ce que signifie exactement sa douleur (elle pourrait indiquer une série de phénomènes somatiques ou/et psychiques : par exemple, cela pourrait être l’indicateur d’une affection virale, d’une dyspepsie, d’une constipation, d’un mensonge intentionnel dans le but de gagner ou d’éviter quelque chose, l’indicateur d’identification avec l’un des parents, l’illustration d’une grossesse fantasmatique) et à quel point du corps elle fait allusion.

38 Par conséquent, dans le cas de cette patiente, nous dirions que la reconnaissance et la différenciation des organes du corps n’ont toujours pas eu lieu, processus auquel participe résolument, comme nous l’avons déjà dit, l’hypocondrie. Et c’est parce qu’elle n’a pu distinguer ses organes et en avoir des représentations que l’apparition de l’hypocondrie représente à mon avis pour cette patiente, comme je le suppose pour d’autres patients, sa tentative de représenter ses organes ainsi que de les reconnaître peut-être pour la première fois, de les distinguer, au point même de peut-être pouvoir, par le biais de l’hypocondrie, être capable de dire un jour : « ce que j’ai entendu m’a noué l’estomac », à savoir de reconnaître l’organe qui souffre.

39 Suivant l’hypothèse de la préoccupation de type hypocondriaque de l’adulte pour le corps de l’enfant et la contribution de cette préoccupation maternelle dans le passage au narcissisme, nous dirions que la patiente est invitée, après le déclenchement du cancer, à progressivement organiser, dans le cadre de la cure et par l’intermédiaire de l’autre (qui joue le rôle de la mère hypocondriaque), une image de soi unifiée autant que possible, et à être finalement menée à une reconstitution narcissique. L’apparition de l’hypocondrie chez cette patiente semble préparer (sans cependant être suffisante), dans le cadre de ce que nous avons préalablement supposé, un tel changement.

BIBLIOGRAPHIE

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  • LAPLANCHE J. (1987), « Fondements : Vers la théorie de la séduction généralisée », in Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, éd. PUF, « Quadrige », 1994, pp. 89-148.
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  • VILLA F. (2004), « À propos de l’ordinaire et extraordinaire détermination humaine à rester en vie », in Champ psychosomatique, no 35, éd. L’Esprit du Temps, pp. 105-129.
  • VILLA F. (2006), « Le corps sans organe et l’organe hypocondriaque », in Champ psychosomatique, no 44, éd. L’Esprit du Temps, pp. 33-46.

Mots-clés éditeurs : Organes imaginaires, Reconnaissance des organes, Angoisse de déformation

Date de mise en ligne : 15/11/2012

https://doi.org/10.3917/cpsy.062.0179

Notes

  • [1]
    Des altérations corporelles supposées qui – dans le cadre d’une angoisse d’altération et de déformation du corps, angoisse qui caractérise l’hypocondrie– à leur tour, dans le cadre du déterminisme infantile, seraient automatiquement soit les conséquences soit les causes de cette sensation étrange.

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