1 SYLVIE CONSOLI : Nous voudrions parler avec vous de votre livre Les sources de la honte. Ce livre peut éclairer notre réflexion sur le thème de ce numéro de la revue : La peau, scène de la honte. Nous voudrions commencer par vous demander de caractériser le sentiment de honte.
2 VINCENT DE GAULEJAC : Dans notre travail de recherche sur la honte, j’ai qualifié, à un moment donné, la honte de métasentiment, parce qu’il m’est apparu que ce sentiment avait de multiples facettes : la honte liée au corps (être mal fagoté, sentir mauvais...), la honte liée à la sexualité (dans la genèse, quand Adam et Ève sont chassés du Paradis, la première chose dite : « ils découvrent qu’ils sont nus et ils ont honte »). Il y a aussi la honte liée à l’indignité sociale (par exemple, le glissement du pauvre au pauvre type), à l’image sociale qui est renvoyée, et aussi la problématique de l’honneur (la honte liée à la perte de la dignité). Comme dit Sartre : « la honte naît sous le regard d’autrui ». La honte s’inscrit dans un rapport social. Elle est liée à la violence symbolique des rapports sociaux comme dirait Bourdieu. C’est-à-dire tous les processus d’invalidation, de stigmatisation, de disqualification que l’on peut vivre selon son statut social, selon ses origines, selon la couleur de sa peau, selon l’argent que l’on gagne à la fin du mois ou dans le travail. Je travaille beaucoup maintenant sur la question de la souffrance, de la violence au travail. On constate bien une demande inassouvie de reconnaissance dans le travail. Quand on creuse encore le sentiment de honte on y trouve l’aspect ontologique, comme le montrent les livres de Robert Antelme ou de Primo Lévi. En particulier Si c’est un homme, quand Primo Levi écrit : « comment peut-on expliquer que quand Auschwitz a été libéré, c’était les déportés, les victimes qui avaient honte et non pas les bourreaux ? » La honte est au fondement du lien social, ce sont tous les registres de l’existence qui sont concernés : « la honte ne révèle pas notre néant mais la totalité de notre existence » (Emmanuel Levinas).
3 Toutes les facettes de la vie humaine sont touchées, mobilisées, impliquées autour de la question de la honte. Il n’y a pas une seule entrée, on peut entrer par telle ou telle facette, mais quand on tire le fil, les autres arrivent à un moment ou à un autre. Didier Anzieu parle du Moi-peau, de l’appareil psychique qui se constitue comme des pelures d’oignon. Comme si, à chaque niveau de pelure, il y avait un petit trou où la honte pouvait provoquer une déchirure plus ou moins importante. L’accumulation des déchirures fait qu’un à un moment donné les sujets basculent dans l’idée d’être habités par le sentiment de honte et ils se replient sur eux-mêmes et s’enferment. La honte prend en quelque sorte toute la place et devient l’élément déterminant du développement psychique de ces sujets. D’autres, en revanche, sont confrontés à ce que Albert Camus appelait « les courtes hontes » c’est-à-dire les petites hontes, les petites humiliations de la vie quotidienne. Ils peuvent les dépasser parce que somme toute ils vont bien et que l’estime de soi, la confiance en soi, l’amour propre sont suffisamment forts pour supporter ces courtes hontes liées à des petites humiliations.
4 SC : Alors, si on tirait le fil de la peau ? Si on entrait dans le sentiment de honte par la peau ?
5 VDG : Je suis très content de vous rencontrer parce qu’en fait je n’ai pas du tout utilisé cette entrée-là sauf sur le point suivant : le symptôme principal de la honte c’est le rougissement. C’est un vrai paradoxe au niveau de la peau. Au moment où l’on voudrait disparaître, ne pas se faire remarquer, on rougit et on devient flamboyant. Il y a quelque chose de totalement paradoxal au niveau des manifestations de la peau, qui renvoient à l’intériorité et à l’extériorité et justement par cette médiation. La peau est vraiment le lieu de l’interférence permanente entre ce qui est de l’ordre de l’intériorité et ce qui est de l’ordre de l’extériorité. La honte est 100 % psychique et 100 % sociale, 100 % dans l’intériorité et 100 % liée à des situations sociales dans lesquelles on est devant le regard de l’autre, ou confronter à des risques d’invalidation et de stigmatisation. La peau est donc particulièrement sensible à ces tensions, ces conflits, ces contradictions entre le sentiment, l’éprouvé intérieur et l’image de soi qu’il faut donner ou que l’on veut donner à voir Quand la peau se manifeste, cela me paraît être l’expression de cette dialectique permanente qu’expriment bien tous les symptômes de la honte, la tension entre des sentiments contradictoires…
6 SC : Il y a donc la question du dévoilement
7 VDG : La peur du dévoilement. La peau protège et en même temps elle dit. Elle voile et elle dévoile.
8 SC : C’est le vécu que les gens expriment à propos de leurs maladies de peau. Qu’est-ce que ça montre aux yeux de tous, que l’on voudrait garder caché ?
9 VDG : Je n’ai pas travaillé sur ces questions-là, mais je pense à l’eczéma par exemple. On voit bien que l’eczéma montre quelque chose qu’on voudrait cacher. Et plus on cherche à la cacher et plus c’est là. Plus c’est là et plus on a honte, alors il y a une espèce de spirale. L’alcoolisme c’est pareil. Quand je bois je n’ai pas honte, mais plus je bois plus j’ai honte. Il y a aussi une espèce de spirale et quelque chose qui se noue, qui se joue autour de voiler/dévoiler, montrer/cacher. Je pense que toute une partie des symptômes dermatologiques doit être articulée sur ces enjeux psychiques et intrapsychiques, ce que j’appelle des nœuds socio-psychiques liés à ce sentiment de honte. Alors là on pourrait parler de nœuds socio-psychocorporels ou psychosomatiques.
