Notes
-
[1]
Centre Pierre Cazenave. Association psychisme et cancer. Lieu d’accueil et d’écoute pour les malades atteints de cancer et leurs proches. 80 rue de la Colonie, 75013 Paris. 01431323 30. www.psychisme-et-cancer.org
Renée Elkaïm-Bollinger, De bouche à oreille (alphabet comestible), Éd Menu Fretin, 2010.
1 R. Elkaïm-Bollinger a animé durant dix ans sur France Culture une émission hebdomadaire consacrée à la gastronomie « De bouche à oreille ». Cette émission a connu un très grand succès lié au bonheur de l’écriture, au plaisir qu’elle (elle = l’émission et également REB !) distillait, à la joie de vivre intime qui la traversait.
2 Dans cet ouvrage, Renée envisage non seulement la question de la transmission psychique mais aussi celle, plus physique et plus secrète, qui fabrique du corps. Autrement dit la transmission, comme ça, en filigrane, du goût dans les familles, de la recette traditionnelle et de sa critique et elle cite Jean-Richard Freymann « la gastronomie, c’est l’art d’accommoder les restes de son enfance. » Ces restes d’enfance sont présents dans l’ouvrage, odeur de l’Algérie natale de l’auteur, odeur des épices manipulées dans le cercle familial, goûts oubliés dont on ne sait plus si on les aimait ou si on les rejetait.
3 L’art de Renée Elkaïm est d’accommoder les mets et les mots, les senteurs, les saveurs et les mots qui les cernent. La bouche est le lieu de transmission par excellence, carrefour de la gourmandise, du parler, du souffle et de l’air et parallèlement lieu de la haine, du cri, et de l’étouffement. Mais ici plaisamment n’est élu que le plaisir, l’étymologie cocasse et ses aléas, ou l’invention pure et simple de vocables comme « gurrulité, soporeux », ces termes inventés par Brillat-Savarin et qui n’eurent peut-être pas le succès que leur auteur escomptait : il me semble que Renée oublie le seul terme qui, à mon sens, eut un avenir celui de « convivialité » toujours du même Brillat-Savarin !
4 Et c’est la description de la vie dans le plaisir des gestes et des mots du quotidien, dans la modestie journalière, dans les couleurs et senteurs renvoyant à celles du jour mais également à celles de l’enfance disparues à jamais, pourquoi ? Changements d’horizons, changements de mœurs ? « L’alphabet est euphorique » écrivait Roland Barthes, ce livre part d’« appétit, artichauts et asperges » et se termine par « zeste et agrume ». Zeste oui, mais, à la lire que la vie est douce !
5 Gisèle HARRUS-RÉVIDI
Louise L. Lambrichs, Le livre de Pierre. Psychisme et cancer. Seuil, 2011.
6 C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai vu émerger de la littérature contemporaine ce Livre de Pierre dont la première édition en 1998 m’avait échappé. S’il est réédité, c’est qu’il doit bien exister encore des lecteurs – et je vous conseille d’en être– pour un ouvrage traitant d’une pratique psychanalytique, tellement à contre-courant de l’evidence based médecine ou des savantes théorisations psychanalytico-psychologiques obligées à ce jour.
7 J’ai commencé ma lecture au milieu du livre, par un dialogue entre deux psychanalystes, Pierre Cazenave qui sera à l’origine de la création du centre qui accueille les patients atteints de cancer [1], et son ami canadien, Julien Bigras. Tous deux connaissent la maladie de l’intérieur puisqu’ils en ont été atteints, mais je ne sais si c’est leur expérience personnelle qui leur a donné une communauté de vues – avec des divergences– à propos des particularités du fonctionnement psychique de patients atteints de cancer, surtout lorsqu’ils sont jeunes. On connaît le facteur qui semble souvent déclencher l’éclosion de la maladie, la perte d’un être, d’un objet ayant une fonction vitale pour le narcissisme du sujet. Ce qu’ils vivent ainsi serait la réactualisation d’une détresse originelle qui n’a jamais pu être pensée : ce que P. Cazenave et, à sa suite, Françoise Bessis appelleront « la maladie du nourrisson chez l’adulte ». Certes tous les cancéreux ne sont pas atteints de cette maladie, et bien d’autres qui en sont atteints ne développeront jamais de cancer. J’ai d’ailleurs reconnu dans leurs analyses bien de mes patients atteints, jeunes, de maladies graves auto immunes. Ces patients apparemment « normaux » psychiquement n’auraient jamais fait appel à un psy s’ils n’avaient pas eu justement la révélation, devant cette menace de mort, d’une fragilité foncière qui les avait habités tout au long de leur vie. La maladie, qui leur ouvre enfin accès à une part essentielle d’eux-mêmes restée exclue jusque-là de leur fonctionnement conscient et inconscient habituel, hors d’atteinte, pourrait alors être considérée comme une « chance », même si la rencontre arrive trop tard pour avoir un effet bénéfique sur l’évolution du cancer… effet qui peut se produire, sans qu’on n’ait jamais la preuve que ce soit cette ouverture qui, parallèlement aux traitements médicaux, ait favorisé l’amélioration, voire la guérison.