10 SC : Oui. Ce qui nous intéressait aussi c’était tout ce que vous dites à propos des pauvres, de la peau des pauvres et du corps des pauvres. C’est une autre entrée dans le sentiment de honte.
11 VDG : C’est en effet une autre entrée. Le corps y est vraiment très important. Par exemple un SDF raconte qu’il se rend compte en entrant dans une voiture qui l’avait pris en stop qu’il pue. Il pue parce qu’il n’a pas pu se laver, parce qu’il a les mêmes chaussettes depuis le début de la semaine. Je vais vous raconter une histoire que je raconte dans mon livre La névrose de classe et dans celui sur Les sources de la honte. J’ai fait tout un débat avec Annie Ernaux qui a continué alors que nous étions tous deux invités par Philippe Lejeune (qui travaille autour de l’autobiographie). Philippe Lejeune nous demande un texte. Annie Ernaux écrit un texte qu’elle appelle L’eau de javel. Elle raconte son arrivée dans une école du centre de la ville d’Yvetot, quand elle a 10-12 ans. Elle arrive en 6e et pour la première fois, elle change de milieu social et elle va être dans le milieu social des petites filles bien élevées, bien fagotées, enfin bien habillées pardon et qui sentent bon (elle, elle est mal fagotée…) Un jour elle rentre dans la classe et il y a une fille qui dit : « oh, ça pue l’eau de javel » et là elle est prise d’un sentiment de honte terrible. La contradiction dans laquelle elle est prise est que chez elle l’eau de javel est l’eau de la propreté, celle que l’on utilise pour laver les choses et donc ça sent bon parce que c’est propre. Elle se rend compte que dans ce milieu social, l’eau de javel est l’eau qui pue, est l’eau des pauvres, des domestiques, de ceux qui lavent. J’ai alors écrit un texte où je raconte mes débats avec Annie Ernaux autour de la dimension sociale et de la dimension psychique et inconsciente de la honte. Je termine mon texte en disant que mon père, lui, se parfumait à l’eau de lavande. Annie Ernaux et moi venons de milieux sociaux très différents, mais chacun de nous a fait un travail sur son histoire, elle par la littérature, moi par la sociologie. Il reste cependant quelque chose d’irréductible de ces origines sociales différentes, ce qui ne nous empêche pas d’avoir de bonnes relations et d’être même en relation intense de sujet à sujet. Donc il y a le texte d’Annie Ernaux L’eau de javel et le mien L’eau de lavande. Cet exemple autour du parfum de la peau montre combien il y a une sensibilité à ces enjeux sociaux à travers la peau, le corps, la lecture du corps etc. On peut aussi parler des travailleurs manuels, ce qu’on peut lire sur leurs mains. Sur la peau particulièrement s’incorporent le statut social et le statut professionnel dont on fait une lecture non consciente. Je ne dis pas inconsciente au sens freudien, mais inconsciente au sens sociologique du terme, machinal. Il existe une lecture qui fait un repérage de l’habitus par l’habitus dit Bourdieu et donc de ceux qui sont en communauté d’habitus. Dans ce repérage la question des odeurs, de la posture corporelle, de l’aisance ou du malaise que l’on peut ressentir sont fondamentales comme est fondamentale évidemment la question de la couleur de la peau, (on pourrait bien sûr parler du racisme) Dans les séminaires que je fais sur Face à la Honte, la question de la couleur de la peau se pose intensément. Le sentiment de honte ou de dévalorisation de soi sont plus liés à la couleur de la peau qu’au statut social. Les deux sont souvent articulés. La peau, le corps, l’odeur, tout ce qui est, au niveau le plus archaïque du développement humain, est essentiel pour comprendre pourquoi, comment les sujets font avec la confrontation à laquelle on est tous à un moment donné soumis par rapport au risque d’invalidation, de stigmatisation, de non reconnaissance. Qu’est-ce qui fait que certains s’en sortent bien, se construisent là-dessus, dans une dynamique légère du sujet, harmonieuse, et que pour d’autres c’est lourd, on a l’impression qu’ils sont pris dans quelque chose dont ils n’arrivent pas à se sortir ?
12 SC : C’est intéressant ce que vous dites à propos de l’odeur de la peau. Cela m’a fait penser au traitement dermatologique qui peut lui-même redoubler ce sentiment de stigmatisation, de honte, d’humiliation : les pommades qui tachent et l’odeur des traitements. Le psoriasis a été longtemps traité par des pommades contenant du goudron. Dès que vous avez dit : « ça pue » j’ai senti les odeurs des salles de dermatologie où ça sentait le goudron, et cela était tout à fait stigmatisant en effet et probablement vécu de façon très honteuse.
13 Vous parlez de l’importance du regard sur la peau, les maladies de peau. La peau est aussi parée, et on ne la pare pas de la même façon à Yvetot et Boulevard Saint Germain.
14 VDG : Il y a la coiffure, le maquillage, l’habillement. La peau est indissociable de ce qu’on montre et de ce que l’on ne montre pas et souligne les limites de la pudeur et de l’impudeur.
15 SC : Bien sûr.
16 VDG : La question de la pudeur et de l’impudeur est une catégorie très sociologique, elle dépend des codes sociaux, des milieux sociaux. La pudeur et l’impudeur ne sont pas les mêmes à Belleville, à Yvetot, à Marseille ou en Afrique etc. Il y a effectivement une codification sociale de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas par rapport au regard d’autrui. Je me souviens d’un SDF dans le métro que j’avais interviewé. Il était là assis à faire la manche. Il me disait que le plus terrible c’était les regards : « il y a des regards qui tuent ». On a beaucoup travaillé avec l’équipe de recherche sur notre propre regard sur les personnes qui font la manche, pour lesquelles on a tout à coup un sentiment de rejet, parce qu’elles sentent mauvais, qu’elles sont habillées n’importe comment, ou qu’elles ont un handicap physique, ou effectivement une peau dégueulasse, un eczéma, par exemple. L’eczéma met tout de suite une distance, on a envie de se protéger. Comment fait-on, comment vit-on ça, non pas seulement du côté du porteur de stigmate, mais aussi de celui qui regarde ? On retrouve les enjeux de transfert et contre-transfert que l’on connaît bien dans la recherche. Nous avions analysé comment nous réagissions les uns et les autres dans le métro quand quelqu’un entrait pour faire la manche, en fonction du discours qu’il tenait. On avait montré qu’on avait une attitude complètement différente selon ce discours. Certains disaient : « c’est un scandale cette société ; j’ai travaillé pendant 20 ans, maintenant je suis à la rue, je suis obligé de faire la mendicité pour vivre ; qu’est-ce que c’est que cette société pourrie ? » Notre réaction était du style : « qu’est-ce qui nous veut celui-là ?, non seulement il fait la manche mais en plus il nous engueule car la société c’est nous ». En même temps il laisse la honte en dehors de lui : ce n’est pas moi qui suis honteux, c’est la société qui devrait avoir honte de ce qu’on me fait. Par opposition, certains disaient : « j’ai honte, mais j’ai faim ». Nous pouvions donc penser que ceux-là étaient bien car ils prenaient la charge de la honte sur eux, donc nous devenions des bons citoyens qui allaient aider ce pauvre type ou cette pauvre femme, on va lui donner une petite pièce.
17 Qui prend la charge de la honte ? Cette question est indissociable du sentiment de honte. Daniel Lagache a distingué les réactions défensives et les mécanismes de dégagement. La réaction défensive, c’est apprendre à vivre avec la honte. Prenons pour exemple l’alcoolisme. « Quand je bois je n’ai pas honte, mais plus je bois plus j’ai honte », alors on se défend, mais en même temps ça ne fait qu’entretenir le symptôme. Le mécanisme de dégagement, c’est vraiment se dégager du sentiment de honte, par exemple par l’ambition, la revanche sociale, voire l’écriture, Annie Ernaux ou Jean Genet illustrent bien ce mécanisme de dégagement, le travail que le sujet fait pour transformer la honte en fierté, par exemple la dénonciation plutôt que l’intériorisation des normes défendues par « ces sales bourgeois » qui devraient avoir honte d’avoir ces normes, ce que fait Jean Genet de façon tout à fait magnifique.
18 Je me demande par rapport aux dermatoses, si on peut parler de réactions défensives ? C’est sans doute un moyen qu’ont le corps et la psyché de vivre avec la honte, mais en même temps qui l’entretient d’une certaine façon par le symptôme que cela représente. C’est peut-être aussi une façon de retravailler la honte en la déplaçant sur le corps En venant voir des dermatologues pour guérir la peau, le corps, il s’agirait aussi de se guérir, de guérir l’âme de ce sentiment de honte. Enfin, il doit y avoir des intrications très complexes entre les deux.
19 SC : À propos de la transformation de la honte en fierté, cela peut se voir chez les malades dermatologiques. Des associations de malades organisent des expositions de photos qui les montrent sur des plages ou dans divers lieux de vie.
20 VDG : C’est une façon de socialiser le symptôme, de ne plus vivre dans le repli, l’isolement et la solitude et de pouvoir rendre acceptable socialement ce qui a été vécu à un moment donné comme douloureux individuellement. Ces associations sont très importantes, parce qu’effectivement elles donnent l’autorisation de se montrer. Quelle que soit la nature du handicap, il est important de pouvoir changer le regard de la société sur le handicap plutôt que chacun ait à lutter à un niveau personnel et psychologique et dans l’intériorité pour supporter les effets de la stigmatisation, de l’invalidation. On essaie d’agir sur les normes sociales plutôt que d’agir sur les effets de ces normes au niveau individuel.
21 C’est l’articulation psycho-sociale ou socio-psychique que l’on voit aussi par rapport au chômeur. Est-ce que je vis le chômage parce que je suis nul, parce que j’ai été foutu à la porte, parce que je suis trop formé, pas assez formé, parce que je n’ai pas fait ce qu’il fallait pour trouver du travail, ce qui est le regard que la société renvoie aux chômeur, ou est-ce que je suis au chômage simplement parce qu’ il y a un décalage structurel entre le nombre d’emplois que la société produit et le nombre de personnes actives en âge d’occuper ces emplois ? Dans le premier cas c’est le problème du chômeur, c’est son comportement qui est stigmatisé, dans l’autre, c’est un problème social.
22 SC : Je voulais aussi que l’on aborde tout ce qui tourne autour de la beauté. Comme si on pouvait aussi stigmatiser les gens qui ne « s’arrangeaient pas » ou qui « se laissaient vieillir ». Il y a toute cette ligne là et aussi celle qui pousse les gens à attacher beaucoup d’importance à l’aspect extérieur pour parfois lutter contre un intérieur qui peut être vécu comme dégoûtant ou qui peut déplaire ou faire peur. Je pense à ces très jeunes filles qui se font faire des interventions pour modifier leurs petites lèvres vulvaires qui seraient trop grandes, trop petites, trop ceci, trop cela selon des normes en cours, sur Internet en particulier.
23 VDG : Ce qui officiellement ne se montre pas, qui devrait ne pas se montrer.
24 SC : Il y a à nouveau la question de l’intimité, de la pudeur…
25 VDG : La beauté comporte bien cet aspect socio-psychocorporel. Je l’ai vu souvent au Brésil par exemple, où l’apparence corporelle est tellement importante, selon les normes sociales, comme sont importants le jeunisme et l’interdit de vieillir. Au Brésil, ce qui est intéressant, c’est que ce qui compte ce sont de belles fesses plutôt que de beaux seins. Tout le monde peut montrer ses fesses mais il ne faut surtout pas montrer ses seins. Cela renvoie bien au code culturel. La beauté est une valeur totalement relative. En écoutant votre question je pensais au roman d’Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray. La beauté extérieure cacherait quelque chose de mal à l’intérieur.