8 Mais, peut-être plus que la relation entre fragilité narcissique fondamentale et éclosion de la maladie, que je connais bien, ce qui m’a intéressée est la conception de la pratique psychanalytique qui en découle pour les auteurs. P. Cazenave le développe dans les entretiens avec L. Lambrichs qui constituent l’essentiel du livre. Les patients ayant vécu de façon aiguë cette détresse originelle souffrent de « troubles de la proximité » ; ils sont irrejoignables, capables de se laisser mourir plutôt que de demander, et ils provoquent finalement chez l’analyste un engagement particulier. Pas question avec eux de se laisser aller à l’interprétation intelligente qui accroîtrait la distance et renforcerait leur fonctionnement en faux self. Un acte de foi est nécessaire à l’analyste pour rester en vie auprès du patient et l’assurer de sa présence indéfectible, porté par la conviction qu’il pourra lui être bénéfique. Le renarcissiser serait trop demander, mais construire, créer quelque chose autour de son noyau de vide existentiel est possible. Et c’est du lieu de ses propres carences que l’analyste peut atteindre ces patients. Car cette détresse originelle, nous l’avons tous connue, peu ou prou… et oubliée. Notre propre psychanalyse aurait dû nous permettre de l’atteindre, de ne pas en avoir peur et de ne pas avoir peur d’atteindre cette béance chez le patient. Une béance qui préexiste à l’analyse, une béance que celle-ci ne crée pas mais permet juste de reconnaître.
9 Je ne suis pas sûre d’avoir souvent voulu aller aussi loin avec mes patients. Je ne suis pas sûre d’ailleurs que les intelligentes analyses à visée didactique atteignent chez beaucoup ce noyau de vide. Et je crois, de plus, qu’il y a danger pour l’analyste à se laisser entraîner répétitivement trop loin. Ses repères théoriques constituent un cadre comme le dit P. Cazenave. Je pense qu’ils constituent en outre un système de référence qui le rattache à ses collègues entraînés comme lui dans l’aventure psychanalytique, au-delà de l’analyse bien tranquille de la névrose qui ne demande pas le même engagement. Ces repères théoriques l’ancrent dans le réseau de liens aux autres, des liens qui, au-delà des premiers âges de la vie, continuent à assurer les repères de nos identités.
10 Quoiqu’il en soit, les prises de positions de P. Cazenave et des analystes qui travaillent dans ce centre pour patients cancéreux méritent toute notre attention. De même que leurs remarques annexes : la difficulté pour les analystes de travailler avec des cancérologues ou autres somaticiens qu’ils obligeraient à accepter la part d’inconnu, d’irrationnel dans l’évolution de la maladie. On trouve aussi dans l’ouvrage un aparté utile sur la vérité que le malade est capable d’entendre dans la relation à son médecin, loin des prescriptions d’accès à une information objective sans support affectif ; le repérage du « bon moment » où le médecin peut envoyer à l’analyste le patient qui souhaite – sans en avoir vraiment conscience– aller au plus profond de lui-même dans la traversée de cette crise…
11 L’analyste doit, lui, accepter que peu de malades le souhaitent et respecter les systèmes de défense des autres. Accepter que la visée du somaticien soit la guérison de la maladie et que la sienne reste au fond incertaine, sinon dans l’enjeu existentiel « de devenir et d’être soi-même autant que possible et jusqu’au bout de vivre pleinement, les yeux ouverts, présent aux autres comme à soi-même ». Mais là, nous sommes loin du cancer, puisque c’est l’enjeu de toute psychanalyse, loin des recettes comportementalo-cognitivistes qui cherchent à surmonter les crises sans en comprendre les tenants et les aboutissants.
12 Marie-Claire CÉLÉRIER
Notes
-
[1]
Centre Pierre Cazenave. Association psychisme et cancer. Lieu d’accueil et d’écoute pour les malades atteints de cancer et leurs proches. 80 rue de la Colonie, 75013 Paris. 01431323 30. www.psychisme-et-cancer.org