26 SC : La faute morale traîne par là.
27 VDG : Voilà. Il y a quelque chose de malsain dans la beauté, elle dissimulerait quelque chose de mal. Ceci dit je pense qu’on peut avoir honte d’être beau, trop beau comme on peut avoir honte d’être riche ou aristocrate. On ne peut pas se plaindre. C’est interdit. Ce serait même scandaleux de, en plus, se plaindre d’être trop beau ou trop riche ou trop chanceux. La beauté en excès sépare et coupe des autres. Elle attire aussi (comme la richesse, la chance…) le mauvais œil et suscite l’envie or l’envie est destructrice. Pour les envieux, et aussi pour celui qui suscite l’envie. Ce dernier devrait avoir honte de légitimer les autres dans leur désir de vouloir le faire disparaître. Sur cette question-là je vous invite à lire le beau livre de Thomas Mann, Joseph et ses frères.
28 Dans notre culture d’aujourd’hui il y a aussi cette quête de la perfection corporelle. Il faut absolument correspondre aux images d’hommes et de femmes parfaits que l’on voit à la télévision, dans les magazines, etc. La plus petite imperfection est surinvestie : c’est la partie qui prend la place du tout, c’est comme la verrue au bout du nez. On a le sentiment que l’on ne voit plus que ça. Il y a une espèce de folie narcissique. Au moment de l’adolescence cela est assez normal. Les transformations du corps sont importantes et l’adolescent doit faire un véritable travail pour retrouver une identité, une image de lui satisfaisante, s’affirmer, avec les maladresses que l’on peut avoir au moment de l’adolescence. Les normes sociales vous font croire que cette perfection est possible et qu’on peut l’atteindre. Plutôt que de se satisfaire de vivre avec son corps tel qu’il est, on est dans la toute-puissance en pensant que l’on peut obtenir la beauté absolue et non pas relative. Cette pensée met les jeunes et les moins jeunes dans des courses en avant absolument folles. Je peux vous raconter l’histoire d’un couple aux États-Unis qui avait élevé ses enfants et qui un jour a disparu. Les enfants font une enquête, vont voir la police. La police leur dit qu’elle sait où ils sont, mais qu’elle ne peut pas leur dire parce leurs parents ne le veulent pas. Les enfants embauchent des détectives privés qui leur apprennent que leurs parents ne veulent plus les voir parce qu’ils sont partis sur la côte ouest (ils habitaient à côté de Boston), ils se sont faits lifter, ils ont changé d’amis, ils ont changé de vie et ils affichent 20 ans de moins. Ils ne veulent donc pas que leurs amis sachent qu’ils ont des enfants, des petits enfants, etc. C’est une espèce de folie de croire que l’on peut refaire sa peau, son corps, sa vie et donc refaire son âme.
29 Il y a dans la honte quelque chose de profondément humain mais pas quand on est au-delà de la honte, dans la toute-puissance, quand on pense qu’on peut supprimer toutes les imperfections, toutes les causes qui font que l’on pourrait ne pas se sentir à la hauteur de son idéal. La honte est cependant bien du côté des rapports entre le Moi et l’Idéal du Moi alors que la culpabilité est du côté des rapports entre le Moi et le Surmoi.
30 GHR : Je voudrais juste raconter une anecdote sur une patiente que j’ai eue pendant un certain temps, qui était mannequin vedette dans une grande maison de couture. C’était une beauté splendide. Or, elle avait été élevée par deux parents universitaires et depuis qu’elle était petite ses parents lui disaient que : « quand on est belle comme ça on ne peut être que bête ». Elle avait tout le temps entendu ça et elle m’expliquait à quel point elle était laide, elle mettait des vêtements de plus en plus grossiers, (pour s’enlaidir) (…) Et elle devenait de plus en plus jolie. Sa mère avait dit un jour à ses frères : « votre sœur, vous savez ce que c’est ? » Et elle l’avait prise par les pieds, la tête en bas, avait baissé la culotte et en la montrant aux frères leur avait dit : « votre sœur ce n’est que ça ». Il y avait donc une connotation beauté-bêtise et l’exhibition de la castration. On a passé deux ans en thérapie... On ne l’a jamais dépassé.
31 SC : Marylin Monroe ne l’a jamais dépassé.
32 GHR : Marylin Monroe c’est autre chose. Elle disait qu’il lui fallait deux heures pour être Marylin Monroe. Tandis que ma patiente était superbe et elle le vivait comme une tare. Alors justement je voudrais vous poser une question. En lisant votre livre Les sources de la honte j’ai été très frappée par vos propos quand vous parlez de la pauvreté comme d’un handicap physique.
33 VDG : Il n’est pas sûr que l’on puisse assimiler de façon aussi carrée la honte liée à un handicap physique, la honte liée à la folie ou à une difficulté psychique et la honte liée à des enjeux sociaux. J’essaie de comprendre l’articulation entre les deux, mais je n’ai pas vraiment travaillé pour essayer de différencier la honte en fonction de ses sources principales. Donc, est-ce que l’on peut assimiler la honte liée à la pauvreté et la honte liée à un handicap ? Je ne le sais pas ; mais ce que je sais c’est qu’il existe une incorporation des habitus, le sentiment que la pauvreté s’incorpore, et donc du coup je pense qu’au niveau de ces processus d’incorporation il y a effectivement des connections très fortes et que pour une part on peut les assimiler. Mais je n’ai pas travaillé suffisamment cette question pour pouvoir y répondre vraiment. J’imagine que si tu me la poses c’est peut être parce que tu as des idées là-dessus. Je n’ai pas d’expérience clinique, comme psychanalyste par exemple.
34 GHR : Les gens très pauvres, on les a rarement en analyse ou quand on les a en analyse c’est qu’ils s’en sont très bien sortis. Mais j’en ai eu et c’est vrai que c’est une espère de tare qui reste.
35 VDG : Alors celle-là je peux en parler parce que j’ai beaucoup travaillé là-dessus mais c’est vrai que je n’ai pas eu dans mes groupes d’implication beaucoup de personnes dont la honte était due à un handicap physique. Je préfère ne pas trop m’avancer là-dessus.
36 GHR : (…) de honte assimilée à un handicap physique peut-être…
37 VDG : L’incorporation par rapport au sentiment de honte, quelles que soit ses sources, sociales, familiales, plus personnelles est un processus massif. C’est pour cela que la question du corps y est absolument centrale, parce qu’il y a des formes de honte dans lesquelles ces processus d’incorporation sont essentiels J’ai beaucoup travaillé sur la question de l’incorporation de l’histoire, le fait que l’histoire ne marque pas seulement la mémoire, la psyché, mais aussi le corps. Dans les séminaires sur Émotions et Histoires de vie, on voit très bien comment dans des situations infantiles de stigmatisation ou d’invalidation, qu’elles portent soit sur le physique soit sur ce que l’on représente en terme identitaire par rapport à la couleur de la peau, à l’origine sociale, les affects liés à ces situations de violences humiliantes produisent les mêmes effets quelles que soient les causes de ces humiliations. C’est ce processus là que je crois avoir analysé, donc du coup je n’ai pas fait de différence sur les causes de ces violences humiliantes et les causes du stigmate qui les provoquent.
38 SC : À ce propos j’aimerais bien que vous nous disiez quelques mots sur votre méthodologie, sur la façon dont vous avez travaillé pour écrire ce livre.
39 VDG : Le premier gros travail que j’ai fait sur ces questions-là c’est La névrose de classe. J’ai mis en place des groupes d’implication et de recherche avec des collègues autour de la thématique « Roman familial et trajectoire sociale » pour essayer de faire des ponts, pour aller vite, entre Freud, Bourdieu et Sartre. C’est-à-dire Freud : l’inconscient psychique, intrapsychique, l’étiologie sexuelle ; Bourdieu : les enjeux autour de la violence symbolique des rapports sociaux, l’incorporation des habitus, etc. et Sartre quand il dit que l’important n’est pas ce que l’on fait de l’homme mais ce qu’il fait de ce que l’on a fait de lui ; il pose donc la question du sujet. Qu’est-ce que fait le sujet face aux déterminations sociales, aux déterminations psychiques ? On avait construit un dispositif méthodologique « Roman familial et trajectoire sociale » sur l’articulation socio psychique. Au début on appelait notre recherche « Roman familial et trajectoire sociale », on demandait aux gens de travailler sur tel ou tel aspect de leur histoire. À partir de cette matrice initiale, nous avons développé différentes thématiques : « Roman amoureux et trajectoire sociale » ; « Roman familial et trajectoire idéologique » sur les valeurs, l’idéalité ; « Sujet au travail ; travail du sujet » etc. et puis « Émotions/histoires de vie. » On s’était rendu compte que dans les récits sur l’histoire il y avait des moments où l’histoire était chargée d’affects. Les gens nous racontaient un souvenir et s’effondraient en pleurs (ce que l’on connaît bien quand on est psychanalyste). Ils vivaient leurs émotions comme si c’était aujourd’hui. On a donc mis en place une méthodologie pour travailler ces questions. Ces recherches sont exposés dans différents ouvrages comme « L’Histoire en héritage », « Qui est « JE » ? », ou encore « Intervenir par le récit de vie », que j’ai dirigé avec Michel Legrand chez Érès.
40 Les personnes qui viennent ont souvent fait une psychothérapie ou une analyse. C’est alors un complément pour aborder la dimension sociale de leur histoire. D’autres viennent parce qu’ils pensent que les conflits qu’ils rencontrent ne nécessitent pas un travail psychothérapique, mais un travail existentiel sur leur histoire. D’autres enfin pensent que la psychothérapie n’est pas pour eux, qu’elle est « bourgeoise » et ne comprend rien à la vie des « prolos ».
41 SC : Comment vient-on à ces séminaires ?
42 VDG : Souvent par le « bouche à oreilles ». Bon nombre des participants sont des professionnels de la relation, des travailleurs sociaux, des éducateurs, des personnes en conflit de loyauté par rapport à leurs origines sociales. Cela m’a conduit à travailler sur La névrose de classe, c’est-à-dire les conflits des gens qui changent de position sociale, comme Annie Ernaux. Ces conflits très intenses sont aussi évidemment articulés sur d’autres conflits, comme les conflits œdipiens. Annie Ernaux reprend une phrase de Jean Genet quand elle dit « écrire c’est le dernier recours quand on a trahi ». Ils vivent ce changement de statut social dans le registre de la trahison, de la culpabilité, mais je m’étais rendu compte que la question de la honte y était absolument centrale. Lorsque j’étais éducateur de rue, j’avais vu les jeunes répéter toute la journée : « c’est la honte, c’est la honte ». Sans bien comprendre à l’époque, la place essentielle, dans cette problématique, de l’estime de soi. On connaît les enfants cancres, qui sont des enfants fiers et orgueilleux et qui ne céderont jamais. On les met au fond de la classe et on dit qu’ils sont cancres alors qu’ils sont très intelligents, mais ils ne veulent pas se soumettre aux normes du milieu parce que pour eux ce serait remettre en question quelque chose de fondamental par rapport à leur identité et c’est tout à fait lié à des enjeux sociaux.
43 Bourdieu est l’exemple type d’une névrose de classe, magnifiquement sublimée. Son père est un petit employé en milieu paysan, il va devenir facteur, etc. Il raconte un peu comment il a vécu l’école dans une violence symbolique terrible parce qu’on méprisait ce qu’était son père, ce qu’était sa mère, sa façon de parler, etc., ce qu’Annie Ernaux raconte aussi formidablement.
44 La honte est devenue pour moi une préoccupation à l’articulation entre la sociologie, la psychanalyse et la clinique. Les psychanalystes ne comprenaient pas bien la honte, parce qu’ils considèrent ce sentiment à travers le prisme de la culpabilité, sauf si, du fait de leur propre trajectoire sociale, ils ont effectivement une sensibilité particulière à la honte. Je raconte dans le livre l’histoire d’une psychanalyste. Elle a un patient qui vient la voir pour éjaculation précoce. À un moment donné elle ne comprend plus, elle se sent coincée, etc. Un jour elle écoute une de mes conférences là-dessus à Paris 7. Lors de la séance d’après elle ne dit rien mais il y a quelque chose qui s’est débloquée et elle raconte que c’est son oreille qui s’est débloquée. Elle s’est mise à entendre quelque chose que, jusqu’alors, elle n’entendait pas et qui était la dimension sociale, par rapport aux origines sociales. Il s’agissait d’un cadre qui avait bien réussi, une espèce de Bernard Tapie, qui avait complètement refoulé sa honte sociale. Didier Eribon, dans Retour à Reims raconte exactement ça, comment il a brandi son homosexualité pour en faire sa fierté, son militantisme, etc. Cela devient un mécanisme de défense par rapport à la honte de ses origines sociales et à la honte de ses parents. J’ai voulu essayer d’approfondir cette question, je me suis rendu compte qu’il fallait que je travaille – c’est le clinicien qui parle– avant de pouvoir faire le séminaire Face à la honte. C’est drôle ce livre je l’ai écrit comme si c’était une nécessité pour, je crois, me guérir de la peur, oser affronter la honte de l’autre, c’est-à-dire la gêne que l’on a face à la honte de l’autre, quand l’autre commence à exprimer sa honte. J’avais besoin de faire ce travail en écrivant un livre, et d’ailleurs, dans l’introduction, je dis ce qu’il en est pour moi. Je ne peux pas dire que je suis habité par la honte étant donné mon milieu social. Je suis étonné d’ailleurs d’avoir pu proposer aux gens de travailler sur la honte, comme beaucoup de gens me l’ont renvoyé. Je pense que c’est ce qui m’a aidé dans le fait d’oser m’intéresser à la honte et d’oser comprendre ce que je faisais là. C’est justement parce que je ne vivais pas la honte de cette façon-là que je pouvais permettre à d’autres de mettre des mots dessus. C’est peut être cette différence-là qui était l’élément qui m’avait permis d’oser affronter quelque chose que les autres connaissent beaucoup mieux que moi, mais dans laquelle ils sont tellement impliqués qu’ils ne peuvent pas le dire. J’étais plus dans un processus de dégagement que dans une réaction défensive. Je pouvais inverser en quelque sorte l’analyse pour mettre en évidence cette différence-là. Après on peut dire que ça a quelque chose à voir avec Cyrano de Bergerac ou avec ma propre histoire bien sûr. Mais ce qui m’a beaucoup frappé c’est la réaction de mes collègues par rapport à ça : « Mais Vincent tu prends trop de risques, tu t’exposes trop ». Alors que j’avais l’impression que quelque part c’était facile pour moi de faire ça. Je sais que quand on est dans la honte, c’est douloureux, c’est lourd, c’est difficile, ça empoisonne l’existence. Ce n’est pas ça pour moi parce que j’ai suffisamment eu de retour pour savoir que ce que je faisais était juste, sans cette espèce de culpabilité que renvoient par exemple les enfants du Bronx aux travailleurs sociaux en leur disant : « vous êtes des vautours qui vous nourrissez de la misère des autres ». Quand quelqu’un comme moi fait un livre sur la honte, on peut se demander s’il ne se nourrit pas de la honte des autres pour faire sa propre carrière, s’il n’est pas un voyeur… Ce livre était là aussi pour trouver la juste distance, ni défensive ni exhibitionniste, par rapport à cette question, c’est-à-dire pour pouvoir être assez à l’aise avec la complexité de ce sentiment et surtout entrer en relation avec les gens qui pouvaient avoir suffisamment confiance pour venir dire leur histoire. Les gens viennent, ce n’est pas moi qui vais les chercher, et donc ça c’est l’alchimie clinique qui fait que pour faire une recherche on propose un cadre. Les gens vraiment concernés par ce qu’on a envie d’étudier viennent parce qu’ils pensent que vous pouvez les aider. Vous êtes « des sujets supposés savoir » et donc ils vous apportent le matériel de recherche dont vous avez besoin pour pouvoir les aider en cliniciens à avancer sur le problème qu’ils rencontrent.
45 GHR : Et parce qu’ils vous font crédit de ne pas être trop impliqué.
46 VDG : C’est la bonne distance. Suffisamment impliqué pour ne pas être indifférent et pas trop impliqué pour ne pas être complice de leur propre façon de se défendre.
47 SC : Vous pointez quelque chose de très important pour tous les praticiens, les médecins, les psychologues, les psychanalystes.
48 VDG : Pour tous les thérapeutes et pour les travailleurs sociaux.
49 SC : J’ai toujours été étonnée de constater que la honte n’était jamais abordée en dermatologie.
50 VDG : Je pense même que la culture médicale est faite pour mettre tous ces affects à distance. Le dermatologue devrait avoir cette double casquette du regard médical et du regard psychothérapique. Je suis persuadé qu’il faut le faire. Je suis persuadé que la médecine psychosomatique est absolument indispensable. Il manque un pont entre les deux regards. Je comprends pourquoi ça s’est construit comme ça.
51 SC : Comme vous le disiez très bien si on ne sent pas que quelqu’un peut accueillir ce sentiment de honte, là en face de vous, on ne va pas pouvoir l’exprimer.
52 VDG : On va laisser la peau parler pour soi. Je pense que dans les cabinets de dermatologie, vraisemblablement c’est la peau qui parle, ce n’est pas le sujet.
53 SC : Il faut parfois aller le chercher derrière la peau.
54 VDG : Il faut aller le chercher. Peut-être que le lieu joue aussi, si on a 10 minutes par patient, avec la réforme hospitalière ce n’est pas possible.
55 SC : Je sais bien, mais il ne faut pas oublier que les maladies dermatologiques sont très souvent chroniques. On voit donc les patients régulièrement, on peut nouer une relation médecin-malade dans la durée.
56 VDG : On peut nouer une relation dans la durée, bien sûr. Mais par contre ça poserait la question du choix de cette spécialité. La dermatologie n’est pas un choix anodin, c’est une médecine bien particulière, de surface et aussi de profondeur.
57 GHR : Dans la Bible, les maladies sont des maladies de peau visibles On stigmatise ceux qui en souffrent et on les montre du doigt.
58 VDG : Comme si elles étaient la marque d’un péché.
59 GHR : Elles sont la marque d’une faute y compris jusqu’à la 7e génération et donc dans la Bible la honte démarre sur la peau.
60 SC : Les patients expriment des choses comme ça. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ?
61 VDG : Qu’est-ce que j’ai fait pour que ça m’arrive à moi ?
62 GHR : Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ?
63 VDG : Qu’est-ce que j’ai fait pour naître dans cette étable-là ? La question de la punition, du destin est très importante mais pas seulement pour les maladies de peau.
64 GHR : Tout cela me fait penser à Mickael Jackson.
65 VDG : C’est la question de la couleur de la couleur de la peau et de la beauté. C’est intéressant parce qu’il était beau quand il était enfant et ensuite il est devenu peu à peu d’une laideur repoussante.
66 GHR : Il est devenu inhumain, pas laid à mon avis.
67 SC : Étrange.
68 VDG : Vraiment une inquiétante étrangeté.
69 SC : On parlait de la peau, des adolescents, de la faute. Toutes les grandes transformations (il faut lire les Métamorphoses d’Ovide) se font beaucoup d’abord au niveau de la peau, des phanères.
70 VDG : Pour Mickael Jackson c’est complexe. Il faut se rappeler qu’en faisant une pub pour Coca Cola, toute sa chevelure a brûlé, etc. Il y a donc eu un double mouvement, à la fois de sa propre volonté, comme sujet, de se transformer et en même temps imposé de l’extérieur par cet accident. Ce double mouvement l’a mis en quelque sorte dans un cycle de damnation.
71 SC : Est-ce que maintenant on peut parler des relations de la honte et de la haine ? Je pensais aux patients qui ont des maladies de peau transmises par leurs parents. Ils ont honte de leur peau, d’eux-mêmes, de leurs parents, ils ont honte d’avoir honte et dans le même temps ils peuvent se haïr d’avoir honte et haïr leurs parents de leur avoir transmis cette maladie de peau.
72 VDG : C’est vraiment intéressant comme question. La honte c’est la haine de soi...
73 GHR : La honte c’est haine de soi ?
74 SC : Expliquez-nous ça, s’il vous plaît.
75 VDG : La honte c’est la haine d’une partie de soi. Il y a, comme le dit Octave Mannoni, une rupture d’identification au niveau du moi. Il y a une partie de moi que je rejette. Dans ce rejet, il peut y avoir de la haine. C’est l’inverse de l’amour propre, c’est l’amour sale ou plutôt, on pourrait dire, la haine propre. Il existe donc une articulation entre la honte et la haine par rapport aux sentiments qui sont mobilisés. La honte peut renvoyer à la haine par rapport à la transmission et par rapport à ses propres parents. C’est, je crois, encore plus contradictoire qu’il n’y paraît parce que c’est aussi un sentiment d’appartenance, qui est donc inscrit dans la transmission de la filiation, qui doit provoquer une certaine loyauté par rapport à ce symptôme là et une identification. Nous rencontrons tous le même problème : il y a un lien de filiation et en même temps ce lien est détestable parce que ce qui nous lie est justement ce qui nous fait être rejetés par les autres ou ce qu’on n’aime pas, ou ce dont on voudrait se débarrasser. Je pense donc qu’on doit être là au cœur de l’amour et de la haine. Il faudrait sans doute aller voir aussi du côté de la psychanalyste Micheline Enriquez. Elle a formidablement travaillé sur la haine et je dois dire que je l’ai lu avec grand plaisir.
76 GHR : Je pense par exemple aux gens du FN qui sont noirs ou arabes ou juifs et il y en a, il y’en a ! C’est-à-dire qu’il y a une part de soi que l’on rejette en s’intégrant dans un groupe qui vous rejette.
77 VDG : À propos de la couleur de la peau, par exemple, j’ai pu travailler avec certaines personnes sur la haine. Je pense à nouveau à Mickael Jackson. Les africains parlent des toubabs, par rapport aux nègres blancs, c’est-à-dire les nègres qui veulent avoir tous les habitus blancs alors qu’ils ont la peau noire. C’est la contradiction maximum. Je pense que derrière votre question sur le rejet absolu représentée par la haine, il y a aussi une contradiction forte et la haine est aussi une volonté de destruction. C’est compliqué, je pense que c’est un chantier qui est tout fait intéressant à poursuivre.
78 SC : Pouvez-vous maintenant nous préciser ce que vous voulez dire quand vous parlez de la honte qui socialise ?
79 VDG : Beaucoup pensent que la honte est un sentiment mauvais, un sentiment négatif, destructeur. Il faut s’en débarrasser. Quand on travaille sur la honte on se rend compte que ce sentiment, comme le disent Levinas et Sartre, caractérise l’humanité profonde. Je vais vous raconter une anecdote qui va peut-être éclairer ça. Le Pen est interviewé par Christine Ockrent au moment où il avait fait ce jeu de mots sur Durafour crématoire. Christine Ockrent sort de son rôle de journaliste. Elle lui dit : « mais Monsieur vous n’avez pas honte ? ». Alors Le Pen éclate de rire et répond : « mais pourquoi voulez-vous que j’ai honte ? »
80 La honte est au cœur du lien social et fait qu’on considère l’autre humain comme son semblable, quelle que soit sa condition, la couleur de sa peau, etc. et qu’on garde ce sentiment si l’autre est mal traité, même si on ne le connaît pas, si on n’a aucun intérêt en commun avec lui etc. J’ai honte de ce qui s’est passé pendant la guerre, de l’holocauste, du génocide arménien, rwandais, etc. Il y a quelque chose qui fait lien. La honte manifeste le fait que je ne peux pas ne pas réagir. J’aurais honte de ne pas réagir, si j’acceptais qu’un humain soit mal traité. Cette honte est un aiguillon pour me reconnaître comme un humain et reconnaître l’autre comme un semblable. Pour J.M. Le Pen le juif n’est pas son semblable, il n’est pas en lien avec lui. Il n’y a donc pas de honte à plaisanter sur ce qui lui est arrivé. Le juif est un autre, d’une espèce particulière. On peut donc le maltraiter et plaisanter sans honte. C’est la question de l’au-delà de la honte, d’ailleurs on constate cet au-delà de la honte lors de pathologies extrêmes, chez les clochards ou autres. Quand les gens n’ont plus honte, ils pourraient sortir de l’humanité. D’où l’idée que la honte est au fondement du lien social. C’est un sentiment qui relie les hommes entre eux et qui maintient l’humanité comme un ensemble. Primo Levi dit que quand on a vécu dans des camps de concentration, on perd confiance dans l’humanité. On ne peut pas se reconnaître dans ce semblable qui est nazi. On sait que la destruction est au cœur même de ce semblable nazi et on perd donc confiance dans l’humanité. Je pense que c’est une des raisons pour lesquelles Primo Levi s’est suicidé. Il a eu besoin de porter son témoignage puis, à un moment donné, il n’a plus eu confiance. Le sentiment de honte nous relie les uns aux autres. Il est au cœur du lien social. Pour moi cela a renversé complètement ma perspective. On n’est plus effectivement dans cette réflexion – comment peut-on se dégager du sentiment de honte ? – mais plutôt dans – comment peut-on apprivoiser ce sentiment honte pour vivre avec de telle façon qu’on le transforme en lien social ?. C’est ce que fait Annie Ernaux en écrivant ou ce que fait le militant communiste en manifestant pour défendre la classe ouvrière, ou ce que font vos mouvements associatifs de malades qui socialisent leurs symptômes et la honte liée à ces symptômes pour en faire quelque chose dont on a plus honte, que l’on peut socialiser et qui fait lien au lieu de séparer, de rejeter et d’exclure.
81 GHR : Juste une petite anecdote. J’ai eu pendant très longtemps en analyse le directeur d’un groupe industriel international. À 50 ans, il avait fait une ascension sociale extraordinaire alors qu’il avait arrêté l’école en 3e. Il y a quelques années, dans une importante réunion de cadres, il regarde l’assemblée dont il faisait partie : il y avait un énarque, un polytechnicien, un professeur agrégé (…). Chaque personne en prenant la parole disait, par exemple : « moi, quand j’étais à polytechnique ». Lui il a pris la parole et il a dit : « moi qui n’ai pas eu mon BEPC ». Il est venu en séance tout de suite après et il pleurait, il pleurait. Cela a duré des semaines. Pourquoi avait-il été dire devant ses collègues : « moi qui n’ai pas eu mon BEPC » ? Comment a t-il pu dire ça ? C’était vraiment la honte à l’époque.
82 VDG : C’est pour cela que je me suis intéressé à Bernard Tapie, il y a de ça ici. Tapie a tout réussi et tout raté.
83 GHR : Il a tout raté et tout réussi, je dirais.
84 VDG : Il a tout réussi, tout raté, tout réussi, tout raté. Dans son livre « Gagner », Tapie raconte sa haine des héritiers. Quand sa grand-mère, qu’il aimait beaucoup, tombe malade, ses parents téléphonent au toubib, mais quand ils donnent l’adresse de sa grand-mère le toubib dit : « ça attendra bien demain ». Elle est morte dans la nuit. On voit comment son ambition s’enracine : je ne serai plus jamais du côté des humiliés, je serai du côté de ceux qui vont humilier. » Il y a bien sûr de la trahison. Je trouve que son évolution est très intéressante. Il a gagné au Crédit Lyonnais 340 millions et il fait une action avec son fils pour les gens qui sont en surendettement. Puisque les banques ne veulent pas leur prêter, lui, il va leur prêter de l’argent. Il est en train de trouver les bons compromis par rapport à ses conflits.
85 SC : C’est très intéressant ce lien d’appartenance que l’on veut aussi rejeter. Cela me fait penser au grain de beauté que l’on ne veut pas enlever, même si c’est dangereux, parce que sa mère, par exemple, avait le même.
86 VDG : Et donc si je l’enlève, il y a une partie de moi qui disparaît. C’est tout à fait cette dialectique-là qui est intéressante et je pense qu’il faut le prendre comme une contradiction et non pas comme une solution. En médecine, on voit bien qu’il y a ceux qui éliminent le symptôme tout de suite et ceux qui essaient de lui donner du sens.
87 SC : Il nous reste à vous remercier pour votre disponibilité et pour vos propos qui nous ouvrent de nouvelles voies de réflexion et nous font penser.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE
- BOURDIEU P., La Distinction, Paris, Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
- ERIBON D., Retour à Reims, Paris, Fayard, 2009.
- ERNAUX A., Les années, Paris, Gallimard, 2008.
- GAULEJAC V. de, La névrose de classe, Paris, Hommes et groupes, 1987.
- GAULEJAC V. de, L’Histoire en héritage, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
- GAULEJAC V. de, Les sources de la honte, Paris, Points, 2011.
- MANN T. Joseph et ses frères : I. Les Histoires de Jacob : II. Le jeune Joseph : III. Joseph en Égypte : IV. Joseph le Nourricier. Traduits de l’allemand par Louis Vic (tome I) et par Louise Servicen (tomes II, III, IV), Paris, Gallimard, respectivement 1935, 1936, 1938, 1948.